Antoinette de Mirecourt/00

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. iii-viii).

NOTE DES ÉDITEURS.



La traduction d’Antoinette de Mirecourt fut publiée pour la première fois il y a près de seize ans. Son tirage, quoique considérable, fut bientôt épuisé, et quelques mois après il n’en restait plus un seul exemplaire.

Ce succès, assez rare dans les annales de la librairie canadienne, nous a engagés à publier une seconde édition d’un roman essentiellement canadien par la forme et par le fond et qui renferme une grande leçon de morale.

L’accueil si sympathique et si empressé qu’il lui a fait dans le temps nous est un garant que le public saura reconnaître les sacrifices que nous nous sommes imposés en entreprenant cette nouvelle publication.

Ce volume ne serait pas complet s’il ne contenait une biographie de l’auteur, Madame Leprohon, que la mort enlevait aux lettres canadiennes le 20 septembre 1879. On nous permettra de placer ici l’article que lui consacrait l’Opinion Publique :

Si, à force de voir la mort frapper autour de nous, nous pouvions nous accoutumer aux rigueurs de l’impitoyable moissonneuse, cependant, quelques-uns de ses coups auraient toujours le privilége de nous émouvoir douloureusement. Ainsi, nous ne pourrions jamais, sans une profonde tristesse, voir une belle et heureuse existence se flétrir avant le temps, et les plus rares qualités de l’esprit et du cœur devenir soudain la proie du tombeau. C’est une de ces émotions exceptionnelles que nous avons éprouvée en apprenant la mort de madame Leprohon, l’auteur populaire du Manoir de Villerai et d’Antoinette de Mirecourt. Madame Leprohon était dans la force de l’âge. À la voir, il y a quelques semaines, pleine de vie, gaie et souriante, nous étions loin de prévoir que nous aurions aujourd’hui à déplorer sa perte. Elle a succombé à une maladie du cœur, le 20 septembre dernier.

Mademoiselle Rosanna-Eleanor Mullins naquit à Montréal en 1832. Elle reçut son éducation au couvent de Villa-Maria, où l’on garde encore d’elle le meilleur souvenir. Ses talents et ses dispositions littéraires se manifestèrent avec une précocité des plus remarquables. Elle avait quatorze ans à peine quand elle écrivit ses premiers essais en vers et en prose. Elle fut un des principaux collaborateurs à la Literary Garland, revue que publiait alors à Montréal M. John Lovell. Ses poésies et ses nouvelles, signées des initiales R.E.M., obtinrent bientôt la faveur du public. Le Victoria Magazine de Belleville, applaudissant à ses débuts, saluait en elle un des êtres privilégiés qui, dès le berceau, portent l’empreinte du génie. On lui prédisait une brillante renommée.

Mariée en 1851 au Dr  J. L. Leprohon, descendant d’une de nos meilleures familles canadiennes, elle continua ses travaux littéraires. Plus tard, la Literary Garland ayant cessé de paraître, Mde  Leprohon collabora aux différentes revues anglaises qui ont successivement été publiées en Canada, entre autres, au Canadian Illustrated News.

Plusieurs de ses romans, Ida Beresford, The Maner House of de Villerai, Antoinette de Mirecourt et Armand Durand, furent traduits en français, et lui gagnèrent de nouvelles sympathies. Parmi ses autres ouvrages, nous devons mentionner Florence Fitz Harding, Eva Huntingdon, Clarence Fitz Clarence et Eveleen O’Donnell. La scène du Manoir de Villerai, d’Antoinette de Mirecourt et d’Armand Durand se passe au Canada. Le premier de ces romans se rapporte aux événements qui amenèrent la cession du pays à l’Angleterre. L’auteur s’est plue à décrire les mœurs et les vertus patriarcales de nos anciennes familles canadiennes-françaises. Antoinette de Mirecourt nous montre la juste punition d’un mariage secret fait malgré la volonté des parents et les lois de l’Église. Armand Durand est l’histoire d’un jeune homme de naissance obscure, mais d’une intelligence élevée, qui lutte courageusement contre la mauvaise fortune, et voit enfin le succès et le bonheur récompenser ses efforts et son dévouement. Nous trouvons dans la Revue Canadienne l’appréciation suivante d’Antoinette de Mirecourt :

« Le talent de madame Leprohon puise de préférence le rejet de ses travaux dans les scènes de la vie élégante, dans les mœurs du grand monde, dans les accidents et les aventures des gens heureux, considérés tantôt au foyer domestique, tantôt dans les relations, le commerce et les plaisirs de l’extérieur et de la société.

