Architecture rurale, premier cahier, 1793/autre méthode

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Autre méthode.

De faire le pisé ou les maisons avec la terre.

C’est sur les confins de la Savoye, encore ce n’est que dans une partie du Bugey, dépendant de la Bourgogne, que l’imagination de quelque habile ouvrier, quoiqu’illitéré, a découvert assurément ce nouveau procédé : sa grande simplicité l’a fait adopter par tous les habitans de ce canton ; d’ailleurs ils n’en connoissent point d’autre.

On est agréablement surpris d’y voir des maisons qui paroissent être d’une seule pièce : en les examinant de près, on n’y découvre aucun joint ; il n’y a non plus aucun de ces trous désagréables à l’œil, qu’on est forcé de faire pour les clefs, parce qu’ici elles deviennent inutiles.

Si la question, publiée il y a six années, pour prévenir les incendies dans la campagne, ne m’eut pas obligé en conscience d’y travailler sérieusement, par cette raison, de voyager, à l’effet de reconnoître dans les villages les divers usages de bâtir, et les matériaux particuliers qu’on y employe, sur-tout ceux dont on peut se servir avec plus de succès et d’économie contre ce fléau désastreux, je n’aurois su de ma vie cette nouvelle manière de faire le pisé. J’étois cependant alors fort près du Bugey, à Grenoble, où j’avois imaginé toutes sortes de moyens pour bâtir contre les incendies à peu de frais : mes expériences m’en avoient fait trouver plusieurs, jusqu’à faire des voûtes avec la terre seule ; mais je n’avois pas pensé à abréger le travail de l’ancien pisé des Romains.

Quelle fut ma surprise, et quelle joie n’eus-je pas, lorsqu’en arrivant dans le Bugey, je reconnus que l’on pouvoit faire des maisons avec la terre, autrement que celles que j’avois vu faire à Lyon, dans ma jeunesse, par mon grand-père, maître maçon, et que j’ai pratiquées moi-même toute ma vie ? Ce sont donc ces maisons massives ou d’une seule pièce, que j’ai voulu représenter dans la 1re planche de ce livre : on n’y apperçoit dans la façade brute, sortant de la main de l’ouvrier, ni trous pour les clefs, ni joints pour les pans de murs ; tout y est entier, depuis le rez-de-chaussée jusques au toit.

Pratique.

Cette méthode consiste, 1o. à maçonner à l’ordinaire le soubassement de la maison, de 2 pieds et demi de hauteur au dessus du sol ; 2o. à planter parallèlement, de 3 en 3 pieds de distance, des perches de bois, soliveaux, ou chevrons, dans le terrein de chaque côté des murs en maçonnerie ; 3o. à écarter de ces murs les grands poteaux que je viens de désigner, de 2 pouces au moins ; 4o. et enfin, à combler les trous qu’on aura fait d’un ou de trois pieds de profondeur, suivant la tenacité du terrein ; mais ce comblement doit se faire en pressant avec le pisoir la terre autour des pieds des poteaux ou perches, et les rechaussant un peu au dessus du sol, toujours en pisant.

Pour bien saisir l’ensemble de ce travail, il faut jetter les yeux sur les planches IX et X. La première planche, fig. 1, fait appercevoir le plan d’un mur au long duquel sont plantés, à distances égales, les perches ou poteaux, et la fig. 2, représente en coupe, ou le front de ce mur et celui de l’encaissement monté. La seconde planche X, fig. 2, fait paroître par côté le mur et le moule.

Description des parties de l’encaissement établi sur un mur.

A. Mur en maçonnerie.

B. Premier cours d’assise en pisé, que l’on suppose être déjà fait.

C. Second cours de pisé que l’on va faire.

D. Gros de mur qui entretient le haut du moule.

E. Corde qui serre les perches à 18 pouces au dessus de l’encaissement.

FF. Pieds des perches qui entrent dans le sol et qui sont rechaussées.

GG. Étais buttant le bas du moule lorsque les perches plient.

Les bois une fois plantés droits tout le tour du bâtiment et tout le long des murs de l’intérieur, l’on n’a plus le souci que de s’occuper au travail du pisé. L’on évite donc toutes les manœuvres multipliées par l’ancienne méthode, comme celles de faire les tranchées à chaque cours d’assise, de déplacer et replacer continuellement les clefs, les poteaux à tenon, et les coins.

Commençant la maison par un angle, on fait couler entre 4 rangs de perches, les grands côtés du moule, et on le fait serrer de même que ci-devant avec quatre cordes : on place en même temps la tête, pour former cet angle ; et pour l’arrêter, on pose les sergens, que l’on frappe avec un maillet de bois : c’est une remarque que je n’ai pas encore faite, mais qui n’est pas à négliger, parce que les coups de marteau de fer ont bientôt gâté les sergens, si on n’y prend garde.

