Antoinette de Mirecourt/16

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Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 137-151).


XVI.


La quinzaine indiquée passa rapidement, avec ses heures de chagrins et de plaisirs ; mais, hélas ! la pauvre Antoinette trouva que, pour elle du moins, la peine prédominait. À part les doutes cruels qui l’assiégeaient sur la possibilité de voir son père rester implacable ; à part le remords qu’elle éprouvait de la manière dont il avait été trompé, il y avait dans la conduite de son mari de quoi l’attrister et la blesser davantage.

En effet, passant d’un extrême à l’autre, Audley était toute tendresse ou toute dureté, et quand il se trouvait sous l’empire de cette sombre humeur, il lui reprochait sa froideur et sa prétendue cruauté en des termes qui faisaient couler ses larmes et battre son cœur d’un sentiment mêlé de peine et d’indignation. Son prochain départ pour Valmont était une source dé récriminations et de reproches continuels. Malgré toutes ces contrariétés, la résolution de la jeune femme fut inébranlable : elle savait, si Sternfreld l’ignorait, que son père était un homme avec lequel on ne devait pas plaisanter.

Le dernier jour qu’elle devait passer à la ville était arrivé. Madame d’Aulnay avait invité quelques amis, afin que la dernière soirée d’Antoinette chez elle fût la plus charmante possible. Tout était donc gaieté et plaisir ce soir-là, Mais un jeune cœur était destiné à recevoir un nouveau chagrin dont, jusque-là, il avait été exempt.

Antoinette venait de danser la première danse avec son mari, et tous deux se promenaient à pas lents autour de la chambre. Tout-à-coup, Audley lui dit brusquement :

— Étais-tu sérieuse, hier soir, lorsque tu m’as annoncé qu’il ne t’était pas possible de dire combien de temps tu resterais à Valmont ?

La réponse fut prononcée d’une voix si faible, qu’il la devina plutôt qu’il ne l’entendit. Ce fut avec irritation qu’il répliqua :

— Je te déclare qu’une absence aussi prolongée et aussi incertaine est plus que je ne puis souffrir patiemment. Si elle est possible pour toi, elle ne l’est pas pour moi ; de sorte qu’avant peu j’irai te voir à Valmont.

— Et qu’est-ce que papa dira de cela ? demanda-t-elle, alarmée.

— Il n’en saura rien. Je puis aller à Valmont sous un nom d’emprunt et descendre à quelque auberge ou quelque ferme près du Manoir. Tu n’auras rien autre chose à faire qu’à diriger tes promenades dans cette direction.

— Audley ! Audley ! je ne dois pas, je n’ose pas faire cela. Les yeux avides et les mauvaises langues des commères feraient bientôt connaître nos rencontres, non-seulement à papa, mais encore à tout le monde.

— Ainsi, tu me refuses même cette insignifiante concession ? Prends garde, Antoinette, tu m’éprouves trop !

— Que puis-je faire ? demanda-t-elle d’un ton suppliant et en dirigeant sur lui des yeux baignés de larmes.

Mais, insensible à ce regard qui semblait demander grâce, il continua :

— Ce que tu peux faire ? Prouve-moi par tes actes que tu es une femme, et non pas une enfant ; prouve-moi que tu éprouves pour moi un peu de cet amour que tu m’as juré si solennellement il y a quinze jours. Assurément je n’exige pas trop : la permission de te voir pendant une petite heure ; et cependant tu as le cœur de me refuser ! Si tu continues à te montrer aussi insensible à la pitié, à la plus simple justice, je ne serai pas longtemps sans insister pour que tu fasses usage de l’une et de l’autre à mon égard.

— Ces reproches sont insupportables ! répondit Antoinette devenant mortellement pâle. Audley ! je vais tout dire de suite à mon père, et m’en remettre à sa clémence. Mieux vaut sa colère, quelque terrible qu’elle sera, que ces chagrins secrets et sans fin.

— Non, tu ne diras rien à M. de Mirecourt maintenant : rappelle-toi ta promesse solennelle. Quand le temps favorable sera venu, et alors seulement, je t’en dégagerai.

— Oh ! major Sternfield, dans quel abîme de déceptions et de mystères vous m’avez fait tomber, murmura-t-elle avec amertume.

