Antoine Wiertz - Un peintre belge contemporain

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Antoine Wiertz - Un peintre belge contemporain
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 829-847).
ANTOINE WIERTZ
UN PEINTRE BELGE CONTEMPORAIN

Aujourd’hui ceux qui s’intéressent aux destinées de ce que l’on appelle la grande peinture n’ont pas lieu d’être très satisfaits. De l’avis général, les tableaux dont les sujets sont empruntés à l’histoire, à la religion, à la poésie, c’est-à-dire aux sphères supérieures de l’esprit humain, sont, à quelques rares exceptions près, ou médiocres ou mauvais. Écoutez ce que disent les critiques les plus compétens après avoir visité le salon des expositions annuelles : chaque année, leurs impressions sont plus tristes, plus découragées ; elles le sont à tel point que c’est avec effort et comme pour remplir un devoir ingrat qu’ils prennent la plume et qu’ils parlent de quelques toiles choisies parmi ces milliers d’œuvres improvisées qui se disputent l’attention du public. — Ce n’est point, disent-ils, que l’on ne rencontre fréquemment quelques-unes des qualités qui font un bon peintre ; fréquemment la brosse est maniée d’une main habile, le coloris est vigoureux, harmonieux, et la nature est bien rendue. Partout où il ne faut point représenter l’homme avec ses idées, ses sentimens, ses passions, l’artiste réussit. Le paysage, les animaux, sont traités avec un succès incontestable, et si l’histoire est abordée, tout ce qui concerne la mise en scène, le costume, les armes, l’ameublement, les détails d’architecture sont reproduits avec une exactitude si scrupuleuse que l’archéologie la plus exigeante ne trouve rien à y reprendre ; mais trop souvent l’on cherche en vain l’idée, l’inspiration, ces hautes qualités qui commandent l’admiration des contemporains et qui font passer les œuvres d’art à la postérité. Elles deviennent rares, les toiles dignes de porter aux temps à venir la preuve de la fécondité du XIXe siècle. Delaroche, Scheffer, Delacroix, Decamps, ne sont plus, et peut-on dire qu’ils soient remplacés? D’où provient cette sorte de défaillance? Il serait bien à désirer qu’on pût le dire, car on pourrait espérer en ce cas d’en trouver le remède; mais la question est très complexe, très obscure.

L’indication des causes qui amènent le progrès et la décadence des lettres ou des arts est un problème qui n’a pas encore reçu de solution satisfaisante. On dit souvent que l’industrie, qui a pris de nos jours un si grand développement, exerce une influence mortelle sur la poésie et l’art. Cependant on ne voit pas pourquoi ni comment elle devrait produire cet effet funeste. L’industrie, n’est-ce pas la science mettant les forces de la nature au service de l’homme et l’affranchissant peu à peu des travaux les plus rudes, de manière à lui donner ainsi plus de loisir pour cultiver son esprit et jouir des œuvres d’art? Il serait singulier que la décadence de l’art fût amenée par un progrès qui a pour résultat d’augmenter le nombre de ceux qui peuvent s’y adonner ou le goûter. Dans le passé, c’est toujours le contraire qui a eu lieu. En Flandre, en Hollande, à Venise, à Florence, les époques où fleurirent les arts furent aussi celles où l’industrie et le commerce avaient pris un grand essor. Ce ne sont pas des pays pauvres qui ont donné naissance aux peintres illustres et aux grands sculpteurs. Ainsi on ne peut pas dire que l’industrie ait jamais exercé une action fatale sur la poésie et la peinture. Quand on étudie l’histoire, on reconnaît que l’art dans sa marche obéit à une loi qui lui est propre, loi qui, sans échapper complètement au contre-coup des circonstances politiques et économiques, n’est pas cependant déterminée par celles-ci. Que l’on considère, par exemple, la peinture italienne à partir de Nicolas de Pise. Par Cimabuë, Giotto, Masaccio, le Pérugin, nous la voyons s’avancer de progrès en progrès vers un point de perfection où l’inspiration moderne s’unit aux formes antiques; ayant atteint ce point dans les œuvres inimitables de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, elle descend de cet apogée par une chute lente, mais ininterrompue. C’est bien là une évolution propre qui se poursuit à travers toutes les vicissitudes politiques de l’Italie, et dont celles-ci ne donnent aucunement la raison. Les encouragemens accordés aux arts par les Médicis ont pu favoriser la production de quelques chefs-d’œuvre, ils n’ont pas fait naître les immortels artistes qui les ont créés. Ceux-ci sont venus en leur temps, comme le suprême et naturel épanouissement d’un progrès continu dans l’art du dessin et de la couleur. Le déclin commence ensuite et va s’accélérant sans qu’on puisse en trouver le motif en dehors de l’histoire même de la peinture. Ramenés ainsi à chercher les causes de l’affaissement que nous signalions en commençant dans les tendances mêmes de l’art et des artistes, nous n’espérons pas les démêler toutes; nous pouvons du moins en signaler une qui a fait plus de mal qu’on ne le croit, je veux parler de cette hâte d’arriver tout d’abord au succès et à la fortune qui est devenue si générale. C’est cette impatience qui rend les bons tableaux si rares et les médiocres si nombreux. En tout genre, pour atteindre la perfection, il faut un long travail. Presque toujours les œuvres qui passent à la postérité sont le fruit d’efforts persévérans appliqués à féconder les dons de la nature. C’est une ancienne maxime qu’en fait d’art le temps ne respecte que ce qu’on a mis du temps à produire. Même en peinture, où les facultés naturelles semblent suffire seules à faire un grand artiste, à quel long travail préparatoire ne se sont pas soumis les mieux doués, Michel-Ange ou Raphaël par exemple! Quelle étude assidue du dessin, que de croquis, que d’ébauches, que d’essais successifs pour arriver au contour le plus correct, le plus élégant, fût-ce même d’une figure accessoire! On ne peut se faire une idée de cet immense travail préliminaire qu’en feuilletant les cartons des grands musées publics de Paris ou de Dresde. C’est cet obscur, ingrat et pourtant indispensable travail de préparation qui est trop souvent négligé par les jeunes artistes contemporains. Ce qui est surtout regrettable, c’est que ce sont ceux précisément dont les dons naturels sont le plus remarquables qui négligent d’ordinaire de s’imposer les études nécessaires pour en tirer parti. Pressés de jouir de la vogue du moment, ils s’enrôlent sous la bannière d’écoles exclusives, qui, préconisant tantôt la fantaisie, tantôt l’imitation exacte de la réalité, font à leurs sectateurs un succès retentissant dont il ne reste rien quand la mode vient à changer. Leurs tableaux se vendent, et l’on parle beaucoup d’eux; que peuvent-ils désirer de plus? La faveur momentanée de la foule leur donnant à la fois de l’or et un nom, pourquoi se voueraient-ils à un labeur austère et improductif? Pour s’y condamner, il faut être poussé par ce culte désintéressé de l’art, par ce fier respect de son propre génie qui déterminait Virgile à sacrifier comme trop imparfait son immortel poème, et qui désespérait Raphaël quand, malgré ses persévérans efforts, il ne parvenait pas à reproduire l’idéal qu’il avait conçu, ou bien il faut être animé de la noble ambition de conquérir une gloire durable aux dépens des succès immédiats et au mépris des bénéfices qu’ils rapportent. Malheureusement ce sont là des sentimens qui n’ont plus guère d’empire aujourd’hui. Le culte de l’art semble être devenu un mot sonore et creux qui a singulièrement vieilli, et quant à la gloire, on la considère volontiers comme un leurre bon à piper les simples, mais auquel ne se laissent plus prendre les gens sensés, qui, tenant en grande estime le bien-être actuel, se soucient médiocrement de ce que l’on pensera d’eux après leur mort. Il est néanmoins encore des artistes assez naïfs pour vouer leur existence entière à la production d’une œuvre durable et pour sacrifier la fortune à la noble ambition de laisser après eux un nom qui leur survive. Parmi ces hommes d’un autre temps, on pourrait citer, sans être trop téméraire, un peintre belge, mort récemment à Bruxelles, pauvre, mais léguant à son pays tout un musée.

