Aristippe, ou De la Cour/Discours cinquiesme

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Augustin Courbé (p. 103-112).

DISCOURS CINQUIESME.



LA Cour a esté gouvernée, par une autre sorte de gens, & il y a encore aujourd’huy de ces gens-là. Le Peuple les appelle Sages : Et en effet, ils n’ont pas faute de bon sens, & d’experience : Ils connoissent la nature des Affaires, & la possibilité de chaque chose : Mais d’ordinaire leur connoissance demeure cachée, dans leur esprit, & n’y produit qu’une vaine & oisive contemplation : Elle n’est fertile qu’en pensées steriles : C’est une vertu qui finit en elle-mesme ; c’est une puissance, qui ne se reduit jamais en acte ; Soit qu’ils ne se sentent pas assez forts, pour entreprendre le bien qu’ils voyent, & qu’ils ayent les yeux meilleurs que le cœur ; Soit que leur avantage estant plus certain, dans le Present, ils le preferent à un bien, qui n’est pas encore venu.

Quoy qu’il en soit, ils se conseillent eux-mesmes, au lieu de conseiller leur Maistre : Ils respondent à leurs sentimens, & non pas à ses demandes ; Et s’ils craignent la rigueur du temps, & l’incommodité des chemins, ils n’ont garde de luy proposer un voyage, au mois de Janvier, ni de luy persuader de passer les Alpes, s’ils ont des affaires à Paris. Leurs avis sortent tous de la partie inferieure ; sont tous terrestres & materiels. L’Interest l’emporte tousjours, sur l’Honneur, & sur la Raison. Ne sentant point en leur ame de plus noble tentation que celle du gain, ils opinent avec la mesme bassesse, & les mesmes considerations, que feroit un Fermier, ou un Receveur, s’il estoit assis en la mesme place.

Que le Vaisseau, qui les porte, perisse s’il veut, & que le Public y coure fortune, ils se consolent aisément du naufrage de l’Estat, pourveû qu’il y ait un Esquif, dans lequel ils puissent gaigner le bord, & mettre leur Famille en seureté. Nous nous tromperions bien, si nous les prenions pour ces zelez violens, qui veulent estre Anathemes, pour leurs Freres ; & qui demandent avec instance, qu’on les efface du Livre de Vie, & qu’on pardonne à la Nation.

Toutefois il ne se peut pas dire absolument, qu’ils ayent de mauvais desseins, contre l’Estat, & qu’ils en desirent la ruïne. Ils se reservent seulement leurs premieres, & leurs plus tendres affections : Hors de leur interest, je pense que celuy de leur Maistre leur seroit fort cher. Mais le malheur est qu’ils ne sont jamais absens de leur interest, non plus que d’eux-mesmes. Ils se trouvent, en quelque lieu qu’ils jettent la veuë : Leur utilité particuliere se presente par tout à eux, comme à cet ancien Malade, sa propre figure, qu’il voyoit perpetuellement devant luy. Ils ne se peuvent separer des Affaires, pour les regarder, avec quelque liberté de jugement. Ils ne peuvent tirer de leur ame, leur raison toute simple, & toute pure, sans la mesler, dans leurs passions : De sorte qu’encore qu’ils descouvrent une Conjuration qui se forme, ils ne s’y opposent pas neantmoins, de peur d’offencer les Conjurez, & de laisser de puissans Ennemis à leurs Enfans. Ils n’ont pas le courage de proferer une verité hardie, si elle est tant soit peu dangereuse, à l’establissement de leur fortune, quoy qu’elle soit tres-importante, au service de leur Maistre.

Infirme & miserable Prudence ! Ils ne considerent pas qu’un Espion, qui donne des avis, ne nuit pas davantage qu’une Sentinelle qui ne dit mot ; & qu’ils sont aussi bien cause de la perte du Prince, par leur silence, que les autres, par leur trahison : Ils ne considerent pas que le laissant dans le peril, d’où ils le pourroient tirer, ils ne contribuënt pas moins à sa ruïne, que ceux qui le poussent, & le precipitent. Ils ne voyent pas que l’Infidelité ne fait point de mal, que la Foiblesse ne soit capable de faire.

Cela estant, Monseigneur, ne seroit-ce point d’eux, que l’Esprit de Dieu voudroit parler, au vingt-deuxiesme Chapitre de l’Apocalypse, quand il met les Timides au nombre des Empoisonneurs, des Assassins, & des autres hommes execrables ? quand il les condamne tous à la seconde Mort, à cette Mort si terrible, & si estrange, à ce Lac ardent de feu, & de souffre ?