— Peut-être es-tu déjà fatiguée de tes engagements, répondit-il froidement. Je reconnais que je suis un mari trop ennuyeux, trop dévoué, trop affectueux : eh ! bien, je vais tâcher de me réformer.

Un long silence suivit ces paroles ; et, après avoir fait asseoir sa femme, le militaire la laissa sans lui dire un mot de plus.

Quelques minutes après, elle le vit près d’une gracieuse brunette, lui parlant à voix basse avec toute l’attention qu’il avait coutume de lui accorder à elle-même. Un sentiment de malaise inexprimable s’empara d’elle à cette vue ; mais elle fut assez forte pour le combattre résolument et accepter le premier danseur qui se présenta. Pendant la danse, ses yeux se dirigèrent involontairement vers l’endroit où se trouvait Audley. Il était à la même place où elle l’avait aperçu d’abord, penché vers sa jolie compagne, jouant avec une fleur qu’elle lui avait donnée de son bouquet, et augmentant, par ses chuchotements et ses flatteries, la rougeur qui couvrait les joues de la jeune fille. Alors une douloureuse angoisse vint frapper Antoinette au cœur ; mais, trop fière pour se trahir, elle accepta le supplice d’une autre danse avec un monsieur ennuyeux. Ce cotillon fut bientôt terminé, et les notes mesurées d’un menuet, — si différent de la rapide polka, de la valse et du galop de notre époque, — se faisaient à peine entendre, que Sternfield était déjà en place avec sa même partenaire. Antoinette souffrit tout cela courageusement. Un autre danseur se présenta, mais quoique, sous prétexte de fatigue, elle n’acceptât pas son invitation, il resta près d’elle sans se laisser décourager par le silence qu’elle semblait déterminée à garder, et résolu de l’avoir pour danseuse au moins une fois durant la soirée : ce qui ne tarda pas à arriver, car la musique d’une contre-danse qui succédait au menuet s’étant fait entendre, elle se mit en pliée, bien qu’à contre-cœur. Par un jeu assez désagréable du hasard, l’endroit où elle se trouvait était près d’un sofa où Sternfield, avec son inséparable partenaire, était assis. Pendant tout le temps que dura cette danse qui lui sembla interminable, elle dût paraître indifférente devant ces deux personnes qui semblaient en ce moment si exclusivement occupées l’une de l’autre. Malgré la proximité où ils se trouvaient, Sternfield ne jeta pas même les yeux sur sa femme. Pendant qu’elle les épiait ainsi, à l’insçu de tout le monde, elle ne put s’empêcher de faire en elle-même ces tristes réflexions :

— Cet homme est-il bien réellement mon mari ? Dois-je voir tout cela, supporter, sans me plaindre, toutes ces douteurs, dans cette soirée surtout qui est la dernière que nous aurions pu passer ensemble d’ici à plusieurs semaines peut-être ?… Conduisez-moi dans l’autre chambre, il fait trop chaud ici, dit-elle tout-à-coup à son partenaire qui, remarquant, sur la fin de la danse, l’extrême pâleur de ses traits, lui demandait si elle se sentait indisposée.

Ce fut avec un grand soulagement qu’elle entra dans un petit boudoir destiné à l’usage spécial de sa cousine et qui, en ce moment, était heureusement vacant. Pour se donner quelques instants de solitude, afin de rendre à ses yeux et à sa voix le calme qu’ils devaient avoir, elle accepta avec empressement l’offre que son partenaire lui fit d’aller lui chercher quelques rafraîchissements.

Il avait à peine laissé l’appartement, qu’un bruit d’éperons retentissants avertit Antoinette de l’approche de quelqu’un. C’était le colonel Evelyn qui, contre son habitude, avait accepté l’invitation de madame d’Aulnay pour cette soirée. Sans apercevoir Antoinette, il se jeta sur le canapé d’un air profondément ennuyé. Ses yeux, qui se promenaient autour de la chambre, aperçurent enfin la jeune fille ; il se leva aussitôt.

— Vous ici, mademoiselle de Mirecourt, et seule, encore ! dit-il.

— Je ne fais qu’entrer. M. Chandos est allé me chercher du café et des gâteaux.

