Argonautiques/Livre VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 585-594).

LIVRE VIII.[modifier]

Cependant Médée tremblait dans son appartement. Agitée par les remords, elle croyait entendre partout autour d’elle les menaces de son père irrité. Déjà l’infortunée ne craignait plus les flots ; nul pays déjà ne lui semble trop éloigné : elle est prête à fuir sur toute mer, à monter sur tout vaisseau. Elle baise pour la dernière fois ses bandelettes virginales, la couche qu’elle va quitter, s’arrache les cheveux, se meurtrit la figure, et, penchée sur son lit encore froissé par son dernier sommeil, elle exhale en ces mots sa douleur : « Ô vous, père d’une fille fugitive, si du moins, Éétès, vous lui donniez un dernier embrassement ; si vous voyiez ses larmes ! Croyez-moi, mon père, il ne m’est pas plus cher que vous, le mortel que je vais suivre. Puissent les flots m’engloutir avec lui ! Daignent les dieux vous conserver longtemps et le sceptre et la vie ; et que vos autres enfants ne me ressemblent pas ! »

Elle dit ; et tirant de leur réduit empoisonné ces substances vénéneuses que son époux devra toujours redouter, elle en imprègne sa robe, son collier, et s’arme aussi d’une épée. Alors, comme aiguillonnée par les fouets des Euménides, elle s’élance, pareille à Ino quand, éperdue et oubliant son fils qu’elle tient dans ses bras, elle se précipite dans la mer, tandis que son époux sur la rive frémit d’une rage inutile. Poursuivi par mille inquiétudes, Jason l’avait devancée dans la forêt. Là, son front rayonnant de jeunesse éclairait au loin la sainte obscurité du bocage. Tel, séparé de ses compagnons dispersés çà et là, le chasseur de Latmus repose sous les frais ombrages, digne objet de l’amour de Phébé, qui voile son croissant lumineux et qui vient le visiter : tel Jason, attendant son amante non moins belle, remplit la forêt du doux éclat de sa figure radieuse. Tout à coup, semblable à la colombe qui, déjà enveloppée dans l’ombre immense des ailes de l’autour, tombe éperdue sur le passant, Médée, saisie d’effroi, se jette sur le sein de Jason. Le héros la reçoit dans ses bras caressants : « Ô vous, lui dit-il, bientôt l’honneur et la gloire de mes pénates, vierge qui méritiez à vous seule que j’entreprisse un si long voyage, que m’importe désormais la toison ? il suffit que je vous emmène sur mon navire. Pourtant, puisque vous le pouvez, ajoutez ce présent à ceux dont vous m’avez déjà comblé ; un ordre impérieux exige que j’emporte cette riche dépouille, et cette gloire n’intéresse pas moins mes compagnons. »

Il dit, et il baise les mains de Médée d’un air suppliant. « Pour vous, dit-elle alors au milieu de nouveaux sanglots, j’abandonne mon rang, mon pays, ma famille ; déjà ce n’est plus en reine que je parle ; je renonce à mon sceptre, et je vous obéis. Gardez à l’amante fugitive la foi que le premier (ne l’oubliez pas ) vous lui avez jurée. Les dieux nous entendent et ces astres nous voient. Avec vous je traverserai les mers, avec vous le monde entier, pourvu qu’un jour je ne sois pas forcée de revenir en ces lieux, et de reparaître aux yeux de mon père. C’est tout ce que je demande aux dieux, c’est la seule prière que je vous fasse. »

Elle dit, et court comme une insensée, loin des chemins frayés. Jason saisi de pitié ne la quitte pas. Soudain il voit jaillir du sein des ténèbres une flamme immense, à l’éclat sinistre. « Quelle est à l’horizon cette lueur rougeâtre, cette clarté lugubre ? » dit-il effrayé. « Ce sont les yeux, répond Médée, c’est le farouche regard du dragon : ces éclairs partent de sa crête. Il ne voit que moi maintenant, il m’appelle, suivant sa coutume, et sa langue caressante réclame sa nourriture. Eh bien ! voulez-vous qu'il vous aperçoive, et disputer ensuite la toison à sa vigilance, ou que je le plonge dans le sommeil et vous le livre après l’avoir dompté moi-même ? » Jason ne répond rien, tant l’effroi le gagne, aussi bien que Médée.

