Antonia (Sand)/6

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Antonia (1863)
Calmann Lévy (p. 212-250).



VI.


Deux semaines s’étaient écoulées depuis la mort du marquis d’Estrelle, et, après toutes les recherches possibles, il n’y avait pas eu trace de testament. On croyait qu’il en avait un, on n’osait dire tout haut que la marquise l’avait détourné. D’après divers indices, Marcel le pensait ; mais rien ne servait de soupçonner, on ne pouvait rien prouver, et le fait s’accomplissait avec une insolente tranquillité, c’est-à-dire que la marquise, s’en tenant aux droits consacrés par son contrat de mariage, héritait intégralement de tous les biens du défunt, et ne faisait mention d’aucune réserve pour l’acquit des dettes du feu comte. Cette réserve semblait ressortir pourtant des termes du contrat de Julie. C’était matière à procès, et Marcel conseillait à Julie de plaider, ne fût-ce que pour arrêter les poursuites dont elle était menacée. Julie ne voulait pas de procès. Elle croyait qu’on les perdait toujours de part et d’autre, et Marcel avouait qu’elle ne se trompait guère.

— Je sais bien, disait-elle, que la marquise ne m’aime pas, et il est fort possible qu’elle ne me doive rien ; mais c’est une très-grande dame, et il n’est pas possible que, riche comme elle l’est, elle laisse dépouiller entièrement une personne qui porte son nom. Attendons encore. Il ne serait pas séant d’aller si vite lui parler d’argent, et peu prudent, vous l’avez dit vous-même, de paraître trop pressée. Le moment venu, je ferai cette démarche quoi qu’il m’en coûte ; vous m’avertirez de l’opportunité.

— Allez-y tout de suite, lui dit un jour Marcel. Il n’est que temps, vos créanciers veulent agir demain.

Julie, sans se décourager de l’insuccès de sa première visite, s’était présentée chez la douairière dans la matinée qui avait suivi le décès du marquis. Cette fois, elle avait été reçue très-froidement, mais avec politesse. Peut-être, ayant fait disparaître les dispositions testamentaires, ne craignait-on plus sa présence. Il y eut bien quelque réflexion aigre-douce sur les plaisirs mondains qui marquaient la fin du deuil de veuve de madame d’Estrelle, par allusion à son absence de la veille. Julie avait donné l’explication convenue avec Marcel. On l’avait écoutée d’un air de curiosité assez désobligeant, et puis on avait ajouté :

— C’est dommage pour vous, comtesse, mais vous voilà de nouveau en deuil !

Julie avait fait d’autres visites à la douairière sans lui parler jamais de ses embarras. Le moment venu de le faire, elle s’arma de courage, se présenta avec sa douceur accoutumée, et fit en peu de mots, qu’elle ne put réussir à rendre très-humbles, l’exposé de sa situation.

— Je vous demande pardon, madame, lui répondit la marquise, mais je n’entends rien à ces affaires, n’ayant pas l’avantage de vivre dans l’intimité des procureurs. Si vous voulez bien envoyer le vôtre à mon notaire, il prendra connaissance de mes droits comme de mes devoirs, et il se convaincra que vous n’êtes pas au nombre des charges qui m’ont été laissées.

— Ce n’est point là, madame la marquise, la réponse que je réclamais de votre loyauté. Il se peut que vous ne me deviez rien, et cela doit être, puisque vous l’affirmez. Je pensais que, par des considérations de famille…

— Je n’ai pas l’honneur d’être de la vôtre, répondit sèchement la marquise.

— Vous voulez dire, reprit Julie, ranimée par la provocation, que M. le comte d’Estrelle s’est un peu mésallié en épousant une fille de noblesse mi-partie de robe et d’épée. Ceci ne m’offense pas, je ne rougis pas de mes aïeux magistrats, et ne me crois au-dessous de personne ; mais je ne suis pas venue ici pour discuter mes titres à l’honneur de porter le nom que vous portez aussi. Le fait existe, je suis la comtesse d’Estrelle ; dois-je perdre l’existence qui m’avait été promise et qui semblait assurée ? Si M. le marquis m’a oubliée en mourant, ne résulte-t-il pas d’intentions dont il a dû vous faire part que vous acquitterez les dettes de son fils, du moins en partie ?

— Non, madame, reprit la douairière, cela ne résulte pas d’une intention qu’il m’ait jamais exprimée. Je connais seulement son opinion, et la voici : vous devriez résolument renoncer à votre douaire, puisqu’il est insuffisant pour acquitter les dettes en question, et l’on verrait à payer le reste.

— On me l’a proposé souvent, madame ; j’ai demandé si l’on voulait bien, en échange de cet abandon, me faire une pension quelconque.

— Êtes-vous absolument sans ressources ? votre famille ne vous a-t-elle rien laissé ?

— Douze cents livres de rente, madame, pas davantage, vous ne l’ignorez pas.

— Eh bien, avec cela on peut vivre, ma chère ; c’est assez pour aller en fiacre, pour voir la comédie en loge grillée, pour fréquenter les femmes de procureur et pour donner le bras dans la rue en plein minuit à des peintres d’enseigne. Ce sont là vos goûts, à ce que l’on dit ; contentez-les, renoncez à vos droits ou laissez vendre à tout prix les biens que vous tenez de la famille d’Estrelle ; peu m’importe à moi ! Tout ce que je désire, c’est que vous fassiez un mariage quelconque qui change votre nom et qui m’empêche d’être jamais confondue avec vous par ceux qui ne nous connaissent point.

— Vous aurez cette satisfaction, madame, répondit Julie en se levant, car, pas plus que vous, je ne voudrais de cette confusion fâcheuse.

Elle salua et sortit.

Marcel l’attendait chez elle. Quand il la vit rentrer pâle et l’œil rempli d’un éclair d’indignation :

— Tout est perdu, lui dit-il, je vois cela ! Parlez vite, madame, vous me faites peur.

— Mon cher Thierry, je suis ruinée sans ressources, répondit Julie ; mais ce n’est pas cela qui m’étouffe. On m’insulte, on me foule aux pieds ; du premier coup, sans témérité, sans provocation de ma part, on me jette l’outrage à la figure ! je suis environnée d’espions, on rapporte, on envenime les choses les plus innocentes… Thierry, ajouta-t-elle en se laissant tomber sur un fauteuil, vous êtes un honnête homme ;.… je vous jure que je suis, moi, une honnête femme !

— Il n’y a que des misérables qui puissent nier cela ! s’écria Marcel. Voyons, du courage, expliquez-vous.

Quand Marcel sut tout, sauf l’intelligence qui régnait entre Julien et la comtesse, car ils avaient cru devoir garder provisoirement leur secret, même vis-à-vis de madame André Thierry, il fut fort abattu et jugea la situation désespérée.

— Vous voilà, dit-il, entre le dénûment subit, absolu, épouvantable pour une femme qui a vos habitudes, et un procès dont l’issue est fort douteuse. Je ne sais plus quoi vous conseiller. Je vois que mes prévisions se réalisent. On veut vous dépouiller et avoir le monde pour soi en essayant de ternir votre réputation. On a aiguisé des armes contre vous, on s’en est muni en voyant décliner le marquis, et même, pendant qu’il rendait l’âme, on s’en est servi ; on a travaillé de sang-froid à votre perte, on vous a fait espionner, on vous a suivie…

— Attendez, monsieur Thierry, est-ce que M. Antoine n’est pas mêlé à tout cela ?

