Aristippe, ou De la Cour/Discours sixiesme

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Augustin Courbé (p. 139-176).

DISCOURS SIXIESME.



A Cette scrupuleuse & défiante Sagesse, il se peut opposer une certaine Vertu brutale, s’il m’est permis de la nommer de la sorte. Mais pour la faire mieux reconnoistre, & pour la définir en la descrivant, ne la nommerions nous point une Probité passionnée, indocile, impetüeuse ; qui suit plustost la fougue de la Nature, que la discipline de la Raison ; qui a plus de courage que d’addresse ?

Au commencement il semble que ce soit vigueur, & ce n’est que dureté ; On la prendroit pour force, & ce n’est que violence ; dans laquelle l’esprit se fixe, pensant se roidir, & devient immobile, pour vouloir estre trop ferme. Or est-il qu’il importe de sçavoir tourner & plier l’esprit, selon l’exigence des occasions, & la varieté des sujets qui se presentent. Si on ne le rend souple & maniable ; s’il n’est capable de diverses formes, dans un Monde si changeant que celuy-ci, son Usage qui doit estre universel, & n’avoir point d’objet defini, trouve des bornes, des l’entrée de la carriere ; s’arreste à quelques rencontres, qu’il luy faut choisir ; ne s’estend qu’à un tres-petit nombre de choses. Et ces choses arrivant assez rarement ; les Ministres au contraire devant agir châque jour, il ne se peut pas que d’une seule drogue, ils facent toutes sortes d’operations, & que du mesme feu qu’ils eschauffent, ils puissent encore rafraischir.

J’avoüe bien qu’ils ont beaucoup de cœur, & que leurs intentions peuvent estre bonnes ; Mais il n’y a point d’art ni de methode, pour conduire ces avantages de la naissance. Ils sont faits tout d’une piece : Et s’il est question de passer par quelque ouverture difficile ; au lieu qu’ils doivent baisser la teste, il leur faudroit hausser la muraille : Il faudroit contraindre le Temps, les Hommes & les Affaires, de leur obeïr, & de les suyvre. Ainsi ne voulant jamais entrer, dans le sens d’autruy ; ne pouvant jamais changer de place, ne connoissant point d’autre Raison que la leur, ils ne sont pas fort propres à gouverner les Estats, où il est besoin de prendre de nouveaux avis, sur la nouveauté des accidens qui arrivent, & où quelquesfois le Pilote peut apprendre quelque chose des Passagers.

Quelle malheureuse regularité, pour vouloir aller tout droit, de ne se destourner pas d’un Abysme, qui est au milieu du chemin ; de donner à travers des Escueils, pour avoir l’honneur de ne point gauchir ; de rejetter la bonne resolution, parce qu’un autre l’a proposée ? Cependant les Genereux imprudens tombent à toute heure dans ces Abysmes, & heurtent sans cesse contre ces Escueils : Ne pouvant parvenir à la premiere gloire de la Vertu, qui seroit de ne point faillir ; ils negligent la seconde, qui est de sçavoir r’habiller ses fautes : Ne pouvant estre parfaits, ils ne veulent point estre penitens.

Quelque cause, bonne ou mauvaise, qu’ils ayent embrassée d’abord, ils apportent une obstination aveugle à la soustenir, & disputent aussi violemment pour le moindre de leurs sentimens, que pour la Religion de leurs Peres. Volontiers ils seroient Martyrs de leurs Opinions. Ils continüent tousjours le Mal commencé, pour monstrer qu’ils entreprennent, avec jugement, ce qu’ils font, avec perseverance.

Si une proposition qu’ils ont mise en avant, par maniere de discours, & qu’ils ne croyent point veritable, vient à estre contestée, des là ils s’interessent à la defendre : Apres, ils se la persuadent à demi : Dans le progres du raisonnement, ils la tiennent tout à fait asseurée ; & ne la quittent point, que de Question problematique qu’elle estoit, pour le plus, au commencement de la Conference, ils n’en ayent fait un poinct de Foy, en sa conclusion.