Déjà celle-ci, les cheveux hérissés, les mains tendues vers les astres, et récitant des vers sur un rhythme barbare, invoquait le Sommeil. « Dieu tout puissant, disait-elle, je t’appelle de toutes les parties du monde, et t’ordonne de descendre ici tout entier sur ce dragon. Par toi j’ai plus d’une fois dompté les flots, les nuages, la foudre, et tout ce qui a vie et mouvement dans les airs : mais aujourd’hui, viens plus puissant que jamais ; viens, semblable au Trépas ton frère. Et toi, fidèle gardien de la dépouille du bélier de Phrixus, voici le moment de reposer tes yeux du soin qui les fatigue. Que crains-tu quand je suis avec toi ? Je te suppléerai moi-même quelques heures dans la garde de la forêt ; jusque-là prends du repos. »

Le monstre, malgré sa fatigue, n’ose encore se relâcher de sa surveillance, ni goûter un repos auquel on l’invite, après lequel il soupire. Appesanti par les premières vapeurs du sommeil, il frissonne, et repousse loin de l’arbre sacré cet ennemi plein de charmes. Médée alors fait agir tous les poisons du Tartare ; elle secoue incessamment un rameau trempé dans le silencieux Léthé, appesantit par un chant magique les paupières rebelles du dragon, lasse, épuise, à force de gestes et de paroles, toute la puissance du Styx, jusqu’à ce que l’intraitable monstre soit assoupi. Et déjà sa crête altière s’est abaissée ; sa tête obéissante s’incline ; son cou se détend et s’allonge. Ainsi s’abaissent les flots gonflés du Pô, du Nil aux sept embouchures, et ceux de l’Alphée à travers les champs de l’Hespérie.

Dès qu’elle voit le dragon qu’elle aime étendu sur le sol, Médée le presse dans ses bras, s’accuse de cruauté, pleure celui qu’elle a nourri de ses mains, et leur commune destinée.

« Ce n’est pas ainsi, dit-elle, que je te voyais, quand, la nuit, je t’apportais les offrandes sacrées ; et moi-mème j ’étais bien différente, quand, d’un soin si affectueux, je te donnais le miel et ces poisons avec lesquels tu apaisais ta faim. Quelle masse inerte et pesante ! Qu’il est faible le souffle qui t’anime encore ! Infortuné, peut-être eût-il mieux valu que je t’ôtasse la vie ! Qu’il sera douloureux pour toi le jour où tu ne verras plus la toison, et l’arbre où tu veilles dépouillé de son brillant dépôt ! Cède au Destin ; va maintenant cacher ta vieillesse dans quelque autre forêt sacrée ; oublie-moi, je t’en conjure, et que tes sifflements ne me poursuivent pas sur les mers que je vais parcourir. Mais vous, fils d'Éson, hâtez-vous, enlevez votre proie, et fuyez. Fille impie, j’ai éteint les flammes des taureaux de mon père, j’ai poussé les enfants de la Terre à s’entre-détruire ; voici le dragon étendu à vos pieds : je n’ai plus, je pense, d’autres crimes à commettre. »