Le colonel Evelyn s’aperçut de suite que l’indifférence de ses manières était affectée, qu’il y avait, dans la pâleur de ses joues, dans le frémissement de ses belles lèvres, quelque chose qui rappelait la promenade mémorable qu’ils avaient faite ensemble, et l’intérêt qu’elle avait su lui inspirer alors. Au lieu de s’esquiver tranquillement de la chambre, comme il avait coutume de faire quand le hasard le plaçait en tête-à-tête avec une jolie femme, il s’approcha plus près d’Antoinette, et, tout en disant quelques-unes de ces banalités de conversation qu’il savait pourtant généralement éviter, il s’étonna de la singulière expression de tristesse qu’il remarquait pour la première fois sur sa figure.

— Vous vous êtes bien tôt lassée de la danse, ce soir ? dit-il après quelques instants de silence.

— C’est vrai ; il faut que je conserve mes forces pour mon voyage de demain. Je dois partir pour Valmont aussitôt après le déjeûner.

— Ah ! vous nous quittez donc ? Que vont faire vos amis et vos admirateurs pendant votre absence ?

— M’oublier ! répondit-elle avec indifférence.

Evelyn pensa que si elle avait inspiré de l’amour, elle ne pourrait être aussi facilement oubliée ; mais il se contenta de répondre :

— Comme vous les oublierez sans doute ?

Ah ! le pourrait-elle ! Parmi ceux qu’elle quittait, il y en avait un qu’elle ne pouvait, qu’elle ne devait jamais oublier ; et comme il l’avait chagrinée, comme il avait blessé ses sentiments durant cette douloureuse soirée !

Elle ne répondit pas à l’observation du colonel, mais le vif incarnat qui monta à sa figure, l’expression de douleur morale qui se dessina sur ses traits indiquèrent clairement que cette remarque l’avait profondément touchée. Ému, il changea bientôt le ton de la conversation, se contenta de déplorer le malheur que quelques mois d’expérience de la vie mondaine apprendrait à cette naïve enfant à déguiser des émotions qu’elle trahissait aussi ouvertement.

Si Antoinette eut été dans son état normal, si ses sourires enchanteurs avaient comme autrefois illuminé ses beaux traits, il n’y a pas de doute qu’Evelyn se serait de suite éloigné d’elle ; mais il avait connu, lui aussi, les douleurs et les chagrins, et, sombre misanthrophe comme il l’était, s’il fuyait les plaisirs du monde, il savait du moins compatir aux souffrances et aux chagrins des autres.

En ce moment, M. Chandos arriva avec un plateau bien garni, et tout en offrant des gâteaux à Antoinette, il exprima l’espoir qu’elle serait bientôt en état de l’accompagner au salon.

— Si mademoiselle de Mirecourt veut rester ici plus longtemps pour prendre un peu de repos, je serai heureux de l’attendre pour la reconduire au salon, dit le colonel Evelyn.

M. Chandos, engagé pour la danse suivante avec une jeune fille enjouée qui l’attendait probablement avec la plus grande impatience, mentionna cette circonstance et se retira.

Après avoir feint de goûter quelques fruits, Antoinette se leva, avec la pensée qu’elle ne devait pas maintenant rester seule avec le colonel Evelyn, ni avec un autre.

— Quoi ! déjà désireuses de partir, mademoiselle de Mirecourt ? demanda le militaire. Veuillez accepter mon bras ; nous allons faire le tour des salons, jusqu’à ce que vous soyez suffisamment reposée pour retourner au milieu des jolis danseurs qui sont probablement impatients de votre absence.

Le sourire forcé avec lequel la pauvre Antoinette essaya d’accueillir cette observation était encore plus douloureux que l’expression de souffrance qui s’était d’abord trahie sur ses traits. Evelyn, se rappelant le calme et le sang froid qu’elle avait déployés dans un moment de péril imminent, ne put s’empêcher de remarquer avec chagrin que, quelque courageuse qu’elle fût dans les dangers physiques, elle était de celles que les souffrances morales pouvaient terrasser.

Tout en la promenant, il s’efforça, d’une manière qui ne lui était pas habituelle, de l’intéresser et de l’amuser : il y réussit en partie.

