Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre IV

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Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 291-293).

Chapitre IV.

Saint Bernard dit que s’il n’est que d’un ordre religieux par sa profession, il est de tous les ordres par la charité.

7. Nous concourons donc tous également à faire la même tunique, de sorte qu’elle est une, quoique La tunique du Christ est une, quoique faite de nous tous. faite de tous ; oui, une, dis-je, bien que tous nous concourions a la faire ; car si ce qui la compose est multiple et varié, néanmoins, « ma colombe, dit l’Époux, ma belle et parfaite amie est une (Cant., vi, 8). » Ainsi je ne suis pas seul et sans vous, mais vous non plus, vous n’êtes pas sans moi, ni tel ou tel non plus sans l’un ou l’autre de nous deux ; mais tous ensemble nous faisons cette robe unique, si toutefois nous avons à cœur de conserver l’unité d’un même esprit par le lien de la paix (Ephes., iv, 3). Non, dis-je, ce n’est ni notre ordre ni le vôtre qui forment seuls cette robe, mais le vôtre et le nôtre font en même temps partie de son tissu, à moins que, ce qu’à Dieu ne plaise, nous attaquant les uns les autres et nous jalousant réciproquement, nous ne nous déchirions mutuellement et nous ne nous mangions les uns les autres, ne permettant point ainsi à l’Apôtre de nous présenter à Jésus-Christ, comme une vierge pure et sans tache (II Corinth., xi, 2). Mais cette unique amie de l’Époux dit dans le Cantique des cantiques : « C’est lui qui a réglé l’amour dans mon cœur (Cant., ii, 4), » pour nous donner à entendre que si elle est une, par la charité, elle est multiple, par les ordres qu’elle renferme. Eh quoi ! parce que je suis Cistercien, damnerai-je les religieux de Cluny ? Que Dieu m’en préserve ! je les aime, au contraire, je les exalte et j’en parle avec éloge. En ce cas, me direz-vous peut-être, pourquoi n’entrez-vous point dans cet ordre que vous avez en si grande estime ? Écoutez, le voici, et c’est l’Apôtre lui-même qui vous répondra, en disant : « Chacun doit demeurer dans la vocation où Dieu l’a appelé (Corinth., vii, 20). » Si vous continuez, en me demandant pourquoi je n’ai point choisi cet ordre dès le principe, puisque je le savais si bon, je vous répondrai encore avec l’Apôtre, « c’est que si tout m’est permis, tout ne m’est pas également avantageux (I Corinth., x, 22. » Saint Bernard dit pour quelle raison il a préféré l'ordre de Cîteaux à celui de Cluny. Je ne veux pas dire par là que votre ordre ne soit ni juste ni saint, mais j’étais un homme charnel, vendu au péché et je comprenais que le mal dont mon âme était alors atteinte demandait un traitement plus rigoureux. Vous savez bien que les remèdes doivent varier avec les maladies, et qu’on doit recourir aux plus énergiques, quand la maladie est elle-même plus grave. Supposons deux hommes atteints l’un de la fièvre quarte, et l’autre de la fièvre tierce. Si celui qui souffre de la fièvre quarte recommandait à celui qui a la fièvre tierce, l’eau, les poires et des potions rafraîchissantes, tandis qu’il s’en abstient lui-même et ne prend que du vin et des boissons excitantes, parce qu’elles conviennent mieux à son mal, celui-ci pourrait-il le blâmer et aurait-il raison de lui dire : Pourquoi ne buvez-vous pas vous-même de l’eau, puisque vous trouvez que c’est un si bon remède pour moi ? Il aurait tort, et le premier ne manquerait pas de lui répondre : J’ai raison de vous la recommander, et je fais bien de mon côté de n’en pas boire.