Je ne sçay point la vraye intention du Saint Esprit, & ne veux pas asseurer qu’ils soient compris, dans une si rigoureuse Sentence. Mais je voy bien pourtant que ce sont les derniers, & les pires de tous les lasches, & qu’il n’est point si honteux de fuïr dans le combat, que de donner un conseil timide. Car pour le moins, si on tombe, dans ce malheur, à la guerre, on peut s’excuser, ou sur le desavantage du lieu, ou sur le nombre des Ennemis, ou sur la faute des Siens. Et comme le plus souvent la poussiere, le vent, & le Soleil meritent la gloire du Victorieux, aussi sont-ils coupables de la perte du Vaincu. Au pis aller, on se justifie, en accusant la Fortune, qui de tout temps a esté estimée Maistresse des Evenemens, & Arbitre souveraine des Batailles.

Il n’en est pas ainsi des Assemblées Politiques, où cette Puissance aveugle n’a point d’entrée ; où l’Esprit agit librement, & sans contrainte ; où la Prudence exerce ses operations en repos, & ne trouve aucun de ces obstacles, & de ces empeschemens, qui s’opposent aux effets de la Valeur. C’est pourquoy toutes les excuses des Soldats, & des Capitaines, n’ont point de lieu, pour les Conseillers, & pour les Ministres : Un homme sage ne peut pas garantir les Succes ; mais il doit respondre de ses intentions, & de ses Avis.

Il n’est donc point de pareille lascheté à celle qui commence des le Logis, & qui ne s’emeut pas, simplement, par les approches, & par la presence du Peril, mais qui n’en peut souffrir la seule imagination ; mais qui fremit au moindre recit, qui luy en est fait. Et sans mentir, il faut bien qu’elle procede de l’entier aneantissement de la liberté, qui naist avec l’homme, & d’une derniere corruption de ce Principe de generosité, & de ce sentiment d’honneur, que nous avons tous, puis qu’elle est cause qu’on refuse mesme son adveu, & son consentement à la Verité, puisqu’en cet estat là on n’est pas seulement capable de la proposition du Bien difficile. Il n’y a pas seulement moyen d’obtenir d’eux, qu’ils fassent bonne mine, en un lieu de seureté ; qu’ils se declarent, sans danger, pour la Patrie ; qu’ils disputent ses droits, dans une chaire, & la servent de la langue. Chose estrange ! Ils aiment mieux accepter la Servitude, sous le titre de la Paix, que de conclure à une defense, qui se doit faire, avec les bras, & le sang d’autruy.

Encore voyons-nous des Gens, qui attendent pour s’estonner, que la mauvaise fortune soit venuë : ils ont l’esprit hardi, quoy qu’ils ayent l’ame timide. Ces gens-là parlent hautement, quand il y a du Temps, & de la Terre, entre le Danger & eux. Ciceron estoit courageux de cette sorte de courage : Il ne luy echappa jamais un mot, qui ne fust digne de la grandeur de la Republique ; Il estoit vaillant, pour le moins dans le Senat ; & il proteste, ce me semble, en quelqu’une de ses Lettres, que si on l’eust convié au Festin des Ides de Mars, il n’y fust rien demeuré de reste.

Un semblable Citoyen n’est pas propre à se battre en düel : Il n’iroit pas volontiers en pourpoint aux harquebusades. Il a plus de soin que les autres, de la conservation de sa Vie, parce qu’il croit qu’elle vaut plus que la leur, & qu’il n’est pas messeant, de craindre la perte d’une chose precieuse. Il redoute la Mort ; Ou pour mieux parler, la Nature la redoute en luy : Mais il ne redoute point l’Envie, ni la Haine ; Mais il mesprise egalement les menaces des Grands, & le murmure du Peuple. Si ses forces ne sont pas suffisantes, pour abbatre la Tyrannie, il employe sa voix, & son haleine, pour exciter les autres au recouvrement de la liberté. Il crie pour le moins aux armes, le plus fort qu’il peut, & contredit au Mal, s’il ne peut y resister. Toutes ses opinions vont à la grandeur, & à la gloire de son Maistre. Il fait profession d’inimitié, avec tous les Ennemis de l’Estat. La desfaveur, & la Pauvreté ne luy sont point facheuses, quand il les souffre pour la bonne Cause : Et la Mort mesmes ne le surprenant pas, & luy donnant loisir de la bien considerer, il se resout enfin à la recevoir en homme de bien, & fait vaillance de necessité. Par une longue & serieuse meditation, il se forme un courage acquis, qui n’est pas moins ferme que le naturel.

