Arômes du terroir/La moisson des guérets

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Imprimerie Beauregard (p. 63-73).

La Moisson des Guérets


C’est un simple village épanoui dans l’herbe.
Pour fleurir, il n’a pas les flancs d’un mont superbe,
Ni, pour se rafraîchir, la perle des embruns,
Que le soleil irise au seuil des cataractes,
Ou que la brise épand en brumes inexactes,
Sur le talus précipité des schistes bruns ;
L’air salin ne vient pas dire ses aventures,
Aux villageois lassés des terriennes toitures,
Et rêvant de pays inconnus et lointains,
Où le corps se flétrit et l’âme se referme,
Pour avoir renié les amours de la ferme,
Vers des rivages incertains.

Il n’a pas de torrents, pas de glaciers farouches,
Pour rompre les chemins sous l’essieu des barouches,
Ni, pour être célèbre, un lyrique vallon
Où vient, le front nimbé, soupirer un poète,
Qui cherche le silence et la rime inquiète,
En livrant aux zéphyrs sa tête d’Absalon ;
Son luth ne chante pas les fastes de l’Histoire,
Mais il se réjouit dans la fougue aratoire
Qui dresse, tous les ans, des moyettes de blé
Sur les chaumes tordus par le trésor des gerbes ;
Il fait sa poésie avec l’or des proverbes,
Quand le grenier vieux est rempli.

Il n’a jamais connu l’immensité des fleuves
Qui portent bruyamment les humaines épreuves,
Des paradis perdus aux enfers retrouvés ;
Mais son calme ruisseau s’égare dans la plaine,
Et pose les ferments dont sa langueur est pleine,
Sur les champs qu’il arrose et qu’il a rénovés ;
Dans son unique rue où tient tout son royaume,
Il sait tous les bonheurs que le printemps embaume,
Avec le coloris des flores sur le vert,
Des plumages sur l’aile, et des feux sur les ondes ;
Il sait tous les berceaux où sont les têtes blondes
Qui viennent consoler l’hiver.

Il n’a pas écouté les bruits ferroviaires,
Qui transpercent les monts et sautent les rivières,
Unissent les confins des vastes continents,
Et, portant le fracas de leurs locomotives
De la ville de proie aux campagnes actives,
Arrachent au labour les vœux incontinents
— Car c’est là le malheur des vanités aveugles,
Qui fuient vers la Cité quand la ferraille meugle
Sur les lisses d’acier et les cantilivers :
Elles cherchent la joie et les amours faciles
Dans les salons troublés des riches domiciles,
Dont les murs bornent l’univers.

Il ignore le temple où les femmes parées
Étalent un orgueil d’idoles adorées,
Et montrent leurs doigts blancs, fléchis par le fardeau
Lourd des gemmes sertis en bagues de platine,
En faisant remuer leurs lèvres par routine,
Pour tromper saintement l’œil terne du bedeau ;
Mais le village prie en son humble chapelle,
Et songe au Paradis, que sa croyance appelle
Et demande à genoux devant l’Enfant-Jésus,
Car les cœurs sont naïfs, et sincères les âmes,
Tant l’effroi du péché que punissent les flammes
Laisse les vains désirs confus.

Il est demeuré franc comme ses vieux érables,
Et, comme eux, ses vertus profondément durables
Refusent de plier sous l’effort des autans.
Le premier bûcheron qui dans la poudrerie
Brava l’étouffement des neiges en furie,
Pour offrir un domaine aux graves habitants ;
Celui qui, le premier, au rythme de la hache,
Ouvrit dans la forêt au frémissant panache
Une trouée à la lumière et l’horizon,
Celui-là reste grand de sa grandeur obscure,
Car il souffla la vie à la chose qui dure,
Dans les poutres de sa maison.

Ce rouge toit de pruche est comme une semence
Jetée en un moment d’héroïque démence,
Dans une solitude où les persistants noirs
Dressent leurs croix de deuil sur la blancheur des neiges,
Où la maigreur des loups fait d’avides cortèges
Aux fauves andouillers surpris à l’abreuvoir ;
Mais la neige se fond sous la lumière ardente,
Et le sombre décor, fait pour l’Enfer du Dante,
S’illumine des feux du soleil printanier :
La plante croit, la fleur embaume, et la verdure,
Brisant le froid suaire avec la terre dure,
Livre l’humus au pionnier.