Pendant que Jason cherchait le moyen d’atteindre à la cime de l’arbre : « Allons, lui dit-elle, escaladez le monstre et marchez sur son dos. » Jason, plein de confiance, monte sur le dragon, et arrive de replis en replis à la branche sur laquelle reposait la brillante toison, pareille à un nuage enflammé, ou à la légère Iris, quand elle est frappée des rayons du soleil. Il saisit le trophée, dernier objet de ses vœux et la fin de toutes ses fatigues. L’arbre rend à regret le monument de la fuite de Phrixus, qu’il gardait depuis si longtemps, gémit et s’enveloppe de lugubres ténèbres. Médée et Jason sortent de la forêt, gagnent la plaine, et marchent vers l’embouchure du fleuve. La toison éclaire au loin la campagne ; Jason en étale avec orgueil les flocons lumineux ; tantôt il la met autour de son cou, tantôt il la tient suspendue à son bras. Tel marchait Hercule, au sortir des antres de la patrie d'Inachus, ajustant sur sa tête et sur ses épaules la peau du lion de Némée. Les Argonautes, qui attendaient, comme il était convenu, leur chef à l’embouchure du Phase, l’aperçoivent soudain tout reluisant d’or au sein de la nuit, et poussent un cri de joie. Le vaisseau tressaille d’allégresse, et s’avance de lui-même au rivage. Jason précipite sa course, met d’abord en sûreté sa précieuse conquête, s’élance ensuite dans la nef avec la jeune fille éperdue, saisit sa lance, et attend.

Cependant le bruit de la trahison et de la fuite de sa fille, l’attentat qui fait le deuil et la honte de sa maison, parviennent aux oreilles d'Éétès. Le frère de Médée prend les armes ; toute la ville s’assemble ; le roi lui-même, oubliant sa vieillesse, vole au rivage ; les soldats y accourent. Soins inutiles ! le vaisseau fuit à pleines voiles. Voici la sœur de Médée, ses jeunes compagnes, les femmes de Colchos, filles ou mères, et, se faisant remarquer entre toutes, la mère de la jeune fugitive, qui étend ses bras vers les flots et remplit l’air de ses gémissements. « Arrête, ô ma fille ! ramène vers nous, car tu le peux, ramène ce vaisseau. Où vas-tu ? Tous les tiens sont ici ; ton père même est encore sans colère. À toi est ce pays, à toi ce royaume. Pourquoi te fier à des Grecs ? Barbare aux yeux des filles d’Inachus, trouveras-tu chez elles un asile ? Est-ce là le vœu de ta famille ? est-ce là l’hymen qui t’était destiné ? est-ce là le jour qu’invoquait ma vieillesse ? Que ne puis-je, oiseau de proie, voler jusqu’à ton ravisseur, et, sur son propre vaisseau, lui déchirer le visage de mes ongles, et lui redemander à grands cris celle que mes flancs ont portée ! C’est au roi d’Albanie, et non à toi, fils d’Éson, qu’elle fut promise ; jamais ses malheureux parents ne se sont engagés envers toi. Pallas ne te commande pas de revenir avec une pareille proie, ni d’enlever les filles de la Colchide. Garde la Toison ; et, s’il est dans nos temples quelque trésor oublié, prends-le aussi. Mais pourquoi t’accuser injustement ? C’est elle-même qui fuit ; c’est elle, ô honte ! qu’entraîna sa passion insensée. Voilà donc, malheureuse (car tout le passé me revient à l’esprit), voilà pourquoi, depuis l’arrivée de ces Thessaliens, tu prenais en dégoût tous les mets, tous les plaisirs ! Ta figure était pâle, tes paroles embarrassées, tes yeux égarés, ta joie et ton sourire empruntés. Que ne me découvrais-tu cet horrible mystère ? Jason fût devenu mon gendre, l’hôte de notre palais, et tu ne me fuirais pas ainsi ; ou peut-être aujourd’hui, complice de ton crime, le serais-je aussi de ta fuite ; peut-être irions-nous toutes deux chercher la Thessalie et la patrie, quelle qu’elle soit, de ce cruel étranger. »

Ainsi parle sa mère, tandis que l’écho du rivage retentit des lamentations de sa sœur, et que ses jeunes compagnes, poussant un dernier cri qui se perd dans l’espace, appellent, leur maîtresse. Loin d’elles, ô Médée, t’emportent les vents et ton destin.