Nos Prudens ne viennent point jusques là. Outre la Mort, ils admettent tant d’autres sortes d’extremitez, qu’il s’en rencontre tousjours quelqu’une, qui les arreste, des le premier pas qu’ils font, vers le Bien. Ils desesperent, avant qu’il faille seulement craindre. Ils ont tousjours de tres-grands motifs, de tres-fortes considerations, de tres-importantes causes (ce sont les termes dont ils se servent) pour ne se pas acquiter de leur devoir. Et parce qu’il n’y a point de Maxime, dans la Politique, qui ne soit combatuë par une autre Maxime, aussi certaine, & aussi probable qu’elle ; & que l’Avenir a autant de formes, & de visages, que nostre Imagination luy en veut donner, ils ne le tournent, pour le regarder, que du costé qui peut faire peur, & se defendent, par la Raison, contre la Raison.

Ils considerent tousjours que les actions

des hommes sont exposées à beaucoup d’inconveniens, & ne considerent jamais, que tout le mal qui peut arriver n’arrive pas : soit que Dieu le destourne, par sa grace ; soit que nous l’esquivions, par nostre addresse ; soit que l’imprudence du Parti contraire en rompe le coup ; estant tres-vray que nos fautes nous jettent souvent, en des perils, d’où celles de nos Ennemis nous tirent. Mais eux prenant les choses au pis, & presupposant, pour certains, tous les accidens qui sont douteux, ils reglent leurs deliberations, comme s’ils devoient tous avenir, & d’ordinaire n’agissent point, pour vouloir agir trop seurement.

Au moins n’enfoncent-ils gueres les affaires, & ne les conduisent que rarement à leur dernier point. Ils se contentent d’une legere mediocrité de succes, & du commencement de leur bonheur. Ils n’osent s’en promettre la continuation, jusqu’à la fin de la moindre chose. Tellement qu’avec leur froide, & leur pesante sagesse, ils peuvent differer la cheute, mais ils ne l’évitent pas : Ils appuyent les ruïnes, qu’ils ne sont pas capables de relever : Ils gaignent pour le plus, quelques jours, ou quelques semaines, & tiennent les Affaires en estat, en attendant que de plus hardis qu’eux y viennent travailler efficacement.

C’est une remarque d’Aristote, que comme la vivacité de l’esprit d’Alcibiade devint extravagance, en la personne de ses Enfans, la solidité de l’esprit de Phocion, se changea en pesanteur, quand elle descendit de luy à sa Race. Mais disons plus qu’Aristote : Disons que la sagesse de ces Ministres n’attend pas si long-temps à degenerer, en foiblesse, en langueur, en lascheté : Avant que de passer ainsi corrompuë à leurs Enfans, & à leur Posterité, elle se gaste des la sortie de leur ame, & sans en venir à l’action ; Elle paroist foible en leurs propositions, & en leurs conseils, qu’on ne peut appeller, ni prudens, ni sages, sans parler improprement, sans faire tort à de si beaux noms, sans offenser la veritable Sagesse.

Quelle erreur ! de s’imaginer que la Sagesse ne puisse jamais estre courageuse ; qu’elle doive tousjours craindre, & tousjours trembler. Ces nouveaux Sages connoissent les Sages de l’Antiquité : Ils ont leû Aristote aussi bien que nous, & n’ont pas fait neantmoins leur profit de ce vieux Oracle, rapporté par Aristote, Qu’il faut appeller le peril au secours du peril, et sortir d’un mal, par un autre mal.

Quelque deplorable que soit la condition presente des choses, ils ne peuvent se resoudre à la nouveauté, & au changement : Ils aiment mieux souffrir le changement, que le faire, & l’attendre, que le prevenir. Au lieu d’obeïr à l’Oracle, & de tenter le second peril, ils s’accoustument, & se familiarisent avec le premier. Au lieu de faire un effort, pour se tirer du mauvais pas, où ils sont tombez, ils y cherchent une posture supportable, pour y sejourner. Ils se trouvent bien dans le Mal, pourveû que le Mal ne les presse pas, & qu’ils en reculent la derniere extremité. Ce leur est assez que la Mort soit remise à une autre fois, & que cependant, on les laisse jouïr de quelque intervalle de mauvaise Vie. Sans doute ils seroient de l’opinion du Poëte Espagnol, qui disoit que la Fievre quarte estoit une bonne chose ; parce qu’avec elle, on estoit asseuré de vivre un an ; pour le moins de vivre six mois ; pour le moins de ne mourir pas de mort subite.