Si on les prie de considerer que les Ennemis sont puissans, & en grand nombre ; ils respondent qu’il y a beaucoup de gens, & peu de Soldats ; que ce ne sont point de vrais Ennemis, que c’est de la Canaille mutinée. Si on leur remontre que le passage de l’Armée ne se peut faire, par l’endroit qu’ils se sont imaginez ; ils s’agitent, & se tourmentent là dessus de telle façon, qu’il semble qu’ils pretendent de l’y faire passer, par la seule force de leurs paroles.

Je ne me figure point icy des choses qui ne sont point. Je ne fais point des Hommes artificiels : J’en connois, Monseigneur, & je vous les pourrois nommer, qui agissent de cette sorte, dans les Conseils ; qui ne se rendent, ni à la Raison evidente, ni à la Coustume establie, ni à l’Usage receu. Ils opposent la singularité de leur Opinion au consentement des Peuples, & à la foule des Exemples. Les Brefs, & les Bulles des Papes ; les Edits, & les Declarations des Rois sont pour les autres, & non pas pour eux. Ils cassent tous les Actes publics, quand ils ne s’accordent pas, aveque leur sens particulier.

N’avons-nous pas veû en Flandre, premierement, & depuis en Italie, un Ministre Espagnol, qui estoit de cette humeur ? Il ne pût jamais se resoudre à reconnoistre pour Roy de France, le feu Roy Henry Le Grand : Il ne le pût jamais appeller que le Bearnois, ou le prince de Bearn, lors qu’il vouloit luy faire faveur. La Ligue estoit morte, & sans esperance de ressusciter. La Paix de Vervins avoit esté publiée, & tous ses Articles executez. La Reconciliation du Roy s’estoit faite solennellement avec le Saint Siege. Le Roy d’Espagne luy envoyoit des Ambassadeurs, & en recevoit de luy. Tout cela neantmoins ne flechissoit point l’esprit du Ministre. Il vouloit estre plus contraire à la France, que l’Espagne, & plus Catholique, que l’Eglise. Son opiniastreté excommunioit celuy, que le Pape avoit absous. Et il en estoit encore en ces termes, l’année mil six cens dix, à la veille que le Bearnois s’alloit rendre Maistre d’une bonne partie de l’Europe. Et que sçait-on s’il n’eust pas commencé, par la Duché de Milan, dont ce Ministre estoit Gouverneur, afin de luy faire changer de stile ?


LEs Sages, dont nous fismes hier l’examen, n’asseurent quoy que ce soit ; n’oseroient juger, qu’il soit jour en plein midy ; ne sont point certains, si les choses qu’ils voyent, sont ou Objets ou Illusions. Quand on leur demande leur sentiment, ils disent tousjours, je pense, & jamais je sçay ; & dans les affaires les plus claires, on ne peut tirer d’eux que, peut-estre, il se peut faire, et il faudra voir. Ce qui procede, selon l’avis d’Aristote, d’une opinion generalement mauvaise, qu’ils ont conceuë du Monde, & des apparences. De sorte qu’ils se peuvent tromper quelquefois ; mais on ne les trompe que rarement. S’ils perdent, ce n’est que pour vouloir trop bien joüer : C’est d’eux-mesmes, & de leur malheur, qu’ils se doivent plaindre, & non pas de l’avantage, & de la piperie de leur Ennemy. Aussi cherchent-ils premierement la seureté, & en suite le profit. Ils se gouvernent, par le discours de la Raison, qui conclud à l’Utile, & au Certain ; & ne vivent pas, selon l’Institution Morale, qui se propose l’Honneste, & le Hazardeux.