— Julien le croit ; moi, j’en doute encore ; j’en aurai le cœur net, et, s’il le faut, je dresserai un contre-espionnage auprès du sien ; mais le plus pressé n’est pas de savoir qui vous trahit, il faut arrêter vos résolutions.

— Pas de procès surtout !

— Non ; mais n’avouons pas cela, et menaçons de rébellion ; je m’en charge. On veut que vous abandonniez le douaire purement et simplement ; moi, je veux qu’on achète cet abandon, et je débattrai les conditions fort et ferme.

— En attendant, dit Julie, me voilà brouillée avec la famille de mon mari, car vous pensez bien que je ne remettrai jamais les pieds chez la marquise.

— Devant le parti pris de vous pousser à bout que je vois bien arrêté chez elle, je n’ai point à vous conseiller la patience. La guerre est déclarée, les hostilités ne sont pas de notre fait. Il s’agit de ne pas reculer.

Mais Marcel n’eut pas le loisir de batailler. Il avait à ses trousses deux ou trois procureurs d’assez mauvais renom, qui parlaient de faire vendre à la criée, et qui ne voulaient plus accorder de délai. Il crut devoir souscrire aux prétentions de la marquise. Il alla en prévenir Julie.

— On vous dépouille, lui dit-il, et je crains même qu’on ne vous force, en cas de résistance, à aliéner le mince capital que vous tenez de votre famille. Il est bien certain que les dettes du comte avec les intérêts accumulés absorberaient au delà de ce qui vous reste de sa fortune. La marquise d’Estrelle veut habiter ou tout au moins posséder l’hôtel d’Estrelle.

— Et ses dépendances ? dit Julie ; le pavillon aussi ?

— Le pavillon aussi. Ma tante aura une indemnité pour déguerpir, autre chose à débattre, mais qui ne vous regarde pas.

Julie ne répliqua rien et tomba dans une profonde tristesse. Être ruinée, réduite à douze cents livres de rente, cela n’avait pas encore offert un sens bien net à son esprit ; mais quitter à tout jamais cette maison élégante, ce jardin délicieux qui, depuis quelques semaines, lui étaient devenus si chers, perdre ce voisinage du pavillon, ce charme et cette sécurité des entrevues nocturnes, c’était là véritablement la catastrophe ! Tout un monde d’ivresses s’écroulait derrière elle. Une phase de son plus pur bonheur était close brutalement et sans qu’elle eût eu le temps de s’y préparer.

Marcel retourna vite chez le notaire de la marquise. Il le trouva très-hautain devant ses concessions, non pas lui, l’homme, qui était fort galant homme du reste, mais le fondé de pouvoirs engagé à soutenir pied à pied la cause de sa cliente. On l’avait, d’ailleurs, prévenu contre Julie, et il ne voyait en elle qu’une jeune folle décidée à tout sacrifier à des passions déréglées. Marcel n’y put tenir ; il se fâcha, jura son honneur qu’il n’existait aucune relation secrète entre la comtesse et son cousin, qu’ils se connaissaient à peine, et que Julie était la femme la plus pure, la plus digne de respect et de pitié. Marcel était connu pour un très-honnête homme : la chaleur de sa conviction ébranla le notaire ; mais, revenant aux droits de la marquise, il démontra qu’elle était maîtresse de la situation et qu’on serait heureux d’en passer par où elle voudrait.

Pourtant il promit de faire son possible pour l’amener à des dispositions plus généreuses envers la veuve de son beau-fils. Le lendemain, il annonça, par une lettre à Marcel, que la marquise souhaitait voir l’hôtel d’Estrelle, où elle n’était pas entrée depuis longtemps. Elle voulait s’assurer par ses yeux de l’état des lieux et faire procéder à une évaluation qui serait débattue en sa présence par ses conseils et ceux de la comtesse. Il était aisé de voir, à la forme de cette lettre, que le notaire avait mécontenté sa cliente en plaidant, ainsi qu’il l’avait promis, le côté moral de la cause de Julie, et que lui-même était assez mécontent des méfiances et des duretés de la douairière.

Il se présenta le jour même avec elle. Julie, ne voulant pas revoir sa cruelle ennemie, se renferma dans son boudoir, laissant ouvertes toutes les autres portes des appartements.

La marquise d’Estrelle était une âpre Normande. Dans le monde de madame d’Ancourt, on l’appelait madame de Pimbêche, Orbêche, etc. On l’accusait d’emprunter à l’année pour prêter sous main à la petite semaine. C’était peut-être exagéré ; mais il est certain qu’en versant une grosse somme pour libérer Julie, elle voulait se rattraper sur le détail. La promptitude qu’elle mit à venir faire cette sorte d’expertise en était la preuve.

Elle se promena dans toute la maison, examina tout d’un œil perçant et sûr, fit ses objections et ses réserves sur la plus petite dégradation murale, déprécia tant qu’elle put le mobilier et l’immobilier, parlant et agissant avec un cynisme d’avarice et d’aversion qui écœura Marcel et fit plus d’une fois rougir le notaire. Lorsqu’elle arriva devant le boudoir où Julie s’était réfugiée, elle demanda que cette porte fût ouverte. Elle le fut à l’instant même. Julie avait entendu venir, et, ne voulant pas subir ce dernier affront de recevoir malgré elle une visite odieuse, elle était sortie par le jardin, laissant à Camille l’ordre d’ouvrir dès qu’on l’exigerait. Camille était fière, elle comptait des échevins parmi ses ancêtres ! Elle ne put résister au désir de donner une leçon à la douairière : elle s’approcha d’un meuble où elle avait serré exprès à la hâte quelques chiffons, et dit d’un ton de soumission mordante :

— Peut-être que madame veut compter le linge ? Il y a ici des fichus et des rubans à ma maîtresse.

La douairière se souciait peu du caquet d’une suivante ; mais sa haine contre Julie reçut le coup de fouet et s’exaspéra. Elle jeta un coup d’œil rapide vers la croisée, et vit madame d’Estrelle qui traversait le jardin et se dirigeait vers le pavillon.

C’était là une grande faute sans doute de la part de Julie, mais elle aussi était exaspérée. Elle se sentait comme chassée de sa maison, de sa chambre, de sa retraite la plus intime par l’impudeur de la persécution. Elle cherchait un refuge, elle avait la tête perdue, elle s’en allait d’instinct et sans réfléchir vers madame Thierry, vers Julien.

— On ne viendra pas me relancer chez eux, pensa-t-elle, on n’oserait ! Je suis encore propriétaire, et moi seule ai le droit d’entrer chez les personnes qui sont là en vertu d’un bail. Il est temps que j’avoue, d’ailleurs, mes relations d’amitié avec madame Thierry, et, à partir d’aujourd’hui, je prétends aller chez elle comme je vais chez d’autres femmes qui ont des frères ou des fils.