8. Me demandera-t-on enfin, pourquoi je ne suis pas de tous les ordres religieux, puisque je les loue tous ? je répondrai : Je les loue et les aime tous, pourvu qu’ils vivent en piété et en justice dans l’Église, en quelque lieu du monde qu’ils se trouvent, et si je n’en embrasse qu’un seul dans la pratique, je les embrasse tous par la charité qui me procurera, je le dis avec confiance, le fruit des observances mêmes que je ne pratique pas ; bien plus, si vous ne faites attention à vous, il peut arriver que vous suiviez en pure perte les observances que Par la charité nous participons aux bonnes œuvres des autres. vous avez embrassées dans la pratique, tandis qu’il est absolument impossible que j’embrasse en vain, par la charité, le bien que vous faites. Quelle confiance donne la charité ! L’un pratique sans charité et l’autre a la charité sans les pratiques ; le premier perd ses peines, mais ce n’est point en vain que le Il y a différentes voies pour arriver à la perfection. second a la charité. Faut-il donc s’étonner si, dans ce lieu d’exil, tant que l’Église n’est point encore arrivée à la céleste patrie, il y ait en même temps, dans son sein, unité et multiplicité réunies si je puis parler de la sorte, quand on sait que dans la céleste patrie, alors même qu’elle triomphera, on retrouvera encore, en elle, des sortes de différences et d’inégalités ? car il est dit : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père (Joan., xiv, 2). » Eh bien ! de même que là haut il se trouve plusieurs demeures dans la même habitation, ainsi ici-bas il y a plusieurs ordres religieux dans l’Église qui n’en est pas moins une, de sorte que si, dans l’une, « il y a diversité de grâce et un seul esprit (I Corinth., xii, 4), » dans l’autre il y a différents degrés de gloire et une seule et même demeure. Or, ce qui fait l’unité tant ici-bas que là-haut, c’est la charité, et la diversité tient, sur la terre, à la différence des ordres et à la répartition des œuvres, et, dans le ciel, à la seule différence des mérites et à leur classification parfaitement ordonnée. Aussi, l’Église qui comprend cette sorte de contradiction dans son sein, s’écrie-t-elle avec le Psalmiste : « Il m’a conduite par les sentiers de la justice, pour la gloire de son nom (Psalm. xxii, 3), » parlant « des sentiers » au pluriel et de « la justice » au singulier, pour ne point exclure la diversité des opérations sans nier l’unité de ceux qui opèrent. Mais en même temps, comme elle a devant les yeux cette unité multipartite des cieux qu’elle doit voir un jour, elle s’écrie dans les transports de sa joie et de son bonheur : « Tes places publiques, ô Jérusalem, seront pavées de l’or le plus pur et l’on chantera l’Alléluia au milieu de tous tes carrefours (Tob., xiii, 22). » Or, par ces places publiques et ces carrefours, il faut entendre des couronnes et des gloires différentes, de même que par l’or, le seul métal dont l’écrivain sacré représente la sainte cité ornée, ainsi que par l’Alléluia qui doit y être chanté, on doit comprendre une beauté unique composée de plusieurs beautés différentes, et le même sentiment de bonheur partagé par une multitude d’esprits.

9. Il n’y a donc point qu’un seul sentier, parce qu’il n’y a pas qu’une seule demeure où l’on doit tendre ; c’est à chacun de voir quel sentier il doit prendre et à ne pas se tenir loin de la justice, parce qu’il y a plusieurs voies qui y conduisent ; car à quelque demeure que le sentier où nous nous serons engagés nous mène, ce sera toujours à la maison du père de famille qu’il nous aura conduits. Cela n’empêche pas que, de même que « entre les étoiles, l’une est plus éclatante que l’autre, il en soit ainsi de la résurrection des morts (Corinth., xv, 41) ; » car si les justes doivent briller comme le soleil dans le royaume de leur Père, parmi eux, les uns brilleront plus que les autres, à cause de la différence de leurs mérites. Pour ce qui est de ces mérites, il faut bien savoir qu’il ne nous est pas aussi facile dans cette vie qu’il le sera dans l’autre de les discerner, attendu qu’en ce monde, nous ne voyons que les œuvres, et que, dans l’autre, nous verrons de plus le fond des cœurs ; car alors le soleil de justice, répandant partout ses rayons, on verra distinctement apparaître le secret même des cœurs, et de même qu’aujourd’hui nul n’échappe à sa chaleur, ainsi plus tard, nul ne sera à couvert de sa splendeur (Psalm. xviii, 7). Et même, pour ce qui est des œuvres visibles, non-seulement il n’est pas sûr, mais souvent il est dangereux de vouloir les juger, puisqu’il arrive bien souvent que ceux qui les accomplissent ne sont pas justes en proportion de la multitude de leurs œuvres.