Imaginez vous tout le contraire des autres, dont il s’agit, qui ne s’expriment qu’en termes affirmatifs ; qui decident les matieres les plus douteuses, & les plus embroüillées, par un, cela est, il ne peut estre autrement, il faut de necessité absolüe qu’il arrive ainsi. D’ordinaire ils quittent le plus grand de leurs interests, pour la moindre de leurs passions. Ils preferent les loüanges aux presens, & les remerciemens aux recompenses. Ils se promettent merveilles de l’Avenir, & de la Fortune. Ils font valoir leurs doutes, leurs soupçons, leurs esperances, jusqu’à l’infini.

Avoüons pourtant la verité, à l’avantage des Gens d’aujourd’huy : Ils valent mieux que les Gens d’hier. Au jugement d’Aristote, les Timides sont defectueux, en ce qu’ils n’aspirent pas aux choses, dont est digne le Magnanime, & en ce qu’ils n’aspirent pas mesmes à celles, dont ils sont dignes. Mais les Audacieux ne sont excessifs, qu’en ce qu’ils aspirent aux choses, dont est digne le Magnanime, & non pas eux ; je parle de la Magnanimité, comme vous voyez, dans la rigueur des Philosophes, & non pas dans la licence des Poëtes ; qui appelleroient bien Magnanimes nos gens d’ aujourd’huy, puisqu’ils appellent ainsi leurs Geans, leur Phaëton, & leur Capanée.

Il est certain que cette Audace & cette Fierté ne desplaisent pas tousjours au Monde : en quelques rencontres elles ont eu de l’approbation, & des loüanges : Elles ont esté estimées, & ont reüssi en la personne de ce Romain, qui semble si honneste homme à Monsieur Le Duc d’Espernon, & à Monsieur Le Mareschal Desdiguieres. Vostre Altesse veut bien que je la face souvenir du stile, dont il escrivoit à l’Empereur.

La fidelité de ce Romain estoit sans reproche : Et neantmoins il fut accusé, en son absence, & trouva un Delateur à la Cour. Il commandoit une Armée en Allemagne, & avoit beaucoup de creance & d’autorité, dans sa Province, & parmi les Gens de guerre. Estant averti de ce qui se passoit à Rome, & des mauvais offices qu’on luy rendoit au palais, il escrivit à l’Empereur une Lettre hardie & superbe, dont voicy à peu pres les derniers mots. « Ma fidelité a esté pure & entiere, jusques icy, & je ne changeray point, si on ne m’y force. Mais quiconque viendra pour succeder à ma Charge, je suis resolu de le recevoir, comme ayant entrepris sur ma vie. Accordons nous, s’il vous plaist, Cesar. A vous tout l’Empire, et a moy mon Gouvernement. »

Ces Gens là difficilement s’entendent, avec l’Ennemy, mais ils se cabrent aisément, contre leur Maistre. Ils ne sont jamais rebelles, de dessein formé, & par inclination au mal ; mais ils le peuvent estre, par despit, & par ressentiment. Ils ne manquent point de fidelité, pourveû qu’on se fie en eux. Ils ne desservent point, mais ils veulent servir à leur mode. Ils veulent estre Arbitres de leur devoir, & de leur obeïssance.

Un de ces Gens là (vous le connoissez, Monseigneur) me voulut prouver il n’y a pas long temps, qu’il servoit son Maistre, en luy desobeïssant. Ce fut dans un entretien, de pres de quatre heures, que j’eus aveque luy, lors que je le fus visiter, en son Gouvernement, de la part de vostre Altesse. Par une plaisante distinction qu’il faisoit du Roy, & de l’Estat, il me dit que de fraische datte, & dans une occasion, qui n’estoit pas encore passée, il avoit esté tout droit au bien de l’Estat, sans avoir escouté plusieurs differentes voix, qui le vouloient arrester par les chemins, en luy alleguant le nom du Roy. A quoy il ajoustoit, se fondant sur un principe, qu’il prenoit un peu de haut ; que le Roy son premier Maistre, Pere du Roy d’à present, luy avoit commandé, avant sa mort, que s’il venoit un tel temps, & qu’il arrivast un tel accident, il ne manquast pas à faire une telle chose, quelque ordre contraire qu’on luy apportast de la Cour, pour l’en empescher. Qu’il avoit crû estre obligé, en conscience, de suivre les intentions du plus grand, & du plus sage Prince du Monde, qu’il n’avoit pas apprehendé de pouvoir faillir, se conformant aux sentimens de Celuy, qui ne faisoit point de fautes.