Au moment où elle entrait résolument dans le pavillon, la marquise, avec une résolution non moins soudaine, sortait du boudoir et s’élançait dans le jardin.

— Où allez-vous, madame ? lui dit Marcel, qui n’avait pas vu fuir Julie, mais qui se méfiait des yeux brillants et de l’allure saccadée de l’agile et verte vieille.

La marquise ne daigna pas répondre, et continua de sautiller comme une pie déplumée. Le notaire et Marcel la suivirent, ne pouvant l’arrêter.

Elle connaissait fort bien les localités, quoique depuis longtemps elle n’y eût pas fait acte de présence, s’étant brouillée dès son second mariage avec le comte son beau-fils. Elle arriva au pavillon peu de minutes après Julie, trouva la porte grande ouverte et entra dans l’atelier comme une bombe.

Julien était seul ; il ne savait même pas que madame d’Estrelle fût entrée et montée chez sa mère. Depuis qu’il voyait Julie en secret, il n’était plus aux aguets. On était si bien d’accord pour ne pas se rencontrer par hasard ! Il travaillait et chantait. Julie, en entrant dans le petit vestibule, avait eu je ne sais quel vague et subit avertissement du danger d’être suivie ; elle avait pris l’escalier, se persuadant que la chambre de la veuve était un asile inviolable. Surpris de la brusque apparition de la vieille douairière, Julien, qui ne l’avait jamais vue, se leva, pensant qu’elle était arrivée par la rue et qu’il s’agissait d’une commande. Cette figure rouge et haletante, anguleuse et maussade, lui causa plus de déplaisir que d’espérance.

— Voilà, se dit-il rapidement, une personne qui marchandera comme un brocanteur, si ce n’est quelque brocanteur femelle en réalité.

La toilette sordide de la dame n’annonçait nullement son rang et sa fortune.

— Vous êtes seul ici ? lui demanda-t-elle sans lui rendre aucune espèce de salut.

Marcel et le notaire parurent, et les yeux étonnés de Julien interrogèrent Marcel, qui se hâta de lui dire :

— Madame est une personne qui souhaite acquérir ce pavillon, et qui…

— Je n’ai pas besoin qu’on me présente à ce monsieur, riposta aigrement la marquise, et je sais m’expliquer moi-même.

— Alors, madame, dit Julien en riant, ce monsieur attend vos ordres.

— Je vous ai fait une question, reprit la marquise sans se déconcerter, je vais la rendre plus claire. Où a passé la comtesse d’Estrelle ?

Julien recula d’un pas. Marcel, voulant éviter une scène ridicule, lui fit vivement un signe en touchant son front avec le doigt, pour lui faire entendre que cette femme avait l’esprit dérangé.

— Ah ! fort bien, dit Julien, parlant du ton dont on parle aux enfants et aux fous. Madame la comtesse d’Estrelle ? Je ne la connais pas.

— Sotte réponse, monsieur le peintre, et tout à fait inutile. Je veux parler à cette dame, et je sais qu’elle demeure ici… de temps en temps !

— Marcel, dit Julien en s’adressant à son cousin, est-ce toi qui m’amènes cette dame ?

Marcel fit avec angoisse un signe de tête négatif.

— Alors c’est vous, monsieur ? dit Julien au notaire.

— Non, monsieur, répondit le notaire avec résolution ; j’ai suivi madame, et j’ignore absolument ce qu’elle vient faire ici.

— Vous auriez donc beaucoup mieux fait de ne pas me suivre, reprit la marquise avec une sèche tranquillité ; j’ai eu une raison pour venir dans cette boutique de tableaux, vous n’en avez pas. Faites-moi l’amitié de m’y laisser agir à ma guise.

— Je m’en lave les mains, répondit le notaire en saluant Julien avec beaucoup de politesse, et il sortit maudissant l’humeur acariâtre et fantasque de sa cliente.

— Quant à vous, monsieur le procureur,… dit la marquise à Marcel.

— Quant à moi, madame, répondit Marcel, je suis ici dans ma famille, et n’ai d’ordre à recevoir que de la maîtresse du logis qui est ma tante.

— Je sais tout cela. Je sais votre parenté et comment vous vous entendez en bons amis entre vous, et en bons voisins avec la veuve du comte d’Estrelle. Restez si bon vous semble, ou mettez-moi à la porte si vous l’osez.

— Finissons-en, madame, dit Julien, qui perdait patience. Je n’ai pas coutume de manquer de respect à une femme, quelque étonnante qu’elle me paraisse ; mais je suis un artiste, un ouvrier si vous voulez : je suis chez moi, dans ma boutique de tableaux, comme vous dites fort bien, j’y travaille, je n’ai pas de temps à perdre. Vous me parlez de choses que je n’entends pas et d’une personne que je n’ai pas l’honneur de recevoir ; si vous n’avez pas d’autre motif pour me venir déranger, souffrez que je vous quitte.

Et, enlevant son étude et sa palette, Julien sortit de l’atelier en jetant à Marcel un coup d’œil expressif qui signifiait : « Tire-toi de là comme tu pourras. »

— C’est bien ! dit la marquise sans se laisser abattre par ce congé en bonne forme. Je me rappellerai la chanson du berger. Voyons un peu la chaumière. Je ne vous ferai grâce de rien ; je veux voir tout le pavillon dehors, dedans, en haut, en bas, comme j’ai vu l’hôtel.

— Allons, madame, dit Marcel, puisque vous l’exigez… Permettez-moi seulement de prévenir ma tante, qui demeure là-haut !

— Non, pas du tout, reprit la douairière en se dirigeant vers la porte, je préviendrai moi-même, et, si l’on me renvoie,… eh bien, j’en serai fort aise, monsieur le procureur !

— Ah ! c’est à en perdre la tête ! s’écria involontairement Marcel ; est-il possible que vous supposiez réellement madame d’Estrelle cachée ici ? Alors venez, madame, je vous montre le chemin. Quand vous en aurez le cœur net…

Marcel était à cent lieues de s’imaginer que Julie fût dans la chambre de sa tante. Tout à coup, et comme il ouvrait brusquement la porte de l’atelier, il vit madame d’Estrelle et madame Thierry devant lui, et resta dans l’attitude la plus piteuse que l’on puisse attribuer au désappointement.

Julie avait entendu l’arrivée bruyante de la marquise dans l’atelier. Julien était monté pour dire à sa mère qu’une folle était là faisant rage. Il avait été surpris d’abord de voir Julie et désolé ensuite de sa présence, en apprenant d’elle que cette folle était la douairière en personne. Julie la connaissait enfin et savait bien qu’elle viendrait la relancer jusqu’au grenier. Elle avait pris son parti sur-le-champ, et, s’emparant du bras de madame Thierry, elle lui avait dit :

— Venez ! il ne me sied pas d’être surprise chez vous comme une coupable qui se cache. J’aime mieux braver l’orage, et je sens que je peux le braver parce que je le dois.

Julien, éperdu et prêt à éclater, était resté sur le haut de l’escalier, écoutant et se demandant si Marcel tout seul réussirait à empêcher les deux femmes qu’il aimait et respectait le plus au monde d’être insultées par une furie.