Les Argonautes, poussés par un vent qui favorisait leur retour, marchaient jour et nuit, et reconnaissaient les rivages qu’ils avaient déjà côtoyés, lorsqu’Erginus dit tout à coup du haut de la poupe :

« Vous avez tant de joie d’avoir conquis la Toison, que vous ne pensez ni au chemin qui vous reste à faire ni au danger qui nous attend. Demain nous touchons à l’extrémité de cette terrible mer et aux Cyanées. Je n’ai pas oublié Tiphys, je n’ai pas oublié, ô mon vénérable maître, tes pénibles efforts au passage de ces rochers. Changeons de route, mes amis ; il en est une autre par laquelle nous sortirons de cette mer, et que je vais vous indiquer. Non loin d’ici se jette, après avoir traversé la Scythie, l’Ister à l’urne immense, et qui, vous le savez, trop à l’étroit dans son lit, se divise en sept canaux et se verse dans la mer par sept embouchures. Gagnons ce fleuve en côtoyant la rive gauche du Pont ; remontons-en le cours jusqu’à ce que nous trouvions un autre fleuve qui nous portera dans une autre mer. Il vaut mieux, Jason, consentir à quelque retard, que de braver de nouveau les perfides Cyanées. Tel est mon avis. Voyez plutôt, le navire n’y a-t-il pas déjà laissé une partie de sa poupe ? » En parlant ainsi, Erginus ignorait que le destin avait rendu les Cyanées immobiles, et les avait condamnées à un éternel repos.

« Fidèle pilote, lui répondit Jason, tes craintes sont fondées ; je ne refuse pas de faire une route plus longue, et de montrer ma victoire à toute la terre. » On gouverne aussitôt, en côtoyant de nouveaux pays et d’autres empires, vers ce fleuve habitué à porter des chariots sur son sein.

Assise à la poupe derrière le pilote, Médée embrassait les genoux de l’effigie de Minerve ; son voile couvrait sa figure, et des larmes tombaient de ses yeux. Elle se voyait au milieu des héros thessaliens, seule, et sans être certaine de son futur hymen. Les rives de la Sarmatie en sont attendries ; et quand elle passe devant la Tauride, Diane verse des pleurs. Pas un marais, pas un fleuve de la Scythie qui ne soit ému ; les glaces des Hyperboréens se fondent à l’aspect de la puissance déchue de Médée ; les Argonautes eux-mêmes ont cessé leurs murmures ; ils souffrent volontiers sa présence. Pour elle, à peine lève-t-elle les yeux, quand, sur la fin du jour, son cher Jason lui présente quelques aliments, quand il lui annonce qu’ils ont dépassé le nuageux Carambis, le royaume de Lycus, et quand, pour tromper sa douleur, il l’engage à porter ses regards vers les montagnes de la Thessalie.

Il est une île à laquelle une nymphe de Sarmatie, Peucé, donna son nom : c’est là que l’Ister, aux rives dangereuses et sans cesse infestées de hordes farouches, roule à travers le pays des Alains ses eaux à la mer. Jason, voulant y soulager son cœur du poids qui l’oppressait, ose découvrir à ses compagnons ses engagements avec Médée, la foi qu’il lui a promise, l’hymen qui doit la sanctionner ; tous y applaudissent avec joie, et reconnaissent que Médée l’a bien mérité. Jason élève d’abord des autels à Pallas, qui voit cette union malgré elle ; et il commence à honorer Vénus, qu’il avait jusque-là dédaignée. Si jamais alors il effaça par sa beauté tous les Argonautes, ce fut surtout à l’approche de son hymen. Tel, après une victoire sur les bords ensanglantés de l’Hèbre, Mars gagne furtivement Idalie ou les bosquets chéris de Cythère ; ou tel Hercule, admis enfin à la table des dieux, se repose de ses fatigues sur le sein d’Hébé. Vénus, et Cupidon au langage séducteur, conspirent pour dissiper les ennuis de Médée ; la déesse elle-même la revêt de sa robe couleur de safran, et lui donne ce diadème, dont les perles recèlent un feu qui doit consumer un jour une autre amante. Alors le teint de la jeune fille se rehausse d’un nouvel éclat : elle arrange avec art ses blonds cheveux ; elle s’avance enfin, oubliant tout ce qu’elle a souffert. Ainsi, quand les eaux sacrées de l’Almon ont lavé les blessures des prêtres de Cybèle, que la déesse elle-même a recouvré la gaieté, que ses flambeaux de fête éclairent toutes les villes, qui croirait que le sang humain vient d’inonder son sanctuaire ?Quels de ses prêtres s’en souviennent encore ?