Ce n’est donc pas regner, ce n’est pas vaincre, ce n’est pas triompher, ce qu’ils font : C’est seulement vivre, & encore vivre d’une estrange sorte. C’est passer du matin à l’apresdisnée ; c’est se traisner jusqu’au lendemain. Leur gouvernement n’est ni paix, ni guerre, ni trefve : C’est un repos de paresse ; c’est un somme d’assoupissement, qu’ils procurent au Peuple par artifice, & qui n’est, ni bon, ni naturel.

Ils ne sçavent point guerir ; ils sçavent seulement farder les Malades, & leur faire le visage bon. Ils veulent apprivoiser la Rebellion, en la caressant : Ils la saoulent de bienfaits, & de gratifications ; Mais par là ils la rendent plus puissante, & non pas meilleure ; Ils augmentent sa force, & ne diminuënt point sa malice. Quelquesfois ils luy ostent quelques hommes, qui sont à vendre, & des avantages qui ne luy servent de rien ; & ne voyent pas que c’est cultiver le desordre, que de toucher ainsi legerement à ses branches, & à ses rejettons ; & ne mettre point le fer à son tronc, & à sa racine.

Toute leur Experience n’est qu’une Histoire de malheurs, arrivez à ceux qui osent, & qui entreprennent. Tout ce qui n’est pas aisé, ils le nomment impossible ; Et la Peur leur grossissant les objets, & leur multipliant, presque à l’infini, chaque individu ; quand trois Malcontens se retirent de la Cour, aveque leur train, ils se figurent une armée d’Ennemis, à la Campagne, qui entraisne les Villes, & les Communautez apres elle, sans trouver de resistance. Apres quoy, ils ne se mettent point en devoir de les chastier, mais ils taschent de les adoucir ; & au lieu de les aller visiter avec des canons, & des soldats, ils leur envoyent des gens de robbe longue, chargez d’offres, & de conditions, & leur promettent beaucoup plus, qu’ils ne pourroient esperer de la Victoire.

Ainsi ils obligent le Prince à descendre de son Throsne, pour traitter aveque ses Sujets. D’un Souverain, ils font une Personne privée, & d’un Legislateur, un Advocat. Par cette breche, ils rompent l’Entre-deux qui le separe du Peuple, & changent la Puissance en Egalité. Les Coupables montent sur le Tribunal, & deliberent de leur propre fait, aveque leur Juge. Ils nomment le lieu de la Conference, & on l’accepte : Ils choisissent pour conferer, les Personnes en qui ils ont plus de confiance, & on les leur donne. Et là il ne se parle, ni de pardon, ni de grace : Ce seroient des termes trop rudes, & qui leur feroient mal aux oreilles ; Mais le Maistre offensé declare solennellement, que tout a esté fait, pour le bien de son service, & sçait bon gré, à ses Serviteurs infideles, des injures qu’il a receuës d’eux.

Enfin le dessein de nos Gens n’estant que de congedier la Compagnie, & de separer les Alliez ; ils leur accordent plus qu’ils ne demandent. Ils sont prodigues de la Foy publique : Ils ne menagent point le nom du Roy ; Et de cette sorte, ils le mettent sur le bord de deux extremitez egalement dangereuses : Car soit qu’il veüille tenir sa parole, en ruinant ses Affaires, soit qu’il restablisse ses Affaires, en violant sa parole, il est tousjours reduit à une deplorable election ; ou de hazarder son Estat, pour estre fidele ; ou de manquer à son honneur, pour demeurer Roy.

Mais si, avant tout cela, & les choses estant encore entieres, il desire prendre une resolution genereuse, & digne de luy : s’il ne veut plus, que sa bonté soit une rente, & un revenu certain aux Rebelles ; s’il se lasse d’espuiser ses coffres, pour souldoyer les armées de ses Ennemis, & de payer tous les jours une chose qu’il n’acquiert jamais : Alors ces habiles Conseillers luy viennent representer, avec beaucoup de mines & de grimaces, qu’il ne faut pas aigrir les Affaires ; que les Sages cedent à la violence du Temps, comme les Dieux à la necessité du Destin ; que les Princes, qui ont regné devant luy, n’ont osé remüer cette pierre ; qu’il y auroit de la presomption, à vouloir mieux faire que ses Peres ; que la Guerre est un mauvais moyen, de reformer les Estats ; que de mettre un Corps en pieces, pour le rajeunir, c’est un remede de Magicien ; que de brusler sa Maison pour la nettoyer, c’est un conseil d’Ennemi, c’est une resolution de Furieux.