Mais, chose inattendue, dès que la douairière se vit en présence de ces deux femmes, son visage s’éclaircit, et sa colère parut se dissiper. Que voulait-elle en effet ? Constater par ses propres yeux qu’on ne l’avait pas trompée en lui disant que Julie avait fait amitié avec la veuve Thierry et qu’elle était, par conséquent, la maîtresse de son fils. La conséquence était un peu forcée ; mais, Julien ayant dit à la marquise qu’il ne connaissait pas Julie, la marquise avait quelque motif de croire ce qu’elle désirait croire. Cette satisfaction l’apaisa comme la possession d’une proie apaise l’agitation du vautour. Elle partit d’un méchant rire en regardant Marcel d’une manière triomphante, et, sans saluer personne, sans attendre que personne lui adressât la parole :

— Venez, monsieur le procureur, dit-elle à Marcel, je suis satisfaite ; j’ai vu ici tout ce que je voulais voir ; allons à nos affaires.

Julie sentit le sarcasme, elle allait y répondre. Elle était poussée à bout, au point de souhaiter dire son secret en présence de tous. C’était, selon elle, l’occasion ou jamais. Puisque la calomnie voulait la traiter en pécheresse humiliée, elle voulait reprendre sa dignité par l’aveu d’un amour sérieux et bientôt légitime. C’était un grand acte de courage de la part d’une femme qui n’avait jamais rien su braver ; aussi n’était-elle pas de sang-froid en prenant à la hâte et à l’insu de Julien cette résolution extrême.

Mais il ne lui fut pas donné de l’accomplir ainsi. Marcel et madame Thierry lui saisirent chacun une main en lui disant bas, comme à l’unisson :

— Ne répondez pas ; laissez tomber cela sous vos pieds !

Et, pendant qu’ils la retenaient ainsi, la douairière passa devant elle sans daigner la regarder et reprit l’allée qui ramenait à l’hôtel, tandis que l’honnête notaire, qui l’attendait dehors et qui la suivit, adressait à Julie un salut d’une déférence très-significative.

— Vous le voyez, dit Marcel, son conseil même proteste contre l’indignité d’une pareille conduite, et, maintenant que cette femme a levé le masque, personne ne sera pour elle contre vous ; mais, pour Dieu, madame, comment vous laissez-vous surprendre ici, où vous ne venez jamais ? Vous êtes imprudente, je dois vous le dire !

— Mon cher Thierry, j’ai à vous parler, répondit Julie. Allez conclure avec la marquise, cédez tout en fait d’argent, sauvez seulement ma petite fortune personnelle, et revenez ici. Je vous y attends.

— Pourquoi ici ? reprit Marcel.

— C’est ce que je vous dirai quand vous serez de retour, répondit Julie.

— En effet, madame, dit Julien dès que Marcel se fut éloigné, par quel malheureux hasard honorez-vous ma mère de votre visite précisément le jour où votre mortelle ennemie vous guette ? Et maintenant pourquoi restez-vous là comme pour la confirmer dans ses étranges soupçons ?

Malgré le ton respectueux et tendre de Julien, ses paroles contenaient une sorte de réprimande qui étonna madame Thierry.

— Julien, dit madame d’Estrelle avec vivacité, le moment d’être sincère est venu. Il est venu plus tôt que je ne l’attendais, mais il s’impose, et je ne veux pas reculer devant la destinée. Ma digne amie, s’écria-t-elle en se jetant au cou de madame Thierry, sachez la vérité. J’aime Julien. Je lui appartiens par les engagements les plus sacrés. Embrassez et bénissez votre fille.

— Ô mon Dieu ! s’écria à son tour madame Thierry éperdue en pressant Julie sur son cœur, vous êtes mariés ?

— Non certes, jamais sans ton consentement, dit Julien en embrassant aussi sa mère ; mais nous nous sommes juré l’un à l’autre de te le demander dès que cette confidence n’aurait plus rien d’alarmant pour ta tendresse. Julie parle plus tôt que je ne l’aurais souhaité, mais elle parle, et que veux-tu que j’ajoute ? Je t’ai trompée, ma bonne mère, je l’aime éperdument, et je suis le plus heureux des hommes, puisqu’elle m’aime aussi !

Madame Thierry fut si émue de ces révélations, qu’elle resta longtemps sans pouvoir parler. Elle accablait Julie et Julien des caresses les plus tendres, et, tremblante, les mains froides, les yeux humides, elle éprouvait un mélange singulier de frayeur et de joie. Le premier sentiment dominait peut-être, car sa première question fut pour demander à Julien pourquoi, au milieu de son bonheur, il semblait reprocher à Julie d’agir un peu trop vite.

— Ah ! voilà ! dit Julie. Hier au soir,… car nous causons ensemble tous les soirs, chère mère, nous étions convenus d’attendre la solution définitive de mon sort avant de rien révéler à nos amis et à vous-même. Je me voyais marcher à ma ruine. Julien en était content. Seulement, il eût voulu, pour ma considération, que tous les torts fussent du côté de la marquise, et il est bien certain que ma résolution, connue et publiée, va lui donner des partisans nombreux dans son monde de faux dévots et de méchantes prudes ; mais, moi, je ne peux pas supporter qu’on me fasse passer pour une femme galante, et cela serait si je craignais de dire la vérité tout entière.

— Oui, sans doute, répondit Julien : à présent, il faut la dire ; mais vous avez hâté l’heure, ma chère Julie ! Pour cette inconséquence-là, je vous adore encore plus ; mais mon devoir était de ne point m’y prêter. L’amour et la destinée l’ont emporté sur ma prudence ; ils ont rendu mon dévouement inutile… Arrière les réflexions ! Bénis tes enfants, ma chère mère ; Julie l’a dit, Julie le veut, et, moi, je sais que tu le veux autant qu’elle.

Pendant que les habitants du pavillon se livraient à cet épanchement, la marquise, installée dans le salon de l’hôtel, procédait à l’évaluation rigide de l’un et de l’autre. Marcel bataillait, le notaire faisait d’honnêtes mais vains efforts pour équilibrer les prétentions respectives. Enfin on arrivait à une conclusion assez chagrinante pour Marcel : c’est que Julie ne pouvait pas espérer de sauver son mobilier des griffes de l’ennemi. C’était beaucoup qu’on lui permît de conserver ses diamants et ses dentelles. Il fallait subir ce dur marché, parce que c’était le plus sûr ; aucun enchérisseur ne s’était présenté. Marcel avait bien écrit à l’oncle Antoine, espérant qu’il prendrait envie du jardin et ne marchanderait pas trop malgré sa rancune ; mais l’oncle Antoine s’était tenu coi.

Après une demi-heure de discussion finale sur les articles déjà rédigés, on fit quelques ratures, on remplit quelques blancs. La douairière signa, et, comme Marcel se disposait, tout en rechignant et protestant encore, à soumettre l’acte à la ratification de Julie :

— Pourquoi n’est-elle pas ici ? dit la douairière d’un ton brusque. La chose est assez importante pour qu’elle puisse quitter son cher pavillon pendant quelques minutes !