Il était assez peu connu à l’étranger, parce qu’il n’avait Jamais voulu se séparer d’aucun de ses tableaux; mais la vigueur de son talent, l’audace de ses visées, la variété de ses compositions parfois inégales, incomplètes, bizarres même, d’autres fois vraiment belles, et toujours consacrées à exprimer une idée noble, juste, philosophique, la nouveauté de ses théories et de ses procédés d’exécution, la haute et sévère moralité d’une vie d’efforts incessans, de privations, de luttes, dévouée exclusivement au progrès de son art, cette réunion de qualités peu ordinaires constitue une figure qui commande la sympathie, le respect même, et qui mérite, croyons-nous, d’être mieux appréciée qu’elle n’a pu l’être jusqu’à présent hors des limites de sa patrie[1].

Antoine Wiertz était né à Dinant, aux bords de la Meuse, le 22 février 1806. Son nom de famille semble indiquer une origine allemande, quoique son père, Louis-François Wiertz, fût de Rocroy. Celui-ci, après quatre ans de service dans les armées de la république, de 1799 à 1803, avait été reçu dans les invalides à Louvain. Rentré dans la vie civile, il se fit tailleur, puis s’engagea dans la gendarmerie hollandaise après la chute de l’empire. Cet homme simple, qui ne dépassa point le grade de brigadier, exerça sur son fils une influence remarquable. Il lui inspira cette vigoureuse ambition de bien faire, cette indomptable soif de renommée qui furent l’unique mobile de l’éminent artiste, et qui le maintinrent toujours au-dessus de tous les intérêts ordinaires de la vie. Pour tout dire en un mot, il lui communiqua, sans s’en douter et avec une rustique naïveté, le souffle héroïque de 1789. C’est le propre des grandes révolutions d’élever les âmes de tous les contemporains, de leur donner je ne sais quelle trempe inconnue auparavant, et qui ne tarde pas à se perdre. Les plus humbles, les plus obscurs, ceux même qui n’ont pris aucune part aux événemens et qui les ont à peine suivis expriment encore longtemps après des sentimens bien supérieurs à ceux que comporte d’ordinaire leur condition. Il suffit d’avoir vécu en certaines années ardentes pour sortir de cette flamme meilleur, plus pur, plus tort. Les idées nouvelles, les généreux élans qui emportent alors les nations pénètrent dans toutes les classes et ennoblissent toute une génération. Par l’intermédiaire de son père, Wiertz hérita de cet esprit de la révolution qui visait à tout renouveler et qui, pour récompense, ne demandait que la gloire, cet applaudissement des siècles, comme dit Bossuet. Trois mobiles principaux poussent les hommes à agir. Le premier est le sentiment du devoir ou l’idée de se conformer à la volonté divine. C’est le plus élevé de tous; il anime les philosophes, les martyrs, tous les grands hommes de bien. Le second est l’amour de la gloire; c’est lui qui entraîne les héros et les grands artistes. Le troisième est le désir du bien-être; c’est celui qui détermine la plupart des hommes, ceux que l’on nomme le vulgaire. Inférieur au premier, très supérieur au troisième, Wiertz ne connut que le second de ces mobiles; mais il en fut possédé et pour ainsi dire enflammé à un âge où les autres enfans ne sortent qu’à leurs jeux. De bonne heure il montra un goût très prononcé pour le dessin et la sculpture. A l’école, il avait toujours un crayon à la main et il cherchait à colorier ses esquisses. Sans autre outil que son couteau, il sculptait divers objets avec une étonnante adresse. Il parvint à imiter ainsi une grenouille si parfaitement qu’on l’eût crue vivante. Le succès de ce trompe-l’œil décida de son sort. Le capitaine de gendarmerie, chef de corps de son père, entrant un jour chez celui-ci, y fut pris; il crut voir une vraie grenouille, et il en parla partout. Un membre des états-généraux qui habitait Dinant et qui aimait les arts, M. Paul Maibe, conçut un vif intérêt pour l’enfant qui montrait des dispositions si précoces; il le prit chez lui, l’envoya à l’école et lui fit donner des leçons de dessin et de musique. Quand son protégé eut atteint l’âge de quatorze ans et fut arrivé à sculpter, dessiner, graver et jouer de divers instrumens, il le conduisit lui-même à Anvers. Là, sous la direction de deux excellens maîtres, Herreyns et van Brée, le jeune Wiertz fit des progrès ra- pides. Dès l’année 1821, il avait obtenu du roi Guillaume, grâce à l’intervention de M. Maibe, une petite pension de 140 florins, élevée successivement jusqu’à 300. C’était bien peu pour vivre. Ces 200 écus semblent pourtant lui avoir suffi. Il mettait en pratique les austères conseils de son père. Travaillant sans relâche, il ne s’accordait aucun délassement et s’imposait la plus stricte économie. « En dehors du prix de ma nourriture, écrit-il à sa mère, il est rare que je dépense deux liards. » Toutes les forces de son intelligence, de sa volonté, sont tendues vers un but unique : faire de la grande peinture et illustrer ainsi son nom et son pays. La gloire, telle est l’image radieuse qu’évoqua son père devant son imagination d’enfant, et que Wiertz, devenu homme, poursuivit avec une fougue égalée seulement par sa persévérance. A peine âgé de vingt ans, il traçait aux jeunes peintres ce fier programme : « dans un temps où le mécanisme est préféré à l’expression, il faut avoir le courage d’imiter le grand Poussin, de peindre pour la postérité, et, luttant toujours contre le mauvais goût, savoir rester pauvre afin de devenir un grand artiste. » Quelques années après, adoptant ce stoïque idéal pour lui-même, il écrit à un de ses amis : « Peindre des tableaux pour la gloire et des portraits pour le pot-au-feu, telle sera l’occupation invariable de ma vie. » La révolution de 1830 vint donner une force nouvelle aux sentimens enthousiastes qui bouillonnaient au cœur du jeune artiste. Dans un mémoire sur l’école flamande couronné en 1862 par l’académie de Belgique, il rappelle en termes éloquens ce temps de généreuses aspirations, d’où date en effet la renaissance de la peinture flamande. « La révolution politique amena la révolution artistique. L’amour de la patrie éveilla l’amour de l’art. On avait combattu pour le bon droit, on voulut combattre pour la bonne peinture. Ce fut un élan superbe. Le fusil donnait du cœur au pinceau. Toutes les têtes s’enflammaient au mot de patrie. La patrie ! chacun voulait sacrifier sur son autel. Les uns offraient leurs bras, les autres leurs capacités ou leur fortune. Le peintre sentit que lui aussi devait faire quelque chose pour son pays. Tous les hommes de l’art n’eurent plus qu’une seule pensée, ressusciter l’école flamande, relever ce glorieux fleuron national en criant à la fois : Vive la Belgique! et vive Rubens! »