Ce n’est pas tout que cela. Ils estalent en suite de grands Lieux-communs, sur les loüanges de la Paix & du Repos. Ils employent tout l’art des Rhetoriciens, à luy exagerer les miseres de la Guerre. Ils n’oublient pas la profanation des Temples ; les Loix divines & humaines violées ; afin de faire couler leur propre lascheté, dans son esprit, sous ces termes specieux, & de luy persuader qu’ils ont raison, ne voulant pas luy avoüer qu’ils ont peur. Ils vivent ainsi aupres du Prince, & se maintiennent, entre Luy, & les Rebelles, par le commun besoin qu’on a de leur entremise, à conduire ce sale traffic, & à conserver deux Partis en un Estat, sans que l’un puisse destruire tout-à-fait l’autre.

Ils sont aussi le plus souvent bons Amis des Estrangers. Que sert-il de le dissimuler ? Ils apprehendent beaucoup plus de desplaire au Roy leur Voisin, que de desservir le Roy leur Maistre. De sorte qu’il ne faut point parler sous leur Ministere, de proteger les Foibles, contre l’oppression des plus Forts, de resveiller les Pretentions qui dorment ; d’entreprendre rien hors du Royaume ; quelque justice, quelque Bien-seance, quelque Facilité, qui semble persuader telles Entreprises. Ils condamnent la memoire de Charles huitiesme, & maudissent les voyages d’Italie : ils se moquent mesme de ceux de la Terre Sainte, jusqu’à offenser la pieté des Siecles passez ; Ne craignant point de redire apres un Impie de celuy-cy, que c’estoient des fievres du Temps, & des maladies Populaires ; que c’estoient des jeunesses de nos Princes, & des chaleurs de foye de leurs Conseillers. Un de ces gens-là m’a soustenu qu’Alexandre n’avoit jamais esté ; que son Histoire estoit un roman ; que celuy d’Amadis n’estoit pas plus fabuleux, ni plus esloigné de la Vray-semblance.

Que si la mollesse de leurs Conseils ne prevaut pas tousjours à la vigueur & aux bonnes inclinations de leur Maistre : si quelque injure sensible, & qui ne se peut dissimuler, oblige l’Estat à un ressentiment public ; Alors ne pouvant pas blasmer la chose, dans son principe, ils la descrient tant qu’ils peuvent, dans les suittes, & par ses effets. Et comme si la Victoire ne valoit pas les frais de la Guerre, quand une Ville a esté prise sur l’Ennemi ; C’est perdre, disent-ils, que de gaigner de la sorte. Tant de gens de bien sacrifiez à la vanité d’un seul (ce seul sera peut-estre un Prince du Sang, ou un Fils de France ; ) Tant de Millions sortis du Royaume, pour l’acquisition d’une Bicocque ! La seule despense de l’Artillerie acheveroit de nous ruiner, si nous faisions une seconde Conqueste.

Pareils Ministres ne pouvoient se consoler à Carthage des victoires d’Annibal en Italie : ils crioient dans le Conseil, quand on apportoit de bonnes nouvelles, & qu’on versoit à pleins boisseaux les bagues des Chevaliers Romains, qui avoient esté tuez à la Guerre ; Qu’il garde ses Anneaux de fer, & ses Trophées de papier, & qu’il nous rende nos Hommes, & nostre Argent. Jamais les affaires de la Republique ne furent ni plus fleurissantes, ni plus ruinées : Elle n’eut jamais, ni plus de reputation au dehors, ni plus de misere, dans ses entrailles.

Pareils Ministres ont esté cause de la fin des deux Empires, & ont perdu Rome & Constantinople, par la fatale mollesse de leurs conseils. Ils ont ouvert la porte à tous les Barbares : ils ont honteusement acheté la Paix, soit des Goths, soit des Vandales, soit des autres Peuples de l’Aquilon, d’où tout le Mal devoit venir, dans le Monde. Ils ont conté pour rien ce deshonneur de l’Empire, & cette infamie du Nom Romain, pourveu que par la douceur du Mot, ils pussent corriger l’amertume de la Chose, & que quand ils payoient Tribut à leurs Ennemis, il leur fust permis de dire qu’ils donnoient Pension à leurs Alliez. Ils ne se sont point souciez de la fortune de l’Avenir, & de ce que deviendroit la Posterité, pourveu qu’ils pussent autant vivre, que l’Estat qu’ils gouvernoient pourroit durer.