Tandis que Jason et sa fiancée s’approchent des autels, qu’ils commencent à réciter les prières d’usage, Pollux porte devant eux le feu et l’eau nuptiale. Les deux époux décrivent un cercle en se tournant vers leur droite. Mais alors la flamme se déploie dans une atmosphère chargée de vapeurs ; l’encens monte en flocons épars, signe d’une fidélité passagère et d’un amour de courte durée. À cet aspect, Mopsus maudit les deux époux et les plaint tous deux ; il souhaite, barbare Médée, que tu n’aies jamais d’enfants. On apprête ensuite le repas : on y sert en abondance des pièces de gibier, produit d’une chasse facile, les unes cuites au feu, les autres bouillies dans l’airain. On s’étend sur des lits de gazon, près de l’antre où Peucé haletante céda jadis à la passion de l’Ister. Au milieu des convives et plus élevés qu’eux, les deux époux, éblouissants de jeunesse et de grâces, sont assis sur leur Toison.

Mais quelle alarme nouvelle a suspendu les chants de l’hyménée, troublé le festin, interrompu les sacrifices ? C’est Absyrte ; il arrive soudain avec la flotte de son père ; il poursuit, une torche à la main, les Grecs fugitifs ; il accable d’invectives sa criminelle sœur. « Compagnons, dit-il, si vous êtes sensibles à la douleur et au ressentiment, hâtez-vous. Ce n’est pas Jupiter qui fuit avec son amante ; ce n’est pas le taureau dont il a emprunté la figure que nous poursuivons. Le dirai-je ? C’est un brigand qui avec un seul vaisseau enlève la toison de Phrixus ; une jeune fille lui plaît, il l’enlève aussi, et part, ô honte ! sans seulement attaquer nos maisons ni nos murailles. Comment venger assez cet outrage ? Je ne redemande plus la toison ; je ne veux plus de toi, ma sœur, qu’on te rende ou non ; je n’ai ni l’espoir de traiter, ni la force de calmer ma fureur. Et d’ailleurs, puis-je sitôt revenir chez mon père ? Le sang de cinquante pirates, un seul vaisseau submergé, m’apaiseront-ils assez ? C’est toi, Grèce trompeuse, que je poursuis ; c’est pour tes cités que j’attise le feu de ce flambeau. Non, ma sœur, ton frère ne manquera pas à ton digne hymen. C’est moi qui le premier secoue sur toi, sur ton époux, cette torche nuptiale. Si, le premier, je viens présider à tes noces, excuse en cela, je te prie, la vieillesse de notre père. Mais le sénat et le peuple sont avec moi. La royale petite-fille du Soleil, pour s’unir dignement au héros de la Thessalie, n’a pas trop de la réunion de tant de navires, de l’éclat de tant de flambeaux. »