En 1828, Wiertz concourut pour le prix de Rome, et en 1832 il fut couronné. Ce succès vint combler tous ses vœux. Il obtenait ainsi la première consécration de son talent et les moyens de visiter l’Italie, d’étudier les grands maîtres, et de se vouer tout entier à la production d’une œuvre capitale. Tandis qu’il traversait les Alpes, il roulait déjà dans sa tête le sujet de ce tableau. Il voulait l’emprunter à l’Iliade et faire saisir, en une toile héroïque, la poésie grandiose de l’épopée grecque. Il vivait en compagnie du vieil Homère; il le lisait et le relisait sans cesse. « Comme le vainqueur de Darius, je le tiens sous mon chevet, » écrivait-il. « C’est singulier, disait-il ailleurs, comme la lecture d’Homère me donne de la fureur. Je pense souvent à la lutte d’Ajax et d’Hector. Ce sont eux qui m’échauffent quand je veux faire quelque chose. Ils m’inspirent une sorte d’héroïsme et l’envie de combattre les plus grands maîtres. » — « Pour me donner de l’émulation, ajoutait-il, j’ose porter un défi aux plus grands coloristes. Je veux me mesurer avec Rubens et Michel-Ange. » À ces juvéniles audaces, à ces grandes visées, on reconnaît un véritable enfant de la révolution française. Il commença son tableau en mai 1835. C’était une toile énorme, de trente pieds de longueur sur vingt de hauteur, où il avait représenté les Grecs et les Troyens se disputant le corps de Patrocle. En moins de six mois, l’œuvre était achevée. Exposée d’abord à Rome, elle frappa d’étonnement tous ceux qui la virent. Le vieux Thorwaldsen alla jusqu’à dire : « Ce jeune homme est un géant. » Les farouches héros de l’Iliade avaient rappelé sans doute au sculpteur danois les souvenirs épiques de la patrie scandinave.

Les années que Wiertz passa à Rome furent les plus belles de sa vie. Il travaillait avec ardeur. Outre son grand tableau, il peignit à cette époque différens sujets empruntés aux mœurs du pays et un portrait de Mme Lætitia Bonaparte exécuté après sa mort, et qui, exposé publiquement, eut un grand succès. En même temps il jouissait pleinement des splendeurs de la nature et de l’art dont il était entouré. Après de longues heures de contemplation passées à la chapelle Sixtine en face des fresques écrasantes de Michel-Ange, il allait demander aussi des inspirations aux grands aspects de la campagne romaine. Ces horizons solennels, ce paysage tragique, étaient en rapport intime avec son esprit et avec le sujet qu’il traitait. Monté ainsi au ton du sublime, il se mettait à peindre comme on combat. « Une toile, disait-il, est mon champ de bataille. » La brosse à la main, il s’y élançait en vainqueur avec une fougue dévorante. L’avenir, il y comptait; il espérait emporter la renommée de vive force, par un coup d’éclat. Et en effet son premier grand tableau est peut-être le plus parfait qu’il ait exécuté. Les Troyens, Hector et Énée à leur tête, s’efforcent d’arracher aux Grecs le cadavre de Patrocle. Depuis Rubens, on n’a pas mieux représenté le choc des corps humains et la fureur des combats. Partout des muscles tendus, des bras qui frappent, des bouches qui crient, des armes qui s’entrechoquent, des yeux qui lancent des éclairs, des guerriers qui succombent, des blessures qui saignent, enfin une effroyable mêlée au milieu de la poussière soulevée et du ciel assombri par l’orage. Le beau corps blanc de Patrocle se détache avec une grâce charmante sur ces groupes féroces, bronzés, rutilans, et sa chair décolorée donne bien le sentiment de la mort, et fait surgir à la pensée l’image virgilienne de la fleur que le soc a coupée. L’artiste s’est souvenu de l’effet merveilleux produit par le corps inanimé du Christ et par le linceul qui le soutient dans la Descente de Croix de la cathédrale d’Anvers. Wiertz avait déjà trouvé un coloris excellent qui tient à la fois de celui de son modèle révéré, Rubens, et des Vénitiens, qu’il avait étudiés en Italie. Aucun des peintres flamands qui a passé les Alpes n’a échappé à cette influence de l’école de Venise, pas même Rubens, comme on peut s’en convaincre par l’examen de ses tableaux qui se trouvent dans l’église Saint-Ambroise à Gênes. Malgré certains défauts[2], on peut dire que Wiertz avait produit une œuvre qui n’était pas tout à fait indigne de la poésie à laquelle il avait demandé des inspirations : il était parvenu à faire revivre sur la toile l’image des luttes des temps héroïques. C’était l’Iliade avec la vie puissante et rude de l’époque primitive.