— Vous avouerez, madame, reprit Marcel, que vous ne traitez pas la comtesse d’Estrelle sur un pied de bénévolence qui doive l’engager à se retrouver en face de vous.

— Bah ! bah ! elle est bien susceptible ! Allez donc la chercher, maître Thierry ! J’ai hâte de m’en aller, et, si, en lisant l’acte, elle fait des façons, je ne suis point faite, moi, pour l’attendre. Qu’elle vienne s’expliquer ici, ce sera plus tôt fini. Que craint-elle ? Je n’ai plus rien à lui dire sur sa conduite, dont, à l’heure qu’il est, je me soucie fort peu, et que, d’ailleurs, je ne lui ai point reprochée. Lui ai-je dit un seul mot tout à l’heure ? Si je lui en ai touché auparavant quelque chose, c’est lorsqu’elle a voulu faire appel à des sentiments que je ne lui dois point ; mais qu’elle s’abstienne de récriminations, et je m’engage à ne la point humilier.

— Si vous m’autorisez à lui porter des paroles de paix, dit Marcel, et à les rédiger en expressions douces et convenables, je vais tenter de l’amener ici.

— D’ailleurs, observa le notaire, madame la marquise a sans doute quelque chose à lui dire en dehors des termes du contrat ? L’intention de madame est certainement de lui donner le temps de trouver un abri en quittant l’hôtel ?

— Oui, oui, c’est cela, dit la marquise ; c’est mon intention. Allez, maître Thierry !

Marcel courut au pavillon et décida Julie à le suivre. Il lui avait semblé que la marquise, satisfaite de son marché, voulait essayer d’effacer un peu ses torts, et il convenait à la générosité de Julie, à sa prudence peut-être, de ne pas repousser cette sorte de replâtrage dont le monde a coutume de se contenter.

Le temps pressait, on ne s’expliqua pas encore au pavillon en présence de Marcel ; seulement, Julie dit tout bas à madame Thierry :

— Vous savez ma dot à présent ; j’apporte une très-petite rente ; mais, en vendant mes bijoux, nous pouvons racheter la maison de Sèvres. Je suis donc pour Julien un parti sortable, et tout s’arrange de ce côté aussi bien que possible.

La marquise dissimula l’impatience que lui avaient causée quelques moments d’attente. Elle fut presque polie en priant Julie de lire et de signer. Julie prit la plume ; mais, ne voyant pas venir les paroles conciliantes que Marcel lui avait annoncées, elle hésita un peu et regarda le notaire, comme pour lui demander son avis. Cet air de déférence n’échappa point à la perspicacité de l’homme de loi, qui décidément se sentait de la sympathie pour elle.

— Ce serait le moment, dit-il à sa rude cliente, d’annoncer à madame vos bonnes intentions sur la question exécutoire.

— Eh ! oui, sans doute, répliqua la marquise, je veux entrer en possession de l’hôtel sur-le-champ, demain au plus tard ; mais je laisse le pavillon pour deux ou trois mois à madame.

— Le pavillon ? dit Marcel surpris. Mais il est loué, le pavillon ! Madame la marquise n’ignore pas qu’il est loué pour neuf ans ?

— Mais le bail est nul, maître Thierry, car je ne l’ai pas signé, et, aux termes de nos accords matrimoniaux, M. le marquis d’Estrelle ne pouvait faire aucun acte sans ma participation expresse.

— Ainsi madame Thierry serait mise en demeure de déloger sans indemnité ?

— J’en suis fâchée pour elle ; mais vous savez mon contrat par cœur : regardez le bail, et vous vous convaincrez de la nullité.

Elle prit le bail, qui était dans sa poche, et le montra. Il n’y avait rien à dire.

— Qu’est-ce que ça vous fait ? dit la marquise riant de la consternation de Marcel. Madame la comtesse est encore en état de dédommager madame Thierry de cette contrariété. On ne compte pas avec ses amis !

— Vous avez raison, madame, répondit Julie avec dignité, et je vous remercie de l’occasion que vous me donnez de marquer mon dévouement à madame Thierry… Mais je refuse votre gracieuseté : madame Thierry et moi, nous sortirons ensemble de chez vous dans une heure.

— Ensemble ? dit la marquise. Tant de franchise n’était pas nécessaire, madame !

Julie allait répondre, lorsqu’un vigoureux coup de sonnette dans l’antichambre fit tressaillir la marquise.

— Allons, pas de querelles inutiles ! dit-elle en changeant de ton subitement ; voilà des visites. Signez, ma chère ; finissons-en !

Et, comme le valet de chambre allait annoncer quelqu’un :

— Dites qu’on ne reçoit pas encore, lui cria-t-elle ; faites attendre !

— Pardon, madame, reprit Julie offensée de ce ton d’autorité en sa présence, je suis encore chez moi. Marcel, qui avait remarqué la subite impatience de la marquise, se sentit poussé par un instinct vague mais impérieux. Il ôta la plume des mains de Julie. La marquise pâlit, Marcel la regardait.

— Dois-je annoncer ? dit le valet de chambre s’adressant à Julie.

— Oui, répondit vivement Marcel, qui avait aperçu la figure du visiteur par la porte entre-bâillée.

— Oui, répéta Julie, entraînée par l’agitation de Marcel.

— M. Antoine Thierry ! dit à voix haute le domestique.

Julie se leva par un mouvement de surprise. La marquise, qui était debout, se rassit par un mouvement de dépit. L’horticulteur entra, gêné, gauche comme de coutume, mais portant haut quand même sa figure irascible, qui faisait toujours un si étrange contraste avec ses manières timides. Sans saluer précisément personne, il vint en zigzag, mais très-vite, jusqu’à la table, jusqu’au papier, jusqu’à l’encrier, et, regardant Julie :

— Est-ce que vous venez de finir quelque chose ? lui dit-il d’un ton fâché où perçait je ne sais quelle sollicitude.

— Rien n’est fini, puisque vous voilà, lui répondit Marcel. Venez-vous par hasard pour enchérir, monsieur mon oncle ?

— Personne ne peut enchérir, dit la marquise très-agitée. Tout est conclu. J’en appelle à la bonne foi…

— La bonne foi est sauve, reprit Marcel. Nous subissions des conditions très-dures. Jamais on n’a blâmé un condamné à mort, quelque résigné qu’il soit, d’accepter sa grâce quand elle vient le surprendre. Voyons, monsieur mon oncle, parlez ! Vous avez envie de l’hôtel d’Estrelle. Je dis plus, vous en avez besoin ; vous abattrez le mur mitoyen, et vous ferez une jolie addition à votre jardin. L’hôtel de Melcy est froid, vieux, maussade, mal situé… Celui-ci est riant, frais en été. chaud en hiver. Vous le voulez, vous le réclamez, n’est-ce pas ?

— Voilà une infamie ! s’écria la marquise. Le consentement de madame équivalait à une signature, et jamais on n’a retiré sa parole au dernier moment.