Mais allez, je vous prie, verifier ce commandement secret, qui n’est venu à la connoissance de personne ; non pas mesme de la Reine veusve du feu Roy. Pour sçavoir au vray ce qui en est, il faudroit employer les charmes de la Magie : Il faudroit evoquer l’Ame du plus grand, & du plus sage Prince du Monde ; de celuy qui ne faisoit point de fautes ; & luy demander, si le Ministre qui l’allegue, ne l’allegue point à faux. C’est une raillerie de penser estre encore à Philippe, sous le Regne d’Alexandre ; de vouloir persuader à son Maistre, qu’on a raison de desobeïr ; que l’opiniastreté a du merite ; qu’il suffit de bien servir, quoy que ce soit contre le gré de Celuy qu’on sert.

Que ces Gens là, qui servent ainsi à leur mode, soient tousjours, s’il y a moyen, à deux cens lieuës de la Cour ; Qu’on les employe, s’il est possible, en des lieux obscurs, où les mauvais exemples, n’estant pas si regardez, ne sont pas si dangereux. Mais il seroit mal de les appeller, aupres de la personne du Prince, où le respect n’est pas moins necessaire, que le service, & où ils voudroient estre ses Tuteurs, plustost que ses Conseillers.

Ce sont d’excellens Hommes, je ne le nie pas ; mais cette excellence n’est pas bien en sa place, sous la puissance d’un autre. Ils aiment l’Estat & la Patrie ; mais ils haïssent la Dependance, & la Sujetion. Leur fin est droite ; mais leurs moyens sont obliques, & semblent contraires à leur fin. Car ayant, pour objet, le bien de la Monarchie, ils usent de toute la licence, qui pourroit avoir lieu, dans le Gouvernement Populaire : Encore plus que cela : Voulant servir, ils veulent servir, en Souverains. Ils m’ont dit eux-mesmes, dans nostre entretien, de pres de quatre heures, qu’ils estoient trop Vieux, pour se remettre aux premiers elemens de leur devoir ; Et moy en sousriant, à ce qu’ils disoient, je leur ay dit de plus, qu’ils estoient trop grands, pour apprendre cette leçon, qu’un Docteur de Cour donne à son Fils, dans l’Histoire Grecque, mon enfant fais toy petit. Bons Gouverneurs de Province, bons Gardiens de la Frontiere, bons Portiers du Royaume, tant qu’il vous plaira ; Mais bons Ministres d’Estat, & bons Courtisans, je ne l’accorde pas, de la mesme sorte.

Il y a des Affaires, dans lesquelles il se peut prendre divers Partis ; & de plusieurs biais qui s’offrent, on doit choisir le plus propre, pour les bien manier. En telles Affaires, ils apportent la mesme passion, & se laissent aller aux mesmes emportemens, que nous avons desja remarquez sur le sujet des Nouvelles. On ne sçauroit les voir que dans l’une, ou dans l’autre extremité. Ils aiment mieux tomber, que descendre. Ils desirent avoir Tout, ou Rien. Ils demandent, ou la Mort, ou la Victoire ; Quoy que neantmoins il me semble que ce soit beaucoup d’emporter les trois quarts, quand on ne peut obtenir le Tout ; & qu’entre la Mort & la Victoire, il y ait la Paix, qui est un Bien de valeur inestimable, & qui doit estre recherché des Vaincus, & desiré des Victorieux.