Si on s’apperçoit que le moule ne joigne point par le bas le mur, on cale entre lui et les perches, des bouts de planches refendues ou aiguisées ; mais lorsque les perches sont de moyenne grosseur, ces coins les font plier ; c’est alors qu’on se trouve dans la nécessité de les étayer. Voyez ces étais GG, pl. IX, fig. 2.

Après qu’on a pisé le premier pan de mur, on délie les cordes ; mais avant, les piseurs font soutenir de chaque côté le moule, et, tous ensemble, s’aident à le faire glisser entre les poteaux suivans, où on le resserre de nouveau pour faire le second pan de mur : on continue ainsi tout le tour du bâtiment, après quoi on transporte l’encaissement dans l’intérieur, pour faire la même opération sur les murs de refend.

Pour le second cours, on recommence sur le même angle à gauche, si on est parti à droite pour faire le premier, ce qui les croise et les lie ensemble ; ensuite on pise tout le tour de la maison, en s’arrêtant néanmoins à l’encontre des murs de refend, pour les faire anticiper sur les murs de face et respectivement entre eux, lorsqu’il y a plusieurs murs de refend dans une bâtisse : opération bien facile à comprendre, étant d’ailleurs la même que celle que nous avons désignée ci-devant.

On use du même procédé pour le troisième cours, et pour tous les autres, jusqu’au haut de la maison ; et il est inutile de rappeller qu’il faut laisser descendre d’environ 3 pouces les côtés du moule sur les faces du mur inférieur ; que les gros de mur doivent être rognés de 6 lignes à chaque assise de pisé ; que les ouvriers doivent reconnoître souvent avec leur plomb, si l’encaissement ne s’est point dérangé par les coups de leurs pisoirs ; enfin que le centre du mur qu’ils bâtissent doit être monté droit ou perpendiculaire, et que ce n’est que l’inclinaison d’une ligne par pied montant, qui fait rétrécir le mur à chaque assise.

L’unique cause pour laquelle les pans de pisé ainsi faits ne laissent aucuns joints, ne consiste qu’à la suppression des glacis de mortier dans le pourtour du moule : les ouvriers du Bugey ont poussé l’économie jusqu’à ce point, mais on sent qu’avec très-peu de chaux et de sable on pourra garnir de mortier tous les pans d’une maison.

Les habitans du Bugey, non-seulement sont de grands économes, mais ils sont encore très-adroits : ils ne sont point embarassés de poser, d’aligner et d’étayer en très-peu de temps ces grands poteaux, qui paroissent, aux yeux du théoricien, fort difficiles à fixer : tant il est vrai que la pratique surmonte tous obstacles ! et je ne doute pas que, lorsque les ouvriers se seront habitués à cette manière de bâtir, ils l’exécutent avec une facilité et une dextérité surprenantes dans tous les départemens de la République.

Je dois avertir que dans le Bugey on ne fait pas les bâtimens si élevés que dans le Lyonnois ; car on sent la difficulté qu’il y auroit de faire tenir dans le terrein des bois droits, presque aussi longs que l’arbre de la liberté que l’on plante dans les villages, puisqu’il est possible d’élever, avec la terre seule, des maisons de plus de 36 pieds de hauteur : j’en ai bâti une à Lyon, qui m’appartient, qui en a plus, et qui est très-solide.

Le plus souvent on ne se trouvera pas des perches, chevrons ou soliveaux, ni assez longs, ni en assez grande quantité : quel parti prendre ? Le voici : on se servira des bois qu’on aura ; s’ils sont en très-petit nombre, comme d’une ou deux douzaines, on déposera les premiers poteaux lorsqu’on aura fait quelques pans de mur, pour les replanter au long de ce mur qu’on voudra continuer à piser : ainsi de suite, on les enlevera, et on les reposera de nouveau, pour faire le tour du bâtiment et les murs de son intérieur : donc ainsi il en coûtera plus de main-d’œuvre et moins de bois ; l’un compense l’autre. À l’égard de la longueur de ces poteaux, je ne vois d’autre ressource, si elle étoit moindre que la hauteur de la maison qu’on voudra bâtir, que de recourir aux clefs dont on se sert par la vieille méthode. On peut donc piser les murs d’un bâtiment aussi haut que la longueur des perches le permettra ; ensuite placer les clefs pour finir la maison, particulièrement pour faire les pignons de son toit.

Sur le tout, j’observerai que l’une et l’autre méthode sont très utiles ; qu’elles doivent être également adoptées et répandues dans la France, puisqu’elles peuvent servir séparément dans plusieurs cas, et être employées dans d’autres toutes deux à la fois. Voyez les figures 1 et 2, planche X.