La clairière grandit et pousse sa trouée
Dans la forêt que l’acier franc a secouée ;
D’autres soles, au flanc large et laborieux,
Évidant au soleil la poix du conifère,
Font naître du hameau la sereine atmosphère ;
Et la prière prend son vol mystérieux,
Monte des toits bleuis par les bûches nouvelles,
Qui prédisent dans l’âtre un essaim de javelles
Comblant la tasserie et poudrant le moulin,
Pendant que les colons ployés devant la flamme,
Dévotieusement offrent à Dieu leur âme,
Effluve du soir opalin.

La Muse des bois-francs éloquemment exhume,
Autour des ais de cèdre et des billes en grume,
Le trésor enfoui par le colon rêveur
Dans le secret des nuits et de l’effort tenace ;
Elle a vaincu des ans la cruelle menace,
Et terrassé l’oubli dans la foi du Sauveur,
Et la maison carrée, asile des ancêtres
Dardant sur l’avenir l’œil clair de ses fenêtres,
Se rouvre pleinement aux fils déracinés
Qui pleurent aujourd’hui leur mère nourricière,
Et cherchent à laver la glu populacière
Qui les retient emprisonnés.

Elle dit que le peuple oublieux se décime
En mesurant son cœur à l’axe d’un décime,
En jaugeant à poids d’or le prix de sa fierté.
Qui sombre d’égoïsme et de lâchetés mornes ;
En quittant les hameaux étagés sur les mornes.
Et délaissant les champs de sa nativité,
Pour aller mendier aux traîtrises urbaines,
La dégénérescence et les torves aubaines,
Que lui jette un faubourg en salaire brutal,
Avec les toits sans feu dans les ruelles closes,
Avec la faim, le vice et ses tuberculoses,
 Qui gémissent dans l’hôpital.

Et pourtant, le village aux émotions saintes

Donne aux cœurs plus de joie, aux âmes moins de feintes,

Pour payer les sueurs qui fécondent le sol.
L’apostolat du blé n’a pas d’indifférence
Pour la peine vouée à la bonne souffrance.
La tâche dédaignée est comme un vitriol,
Et brûle jusqu’au fond la fibre du courage,
Quand la honte du soc maudit le labourage,
Et reproche à la main une callosité
Noire comme un sillon, et comme lui profonde,
Qui porte la naissance et l’avenir du Monde
 En sa sereine austérité.


Village simple, et bon, où se lèvent les têtes
Vers Celui qui créa les blés et les poètes,
Le Dieu de tous les temps et de toutes les fois,
Qui parle avec amour aux humbles, qui l’écoutent,
En un langage clair que les fourbes redoutent,
Car il inspire au cœur plus d’actes que de lois.
C’est ce Dieu qui conserve une âme à la Patrie,
Aux heures où les deuils l’ont rudement meurtrie,
Et c’est Lui qui demande aux glèbes de combler
Les vides que la guerre a creusés dans la race,
Afin que l’avenir reconnaisse la trace
 Des forts que rien n’a pu troubler.

Le village a donné sa part à la mitraille,
Et demande sans peur à la meute qui raille
D’où venaient les héros qui reprirent Vimy,
Dans l’érèbe insensé des tortures chimiques
Qu’un monstrueux engin des clameurs dynamiques
Versait, comme un torrent sans cesse revomi
Par tous les noirs volcans qui martèlent la Terre,
Sur les enfants des bois luttant dans les cratères.
Combien ont étouffé le râle de l’échec,
Et remis l’arme au bras pour avancer quand même
En défiant debout leur épouvante blême,
 Pour la gloire du vieux Québec !