Wiertz revint en Belgique pendant l’été de 1835, emportant avec lui l’œuvre sur laquelle il comptait pour illustrer son nom. Il alla s’établir avec sa vieille mère à Liège, où le prix de quelques portraits leur permit de subsister. Son Patrocle étonna ceux qui le virent; les journaux en parlèrent, l’académie d’Anvers lui offrit un banquet; mais il n’obtint pas d’emblée la célébrité qu’il espérait. Il voulut la conquérir sur un plus grand théâtre, et l’année suivante il envoya sa vaste toile à Paris. Ici commence une série de déboires qui imprimèrent une teinte sombre et parfois amère à son caractère, jusque-là toujours sérieux, mais d’une gaîté facile et communicative. En 1838, son tableau de Patrocle faillit être saisi par la douane; arrêté ensuite par le dégel sur la route, il arriva trop tard. Le terme fatal était expiré, et les portes du Louvre lui furent fermées. En 1839, il fut admis et même placé dans le salon d’honneur, mais si haut et sous un jour si défavorable que l’on ne comprenait rien au sujet, et que l’œuvre par laquelle l’artiste comptait enlever tous les suffrages ne fut appréciée par personne à sa juste valeur. Ce fut pour lui une rude épreuve. En un jour, il voyait s’évanouir ce rêve de gloire qui avait été le mobile de toute sa vie. Pour acquérir un nom, il avait travaillé sans relâche depuis son enfance, renoncé aux plaisirs, aux distractions même; il s’était absorbé tout entier dans une seule idée, dans un seul espoir, et cet espoir était déçu. Il se berçait de l’idée qu’il obtiendrait un succès retentissant, et le public passait indifférent à côté de son œuvre. Une déception de ce genre est bien plus dure pour l’artiste que pour l’homme de lettres. Le livre peut attendre ses lecteurs et souvent le succès n’arrive que lentement. Le tableau, lui, subit une épreuve solennelle; il semble qu’il doive emporter les suffrages lorsqu’il paraît au Salon, sous peine de rentrer pour toujours peut-être dans le silence de l’atelier, et nul n’en parle plus. L’écrivain longtemps espère. Pour l’artiste point d’illusion, la chute est immédiate, profonde, et il la croira irrémédiable si l’indifférence générale le fait douter de son talent. Cependant Wiertz n’était point de ceux qu’une défaite décourage. Revenu à Liège auprès de sa mère, à laquelle il se dévouait avec la plus tendre sollicitude, il osa s’attaquer à un sujet plus vaste que le Patrocle, et il entreprit de le traiter en des proportions encore plus colossales. Ayant obtenu de la ville la disposition d’une vieille église abandonnée, il y fit tendre une toile immense de cinquante pieds de haut sur trente de large. Emporté par une ardeur qui tient de cette fureur sacrée et sibylline dont parlent les anciens[3], il y représenta la révolte de l’enfer contre le ciel. Les anges précipitent dans l’abîme les démons qui les menacent et qui s’efforcent d’escalader l’empyrée. Les montagnes auxquelles ils s’accrochent se brisent foudroyées. Rochers et démons forment une effroyable avalanche qui tombe au gouffre éternel. Toute cette lutte titanique est rendue avec une verve inouie. Les difficultés de dessin que présentaient ces corps puissans se tordant dans les positions les plus diverses sont vaincues d’une main audacieuse, on voit que le vaillant artiste a voulu lutter avec les prodigieux tableaux du musée de Munich où Rubens a représenté par deux fois un sujet semblable.

Wiertz ne se contentait pas de peindre; il avait profondément médité la théorie de son art. En 1840, lors des fêtes données par la ville d’Anvers pour l’inauguration de la statue de Rubens, un concours avait été ouvert pour l’éloge du grand peintre. Wiertz obtint le premier prix, et son mémoire, écrit avec l’entrain et la chaleur qui animaient son pinceau, analyse d’une façon très juste les qualités du maître anversois. Ce succès littéraire et la renommée qui commençait à s’attacher à son nom n’avaient pas guéri l’ancienne blessure, qui toute sa vie continua de saigner. Il ne pardonnait pas à la critique d’avoir méconnu d’abord son talent; il lui reprochait ses contradictions, se moquait de ses ignorances, dénonçait sa partialité, et la prétendait inutile, nuisible, funeste à l’inspiration des artistes. Se jetant à corps perdu dans une lutte ardente contre des adversaires en qui il croyait voir des détracteurs injustes, il leur répondait par de petits pamphlets illustrés de caricatures et offrait son tableau de Patrocle pour prix à celui qui prouverait le plus clairement dans un mémoire « l’influence pernicieuse du journalisme sur les arts. » Par une ironie du sort qui montrait combien les préventions de l’artiste étaient injustes, ce fut précisément un journaliste et un critique de profession, M. Lalanne, qui l’emporta.

Sa nature le portait à la lutte. Fils de soldat, sa carrière fut toute militante. C’est bien à lui qu’on peut appliquer le mot connu : la vie est un combat. Lutter contre les difficultés de son art, contre les appréciations étroites, les hostilités jalouses et surtout contre le découragement des demi-succès, telle fut sa destinée pendant les premières années de sa vie.

Enfin Wiertz eut son jour: ce fut en 1848. Ayant quitté Liège après la mort de sa mère, il était venu se fixera Bruxelles. Il chercha longtemps en vain un atelier assez vaste pour commencer la nouvelle œuvre qu’il méditait. Il obtint enfin qu’on mît à sa disposition une usine abandonnée, et c’est là qu’il peignit la toile qui lui assura désormais une place incontestée au premier rang des artistes de son pays. Ce tableau de vingt-cinq pieds de haut sur quarante de large est intitulé le Triomphe du Christ. Quoiqu’il eût dit quelque part avec beaucoup de sens : « La grandeur d’une composition tient moins aux dimensions qu’au style, » la fougue de son pinceau l’entraînait à préférer les proportions colossales. Le Triomphe du Christ est peut-être celui des tableaux de Wiertz où l’on peut le mieux apprécier les caractères distinctifs de son talent, l’originalité de la conception, la vigueur de l’exécution. L’idée est neuve et profonde; ce n’est plus le Christ expirant sur la croix, victime de l’injustice humaine et adressant au ciel cette parole tragique : O mon père, m’avez-vous abandonné? Le drame de la Passion, van Dyck l’a rendu avec une force et une vérité que nul n’a surpassées. Ce n’est point non plus le Christ triomphant au jugement dernier. Cette vision du dernier jour est au Vatican, et il n’y a pas à y revenir après Michel-Ange. Wiertz a voulu représenter la révolution morale qui prend date à la mort du Fils de l’homme. L’humanité était livrée au mal et l’esprit asservi aux sens. La tyrannie, l’esclavage, la sensualité, l’iniquité sous toutes les formes, régnaient sur la terre. Jésus meurt parce qu’il a apporté aux hommes une doctrine d’affranchissement pour les pauvres et les opprimés; à ce moment, une grande révolution morale s’accomplit. L’esprit de vérité et de justice se répand dans le monde, il chasse devant lui les puissances des ténèbres : les anges du mal sont vaincus et une ère meilleure inaugurée. C’est un sujet nouveau dans l’art chrétien, sujet plus général que le Calvaire, d’un sens moins mystique que le jugement dernier et digne de tenter un peintre philosophe, qui avec des symboles, des lignes, des couleurs, prétend exprimer une pensée. Voyons comment Wiertz a rendu le sujet qu’il avait si bien choisi. Le Christ vient d’expirer sur la croix; sa tête douce et pâle apparaît au milieu des nuages sombres qui l’entourent, tandis que les anges de lumière se précipitent avec un élan irrésistible sur le groupe des démons, qui essaient en vain de leur résister. C’est une lutte du Paradis perdu. L’antique serpent, image allégorique du mal vaincu, tombe dans l’abîme; Lucifer, l’ange déchu, beau comme celui de Milton, se renverse et se dérobe à la vue de l’archange exterminateur, qui fond sur lui comme l’aigle sur sa proie. Cet archange est une création parfaitement réussie; on a peu dessiné de figure emportée d’un élan aussi irrésistible et animée d’une vie aussi puissante. Elle s’élance, elle vole avec la rapidité de la tempête, son bras tendu chasse et renverse les démons, qui roulent épouvantés. Ce geste plein d’une fureur sacrée foudroie; rien ne lui résiste au milieu de ce tourbillon d’anges et de démons, où tout est mouvement, combat et violence; seul le Christ expiré est immobile. Ce contraste rend admirablement la pensée de l’artiste-poète. C’est par sa mort que Jésus a appelé à l’action les forces libératrices qui ont renouvelé le monde. Il a passé en Galilée, obscur, faisant du bien aux hommes, et leur apportant la bonne nouvelle d’un âge d’égalité. Il disparaît, et aussitôt commence la lutte d’où s’est dégagée la civilisation moderne. L’idée est grande, et il a fallu de l’audace pour l’aborder comme l’a fait Wiertz. Il a réussi à créer une œuvre qui étonne et qui émeut.