Mais ce qui nous semble ne les persuade pas, & ils n’ont point d’oreilles, pour nos remontrances. Il n’y a pas moyen de divertir leur imagination de son objet, & de luy faire changer de visée. Ils sont ennemis de tout accommodement, & si attachez aux regles qu’ils se prescrivent, & à la rigueur de l’exacte Justice, dont ils se picquent, qu’il est impossible de les rendre capables de l’Equité. Il n’est pas possible de leur faire prendre recompense d’une chose, quand elle est perduë : Ils veulent le mesme, & non le semblable : Ils combattent le sens de la Loy, par les termes de la Loy, & se font injure, en se faisant droit : Ils me font souvenir de ces Freres si Celebres dans l’Histoire, qui, ayant à partager egalement une succession, casserent un verre, pour le diviser, & couperent un habillement en deux, afin que chacun en eust la moitié.

Si ceux-cy ne vont pas jusques-là, & si c’est en dire trop ; disons à tout le moins que, dans les Affaires, ils ne connoissent point ces temperamens de si grand usage, & qu’on employe si utilement, pour la perfection des Affaires, pour joindre les choses esloignées, pour faciliter les difficiles. Ils ne connoissent point ces Relaschemens, ces Ajustemens, comme on parle aujourd’huy en Italie ; ce necessaire Milieu, qui semble souvent venir du Ciel, & dont on a besoin, pour conclurre les marchez, avec les Particuliers ; à plus forte raison les Traitez de Paix, entre les Princes, les Ligues offensives & deffensives, les Negociations, où il y va du salut des Peuples, & de la fortune des Royaumes.

Nos Farouches vertueux ne veulent point de ces Temperamens, & de ce Milieu : Dans un Estat qui meurt de vieillesse, ils voudroient faire la mesme chose, que s’ils gouvernoient, dans une Republique nouvellement establie ; qui seroit encore, dans la pureté de son institution, & dans la vigueur de ses premiers ordres. Ils ne parlent que du Pouvoir absolu, que de l’Authorité du Senat, que de la Force des Loix ; bien que ce soient choses qui vieillissent, comme les autres choses, & qui s’affoiblissent, en vieillissant.

Escoutez Caton, qui opine dans la Cause de Cesar. « Il faut, dit-il, le charger de chaisnes (il ne dit point : Il faut s’en saisir premierement.) Il faut l’envoyer, en cet estat là, à nos Alliez qu’il a offensez ; afin qu’ils se facent raison eux mesmes, & qu’il soit puni de ses Victoires injustes. Ces, il faut sont assez difficiles à executer, si la Faveur l’emporte sur la Raison. Il faut, continuë-t’il, qu’il vienne plaider sa Cause en personne, & qu’il nous rende compte de ses Neuf années de Commandement. Il faut que tout se passe, selon les Loix » ; c’est à dire, selon mon interpretation, il faut hazarder toutes les Loix, pour observer les Formalitez.

Vostre Altesse blasme, je m’asseure, cet austere Republicain, quoy que jamais homme ne fut plus loüé que luy. Ciceron n’estoit pas seulement son Amy particulier, il estoit son Admirateur public. Apres sa mort, il fit quelque chose de plus que son Oraison funebre, & ce qu’il fit donna occasion aux deux Anticatons de Cesar. Ciceron neantmoins parlant confidemment à Pomponius Atticus, avoüe que la Vertu de cet Homme, qu’il admiroit tant, estoit inutile à la Patrie. Il confesse que cet Homme divin, car ainsi le nommoit-il, estoit hors d’usage, & ne sçavoit pas s’accommoder à la portée de son Siecle ; que quand il opinoit au Conseil, il pensoit estre, dans la Republique de Platon, & non pas, dans la lie du Peuple de Romulus.

Ce mot de Ciceron explique un Vers de Virgile, auquel les gens de l’Eschole ne prennent pas garde, & qui merite la reflexion des gens de la Cour. Dans la description du Bouclier de son Heros, où diverses figures sont gravées, ayant voulu representer cette partie des Enfers, qui est habitée, par les Ames Saintes, il y fait presider Caton, avec souveraine authorité, & luy donne jurisdiction, sur ce Peuple de Justes, & de Bien-heureux ;

Secretosque Pios, his dantem jura Catonem ;

Et comme l’a traduit un Poëte de nos Amis,

Aux Justes assemblez Caton donne des Loix.