Le paysan s’acharne au viol de la Victoire,
Et son œuvre soutient la foule expiatoire
Qui pour la Liberté donne son jeune sang ;
Et ceux qui sont tombés sous l’horrible avalanche
Des obus et des gaz que la rage déclenche,
Par terre et par les airs, meurent en bénissant
Le souvenir consolateur d’un vieux village,
Pour que les fils du sol, brisant le vasselage,
Redressent sur la vie un front moins soucieux,
Pour que leurs yeux n’aient plus, sur les fermes inertes,
Le spectacle émouvant des campagnes désertes,
 Et des ruines devant eux.

Les révolutions naissent dans les campagnes.
L’idée altière fuit quand même hors des bagnes
Que les vieux préjugés imposent au labeur.
L’Ave Caesar n’est plus, qui bouscule les foules
Dans la mêlée ardente où l’humanité croule.
Les ferments qui germaient dans la chaude vapeur
S’échappent du sol noir dont ils brisent l’écorce,
Et poussent librement leur richesse et leur force
Dans l’azur et la brise où vont les vols d’oiseaux ;
L’atome qui dormait dans la féconde vase
Grandit dans les rameaux des chênes en extase,
 Et vit dans les frêles roseaux.


Il est temps que la Bêche élague la Couronne,
Et frappe sans merci la horde fanfaronne
Des courtisans improductifs et vicieux ;
L’ouvrier des blés mûrs et l’artisan des villes
Gardent libre leur cœur, si leurs mains sont serviles,
Et ne comprennent pas qu’un roi capricieux
Puisse aux hommes nier le droit sacré de vivre,
Quand la fausse grandeur de son orgueil l’enivre ;
Ils songent que la vie appartient à Dieu seul,
Et savent que le glaive aux mains des chefs d’empire
Vient des rages d’enfer et de la Haine pire,
Qui remet Jésus au linceul.

Il est temps que la Mort halte sa chevauchée,
Pour glaner les froments de la plaine fauchée.
Le travailleur a droit de s’attacher au sol,
Où sont nés ses aïeux, où grandit sa famille,
Et quiconque osera toucher une ramille,
Aux arbres de son champ, ou promener le vol
Des décrets inhumains dans la paix des chaumières,
Aura le sort affreux d’être maudit des mères,
Dont les vœux vont tout droit au cœur sanglant du Christ,
Mort pour elles, et mort pour ceux que la souffrance
A jetés à genoux dans un cri d’espérance
Vers le Fils de l’Homme proscrit.


Quand la ville mourrait, quand toutes ses usines
Effriteraient leurs murs aux sueurs assassines
Sur d’informes débris par la flamme lavés ;
Quand ses riches manoirs crouleraient en ruine
Sans rien laisser au poissement de la bruine
Qu’un peu de leur poussière embuant les pavés ;
Quand le palais-théâtre et ses lambris à fresque
Tomberait dans l’égoût qui le déborde presque ;
Quand le temple, trouant l’azur silencieux
De ses accents d’airain qui parlent dans les cloches,
Verrait dans son vaisseau la mousse sur les roches,
 Le blé pousserait vers les cieux.

Mais le village reste et règne sur le Monde,
Son sceptre est le froment que le soleil inonde,
Sa couronne est de fleurs, et son glaive est un soc,
Il donne avec la paix l’amour créé pour l’homme,
Les grandes libertés dont la joie est la somme,
Il impose à la source une assise de roc,
Et veut qu’elle lui verse, en écoulant ses perles
Dans le bois abritant les pinsons et les merles,
Sa fraîcheur pour les nids, ses ondes pour le pré ;
Il est plus près du Ciel, ayant la foi naïve,
Et ses vœux vont plus haut, lorsque la nuit pensive
 Éteint l’horizon empourpré.


Tout l’avenir tient dans la glèbe avec la vie.
La puissance du Ciel par le crime ravie,
Condamne l’homme impur à courber son front lourd
Sur le sol indocile et fait pour l’esclavage :
« Terre, tu gagneras ton pain et ton breuvage :
Le calme de tes nuits viendra du faix des jours ! »
Ô sereine pensée ! Ô paix égalitaire !
Ô sublime repos ! Tous les bruits vont se taire,
Après que la prière aura fermé les yeux
Dans le village simple où la sainte fatigue
Cache au regard ému, comme l’Enfant Prodigue,
 La Ville qui pleure vers Dieu.