On a dit souvent que la grande peinture, la peinture historique et religieuse, ne peut se produire qu’avec l’appui de l’église ou de l’état. L’église et l’état peuvent seuls en effet commander, placer et payer de grandes toiles qu’un particulier, quelque opulent qu’il soit, serait bien embarrassé de loger chez lui, et que par conséquent il n’achètera pas. Wiertz cependant parvint à créer tout un musée, sans autre secours que le prêt qui lui fut fait d’un atelier assez grand pour y déployer ses gigantesques compositions. Rubens, Raphaël, Jules Romain, le Dominiquin autrefois, de nos jours Cornélius, Kaulbach, Schnorr en Allemagne, Delacroix, Delaroche, Flandrin en France, tous ceux qui créèrent de grandes œuvres de peinture monumentale, travaillèrent pour des papes ou des souverains, des palais ou des églises. Wiertz, lui, fut son propre Mécène. En se privant de tout le bien-être qu’aurait pu lui procurer son talent, il se donna le loisir de produire ces pages énormes qui frappent d’étonnement. Il se payait ainsi indirectement les subsides nécessaires pour les acheter. Jamais il ne consentit à se séparer d’aucun de ses tableaux, même de ceux qu’il aurait pu très bien vendre; il voulait pouvoir toujours les corriger ou les anéantir, tant il poussait loin le respect de son art et de son talent. Il obéissait au mot d’ordre de son père : il travaillait pour la gloire. S’adressant quelque part dans un de ses écrits aux jeunes artistes, il leur dit : « Si vous ne vous sentez point cet amour ardent, ce courage indomptable, ce puissant enthousiasme qui fait tout sacrifier à l’art, ne soyez point des nôtres; mais si la passion qui nous anime remplit votre âme, venez à nous, et vous comprendrez alors à combien peu de chose se réduisent les besoins de la vie, combien le corps est sobre et peu exigeant alors que l’âme n’a plus qu’une pensée, qu’un désir, qu’un vœu. » Comme il disait, il faisait. Il dévouait sa vie entière à son art. C’était son unique pensée, sa seule passion. Il y sacrifia jusqu’à sa santé même, qui s’altéra gravement à la suite des recherches chimiques auxquelles il se livra avec une ardeur fébrile pour perfectionner un nouveau procédé de peinture. Absorbé dans son culte, il oubliait le reste; mais n’ayant aucune fortune et ne vendant point ses tableaux, comment donc vivait-il? D’abord en limitant ses besoins au plus strict nécessaire, ensuite en vendant des portraits faits à la hâte et qu’il n’avouait pas. Il les donnait d’abord pour 300 ou 400 francs, puis pour 1,000. Il avait tort sans doute de traiter avec tant de dédain un genre de peinture qui a fourni aux plus grands maîtres, à Titien, à Raphaël, à Rembrandt, à van Dyck surtout, l’occasion de faire des chefs-d’œuvre; mais il n’y voyait qu’une manière de gagner son pain quotidien avec son pinceau, comme l’avaient fait Rousseau en copiant de la musique, et Spinoza en polissant des verres de lunettes. Il réservait ainsi pour ses œuvres de prédilection tout son temps, toute son indépendance. En ceci, Wiertz était un homme antique : il vivait de peu comme certains philosophes grecs dont l’histoire nous vante la simplicité stoïque. Il a toujours dédaigné ces raffinemens du luxe et de la vanité, ces goûts de comfort qui enchaînent l’existence moderne et qui sont la perte de tant d’artistes. Ont-ils trouvé une veine qui plaît au public et un genre qui se vend bien, ils referont sans cesse le même tableau avec les mêmes personnages, les mêmes costumes, les mêmes accessoires, sans autre souci que de gagner beaucoup d’argent. On ne peut pas plus les blâmer que d’autres industriels qui trouvent moyen de placer à un haut prix les produits que la mode consacre; mais à coup sûr ce n’est pas ainsi qu’ils feront avancer l’art, ni même qu’ils exécuteront tout ce dont ils seraient capables.