Ces deux procédés ont leurs avantages particuliers : celui du Bugey consiste en un moule, des poteaux bruts, des cordes et gros de mur, voilà tout l’équipage, il est toujours prêt ; ainsi on peut faire du pisé à toute heure, dans le moment. L’autre est plus facile à transporter, parce que les outils étant fort courts, se chargent aisément sur une voiture : aussi doivent-ils former l’équipage de chaque maître maçon de la campagne, pour qu’il puisse faire travailler loin des villages, particulièrement dans les endroits montueux où les perches seroient difficiles à être transportées et à être posées solidement dans les collines ! La méthode du Bugey est excellente pour bâtir les granges, les écuries, les fermes, et toutes autres bâtisses nécessaires aux travaux de l’agriculture : celle du Lyonnois est bien avantageuse et bien importante pour construire les maisons en terre fort élevées et de conséquence, soit pour l’habitation des maîtres, soit pour les manufactures, fabriques, hôpitaux, presbytères, écoles publiques, et autres : enfin ces deux genres de bâtir sont nécessaires aux exhaussemens des maisons, et pour la construction des murs de clôture dont je vais traiter.

Des murs de clôture en terre ou pisé.

Les murs de clôture de cet espèce sont de la plus grande utilité à l’état, pour les travaux de la campagne et pour la conservation des récoltes : les cours et les jardins des fermes, les terres chenevières, les enclos des maisons de campagnes et des maisons de plaisance, les parcs des grandes terres ou fermes, les bois, les garennes, en un mot, les champs quelconques, peuvent s’enclore avec la plus grande économie et la plus grande célérité.

Si, en Angleterre, les inspecteurs des forêts royales avoient eu connoissance de ce genre de bâtir, ils auroient assurément proposé ces clôtures, puisqu’ils s’expliquent ainsi dans leur rapport : Si l’on ne prend pas le parti d’enclore les bois et d’encourager leur plantation, en moins d’un siècle, ils ne seront pas en état de fournir un arbre propre à la marine.

Remarques essentielles sur les clôtures.

Les épaisseurs des murs de clôture doivent varier, suivant la hauteur qu’on veut les faire. Par l’article 209 de la coutume de Paris, tout propriétaire est tenu de les élever, entre cour et jardin, de 10 pieds : sur cette hauteur, on donnera au pisé 18 pouces d’épaisseur par le bas, pour qu’il lui en reste plus de 14 sous la couverture, attendu qu’il faut mettre aux clôtures de terre plus d’une ligne par pied de fruit ou de talus : on en sentira la raison, lorsqu’on considérera que les murs de clôture n’ont aucune liaison dans les lignes droites ou courbes qu’ils décrivent, tandis que les murs de tout bâtiment quelconque se croisent et se soutiennent en se contre-buttant. Qu’on y ajoute les liaisons des planchers et des toits, on trouvera que les murs de clôture qui n’en ont point, et qui sont isolés, doivent avoir par pied une ligne et demie de talus ou environ.

Lorsqu’on veut enclore un jardin, il faut bien se garder de suivre les lois des bâtimens, qui ne peuvent ni ne doivent s’étendre dans la campagne. L’économie veut qu’on donne moins de dix pieds de hauteur aux murs de clôture, par conséquent moins d’épaisseur, et la durée moins de talus.

Voici une table que l’on suivra, pour ne pas se jetter dans une dépense superflue, seulement suffisante à la solidité des murs de clôture en pisé, à raison de la hauteur qu’on voudra leur donner.

TABLE

Pour les murs de clôture.

Sur la hauteur de On donnera d’épaisseur au mur par le bas. Et ayant mis par chaque pied montant du mur, Il restera d’épaisseur au mur, sous sa couverture, environ
10 pieds. 18 pouc. 1 lig. ½ de talus. 15 pouc. 6 lig.
9 17 1 lig. ½ 14 pouc. 9
8 16 1 lig. ½ 14
7 15 1 lig. ¼ 13 pouc. 6 ½
6 14 1 13

La précision de cette table est plus importante qu’elle ne le paroît d’abord, non pas à raison de la dépense du pisé, car il n’en coûteroit, pour faire les murs de clôture plus épais, que plus de terre ; mais la terre est absolument sans valeur : c’est donc leur fondation et leur soubassement en maçonnerie, qui consomment une plus grande quantité de chaux, de pierres, de voitures, et de main-d’œuvre ; qu’on y ajoute l’embaras et les frais coûteux pour se procurer l’eau nécessaire pour éteindre la chaux et pour faire le mortier ; encore est-on obligé, la plupart du temps, de l’aller chercher fort loin, ou de la tirer des puits très-profonds : ainsi, en négligeant la juste proportion que l’on doit donner strictement aux murs de clôture, on se jette involontairement dans des frais immenses, tandis qu’en ménageant, on dépense la moitié moins. Eh ! ne convient-il pas mieux employer l’excédant des frais d’une construction mal combinée, à tant d’autres objets d’amélioration, qui sont, comme l’on sait, si nécessaires et si multipliés dans les travaux de la campagne ? Il est donc bien essentiel, même aux personnes opulentes, de ne pas abandonner aux maîtres maçons de la campagne l’entière direction des ouvrages de l’art de bâtir.