A prendre la chose à la lettre, la Maison des Cesars estoit offensée, par ces paroles, & leur Ennemy ne pouvoit estre beatifié, que leur Cause ne fust condamnée. Mais, à mon avis, Virgile s’entendoit en cecy, avec les Cesars. Sans doute il avoit descouvert à Auguste le secret de sa Fiction, qui loüe en apparence, & qui se moque en effet ; qui fait voir que la Vertu de Caton estoit de l’autre Monde, & non pas de celuy-cy. Virgile vouloit dire finement, & d’une maniere figurée, qu’il faloit chercher à Caton des Citoyens tout bons, & tout vertueux ; qu’il falloit luy faire un Peuple tout expres, pour estre digne de luy ; que Caton ne pouvoit trouver sa place, que dans une Societé, qui ne se trouve point, sur la Terre.

Voilà en effet, où il faut que les Catons aillent pratiquer leurs Paradoxes, & debiter leurs Maximes genereuses. Icy nous ne vivons pas en ce Païs-là. Nous ne sommes pas au Païs des Idées, & de la Perfection ; où les Ames sont deschargées de leurs Corps, sont gueries des Passions, sont purgées des autres infirmitez humaines. Qui vit jamais de Republique composée de Philosophes, beaucoup moins de Philosophes Stoïques ?

Le Monde a perdu son innocence, il y a long temps. Nous sommes dans la corruption des Siecles, & dans la caducité de la Nature. Tout est foible, tout est malade, dans les Assemblées des Hommes. Si vous voulez donc gouverner heureusement ; si vous voulez travailler au bien de l’Estat, avec succes, accommodez vous au deffaut, & à l’imperfection de vostre matiere. Desfaites-vous de cette vertu incommode, dont vostre Siecle n’est pas capable. Supportez ce que vous ne sçauriez reformer. Dissimulez les fautes qui ne peuvent estre corrigées. Ne touchez point à des Maux qui descouvriront l’impuissance des Remedes ; qui descrieront la Medecine, qui rendront ridicules les Medecins. Respectez ces fatales Maladies, qui sont envoyées d’en haut, & où il se remarque quelque chose d’estranger, & d’inconnu. Quand le doigt de Dieu paroist, il faut qu’il face peur à la main des Hommes.

A la bonne heure, contentez, s’il se peut, l’honneur & la dignité de la Couronne. Mais ne perdez pas la Couronne, pour en vouloir conserver l’honneur & la dignité. Ne vous attachez pas de telle sorte à cet Honneste, sauvage, rigoureux, & philosophique ; que vous ne le quitiez, si la necessité l’exige de vous, pour un autre Honneste, plus humain, plus doux, & plus populaire. Souvenez-vous que la Raison est beaucoup moins pressée, dans la Politique, que dans la Morale ; qu’elle a son estenduë plus large & plus libre, sans comparaison, quand il s’agit de rendre les Peuples heureux, que quand il ne s’agit que de rendre gens de bien les Particuliers. Il y a des Maximes, qui ne sont pas justes de leur nature, mais que leur usage justifie. Il y a des Remedes sales ; Ce sont pourtant des remedes : Dans ces salutaires Compositions, il entre du sang humain ; il entre de l’ordure, & d’autres vilaines choses : Mais la Santé est encore plus belle, que toutes ces choses ne sont vilaines. Le venin guerit en quelque rencontre, &, en ce cas-là, le venin n’est pas mauvais.