— Pardonnez-moi, madame, riposta Marcel, vous étiez prévenue. J’ai résisté jusqu’à la dernière minute, et je vous l’ai dit trois fois dans la discussion : si la porte s’ouvrait en cet instant, si un enchérisseur quelconque nous apparaissait, je déchirerais ce projet d’acte que je trouve déplorable pour ma cliente. Je subissais, je ne consentais pas ; je réclame le témoignage de mon collègue ici présent. Mon oncle, on vous sait infaillible sur le point d’honneur ; dites ! ai-je le droit de m’opposer à la signature avant que vous ayez parlé ?

— Certes ! répondit M. Antoine, et tu l’as d’autant plus que mes droits à moi priment ceux de madame la marquise. Voyons un peu cet acte !

Antoine parcourut l’acte et dit :

— Ce n’est pas là mon évaluation, madame la marquise ; vous plumez trop la proie, et vous m’obligez à vous rappeler nos petites conventions.

— Allez, monsieur, enchérissez ! répondit la douairière. Je ne saurais lutter contre vous qui possédez des millions. Je renonce à tout, et je vous laisse la place.

— Attendez, attendez ! répliqua Antoine, nous pouvons encore nous entendre à demi-mot, madame ! Je peux agir ici de manière à contenter tout le monde. Ça dépend de vous !

— Jamais, s’écria la marquise indignée ; vous êtes un fou et j’ai honte d’avoir accepté vos services !

Elle sortit, oubliant son notaire, et Antoine resta interdit, le sourcil froncé, plongé dans une méditation mystérieuse, le visage tourné vers la porte.

— Ils s’entendaient contre moi, dit Julie tout bas à Marcel ; à présent, que vont-ils faire ?

— Prenez patience, répondit Marcel, je crois que je devine.

Il n’eut pas le temps de s’expliquer davantage. M. Antoine sortait de sa rêverie, et, s’adressant au notaire :

— Eh bien, lui dit-il, où en sommes-nous et que décidons-nous ?

— Quant à moi, monsieur, répondit le notaire, qui serrait ses papiers et cherchait ses lunettes, ce qui vient de se passer entre la marquise et vous, est lettre close. Ma cliente paraît renoncer au but qu’elle poursuivait, j’attendrai de nouveaux ordres de sa part pour me mêler de cette affaire.

— C’est donc à nous deux ? dit M. Antoine à Julie tandis que le notaire opérait sa sortie.

— Non, monsieur, répondit-elle en lui montrant Marcel, je vous demande la permission de vous laisser ensemble.

— Pourquoi ? dit Antoine d’un air étrangement navré en faisant le geste de la retenir, mais sans oser effleurer sa manche. Vous m’en voulez, madame d’Estrelle ! Vous avez tort : tout ce que j’ai fait, c’est dans votre intérêt. Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous le dise ?

— Oui, au fait, dit Marcel, pourquoi refuserait-on de savoir ce que vous avez dans le ventre ? Pardon de l’expression, madame la comtesse, je suis un peu irrité ;… mais donnez-moi l’exemple de la patience. Écoutons, puisque c’est le jour d’affronter l’ennemi sur toute la ligne.

Julie se rassit en jetant sur M. Antoine un regard froid et sévère qui le troubla complètement. Il balbutia, bégaya et fut incompréhensible.

— Allons, reprit Marcel, vous n’arriverez pas à vous confesser, mon pauvre oncle ! C’est à moi de vous interroger. Procédons avec ordre. Pourquoi avez-vous mystérieusement quitté Paris le lendemain de certaine aventure tragique arrivée à une de vos plantes ?

— Ah ! tu vas parler de ça ? s’écria l’horticulteur, dont les petits yeux furibonds s’arrondirent.

— Oui, je vais parler de tout ! Répondez, ou j’emmène le juge, et vous restez condamné.

— Condamné à quoi ? dit Antoine en regardant Julie ; à sa haine ?

— Non, monsieur, à mon blâme et à ma pitié, répondit madame d’Estrelle en dépit des muets avertissements de Marcel, qui voulait amener l’oncle à résipiscence.

— Votre pitié ! de la pitié à moi ! reprit-il exaspéré. Jamais personne ne m’a dit ce mot-là, et si vous n’étiez pas une femme !…

Puis, se tournant vers Marcel :

— De la pitié, c’est du mépris ! Si c’est toi qui lui conseilles de parler comme ça, tu me le revaudras, toi !

— Alors justifiez-vous, si vous le pouvez, répondit hardiment Marcel ; car, si votre conduite est telle qu’elle paraît avoir été, vous êtes un homme détestable, et toute femme d’honneur outragée par vous a le droit de vous le dire.

— En quoi l’ai-je outragée ? Je n’ai outragé personne, moi ; j’ai vu qu’elle se perdait, j’ai voulu l’empêcher de…

— De se perdre ! vous divaguez, mon oncle ! Il est des dangers qu’une femme comme celle devant qui-nous sommes ne connaît pas et ne connaîtra jamais.

— Ah bien, oui ! des paroles, tout ça ! Je ne me paye point de phrases apprises dans les livres, moi ! Quand une femme donne des rendez-vous à un jeune homme…

— Des rendez-vous ? Où prenez-vous cette folie ? Ceux qui vous ont dit cela mentent par la gorge !

— C’est toi qui mens ! toi, le complice, le complaisant !…

— Ah çà ! mon oncle… Mort de ma vie, vous me ferez sortir des gonds !

— Sors de tes gonds, si bon te semble ! Je vous ai vus, moi, sortir de la comédie.

— Eh bien, après ? Ma femme…

— Oh ! ta femme… Ta femme est une bête ! J’ai vu Julien sortir aussi.

— Julien n’était pas avec nous ; il ne nous savait pas plus en bas de la salle que nous ne le savions en haut. D’ailleurs, quand même il eût été avec nous, quelle est cette manie d’incriminer…

— J’encrimine ! s’écria M. Antoine, dont nous ne rapportons pas ici toutes les incorrections de langage, j’encrimine ce qui est encriminable ! Et la promenade de nuit, bras dessus, bras dessous, pour revenir de l’hôtel d’Ormonde au pavillon, où madame est restée par parenthèse jusqu’à trois heures du matin ? Madame André pouvait être en tiers dans la conversation, ça, je ne le nie pas ; mais c’est une raison de plus pour encriminer, comme tu dis, âne de procureur ! Et tous les rendez-vous du soir dans le jardin, même que madame ne rentre jamais avant deux heures, quelquefois plus tard !

— Où prenez-vous ces propos de laquais ? s’écria Marcel indigné ; où ramassez-vous ces calomnies d’antichambre ?

— Je ne vais pas dans les antichambres, et je ne me renseigne point auprès des laquais, j’ai ma petite police. Je suis assez riche pour payer des gens habiles qui observent et qui me disent la vérité. Ça, je ne m’en cache pas ! Je voulais savoir les sentiments de madame, les causes de l’affront qu’elle m’a fait en chargeant maître Julien de m’éconduire ; c’était mon droit, et, si je m’étais vengé comme je pouvais le faire, c’était mon droit aussi.