Faisons leur grace neantmoins encore une fois, & ne les accusons point de trahison. Je croy qu’ils ne voudroient pas vendre, & livrer leur Maistre ; Mais ils ne sont pas faschez que le Monde sçache qu’ils le peuvent faire : Ils ne font point de difficulté de le mettre à prix, en certaines occasions : Ils souffrent qu’on le marchande ; Ils baillent mesmes des eschantillons aux Marchands, quoy qu’ils ne se veüillent pas dessaisir de la Piece entiere. C’est une de leurs Maximes, Qu’on peut tromper quelquesfois le prince, pour son propre bien : & quand ils s’entendent avec les Ministres des autres Princes, ils appellent cela, travailler au bien general de la Chrestienté, & maintenir la paix entre les Couronnes.

N’a-t-on pas bien crû du temps de nos Peres, que Barberousse, & André Dorie, n’estoient pas en mauvaise intelligence ? On ne pouvoit pas dire pourtant, que l’un ne fust bon Serviteur de Soliman, & l’autre de Charles : mais ils avoient besoin l’un de l’autre, pour faire valoir leurs services, aupres de leurs Maistres, & pour bien garder la place qu’ils y tenoient. Le Turc loüoit le Chrestien, & en parloit comme du seul homme, qui luy donnoit de la peine : le Chrestien rendoit la pareille au Turc, par des paroles aussi obligeantes, & aussi avantageuses. Et un Esclave d’Alger dit, sur ce sujet, assez plaisamment au Vice-Roy de Sicile, que jamais un Corbeau ne creve les yeux à un autre Oyseau de son espece ; & que si Dorie estoit ruïné, Barberousse auroit peu de credit, à la Porte du Grand Seigneur ; comme aussi Dorie descendroit de plus d’un degré, à la Cour de l’Empereur, par la ruïne de Barberousse.

Ils s’aidoient donc, & se favorisoient reciproquement, dans la continüation de la Guerre, qui estoit leur Mestïer, & leur Affaire. Et puisque des Hommes ambitieux, par consequent qui aimoient honneur ont esté capables d’un pareil trafic, je vous laisse à penser, si des Hommes qui n’aiment que leur interest, & qui ne connoissent point d’autre Honneste que l’Utile, ne seront pas bien aises de conserver leur authorité par un semblable commerce. Ne voudront-ils pas, à vostre avis, se rendre necessaires pour durer ? Ne feront-ils pas pour la Paix, qui leur doit estre une moisson d’or, & une moisson qui ne manque point, ce que les autres faisoient pour la Guerre, dont la recolte est si incertaine, & les fruits sont si aigres & si amers ?


TEl est le procedé de nos Sages dans l’Administration de l’Estat, & dans la haute Region du Ministere. Mais quand ils descendent plus bas, & que leurs devoirs sont plus aisez ; pour cela ils ne s’acquitent pas mieux de ce qu’ils doivent. Les affaires des Particuliers, qui dependent d’eux, prennent mesme train que les Publiques. En des Occasions seures & faciles, où ils pourroient monstrer de la force à bon marché, ils ne peuvent s’empescher de faire voir leur naturelle foiblesse. Ils ne voudroient pas perdre l’amitié de ceux, dont ils ravissent le bien ; & en mesme temps, ils craignent & offensent les mesmes personnes. Ils s’entretiennent avec tout le monde, par des responses generales, & qui n’obligent point precisément. On ne part jamais mal satisfait d’aupres d’eux. Ils ne bravent, ni ne rebutent jamais personne. Ils ne donnent que de belles paroles, & de bonnes esperances.

A celuy qui leur demande justice, ils font des civilitez, & des complimens : ils presentent des roses & des violettes à qui a besoin de pain. Apres vous avoir tenu un an en longueur, vous promettant de jour à autre, de vous donner contentement ; à la fin quand vous les pressez de la conclusion, ils vous prient de leur dire ce que c’est, & vous font voir que toutes les fois que vous avez parlé à eux, ils n’ont jamais eu dessein de vous escouter.

Un Pretendant en Cour de Rome, y ayant esté traitté de cette sorte, & s’en retournant chez soy, comme il en estoit venu, trouva un gibet à la sortie de Bologne (la Cour de Rome y estoit alors) & s’estant arresté quelque temps devant ce gibet, à regarder un Pendu qu’on venoit d’y mettre, on dit qu’il s’escria, tout d’un coup, à haute voix, Que je t’estime heureux, mon Ami, de n’avoir point affaire au lieu d’où je viens ? Vous voyez à qui ils sont cause que les gens d’affaires portent envie, & en quel lieu ils obligent d’aller chercher la felicité. Et en effet, Mort pour Mort, & Bourreau pour Bourreau, il vaudroit encore mieux une prompte Mort, & un Bourreau diligent.

