Appréciation de Jules Vallès

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Chants révolutionnairesAu bureau du Comité Pottier (p. xvii-xviii).


APPRÉCIATION DE JULES VALLÈS


(Extrait du Cri du Peuple du 29 novembre 1883)




Celui-ci est un vieux camarade, un camarade des grands jours. Il était du temps de la Commune, il a été exilé comme le fut Hugo. Comme Hugo, il est poète aussi, mais poète inconnu, perdu dans l’ombre.

Ses vers ne frappent point sur le bouclier d’Austerlitz ou le poitrail des cuirassiers de Waterloo ; ils ne s’envolent pas d’un coup d’aile sur la montagne où Olympio rêve et gémit. Ils ne se perchent ni sur la crinière des casques, ni sur la crête des nuées : ils restent dans la rue, la rue pauvre.

Mais je ne sais pas si quelques-uns des cris que pousse, du coin de la borne, ce Juvénal de faubourg, n’ont pas une éloquence aussi poignante, et même ne donnent pas une émotion plus juste que les plus admirables strophes des Châtiments.

Certes, il n’y a pas à comparer ce soldat du centre au tambour-major de l’épopée ; mais sur le terrain, un petit fantassin qui, caché dans les herbes, tire juste, vaut mieux qu’un tambour-major qui tire trop haut.

Puis, par la largeur même de son génie, Hugo est trop au-dessus des foules pour pouvoir parler à tous les coins de leur cœur.

Il faut la voix d’un frère de travail et de souffrance.

Celui dont je parle a travaillé et a souffert ; c’est pourquoi il a su peindre, avec une déchirante simplicité, la vie de peine et de labeur.

C’est de cet autre côté maintenant qu’il faut tourner ses regards et sa pensée — du côté de la grande armée anonyme que le capital accule dans la famine et dans la mort.

Laissez là les porteurs d’armure et les traîneurs de tonnerre ; on a assez léché leurs éperons ! Parlons de l’atelier et non de la caserne, ne flattons pas la croupe encore fumante des canons, mais escortons de nos clameurs de pitié ou de colère ceux que la machine mutile, affame, écrase, — ceux qui ne peuvent plus trouver à gagner leur pain, parce que leur métier est perdu ou parce qu’on les trouve trop vieux quand ils demandent, comme une aumône, le droit de crever à la peine !

Pottier, mon vieil ami, tu es le Tyrtée d’une bataille sans éclairs, qui se livre entre les murs d’usine calcinés et noirs, ou entre les cloisons des maisons gâtées, où le plomb à ordures fait autant de victimes que le plomb à fusil !

Reste le poète de ce monde qui ne fait pas de tirades et se drape dans des guenilles pour tout de bon, et tu auras ouvert à la misère murée un horizon et à la poésie populaire un champ nouveau.

Elle est là, cette poésie, sous la casquette du vagabond qui finira au bagne, ou sous la coiffe honnête de la mère qui n’a plus de lait pour nourrir son petit : crime et détresse se coudoient dans la fatalité sociale. Crie cela aux heureux ! et jette, comme des cartouches, tes vers désolés dans la blouse de ceux qui, las de subir l’injustice et le supplice, sont gens à se révolter, car ils ont besoin qu’on les encourage et méritent qu’on les salue pendant qu’ils combattent et avant qu’ils meurent !

Jules Vallès.