Dans ce tableau de 1848, le Triomphe du Christ, se révèlent les qualités qui font de Wiertz le vrai disciple de Rubens, la vie, la force, le mouvement, la science et l’instinct du coloris, l’entente du clair-obscur. Il est un point où les peintres flamands ont presque tous excellé, c’est dans l’art de bien distribuer la lumière. Pour qu’un tableau ait toute sa valeur, il faut que la lumière vienne frapper sur le centre de l’action, afin que les personnages principaux apparaissent en plein relief et que le reste soit rejeté dans l’ombre, sacrifié, comme disent les artistes. C’est ainsi qu’est obtenue l’unité, qualité non moins essentielle dans les œuvres plastiques que dans les compositions littéraires. Les tableaux italiens, même ceux de premier ordre, pèchent souvent sous ce rapport. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans l’Assomption de la Vierge du Titien à l’Académie de Venise, l’œil est attiré à la fois et par le vêtement éclatant de la Vierge et par ceux de plusieurs des disciples, dont les tons ne sont pas moins vigoureux. L’unité fait défaut. Dans les tableaux de Rubens, de van Dyck, de Rembrandt, même dans les petits Flamands, Gérard Dow, van Ostade, Jan Steen, Wouwermans, la lumière est vivement projetée au centre, et elle va se dégradant, s’éteignant de tous côtés à mesure qu’elle s’éloigne du sujet principal. Aussi se sent-il singulièrement désappointé, celui qui, habitué aux toiles de l’école flamande, se trouve tout à coup en présence même des célèbres fresques du Vatican, où le peu de ressources qu’offre la peinture à l’eau sur mortier humide n’a pu permettre d’arriver à ces effets prestigieux du clair-obscur. C’est un des secrets de son art que Wiertz a parfaitement analysé dans ses écrits et dont il a tiré le meilleur parti dans presque tous ses tableaux, dans sa grande toile le Triomphe du Christ surtout, où la lumière traverse diagonalement le champ de l’action, projetée en une traînée flamboyante sur les deux principaux personnages, l’archange exterminateur et l’ange du mal. Cette même œuvre permet d’observer aussi un des côtés faibles du talent du peintre, défaut qu’il a en commun avec les maîtres mêmes de l’école flamande. Le dessin des différentes figures n’est pas assez étudié et la signification en est trop peu déterminée. L’artiste a admirablement représenté le choc et la lutte des anges et des démons, mais il aurait dû imprimer à chacun d’eux un caractère spécial, une individualité distincte. La mythologie chrétienne aurait pu lui fournir le type des différens vices, la volupté, l’orgueil, la cupidité, et d’autre part il aurait pu représenter les vertus que le Christ par ses discours et sa mort allait répandre dans le monde. Les maîtres italiens étudiaient chaque figure à part ; ils s’efforçaient de lui donner de la noblesse, de l’élégance, de la grâce, et, pour arriver au contour le plus parfait qu’il leur était donné d’atteindre, ils n’épargnaient ni études ni esquisses préparatoires. Les Flamands sont plus préoccupés de l’effet général ; ils cherchent l’harmonie de l’ensemble, et souvent Rubens peignait directement ses toiles sans dessiner les figures autrement qu’à la brosse. De cette différence dans le génie des deux écoles, il résulte que les tableaux italiens perdent beaucoup moins à la gravure que les tableaux flamands, la perfection du dessin pouvant se rendre bien mieux que le charme du coloris et du clair-obscur. Pour exécuter sa grande composition le Triomphe du Christ, de même que pour son Combat des Grecs et des Troyens, Wiertz avait fait d’abord une série d’esquisses au pinceau, au crayon et au fusain, qui sont extrêmement intéressantes à comparer, parce qu’elles permettent de suivre tout le travail préliminaire d’élaboration auquel l’artiste s’est livré. On voit que, fidèle aux traditions de Rubens, il cherche surtout à trouver le mouvement et la disposition des figures, l’harmonie des tons et la distribution de la lumière. Comme son maître de prédilection, il peint d’inspiration, sans le secours des modèles, qui donnent souvent aux personnages une certaine raideur académique, et dont l’emploi a toujours pour effet de refroidir l’élan et de gêner la liberté de la composition.

Le succès de son grand tableau le Triomphe du Christ valut à Wiertz la réalisation de son vœu le plus ardent : la possession d’un atelier assez vaste pour contenir les toiles immenses qu’il voulait couvrir des sujets nouveaux que rêvait son audacieux génie. Il se trouvait à cette époque, 1850, au ministère de l’intérieur, un homme de goût, protecteur éclairé des arts, M. Rogier. Il sut comprendre qu’il pouvait rendre un grand service à l’artiste, à l’art belge et au pays. Il s’engagea au nom de l’état à construire pour Wiertz un atelier dont celui-ci aurait l’usufruit à la condition que les sept grands tableaux déjà exécutés et ceux dont le peintre pourrait disposer ultérieurement en faveur du gouvernement, demeureraient invariablement fixés aux murs du bâtiment, qui deviendrait ainsi un musée national. La construction fut bientôt achevée. Elle est vaste de dimension, mais les matériaux les moins coûteux y ont seuls été employés. Elle est toute en briques, et cependant elle offre un aspect très pittoresque. L’artiste a fait Imiter les ruines de l’un des temples de Pœstum. De puissantes colonnes à moitié détruites se dressent devant l’édifice, dont le mur tout uni disparaît sous un épais manteau de lierre. La vigne vierge recouvre le tout de ses élégans festons, et, dérobant à la vue la pauvreté de la contrefaçon moderne, elle ne laisse apparaître que quelques masses aux lignes imposantes et sévères. On dirait un vaste mausolée complètement envahi par la végétation des ruines. Quand Wiertz eut pris possession de son nouvel atelier, il se livra tout entier à la réalisation des projets qui fermentaient dans son esprit toujours en travail. Il voulut d’abord perfectionner le procédé et arriver à réunir les avantages de la fresque et de l’huile. Le défaut de l’huile pour la composition monumentale est le miroitement qui empêche le spectateur de saisir l’ensemble de l’œuvre. L’inconvénient de la fresque est qu’appliquée directement sur le mortier, elle ne convient pas aux climats humides du nord; ensuite elle exige une exécution très rapide et ne permet pas les retouches. Il arriva, après de longues recherches, à un procédé de peinture mate qu’il employa depuis lors dans presque tous ses tableaux. Jusqu’à lui, on avait essayé de rendre la peinture sur mur plus solide, moins sujette à détérioration, en employant l’encaustique et le wasserglas. Son but à lui était d’arriver à peindre sur toile avec les mêmes effets que sur les murailles. Les avantages que présente cette méthode sont nombreux et très importans. Tout miroitement est supprimé. La toile, qui conserve toute sa souplesse, peut être placée sous tous les jours sans qu’il se produise aucun reflet. La couche de couleurs est si mince qu’il n’y a plus à craindre ni gerçure, ni écaillement, ni coulure : fâcheux accidens qui ont compromis la conservation de plus d’un tableau et qui menacent les modernes plus encore que les anciens, comme le prouvent par exemple les Moissonneurs de Léopold Robert et le Déluge de Girodet. Avec le procédé nouveau, on peut obtenir l’éclat et la vigueur du coloris, le modelé le plus achevé, la finesse ou la hardiesse de la touche, l’exécution rapide. Les retouches sont toujours possibles sans qu’on les aperçoive, et il y a une économie des neuf dixièmes sur les frais que nécessite la peinture ordinaire. L’artiste a exposé tous les détails de son secret dans un mémoire qui sera bientôt publié. Déjà des peintres en ont fait usage avec la plus grande facilité et un incontestable succès.