« … Douée d’une grande connaissance du cœur humain, elle sait puiser dans la vie domestique des tableaux attrayants, pleins de bon goût et de délicatesse, qu’elle dramatise avec une puissance remarquable… Le mérite du livre de madame Leprohon, comme, celui de bien des œuvres de ce genre, n’est donc pas dans la complication de l’intrigue et dans les difficultés de la solution ; son principal mérite réside surtout dans le travail des détails, dans les épisodes qui reposent l’attention du lecteur, dans la conception des caractères, dans la peinture des personnages, dans la délicatesse des pensées, dans la douceur des sentiments, dans la beauté du style, dans l’harmonie des rôles et dans la morale toujours religieusement respectée. »

Les œuvres poétiques de madame Leprohon sont disséminées dans les journaux et les revues. On en trouve quelques-unes dans les recueils de Dewart et de Borthwick. Nous mentionnerons entre autres une traduction en anglais dé la cantate composée par M. Sempé à l’occasion de la visite du prince de Galles au Canada, en 1860. Le Rév. Dr  Dewart dit que sa poésie se distingue par la simplicité et la grâce du style, un amour profond de la famille et de l’humanité, et un sentiment moral très-élevé.

Cette élévation de pensées et cette noblesse de sentiments que les critiques ont remarquées dans les œuvres de Mde  Leprohon, n’ont pas lieu de surprendre celui qui a pu connaître cette femme remarquable. Ces pensées et ces sentiments n’étaient que l’écho de son esprit et de son cœur. S’il y a plaisir à lire ses ouvrages, il y en avait encore davantage à l’écouter parler. Elle possédait au plus haut degré l’art de la conversation, et elle savait l’amener sur des sujets sérieux et d’un ordre élevé, sur des questions de morale, d’art et de littérature, sans qu’on pût y trouver la moindre teinte d’affectation ou de pédantisme. Son esprit vraiment supérieur, tout en lui inspirant de répandre autour d’elle le feu sacré, la faisait, dans l’expansion de son enthousiasme, rester simple et naturelle.

Elle aimait la langue française et la possédait aussi parfaitement que sa langue maternelle. Son goût en musique était des plus cultivés. Son âme poétique se plaisait dans la contemplation de la nature, et la vue des magnifiques paysages du Canada lui a inspiré de très belles descriptions.

La bonté et l’affabilité faisaient le fond de son caractère, et se lisaient dans sa physionomie belle et singulièrement expressive. Ceux qui ont vécu dans son intimité peuvent dire ce que son cœur renfermait d’affection, de délicatesse et de dévouement Les pauvres savent combien elle était sensible aux malheurs de l’indigence ; ses amis se rappellent et se rappelleront à jamais les exemples de vertu chrétienne qu’elle donnait tous les jours. Sa vie pure a été couronnée par la mort des justes. Elle a vu venir le moment fatal sans effroi, et, frappée à un âge encore peu avancé, elle a généreusement fait le sacrifice de sa vie. Calme et sereine au milieu de la désolation des siens, elle leur faisait ses dernières recommandations et ses adieux, et se joignait aux prières qu’on récitait pour elle. C’est dans les plus admirables sentiments de foi et de piété qu’elle a rendu son âme à Dieu.

Avec toute la presse canadienne, nous déplorons cette fin prématurée et la perte que font aujourd’hui les lettres et la société. Nous nous faisons surtout un devoir d’offrir l’expression de notre profonde sympathie à la famille que cette mort vient de plonger dans le deuil. Nous comprenons quel vide laisse après elle une épouse, une mère si digne d’amour et de vénération. Hélas ! quelles paroles peuvent consoler une telle douleur, adoucir de tels regrets ?