Il dit, et, parcourant les vaisseaux, il invoque tantôt les Vents, tantôt ses compagnons. Le pilote transmet ses prières aux rameurs, qui battent les flots avec leurs avirons encore tout garnis de feuilles. Cette flotte, formée en un jour d’arbres abattus au sommet des montagnes (que ne pouvaient la colère et la haine chez les hommes de cet âge ?), approche de plus en plus, et des radeaux grossiers suivent le léger esquif de Pallas. Déjà les Colchidiens découvrent les embouchures du Danube, l’île verdoyante de Peucé et aperçoivent le haut du mât des Argonautes. Ils poussent des cris de joie et de haine, dont le bruit qui redouble se mêle au bruit des rames à mesure qu’Argo se rapproche ; tous en même temps veulent fondre sur lui. Stirus, enflammé d’amour et de jalousie, saisit un croc ajusté à une hampe de chêne noueux, et interroge au loin les flots ; les autres s’arment de leurs boucliers et d’énormes javelots, enduisent des torches de poix et brandissent impatiemment leurs lances. Bientôt ils sont à portée de trait ; ils redoublent leurs cris ; ils trépignent de fureur sur leurs frêles embarcations.

À l’aspect inattendu de cette flotte et de ces feux que la mer réfléchit, les Argonautes se lèvent, agités de mille pressentiments : Jason quitte son épouse, saute le premier dans le vaisseau, prend son casque qui reposait sur sa lance, son bouclier et sa brillante épée. Non moins alertes que lui, ses compagnons s’arment, et se rangent sur le rivage. Comment alors, ô Médee, ton crime t’apparut-il ?Quelle honte fut la tienne en revoyant ton frère, tes compatriotes, dont tu te croyais séparée par l’immensité des mers ? Aussi se cache-t-elle tristement au fond de la grotte, n’attendant désormais que la mort, soit que Jason succombe, soit que son frère périsse de la main des Grecs.

Mais Junon dans les demeures de l’Olympe ne se résigne pas ainsi ; elle ne veut pas d’un combat avec un ennemi si supérieur aux Argonautes en guerriers et en vaisseaux. À peine voit-elle s’approcher et la flotte et la guerre, qu’elle descend sur la terre, et ouvre leur prison aux Vents et aux Tempêtes. La troupe turbulente s’en échappe aussitôt ; Junon leur montre la flotte. Tous l’ont vue soudain. Ils s’élancent à la fois vers le but indiqué, poussent d’horribles sifflements, bouleversent la mer jusqu’en ses abîmes, et font de chaque flot un ennemi des Colchidiens.

Stirus, emporté dans les eaux de l’Argo, avance avec la vague et retombe avec elle dans l’abîme ; un flot le roule encore, le chasse, et se brise ensuite. Comme lui, ses compagnons sont le jouet des vagues, soit qu’elles s’élancent vers le ciel, soit qu’elles retombent sur elles-mêmes. Ici un gouffre les engloutit, là un tourbillon les entraîne ; la terreur est peinte sur tous les visages : les coups redoublés du tonnerre ébranlent la voûte céleste. Toutefois la violence de Stirus ne s’est point ralentie : tandis qu’il lutte contre les dieux eux-mêmes, il exhorte ses compagnons : « Quoi ! s’écrie-t-il, l’infidèle Colchidienne au mépris de mes droits, se choisirait un autre époux ! Un ravisseur thessalien me serait préféré I J’aurais en vain, seul de tant de rois mes rivaux, fixé le choix de son père ! Est-ce le courage qu’elle aime dans son séducteur, et celui qu’elle suit est-il plus brave que moi ? Mais, sans le secours de ta magie, je dompterai les taureaux ; avec mon épée, seule, j’affronterai les monstres issus des dents du dragon thébain. En attendant, contemple du rivage un combat dont tu seras le prix, un combat digne de toi. Tu vas la voir ensanglanter les flots, cette tête si chère ! Tu vas le voir tomber ce Grec efféminé, dont la chevelure au lieu de myrrhe n’exhalera bientôt plus que l’odeur de la poix et du soufre enflammés. Flots, jetez seulement Stirus sur ce rivage, et ni vous, Éétès, ni le Soleil votre père, n’aurez à rougir de votre gendre. Me trompé-je ? N’est-ce pas elle encore qui excite ces vents et les mers par ses paroles infernales, et dont l’art magique protège Jason contre nous ? En effet, il a coutume d’y recourir. Mais tous ces enchantements, tout ce vain fracas ne sauraient le sauver. Allez, vaisseaux, brisez ces flots soulevés par une jeune fille. »