Messieurs les Catons, ne soyez pas trop honnestes, ni trop justes. Ne decernez point de prise de corps, contre ce Coupable, qui a une armée, pour se defendre de vos Sergens ; D’un Mutin, n’en faites point un desesperé. Au nom de Dieu ne forcez point ce nouveau Cesar, à passer le Rubicon ; à se rendre Maistre de sa Patrie, à dire ces paroles remarquables, en regardant les Morts d’une bataille, qu’il aura gaignée, ils ont voulu leur propre malheur ; Apres avoir fait de si grandes choses, on m’eust donné des Commissaires, si je ne me fusse servi de mes Soldats : J’eusse esté condamné, si mon Innocence n’eust esté armée : On me menaçoit de chaisnes, & de prison. On m’eust livré aux Barbares, si ma Cause n’eust esté aussi forte, qu’elle estoit bonne.

C’est un Monstre, je vous l’avoüe ; C’est un Prodige moral, que de voir un Citoyen, qui impose des Loix à sa Ville ; que de voir un Sujet qui traitte aveque son Prince. Mais souvent pareils Prodiges ne peuvent estre expiez, que par la dissimulation, & par l’indulgence. Quand on ne peut dompter ces sortes de Monstres, il faut essayer de les aprivoiser. S’il ne tient qu’à donner à un Victorieux, qui est armé, un aveu des choses passées, pour luy faire poser les armes ; ne vous opiniastrez point, à luy faire prendre une Abolition. Ne pointillez point sur les Formes, & sur les Paroles. Envoyez luy son Aveu, aussi ample, & aussi avantageux qu’il le pourra desirer ; Que ce soit luy qui le dicte, & que ce soit vous qui l’escriviez ; qu’il soit escrit en Papier doré ; qu’il soit tout peint, & tout parfumé de ses loüanges.

J’ay leû autrefois, avec quelque sorte d’indignation, une Lettre de Jean Mathieu Giberti, Evesque de Veronne, & Dataire du Pape Clement septiesme. Elle est adressée au Nonce de son Maistre, aupres du Roy de Hongrie ; Et par cette Lettre, il luy tesmoigne, « Que le Pape desire extremement la reconciliation du Royaume de Boheme, avec le Saint Siege ; Mais que luy, Dataire, prevoit un tres-grand empeschement, qui peut combattre l’extreme desir de sa Sainteté ; C’est qu’il n’est pas de la grandeur & de la dignité de l’Eglise, de rechercher, ni les Rois, ni les Royaumes ; & que, dans une Affaire de si grande reputation, l’ordre ne doit pas estre renversé, ni la bien-seance violée ; Que pour cet effet, il seroit à propos de trouver quelque moyen, qui obligeast les Bohemes à commencer les premiers cette pratique, & à faire les avances : Que se presentant au Cardinal Campege (qui estoit Legat en Allemagne) ils seront receus à bras ouverts, mais que ne se presentant pas, le Legat ne peut point aller au devant d’eux, ni le Juge solliciter les Parties ; Qu’il faut leur accorder ce qu’ils demandent, mais qu’il ne faut pas leur offrir ce qu’ils ne demandent pas. » N’est-il pas vray que voilà un grand Mesnager du Point d’honneur ? Cette espargne ridicule me desplaist, dans le procedé de Jean Mathieu Giberti, qui estoit d’ailleurs un excellent Homme.

Il me fasche encore, & j’ay despit, que nostre Demosthene ait esté de ces gens là. Je voudrois de bon cœur que ce fust un autre que luy, qui eust, dit dans le Conseil d’Athenes, sur le sujet d’une petite Isle, voisine de Samothrace, qui estoit contestée entre les Atheniens, & le Roy Philippe ; « Si le Roy vous veut rendre l’Isle, & que le mot de rendre soit porté par le Traitté, je vous conseille de la recevoir ; mais non pas s’il pretend de la vous donner, & s’il appelle Bien-fait la restitution de ce qui a esté usurpé sur vous. »

Vous voyez, par là, que les grands Personnages se sont amusez à des vetilles, & que celuy-ci faisoit plus de cas de la vanité du Mot que de la solidité de la Chose. Si l’Empereur Charles eust voulu faire un present de la Duché de Milan, à nos derniers Rois, & que Demosthene eust esté de leur conseil, il leur eust conseillé de refuser le present, de peur de faire tort aux Droits, qu’ils avoient sur la Duché. Il eust mieux aimé garder de justes pretensions, & se consoler par l’esperance de l’Avenir, que de joüir de l’avantage des choses presentes, & d’accepter la possession d’une seconde Couronne, avec des termes, qu’il n’eust pas crû estre de la dignité de la premiere.