Maître de son procédé, Wiertz l’appliqua bientôt à une nouvelle série de compositions où il essaya de traduire en figures symboliques les sentimens et les idées qui l’occupaient tour à tour. Quand on visite son musée, toujours ouvert au public, l’attention est aussitôt attirée par un tableau d’un aspect étrange, et qui, s’étendant depuis le sol jusqu’au plafond, n’a pas moins de sept mètres de hauteur. On y distingue un géant courbé jusqu’à terre, mais dont la taille est si énorme, que s’il devait se redresser il soulèverait le toit de l’édifice. C’est Polyphème dévorant les compagnons d’Ulysse. Il en tient un dans sa main; un autre disparaît broyé entre les terribles mâchoires du monstre. Le reste de la troupe fuit épouvanté. Ulysse seul se prépare à résister et tire déjà son épée, image de l’intelligence qui ose lutter contre la force brutale, et qui parvient à la vaincre. Ce Polyphème est bien l’ogre le plus effroyable que l’on puisse rêver dans une nuit de cauchemar. L’artiste a intitulé ce tableau : Un grand de la terre. Entre beaucoup d’autres œuvres, presque toutes d’un sens profond, il en est deux qui nous montrent le talent de Wiertz dans toute sa maturité. C’est le Phare du Golgotha et le Dernier Canon. Le Phare du Golgotha est une élévation de la croix qui rappelle celle de Rubens qu’on admire dans la cathédrale d’Anvers. Seulement ici l’idée est plus haute, plus philosophique. Au bas de la toile, le despotisme, représenté par un centurion romain, force à coups de fouet les esclaves à dresser la croix qui va les délivrer, tandis qu’en haut les puissances infernales, dirigées par Satan, repoussent le symbole de l’émancipation universelle. La figure du Christ, que la croix rend invisible, jette des torrens de lumière qui traversent toute la toile et inondent les esclaves d’une clarté magique, — belle image de la parole de vérité qui va briser leurs chaînes et éclairer leur esprit. Le Dernier Canon offre une scène plus compliquée, mais une pensée non moins grande et morale. Sur la terre, c’est la guerre avec toutes ses horreurs. Ici un amas de cadavres mutilés, l’un d’eux tient encore entre ses bras le drapeau souillé de sang. Là une jeune femme soutient sur ses genoux le corps de son mari, que ses enfans désespérés couvrent de baisers. Plus loin encore, un père mourant tend vers sa fille les lambeaux sanglans de ses deux bras qu’un boulet a emportés. Au-dessus de cet horrible champ de bataille plane la civilisation revêtue d’un manteau de pourpre et d’or, emblèmes de la puissance et de la richesse. De ses bras vigoureux, elle tord et brise le dernier canon. Derrière elle s’élancent les générations heureuses, qui voient se réaliser le beau rêve des hommes de bien, la paix universelle. Elles sont conduites par la science; la poésie, la peinture, la musique, les accompagnent; le travail, l’industrie, l’agriculture, les précèdent. Une figure armée d’une torche met le feu à un énorme poteau sur lequel est écrit frontières, et plus loin la guillotine disparaît dans les flammes. La même pensée, la condamnation de la guerre, a inspiré encore une autre toile, très petite, celle-ci, mais d’une grâce charmante. Un canon est à terre parmi les fleurs, des enfans aux chairs éblouissantes de fraîcheur jouent au soldat autour de ce bronze farouche qui doit les moissonner un jour. Le contraste entre ce métal lugubre et la joie qui éclate sur ces ravissans visages fait frissonner. Le peintre a appelé ce tableau : La chair à canon. C’est ainsi que les maîtres anciens se sont plu à représenter souvent l’enfant Jésus endormi sur la croix.

Non content de peindre d’une brosse rapide et sûre vingt sujets divers, qui tous expriment une idée, Wiertz voulait revenir à la sculpture, qu’il n’avait jamais tout à fait abandonnée. Il modela vers la fin de sa vie trois groupes qui devaient symboliser l’histoire de l’humanité, et qu’il aurait voulu reproduire en dimensions colossales sur une place publique. Le premier groupe, la première époque, c’est la Naissance des Passions, la cause des luttes qui vont ensanglanter le monde; le second groupe, la seconde époque, c’est la Lutte, deux hommes aux prises dans une effroyable étreinte : c’est le symbole des longues guerres qui ont armé les nations les unes contre les autres; la troisième époque, c’est la Lumière. Le génie de la civilisation vient d’arracher à l’ange du mal, se débattant à ses pieds, le glaive des combats fratricides, et il lève au ciel le flambeau qui, éclairant tous les hommes, leur montrera que leur véritable intérêt les convie à la paix et à l’union. Le mouvement de cette héroïque figure révèle la confiance dans le triomphe de la vérité, l’enthousiasme joyeux du droit qui l’emporte. Le groupe la Naissance des Passions, qui représente Adam enivré par la grâce séductrice de sa compagne, est le moins bon des trois. Les têtes manquent de style, et les formes des corps présentent une exagération de force et d’ampleur que la magie de la couleur et du clair-obscur fait admettre en peinture, mais qui ne convient pas aux lignes plus sévères de la sculpture. Le dernier groupe est plus réussi. Le mouvement, le contour, l’expression des figures, rendent admirablement la pensée de l’artiste. L’esprit toujours en fermentation de projets nouveaux, Wiertz commençait à se trouver à l’étroit dans ce vaste atelier qu’il avait rempli de ses créations. Il rêvait d’y faire ajouter deux ailes pour lesquelles il avait déjà esquissé une série de tableaux qui devaient représenter en des pages épiques toute l’histoire de l’humanité. Il appelait son musée actuel la préface de son œuvre, et l’un des plus beaux jours de sa vie, hélas ! aussi l’un des derniers fut celui où il s’entretint de son projet avec un haut fonctionnaire de l’état, lui montrant dans son jardin l’emplacement le plus favorable aux salles nouvelles et se laissant aller sans réserve à son rêve partagé. Il écrivait à cette époque à l’un de ses amis : « Que diriez-vous si tout à coup un musée trois fois grand comme le mien se présentait à votre imagination? si l’œuvre la moins importante qu’il doit contenir l’emportait sur tout ce que j’ai créé jusqu’ici? »