Pour faire sentir la conséquence de ce que je viens de dire, je supposerai qu’on veut enclore seize arpens de terrein ; on aura donc à faire construire 480 toises de longueur en mur de clôture. Si on leur donne 2 pieds de fondation et 2 pieds au dessus du sol, on trouvera qu’à raison de 6 livres la toise courante, cette maçonnerie en chaux, sable, pierres, voitures et main-d’œuvre, coûtera la somme de 2880 livres ; mais si on réduit à 15 pouces l’épaisseur de 18 qu’on auroit imprudemment donnée à ce mur d’enceinte, on épargnera le sixième de la dépense, c’est-à-dire, 480 livres. Si ensuite la nature du sol, la situation du local, ou les secrets de l’art, permettent de faire la fondation seulement d’un pied et demi de profond et autant d’élévation au dessus, on aura encore gagné 720 livres ; de manière que la totalité des frais sera restreinte à près de la moitié ; ou si on avoit résolu de dépenser 2880 livres, on auroit certainement fait enclore beaucoup plus de seize arpens de terrein. Qu’on juge maintenant de toutes les autres économies qu’on peut faire, et que je démontrerai plus amplement par la suite, dans le cours de cet ouvrage !

On se servira également des deux méthodes rapportées ci-devant, pour faire le pisé des murs de clôture ; toutes deux représentées sur la planche X. Cependant je dois prévenir que, pour ce genre de construction, le procédé du Bugey est beaucoup plus avantageux : en effet, la facilité que l’on a de pouvoir se servir des bois d’une moyenne longueur, puisque les clôtures ne sont jamais si hautes que les maisons, doit faire préférer les perches que l’on plante dans la terre, et que l’on trouve assez communément dans les habitations de la campagne ; d’ailleurs je pense que l’on fera le double d’ouvrage par la méthode du Bugey, puisqu’il est si aisé de faire couler l’encaissement le long du mur, derrière les poteaux, et de remuer alternativement ces derniers dans les longues lignes qui ne présentent aucun embarras, comme dans les angles et retours multipliés des murs de bâtimens.

Une autre observation à faire en faveur des plus pauvres propriétaires, consiste dans la facilité qu’ils auront d’enclore leurs petites possessions avec une seule douzaine de perches, quelques planches, et des cordes. L’assemblée nationale, en donnant le plus d’authenticité à ce genre grossier de travail, sera la cause que les habitans apprendront eux-mêmes à faire ces clôtures, qui sont très-solides, puisque le voleur le plus adroit feroit plutôt un trou à un mur de bonne maçonnerie, qu’à un mur bien fait de pisé : ainsi les députés de la nation peuvent rendre plus précieux les immeubles de la République, puisque tout fonds enclos produit plus et augmente de valeur.

Je dois aussi dire que pour l’expédition et pour plus d’économie dans les grands enclos qu’on aura à faire, il faut le moule un peu plus haut et plus long : au lieu de quatre barres ou traverses, pl. I, fig. 1, et pl. X, fig. 1, on peut en ajouter une cinquième : voyez même pl. fig. 2 ; ce qui donnera 13 pieds de longueur à l’encaissement, au lieu de 10. À l’égard de sa hauteur, on peut la porter à 3 pieds ; par ce moyen, on parviendra à faire chaque pan de mur plus long et plus haut ; d’ailleurs l’ouvrage sera d’autant plus expéditif, que quatre hommes piseront à la fois, puisqu’alors il y aura quatre cases au lieu de trois.

Dans le second cahier, j’indiquerai les qualités des terres qu’on peut employer au pisé, les détails de la main-d’œuvre, les ressources pour rendre les bâtimens en terre aussi solides que ceux faits avec la meilleure maçonnerie, les diverses méthodes pour faire les enduits, la manière de peindre et de décorer ces maisons dans un beau genre et à peu de frais. Je traiterai ensuite de l’art de faire les voûtes avec la terre seule, et de tout ce qui aura rapport à l’art économique et incombustible de bâtir.