Le colonel possédait une intelligence rare et puissante, et sa conversation, quoique manquant de cette grâce du compliment, de ces spirituelles épigrammes qui donnaient tant de charme à celle de Sternfield, était infiniment plus intéressante. Antoinette s’y prêta de bonne grâce, ne s’apercevant pas que, dans les observations courtes et naïves qu’elle hasardait de temps à autre, son compagnon trouvait une fraîcheur, une candeur qui le charmaient plus que n’auraient pu le faire les plus fines réparties.

En passant dans un salon faiblement éclairé par des lampes colorées en rose et rempli d’objets qui en faisaient un véritable boudoir, ils aperçurent le major Sternfield assis sur une causeuse près d’une jeune fille de seize ans, jolie et gracieuse, et dont l’air confus et les yeux baissés indiquaient qu’elle n’était pas familière avec le genre de conversation adulatoire à laquelle on semblait l’initier.

Comme ils passaient devant eux, Evelyn se mordit les lèvres.

— Admirez-vous le major Sternfield ? demanda-t-il brusquement

— Comme il est loin de se douter que le major Sternfield est maintenant le seul arbitre de ma destinée, de mon avenir ! pensa la pauvre Antoinette.

Soit qu’il n’eût pas remarqué son embarras, soit qu’il ne se souciât pas d’entendre sa réponse, le colonel continua :

— Sans doute vous l’admirez, et les trois quarts des dames qui sont ici ce soir en font probablement autant. Il est beau comme un Apollon, il a des manières irréprochables, il danse et il cause à ravir : assurément cela suffit. Cependant je préfère, pour ma part, rester sous l’imputation d’être un ennemi des femmes, comme vous m’avez dit que j’en avais la réputation, plutôt que d’être un homme de son caractère. Maintenant, je dois vous laisser, car je vois s’avancer un monsieur qui désire vous demander pour la prochaine danse ; aussi bien, je vais vous dire adieu de suite, car j’ai l’intention de quitter bientôt cette scène brillante.

— Adieu ! Vous avez été bien bon pour moi ce soir, dit-elle simplement en lui donnant la main.

— Les derniers mots que vous venez de prononcer, dit-il en baissant la voix, m’encouragent à vous donner un conseil qu’autrement vous auriez raison de regarder comme impertinent, un conseil qui a dans tous les cas le mérite du désintéressement, car il vient d’un homme qui a cessé de rechercher les sourires et l’approbation des femmes. Le voici : restez dans cette heureuse maison de la campagne où vous avez grandi candide et naïve ; restez avec les amis sages, éprouvés de votre enfance ; vous n’en trouveriez pas d’aussi bons dans cette vie frivole où vous êtes récemment entrée.

— Trop tard ! se dit à elle-même Antoinette qui se contenta de répondre en inclinant légèrement la tête.

Le colonel Evelyn la quitta, tout en reconnaissant que quelque chose comme de la confiance en la femme pouvait encore exister sur la terre.

De son côté, Antoinette accepta sans faire aucune observation le danseur qui venait de s’offrir et dont les platitudes lui parurent doublement ennuyeuses après l’intéressante conversation qu’elle venait d’avoir avec le colonel.

Ses pensées ne tardèrent pas à retourner auprès de Sternfield. Elle songea au cruel et systématique abandon qu’il avait fait d’elle-même, à ses attentions empressées pour d’autres, et l’expression d’angoisses qui l’avait abandonnée depuis un moment revint bientôt plus forte que jamais.

À la fin de la danse on vint annoncer le souper. De retour au salon, on dansa un cotillon, puis on fit un peu de musique.

Finalement, pendant que la plupart des invités commençaient à se retirer, le major Sternfield s’avança vers sa femme.

— Est-ce que tu t’es bien amusée ? demanda-t-il ; je t’en ai laissé le loisir en te faisant grâce de mes ennuyeuses attentions.

— Vous m’avez rendue bien malheureuse ce soir, répondit-elle d’une voix tremblante.

Sternfield aperçut aussi facilement que le colonel Evelyn les traces que la douleur morale avait laissées sur son pâle visage, et il en fut un peu attristé.

— Pardonne-moi, Antoinette, murmura-t-il avec tendresse. Mais qu’est le léger chagrin que ma conduite de ce soir a pu te causer, auprès des souffrances que ta froideur m’inflige constamment ?