C’est au milieu de ces vastes projets de travail et d’un glorieux avenir que la mort vint l’enlever. Il souffrait depuis quelques années de névralgies. Ces indispositions le rendaient extrêmement malheureux, parce qu’elles l’empêchaient de travailler. Pour s’y soustraire, il consultait tous les médecins et essayait de tous les remèdes. La gymnastique et les exercices du corps lui firent du bien. Il ne pouvait s’habituer à cette triste dépendance qui rend l’âme esclave des misères du corps. Quand il sentait sa pensée entravée par un mal physique, il se révoltait contre cette lamentable servitude. « Les jours sont précieux, disait-il, et ceux que je perds, qui me les rendra? » Au fond, sa santé était robuste. Cependant un anthrax, qui semblait peu dangereux d’abord, l’emporta en quelques jours par suite d’une résorption purulente. Il supporta ses souffrances avec un calme stoïque, et il vit approcher la mort avec une sérénité inaltérable. Vivement préoccupé des destinées de l’homme après cette fugitive existence, il croyait en l’immortalité de l’âme; plusieurs de ses tableaux le proclament. Sa dernière conversation porta sur la vie future à propos des paroles de Socrate dans le Phédon qu’un ami lui rappelait : « Ne sais-tu pas que l’âme est immortelle? » Ce fut le dernier acte religieux de sa vie accompli dans cette entrevue suprême après que cet ami, remplissant un pénible, mais viril devoir, lui eut annoncé que sa fin était proche. Il admirait le christianisme. Deux de ses compositions les plus belles sont consacrées à en célébrer la vertu libératrice; mais il avait rompu avec le catholicisme et ses ministres, dont il déplorait la funeste influence et condamnait les visées ambitieuses. Il ne permit à aucun d’eux d’approcher de sa couche mortuaire. N’ayant adopté aucune forme de culte qui correspondît à ses croyances spiritualistes, il voulut mourir comme il avait vécu, sans se soumettre à des rites dont l’accomplissement, lorsqu’on a cessé d’y croire, n’est plus qu’une dérision hypocrite de l’éternité qui commence. Il expira le 18 juin 1865, à dix heures du soir, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Jusqu’à sa dernière heure, il songeait à l’art auquel il avait voué toute son existence. La veille de sa mort, il rédigea de sa main une disposition ainsi conçue : « Je nomme mon ami Charles Potvin mon légataire universel. » Il ne pouvait faire un meilleur choix pour l’exécution de ses dernières volontés. Un poète dont les vers sont toujours inspirés par l’amour de la justice, de la vertu et de la patrie était digne de représenter l’artiste désintéressé qui n’avait jamais eu qu’un but, contribuer pour sa part à la gloire de son pays. M. Potvin connaissait les intentions de Wiertz. Aussitôt le testament ouvert, il s’empressa de délivrer à l’état belge l’œuvre entière du peintre. Les chambres sanctionnèrent la délivrance du legs, et le musée Wiertz fut constitué. Toujours préoccupé de maintenir ses tableaux réunis de façon à constituer une collection inséparable, l’artiste avait écrit dans un de ses projets de testament : « Pour l’exécution de cette clause sans laquelle aucune de mes œuvres ne serait devenue la propriété de l’état, je m’en remets à la bonne foi de mon pays. » Le pays a reçu ce legs avec reconnaissance, et il saura le conserver avec un soin pieux. Il y va non-seulement de sa bonne foi, mais de sa gloire. Une nation ne saurait mieux s’honorer elle-même qu’en honorant ses hommes éminens, et parmi ceux-ci la Belgique peut certes inscrire le nom d’Antoine Wiertz, non-seulement pour la vigueur de son talent, mais aussi pour la beauté de son caractère, exemple rare de désintéressement absolu et de dévouement complet à l’art et aux poursuites les plus élevées de l’esprit humain.

Quelle était la portée de la tentative à laquelle Wiertz a consacré sa vie? Son but, on ne peut le nier, était élevé. Il aspirait à reproduire sur la toile les grandes pensées de son temps. Le pinceau à la main, il voulait combattre pour la cause du progrès en dénonçant la peine de mort, la guerre, la misère, l’esprit de conquête comme autant d’attentats aux droits de l’humanité. Il croyait que l’art doit contribuer, pour sa part, à améliorer l’homme en cultivant l’une de ses plus nobles facultés, le sentiment esthétique. Sans doute quand l’artiste se donne ainsi une mission étrangère à son art, il risque de s’égarer, et le système de la peinture symbolique soulève, je le sais, de sérieuses objections. Et pourtant n’est-il pas certain qu’aux grandes époques, en Égypte et en Assyrie comme en Grèce, comme en Europe au moyen âge, l’architecture, la peinture, la sculpture, ont été essentiellement symboliques? L’art ne s’était-il pas donné pour objet de présenter aux yeux des peuples en images significatives les idées, les sentimens, les croyances, les souvenirs historiques qui constituaient la civilisation nationale? Aujourd’hui même, en Allemagne, l’art n’a-t-il pas suivi la même direction et contribué notamment à faire naître l’idée de la grande patrie germanique? Kaulbach, Cornélius, Schwanthaler, n’ont-ils pas produit des œuvres qui comptent parmi les plus importantes de notre époque? La tentative de Wiertz n’était donc pas chimérique, et s’il n’a pas fait école, il a du moins le droit d’invoquer d’assez illustres autorités; mais ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir parfois dépassé le but. Le désir de rendre une idée philosophique l’emporte au-delà des bornes de son art; il demande au pinceau de représenter à l’œil ce que la plume peut à peine faire sentir à l’esprit, et alors il aboutit à des œuvres extraordinaires, nécessairement incomplètes ou même tout à fait manquées, comme le Suicide ou les Visions d’une tête coupée. Au milieu de sa carrière, il avait maintenu une juste proportion entre la pensée et les moyens dont la peinture dispose pour l’exprimer. Vers la fin de sa vie, trop souvent il n’arrive qu’à une expression insuffisante pour une idée trop vaste ou trop abstraite. Grand coloriste, dessinateur vigoureux, le peintre que la Belgique vient de perdre laisse en tout cas après lui des œuvres qui occuperont une place à part dans l’école de son pays et l’exemple d’une vie d’abnégation et de labeur en un temps qui n’y porte guère.


EMILE DE LEVELEYE.

  1. Pour qu’on puisse juger, même à l’étranger, les œuvres si diversement appréciées de l’artiste que la Belgique vient de perdre, un habile photographe de Bruxelles, M. Fierlandts, a entrepris de reproduire tout le musée Wiertz en magnifiques planches du plus grand format. Les différens écrits du peintre seront aussi publiés de façon à permettre aux jeunes artistes de se procurer un ouvrage où les secrets du procédé et les règles de la composition sont exposés avec une grande clarté et une profonde connaissance du sujet.
  2. Le tableau qui se trouve maintenant au musée Wiertz est une reproduction de celui qui fut peint à Rome. Pour le coloris, il y a progrès, et d’utiles corrections ont été faites à la pose et au mouvement de quelques personnages.
  3. « Je ne connais plus ni jour, ni heure, ni date, écrivait-il. Je ne discerne que deux choses : le moment du travail et celui du repos, le jour, la nuit. »