Il dit, et les rameurs redoublent d’efforts. Il s’élance en avant avec sa troupe. Mais la lame revient encore, heurte le radeau, le met en pièces, et disperse ceux qui le montent. Lui, toujours menaçant, nage la main tendue vers le bord, et, au milieu du naufrage, lutte contre les flots sans quitter son épée. Il cherche à saisir quelques débris de son vaisseau ; il appelle ses compagnons à son aide. Mais personne, dans le trouble général, ne peut ni ne veut l’entendre. Chaque fois qu’il se rapproche de la rive, la lame le repousse ; il résiste encore, et disparaît. D’un effort violent il remonte à la surface ; mais la mer revient acharnée, l’engloutit sous une montagne d’eau, et le force à laisser la jeune fille.

À cet affreux spectacle, Absyrte consterné ne sait ni que faire, ni comment s’emparer du port et de l’embouchure du fleuve, ni comment attaquer les Argonautes qui s’y tiennent à l’abri : il les voit, il les reconnaît en frémissant de rage. La mer toujours en fureur, la tempête incessante, les vagues suspendues sur sa tête, paralysent tous ses efforts. Il se retire enfin, convaincu de l’impuissance de sa colère, et gagne avec les débris de sa flotte le rivage opposé de l’île de Peucé. Là, le Danube, se partageant en deux bras, forme autour de l’île une double barrière ; le vaisseau des Argonautes occupait l’un depuis longtemps ; le fils d’Éétès s’empare de l’autre, d’où il harcèle avec sa flotte le camp des Thessaliens, sans pouvoir, dans sa rage impatiente, engager le combat. Jour et nuit la tempête soulève les flots qui les séparent, jusqu’à ce que Junon ait trouvé un moyen de terminer au gré de ses désirs cette lutte qui l’inquiète. Eux-mêmes prévoyant les suites d’une attaque si obstinée, les Argonautes importunent Jason de leurs prières et de leurs murmures : ils se plaignent de ce que, pour la fille d’un barbare, il les expose à toute la rigueur d’un siège et à des périls toujours renaissants ; qu’il ne considère pas assez le nombre de ses compagnons, la grandeur de leurs destinées. Ce n’est pas un amour criminel et clandestin qui les a entrainés à sa suite à travers les mers, mais leur seule valeur ! Quoi ! s’amuser à célébrer son hymen avec la femme qu’il a enlevée ? En effet, le temps est bien choisi. Les Grecs ont assez de la Toison, et l’on peut, en rendant Médée, étouffer la guerre. Qu’il laisse donc les deux partis retourner dans leurs foyers, et que Médée ne soit pas la première furie qui arme l’une contre l’autre l’Europe et l’Asie : car aussi bien, (les Destins l’ont prédit et Mopsus l’annonçait jadis avec effroi) cette guerre est réservée à leurs descendants, et c’est un autre ravisseur qui doit un jour allumer ce terrible incendie.

Jason ne sachant que répondre à ces plaintes réitérées pousse de profonds soupirs. Le respect des Dieux, la sainteté de sa promesse, les premières douceurs de l’hyménée peuvent à peine le retenir. Il balance ; il voudrait mourir, en songeant à celle que menace comme lui ce nouveau péril ; il faut enfin qu’il cède à ses compagnons. Une fois sa résolution prise, les Argonautes attendent que l’orage et que les flots s’apaisent ; jusque-là on ne dit rien à Médée ; on lui cache le funeste décret.