— Moi, j’agis par principe, Audley, tandis que vous, vous m’avez torturée, soit par représailles, soit par le désir de voir jusqu’à quel point vous pouvez me faire souffrir et ce que je puis supporter.

— Oh ! non, ma petite femme ; mais j’espère que cette dure leçon aura pour effet de te rendre à mon égard plus indulgente que tu ne l’as été jusqu’ici. Assurément, tu ne me refuseras plus la permission d’aller à Valmont ?

— Venez à Valmont si vous le voulez, mais venez-y ouvertement et sans détour : au risque d’encourir la colère et les reproches de mon père, je vous y recevrai avec plaisir ; mais, quant à aller vous rencontrer ailleurs, je ne le puis pas, je n’y consentirai jamais.

— Qu’il en soit ainsi ! Puisque tu l’exiges, je me confierai aux hasards de l’hospitalité de ton père. Mais comment passerai-je le temps durant ton absence ?

— Oh ! quant à cela, vous avez beaucoup de ressources, répondit-elle amèrement. Je n’en veux pour preuve que ce qui s’est passé ici ce soir.

— Comment ! tu es jalouse, Antoinette ?

Et un imperceptible sourire de satisfaction traversa ses traits.

— Je ne croîs pas que j’aie ressenti de la jalousie ; mais ce que je sais, c’est que j’ai été bien malheureuse pendant les quelques heures qui viennent de s’écouler. Je me suis demandé plus d’une fois avec anxiété si l’amour que vous dites avoir pour moi est bien sincère, si cet amour pouvait réellement exister pendant que vous me traitiez ainsi. Oh ! Audley, concevez avec quelle cruelle douleur j’ai pu laisser ce doute pénétrer dans mon cœur, maintenant que nous sommes irrévocablement unis l’un à l’autre.

— Oui, il est bien heureux qu’il en soit ainsi ! répondit-il, les yeux brillants d’un sombre triomphe.

Sa femme frémit.

— Heureux, devriez-vous dire, Audley, tant que la confiance et l’affection mutuelles existeront entre nous.

— Je ne fais aucune exception : heureux dans l’un comme dans l’autre cas. Même, malgré la défiance, la froideur et l’irritation qui pourraient obscurcir nos relations, c’est pour moi une pensée consolante que celle de savoir que tu es entièrement irrévocablement à moi.

Ces paroles n’étaient, si vous le voulez, qu’une exagération de passion comme celles qui, en général, résonnent si agréablement aux oreilles d’une nouvelle mariée ; mais elles firent pâlir la pauvre femme de Sternfield et remplirent son cœur d’une terreur indicible.

— Comment ! n’ai-je pas raison ? continua-t-il presque violemment en remarquant sa pâleur soudaine.

— Pour l’amour de Dieu, Audley, ne parlez pas aussi étrangement ! À Dieu ne plaise que la moindre défiance s’élève maintenant entre nous ! Je vous serai sincère, fidèle et dévouée ; de votre côté, soyez bon et patient pour moi. Ne jouez pas avec mes sentiments comme vous l’avez fait aussi impitoyablement ce soir…

— Même comme tu as constamment joué avec les miens ?… Mais voici ta cousine. Je t’en prie, tâche de paraître moins abattue ; autrement, j’aurais à passer par une cour martiale qu’elle pourrait instituer.

— Que conspirez-vous donc ensemble dans ce coin solitaire ? demanda madame d’Aulnay qui arrivait en souriant. Comment Antoinette, tu parais bien malade ! tu seras certainement incapable de faire le voyage de demain. Major Sternfield, souhaitez-lui le bonsoir de suite, car c’est vous qui, par vos plaintes et vos mélancolies, avez fait disparaître les couleurs d’Antoinette. Dites bonne nuit et adieu.

Et elle s’éloigna.

— Adieu, chère Antoinette ! dit Sternfield en pressant sa jeune femme sur son cœur. Pardonne moi et oublie la peine que je t’ai si cruellement infligée ce soir.

Pardonner et oublier ! Hélas ! la demande était bien facile à faire ; mais fut-elle aussi facilement accordée ?

L’insomnie d’Antoinette, les oreillers de son lit trempés de larmes, auraient pu répondre à cette question.