Madame d’Estrelle, résolue à tout dire et à tout braver, écoutait l’oncle Antoine avec une fierté impassible, La brutalité de sa déclamation, qu’elle attribuait à une démence soutenue, et qu’elle excusait à cause de son manque d’éducation, ne la blessait pas comme les impertinences préméditées et raisonnées de la marquise. Marcel, qui la regardait pendant le beau discours de son oncle, prit la sérénité dédaigneuse de son sourire pour une dénégation plus éloquente que toutes les paroles.

— Mais regardez-la donc, s’écria-t-il en secouant le richard pour le faire taire ; regardez donc le pauvre effet de vos rêveries et des mensonges qu’on vous a fait avaler ! Vous ne pouvez pas faire monter la plus petite rougeur à son front, et son silence confond votre brutale faconde !

— Je parlerai tout à l’heure, dit Julie ; laissez parler M. Thierry. Vous voyez, il ne me fâche point, et j’attends qu’après avoir fait l’exposé de ma conduite il me rende compte de la sienne. Vous êtes sous le coup de mon indignation, monsieur Antoine Thierry, ne l’oubliez pas. Vous prétendez ne pas la mériter ; il vous reste à me prouver cela.

Le vieillard fut atterré un instant ; puis, prenant son parti :

— Eh bien, dit-il, méprisez-moi si vous voulez, je ne m’en moque pas mal ; j’ai mon estime, ça me suffit ! J’ai été en colère, oui ! j’ai parlé de vous avec colère, avec vengeance, je ne m’en cache point,… et pourtant je ne vous hais point, et il ne tiendrait qu’à vous de m’avoir pour ami.

— Confessez-vous avant d’implorer l’absolution, dit Marcel ; que s’est-il passé ? qu’avez-vous fait ? Dites !

— Il s’est passé,… voilà ce qui s’est passé. Mordi ! le hasard m’a aidé à soulager ma bile. Madame la douairière d’Estrelle m’a fait demander un service. Deux ou trois jours avant la mort de son mari, on m’a prié de passer chez elle. Je la connaissais de longue date pour des terrains qu’elle m’avait vendus pas trop cher. Elle n’était pas si forte en affaires dans ce temps-là qu’elle l’est à cette heure. Elle m’a dit : « Mon mari n’en a pas pour longtemps, j’hérite de lui ; mais je ne paye point les dettes de son fils, à moins que la comtesse ne m’abandonne son douaire, et, pour l’y forcer, je veux acheter les créances. Prêtez-moi l’argent, et vous aurez part aux dépouilles. Je vous revaudrai votre complaisance. — Pardon, madame, que je lui ai dit, je veux faire sentir à cette dame que je la tiens ; mais je veux être le maître de lui pardonner, si ça me convient. » Là-dessus : « Ah ! tiens ! qu’est-ce que vous avez donc contre elle ? » Et, là-dessus, moi : « J’ai ce que j’ai ! — Si fait ! — Non. — Dites ! etc. » Bref, de fil en aiguille et de parole en parole, je me suis déboutonné, j’ai dit que j’avais voulu être ami et qu’on m’avait traité comme un corsaire, et tout ça, parce qu’on s’était laissé tomber dans les intrigues de madame André Thierry, qui voulait marier son fils avec une grande dame par vanité, et pour avoir des pareilles, ainsi que le loup de la fable qui a la queue coupée, comme on dit. Et la marquise a été contente d’apprendre l’aventure, et m’en a fait dire peut-être plus que je ne voulais, encore que j’eusse du plaisir à le dire. Enfin finale, elle a dit : « Monsieur Thierry, il faut laisser aller ce beau mariage-là, ça m’arrange ! » Et moi, j’ai dit : « Ça ne m’arrange pas ! — Bon ! vous êtes amoureux d’elle à votre âge !… Du dépit, de la jalousie ! Y pensez-vous ?

— Non, madame, je ne suis point amoureux à mon âge ; mais, à tout âge, on a du dépit d’être joué, et on m’a joué. Je ne suis pas méchant, mais je suis puissant, et je veux qu’on le sache. Il ne me convient pas de la poursuivre moi-même ; mais, quand vous l’aurez bien tourmentée, puisque ça vous amuse, je veux, si elle me demande pardon, lui faire grâce. Bien ! bien ! a dit la marquise. Je vous jure de m’entendre avec vous de bonne amitié. Prêtez toujours. Voilà mon billet, et vous avez ma parole. » La dame m’a encore fait appeler après l’enterrement du bonhomme de marquis. J’en savais de belles sur la maison d’ici, et je lui ai tout conté, et ça nous soulageait tous les deux d’abîmer la comtesse. Et alors la douairière m’a dit : Vengez-vous. Je vais la poursuivre à outrance. » Moi, j’ai toujours dit : « Soit, mais avertissez-moi. Je veux racheter, si elle s’amende. » Or, madame la douairière me trompait ; mais je suis arrivé à temps. Tout est rompu entre nous ; c’est une femme rusée, elle me le payera, je ne dis que ça !

— Vous ne dites pas tout, mon oncle ! Il a été question d’autre chose. Vous lui avez dit tantôt : « Il dépend de vous que tout s’arrange. »

— Ça, c’est mon affaire, ça ne te regarde pas.

— Pardon ; elle a répondu jamais avec une colère…

— C’est une vieille folle !

— Enfin à quoi répondait-elle ?

— Eh ! va au diable ! De quoi te mêles-tu ?

— Allons, convenez-en, l’affaire s’est compliquée d’un autre projet…

— Non, te dis-je !

Marcel s’obstina.

— Mon oncle, dit-il, la chose est claire pour moi ; ne pouvant épouser une comtesse, vous avez voulu épouser une marquise. Eh bien, ce projet-là était plus raisonnable que l’autre : vos âges et vos fortunes s’accordaient mieux ; mais je vois que là aussi vous avez échoué. On vous a leurré de quelque espérance afin d’avoir un peu de votre argent, puis on n’en a pas moins travaillé sous main et à votre insu à s’emparer des biens de la comtesse, et, si vous fussiez arrivé une minute plus tard, c’était un fait accompli, vous n’étiez ni marié ni vengé.

Antoine avait écouté cette remontrance la tête basse, dans l’attitude de la méditation, mais regardant en dessous le sourire de surprise et d’ironie que madame d’Estrelle ne pouvait dissimuler.

— Tant qu’à ne pas être marié avec cette vieille aigrefine, dit-il en se levant, j’en rends grâces au bon Dieu, par exemple ; mais, tant qu’à la vengeance que je veux faire ici, je l’ai, le diable ne me l’ôterait pas.

— Voyons cette vengeance, dit Julie avec le plus grand calme.