Mais l’amour, s’il est souvent le jouet de craintes chimériques, en éprouve souvent de trop réelles. Il ne veut pas que la jeune fille soit trompée. Aussi voit-elle bientôt la trahison sous le masque dont il se couvre, elle reconnaît l’infidélité de son époux, et comprend le silence de tout ce qui l’entoure. Toujours présente à elle-même et sans s’effrayer du péril qui la menace, elle aborde Jason, le tire à l’écart et lui parle ainsi : « Comme vous aussi, cher époux, je suis jour et nuit vivement préoccupée des Argonautes, de vos braves compagnons. Cependant, ne puis-je savoir si je suis leur captive, si l’on m’a trompée et si j’obéis à plusieurs maîtres ? Ne puis-je enfin connaître votre pensée ? Certes, ô mon très-fidèle époux, je suis au-dessus de toute crainte ; pourtant, ayez pitié de moi ; gardez au moins jusqu’en Thessalie la foi que vous m’avez jurée ; c’est dans votre palais seul que vous me mépriserez. J’ai reçu, vous le savez, votre foi et non celle de vos compagnons ; s’ils croient qu’il leur est permis de me rendre aux miens, vous n’avez pas le même droit ; vous seriez contraint de me suivre, car je ne suis pas la seule coupable, la seule qu’on redemande ; nous avons commis la même faute ; nous avons fui ensemble. Mon frère vous épouvante ; vous tremblez de vous voir enfermer par sa flotte et par un ennemi plus nombreux que vous ? Mais ces esquifs, ces bataillons fussent-ils plus nombreux encore, la foi promise n’est-elle rien ? Ne suis-je digne d’aucun sacrifice ? N’ai-je pas mérité que vous et vos compagnons vous mourussiez pour moi ? Que n’ont-ils sans vous touché nos rivages ! Que n’avaient-ils un autre chef ! Ils s’en retournent maintenant, et n’ont pas honte de me livrer, disant que c’est leur seul espoir de salut. Vous, Jason, consultez-moi du moins et ne cédez pas à la frayeur exagérée de vos compagnons. Auraient-ils cru naguère que vous fussiez capable de dompter les taureaux, d’arriver jusqu’au sacré dépôt confié au dragon ? Plût aux Dieux que tout n’eût pas été possible à mon amour et qu’il ait douté de soi-même un moment ! Oui, cherchez si vous n’avez pas encore quelque ordre à me donner ! Hélas ! tu te tais, barbare, mais ta honte qui se peint sur ta figure me présage je ne sais quelle trahison nouvelle. Amant jadis si cher, quoi ! je devais te prier à mon tour, te supplier ? Mon père est loin de le croire, sans doute, loin de penser que je paye déjà la peine de mon crime et que je subis un maître. » Elle dit, et, sans attendre la réponse de Jason, elle fuit comme une insensée, en jetant des cris horribles. Telle possédée de son dieu et animée par le tambourin qu’elle frappe de son thyrse d’Aonie, la Ménade s’élance au haut des montagnes de Thèbes ; telle Médée, que tout épouvante, court de colline en colline, fuyant les javelots des fils de la Terre et les taureaux au souffle enflammé, mais satisfaite de mourir, si elle peut apercevoir la Thessalie, les sommets du Pélion, et les fameuses cascades de la verte Tempé. Elle passe le jour entier à gémir, à se plaindre ; la Nuit elle-même est troublée de ses cris. On croirait entendre dans le silence des ténèbres, hurler tristement les loups, claquer les mâchoires des lions affamés, ou mugir lentement les génisses privées de leurs nourrissons. Elle revient enfin ; mais son visage n’a plus la noblesse des héros de son sang, la majesté du Soleil, son aïeul, ce charme d’une beauté étrangère qu’il avait jadis, quand triomphante elle apporta aux Argonautes la toison d’or, et quand parmi les plus grands noms de la Grèce, elle s’assit, autre Pallas, à la proue du vaisseau de Pallas.

Cependant alarmé des menaces et de la colère de Médée, Jason hésite. Partagé entre la cruelle résolution qu’il a prise avec ses compagnons, et la honte d’en faire l’aveu, il cherche pourtant, malgré la douleur qui l’oppresse, à adoucir celle de son amante et à gagner du temps. « Pensez-vous, lui dit-il, que j’aie jamais craint . . . .