Ils sçavent ainsi lasser la patience des Solliciteurs ; ainsi ils se vengent de l’importunité des Supplians, & ne se mettent point en cholere, pour les mettre au desespoir. En quoy, à dire le vray, leur procedé est je ne sçay quoy de bien rare, & bien digne de nostre consideration. Rien ne se peut imaginer de plus doux, ni de plus tranquille que leur malice. Il entre dans leur poison, autant de sucre que d’arsenic ; & l’egalité de leur humeur est semblable au calme de cette Riviere, où les corps les plus legers vont à fonds, sans qu’il paroisse une nuée, en l’air, ni qu’il y ait une haleine de vent, qui la pousse.

Un Homme de cette sorte, est un sçavant Artisan de Calomnies : Il ne manque jamais de plastre, ni de couleurs ; Il sçait preparer & polir admirablement les mauvais offices. Il blasme avec des Eloges, & non pas avec des Invectives. En apparence, il rend tesmoignage au grand Merite, & en effet, il donne des soupçons de la grande Reputation. Vous diriez qu’il plaint ceux qu’il accuse, & qu’il a pitié de ceux qu’il veut ruïner. La Rhetorique apprend à mesdire grossierement ; Il a trouvé une façon bien plus delicate de faire la mesme chose. Cela s’appelle frapper sans lever le bras : C’est blesser, sans qu’il coule de sang de la playe, ni qu’il paroisse de coup. Il se desguise en Ami, pour haïr, avec plus de seureté. Et afin qu’il soit crû charitable, dans le moment mesme qu’il assassine, il ne tuë personne, dont premierement il ne face l’Oraison funebre.

« Tous les yeux, dit-il au Prince, sont tournez sur luy. Les Soldats l’appellent leur Pere, & le Peuple pense que c’est son Intercesseur, envers vostre Majesté. Il ne tient qu’à luy, qu’il ne se prevale de cette faveur universelle, & que de la possession de tant de Cœurs, il ne forme un Parti qui porte son nom. Je croy neantmoins qu’il ne voudroit pas manquer à son devoir, & qu’il n’a que de bonnes intentions. Les Astrologues & les Poëtes luy promettent bien un Royaume ; Mais outre que ce sont gens, qui ne tiennent pas ce qu’ils promettent, c’est peut-estre un Royaume d’outre-mer ; Il doit peut-estre l’aller conquerir aux dernieres extremitez de la Terre. Cependant il y a de l’apparence qu’il se contentera de la place, que vostre Majesté luy donne, apres elle. Son ambition sera plus sage & plus modeste, que celle des autres Ambitieux. Il se peut, Sire, que ses desseins respecteront la Couronne de son Maistre, & les Loix de sa Patrie. »

La jalousie du Prince s’allumant, par ces excuses magnifiques, & par cette douceur apparente, meslée de cette raillerie amere ; la desfiance entre en son ame, aveque l’estime. Mais il reste encore quelque chose à faire. Le travail est heureusement commencé ; mais il n’en doit pas demeurer là, & le Courtisan dissimulé passe plus avant. Il adjouste, « que quoy qu’on puisse dire, & quelque crime qu’on allegue, il ne sçauroit conclure à la condannation d’un Homme, qui autrefois a si bien servi ; qu’il faut que Philippe ou Alexandre se conseille, en cecy, avec soy-mesme, & avec les Dieux Immortels ; qu’il considere s’il y a plus de dommage, à se desfaire d’un Serviteur de ce merite, qu’il n’y a de peril, à ne s’en desfaire pas. Vous ne pouvez le perdre, sans un notable interest de vostre Estat ; Vous ne le pouvez conserver, sans un danger evident de vostre Personne : Regardez, Sire, lequel des deux vous est le plus proche, ou vostre Estat, ou vostre Personne. Voyez s’il vaut mieux vous desfier tousjours de cet Homme là, ou vous en assurer par le seul moyen que vous en avez. Un Souverain peut-il estre en seureté, tant qu’il y aura un Particulier qui peut corrompre le Senat, desbaucher des Legions, & faire revolter les Peuples ? »

De cette sorte, sans faire de hautes exclamations, ni employer les figures violentes, il persuade une Ame timide, & pousse la Crainte, dans la cruauté. Ainsi la Cruauté fait la douce, & paroist officieuse, & bien-faisante. Par des loüanges empoisonnées, & pires mille fois que la mesdisance toute seche, il opine à la mort, en disant qu’il ne veut pas opiner. Il se descharge de l’envie du meurtre, par le biais dont il se sert, pour en faire la proposition. Il defere son Ennemy, en evitant le nom odieux d’Accusateur. Achevant de le destruire, luy donnant le dernier coup, il dissimule encore sa haine ; il fait encore le bon, & le pitoyable.