— Qui vous dit que ça soit contre vous ? s’écria l’oncle Antoine, dont la langue se déliait toujours à un moment donné. Tenez, vous êtes trois femmes qui m’avez berné comme un petit garçon. Les femmes, ça ne sait pas faire autre chose ! La première, c’était dans le temps madame André, qui m’appelait son frère et son ami, et ça m’avait donné confiance ; la seconde, c’est vous qui m’appeliez votre bon ami et brave voisin, pour m’amener à faire une dot à votre amoureux ; la troisième… oh ! celle-là m’a appelé son cher monsieur et son honnête créancier, mais c’est la pire des trois, parce qu’elle ne voulait que me plumer, comme une avaricieuse qu’elle est : c’est donc celle-là qui payera pour les deux autres. Et vous, madame d’Estrelle, je vous pardonne et je vous excuse. L’amour fait faire de grandes bêtises, mais au moins c’est l’amour, une chose qui, à ce qu’il paraît, embrouille la cervelle et fait clocher la raison. Eh bien, soit, rendez-moi votre amitié et ne parlons plus de mariage, ni avec moi, ni avec l’autre. Je vous veux toujours du bien, et je vous empêcherai de prendre mon neveu le peintre, parce que mon neveu le peintre m’a manqué, et qu’il ne vous convient pas d’épouser un peintre.

— Voyons, voyons ! dit Marcel interrompant M. Antoine, vous commenciez, vous, à parler raison ; mais voilà votre manie qui vous reprend. C’est une idée fixe, à ce qu’il paraît ! Où diable avez-vous péché cette fantaisie ?

— Non ! dit Julie, finissons-en ! Nous ne nous entendons pas, vous et moi, monsieur Marcel ; je suis lasse d’avoir l’air de feindre, quand mon cœur est sincère, quand j’ai dit devant vous à la marquise assez clairement mes intentions. Laissez-moi donc parler à mon tour et vous déclarer à tous deux que mon mariage avec Julien Thierry est une chose résolue et jurée sans retour. Oui, Marcel, vous serez mon cousin ; oui, monsieur Antoine, vous serez mon oncle. On vous a fort bien renseigné, et vous pouvez payer largement vos espions. À présent que ma déclaration est faite, vous sentez que je suis forcée de retirer les expressions dont je me suis servie pour qualifier votre conduite envers moi. Quelle qu’elle soit désormais, le respect de la parenté doit me fermer la bouche. Libre à vous de m’invectiver, de me calomnier et de me ruiner. Je ne vous répondrai plus un mot, mais je ne vous implorerai pas non plus ; je n’ai point de grâce à vous demander, et plus vous me ruinerez, plus vous augmenterez mon estime et ma reconnaissance pour l’homme qui veut bien se charger de mon sort.

La surprise avait coupé la parole à Marcel. L’oncle, qui d’abord l’avait regardé d’un air de triomphe et qui avait bien vu l’ingénuité de son étonnement, devint sombre et de nouveau irrité quand il se sentit ainsi bravé en face par madame d’Estrelle.

— Alors, dit-il en se levant, c’est entendu, c’est arrêté, et vous ne voulez pas entendre mes dernières propositions ?

— Si fait ! s’écria Marcel, dites toujours. Je n’approuve pas, moi, toutes les idées de madame d’Estrelle, et je lui déclare devant vous que je combattrai celle de ce mariage. Parlez donc, fournissez-moi des arguments…

— Tu es dans le vrai cette fois-ci, toi, répondit M. Antoine. Eh bien, puisqu’elle tourne la tête d’un air d’entêtement et de mépris, car elle est méprisante, oui ! et c’est là une nièce qui me traitera comme madame ma belle-sœur,… dis-lui ce que je ferai, si elle renonce à son barbouilleur de tulipes. Je la tiendrai quitte de toutes ses dettes, je lui laisserai son hôtel, son jardin, son pavillon, ses diamants, sa ferme du Beauvoisis, tout ce qui lui reste enfin !

— Attendez, attendez ! dit Marcel à Julie, qui voulait répondre.

— Non ! dit Julie ; je n’accepte rien de l’homme qui traite Julien et madame Thierry avec ce dédain et cette aversion. Je fais bon marché de mon injure personnelle. Je pardonne à monsieur de m’avoir livrée aux sarcasmes et aux outrages de la marquise et de son monde ; mais les ennemis de ceux que j’aime ne peuvent jamais devenir mes amis, et leurs bienfaits me sont une offense que je repousse.

— Attendez, on vous dit ! s’écria M. Antoine frappant du pied ; avez-vous le diable au corps ? Vous croyez que je veux ruiner vos amis ? Point ! Je leur donne la maison de Sèvres, qui est aujourd’hui à moi, s’il vous plaît ! Je leur fais une rente, je leur assure une bonne part de mon héritage, car je partage mon bien entre vous, Julien et cet âne de procureur que voilà ! Ainsi je vous fais tous riches et heureux, à une seule condition : c’est que le pavillon va être vidé sur l’heure, et que vous jurerez tous sur l’honneur, et signerez ce serment-là, comme quoi jamais madame d’Estrelle ne reverra M. Julien.

Cette fois, Julie resta interdite. S’il y avait de la folie bien réelle chez ce vieillard inexorable, il y avait une sorte de grandeur farouche dans cette magnificence qui ne reculait devant aucun sacrifice pour assurer le triomphe de sa jalousie. Il y avait de l’habileté aussi à mettre ainsi madame d’Estrelle aux prises avec le sacrifice des intérêts de Julien, de madame Thierry et de Marcel. Ce dernier s’exécuta sur-le-champ avec une grande noblesse de langage.

— Mon oncle, dit-il à M. Antoine, vous ferez pour moi dans l’avenir ce que bon vous semblera. Vous me connaissez trop pour croire que des espérances de ce genre influeront jamais sur ma conscience. J’ai dit tout à l’heure que j’étais contraire à la résolution de madame d’Estrelle : j’avais là-dessus des idées que mon devoir est encore de lui soumettre ; mais sachez bien que, si elle ne juge pas à propos de s’y rendre, je ne lui rappellerai jamais que sa résistance peut me nuire dans votre esprit, que je n’agirai jamais avec elle sous l’impression de mon intérêt personnel, et qu’enfin, si madame persiste, ainsi que Julien, dans le projet qu’ils ont de se marier, je les aiderai de mes conseils, de mes services, et leur serai éternellement ami, parent et serviteur.

Julie tendit silencieusement la main au procureur. Des larmes vinrent au bord de ses paupières. Elle regarda Antoine et vit son inébranlable obstination sur son masque racorni et cuivré.

— Allons trouver madame Thierry et Julien, dit-elle en se levant ; c’est à eux qu’il appartient de prononcer.

— Non pas ! s’écria M. Antoine ; je ne veux pas qu’on prenne les gens au dépourvu. Dans le premier moment, je sais fort bien que le peintre fera son grand homme et que la mère prendra ses grands airs, surtout en ma présence. Et puis on se piquera d’honneur devant madame, on ne voudra pas être en reste de fierté : sauf à s’en repentir l’heure d’après, on dira vitement comme elle ; mais j’attends tout le monde à demain matin, moi ! Je reviendrai. Porte-leur mon dernier mot, procureur ; fais tes réflexions aussi, mon bel ami, et nous verrons alors si vous serez bien d’accord tous les quatre pour refuser mes dons présents et mes dépouilles futures… Au revoir, madame d’Estrelle. Demain, ici, à midi !

Julie, en le voyant sortir, se laissa retomber pâle et brisée sur son fauteuil. Il se retourna au moment de quitter le salon, et s’assura qu’il avait réussi à ébranler ce fier courage. Il s’en alla triomphant.