Mais avec tout cela, il a si grand’peur qu’il ne meure pas, & que la Ligue soit la plus forte, qu’apres avoir jetté, ou Philippe, ou Alexandre, dans des resolutions extremes, il fait joüer un autre jeu de l’autre costé. Il avertit Celuy qu’il a entrepris de ruïner, « qu’il n’y a plus de moyen de le servir au Palais, contre une infinité d’Ennemis secrets, qui luy rendent de mauvais offices : Que pour luy, il ne connoist plus le Present, & ne sçait que penser de l’Avenir, voyant le Prince dans des humeurs si estranges, & si eloignées de la premiere douceur de son Naturel ; Qu’il estime heureux ceux qui sont retirez, en leur Maison, & qui ont quitté une Cour, où les Gens de bien ont perdu leur place, n’y pouvant plus estre que tesmoins de la violence des Meschans. Qu’il est sur le point de demander son congé, afin qu’il ne semble pas approuver, par sa presence, le Mal qu’il ne sçauroit empescher, par ses conseils ; & que, ni ses yeux mesmes, ni ses oreilles, n’ayent aucune part aux choses qui se preparent.


VOilà une petite Monstre de ce grand Commerce de Piperie, que l’on exerce à la Cour. Et c’est à peu pres ce que vouloit dire, apres nostre Tacite, l’Histoire manuscrite que nous avons veuë, par son, pessimum inimicorum genus laudantes. C’est l’explication, ou la paraphrase du passage d’Ammian Marcellin, quand il parle de la Cour de l’Empereur Constance ; & ce sera encore, si vous le voulez, le commentaire de ces deux Vers de la divine Jerusalem, que le feu Roy Henri Le Grand trouvoit si beaux, & si dignes de Monsieur le ****

Gran Fabbro di calunnie, adorne in modi
Noui, che fono accuse, & paion lodi.

C’est particulierement au Païs de ces deux Vers, où il se trouve de ces excellens Trompeurs ; & il me souvient d’un des principaux Ministres de la premiere Cour de la Chrestienté, qui estoit passé Maistre en cette belle science. De si loin qu’il voyoit un homme, à qui il venoit de rendre un mauvais office, il luy crioit à haute voix, l’ho servita Signor. Et avec ces maximes de Piperie, il a gouverné fort long temps le Monde : Il est parvenu à une extreme vieillesse, en ne refusant, ni n’accordant rien ; en ne disant, ni ouy, ni non ; en recevant les deux Parties, avec la mesme serenité de visage. Qu’il meure donc, quand il luy plaira, ce Romain si peu digne de la vieille Rome ; si esloigné de la candeur, & de la sincerité de l’ancien Fabrice ; on pourra mettre, sur son Tombeau, avec verité, Qu’il a menti soixante & dix ans, & que la Comedie, qu’il a joüée, a duré toute sa vie.

Il est vray que nous apprenons de quelques exemples, qu’on a vescu autresfois assez heureusement, sous ces molles & languissantes Dominations, & qu’elles n’ont pas tousjours esté funestes à la Patrie. Mais il faut prendre garde dans l’Histoire, si l’Administration que nous loüons, n’est point la suite d’un meilleur Regne, si ce n’est point la chaleur qui reste d’un feu qui n’est plus, & le mouvement du branle qui a cessé. Il faut remarquer si ce ne sont point les vertus des Peres, qui soustiennent l’infirmité des Enfans, & leur espargne qui fournit à leurs desbauches. Car en effet, apres un long ordre, les Affaires vont presque d’elles-mesmes, & la Police ne peut pas si tost recevoir d’alteration, se ressentant encore de la bonne impression que quelque grand Prince y aura laissée. D’ailleurs, c’est le naturel des choses du Monde, de demander du temps, & d’avoir de la peine à passer d’un estat à l’autre. De sorte que s’il est arrivé, que la Republique soit demeurée ferme, sous telles Puissances, foibles, debiles, mal asseurées, elle estoit peut-estre obligée de son repos, aux bons & solides fondemens, qui avoient esté posez de longue-main, quoy qu’on ne mist au dessus, que du chaume, ou de la terre. Ce n’estoit pas tant un fruit du Gouvernement present, que les restes de l’heureuse Conduite du passé.