En ce mauvais Monde, où nous vivons, quand on nous fait justice, imaginons-nous qu’on nous fait grace. Ne soyons point avares des termes, & des apparences, pourveû que l’essentiel nous demeure. Qu’on emporte quelques Tableaux, & quelques Giroüettes, pourveu qu’on nous laisse les Murailles & le Toit. Qu’on die que c’est Present, que c’est Grace, que c’est Aumosne, si on le veut : Quand la Piece sera nostre, il nous sera aisé de luy donner un plus beau Nom, & qui nous plaira davantage. Ayons avec honneur les Isles, qui nous appartiennent ; mais ayons-les, à quelque prix que ce soit. Loüons-nous d’un petit tort qu’on nous fait, plustost que de nous plaindre à la Posterité, d’une grande injustice qu’on nous a faite.

Il vaut mieux n’avoir pas la veuë si bonne & si penetrante, dans la discussion de ses Droits, de peur d’y descouvrir trop de justice. Il vaut mieux n’estre pas si habile, dans son propre fait, de peur d’en estre trop persuadé. Ce sentiment si subtil, & si delicat, des injures qu’on a receuës, n’est pas une chose bien commode, quand il s’agit de la reparation, qu’on en veut avoir. Une si haute opinion du merite de sa Cause, se sousmet difficilement au jugement, & à la decision d’autruy. Tout cela ne sert qu’à rendre impossible ce qu’on a dessein de faire, qu’à s’amuser dans des lieux, d’où il faut sortir, le plus promptement qu’il est possible. Ce ne sont pas des moyens d’agir ; ce sont des empeschemens de l’action ; ce ne sont pas des outils, pour applanir les difficultez de la Carriere ; ce sont des pierres au devant du But. Ce sont en effet des qualitez relevées, qui accompagnent d’ordinaire la Noblesse de cœur, & la generosité : Mais d’ordinaire elles nuisent plus qu’elles ne profittent : Pour le moins on ne les doit pas mettre à tous les jours, & les Foibles ne s’en peuvent pas servir utilement, contre les plus Forts.

Je ne sçay pas comme ils l’entendent. Mais il me semble qu’un Traitté ne sçauroit se conclurre plus malheureusement, & avoir un plus triste succes, pour une des deux Parties, que quand apres une longue Negociation ; apres une infinité de paroles jettées au vent, & d’Escrits qu’il faut mettre dans le feu, elle est obligée d’en appeller à un autre Siecle, & qu’elle rapporte au logis toute sa raison, & tout son honneur. On feroit bien mieux de quiter quelque chose de cette raison, & de cet honneur. Pourquoy non consentir à un accommodement, qui sera raisonnable, par la consideration de l’Utile ; & qui ne sera pas deshonneste, dans la necessité du Temps, à laquelle la generosité mesme, & la noblesse de cœur se doivent accommoder ?


NE nous laissons donc point ebloüir, à la reputation de la Sagesse des Grecs. Que les Orateurs d’Athenes ne nous persuadent pas plus les uns que les autres. Le Païs, l’Antiquité, le Merite de ceux qui ont failli, au lieu de justifier les fautes, les rend seulement plus visibles, & plus remarquables. Une fois en nostre vie, servons-nous de la liberté de nostre Jugement, qui ne doit pas tousjours estre subalterne, de celuy des Grecs, & des Romains. C’est un sujet de consolation, pour nostre pauvre Humanité, de voir qu’il y a eu de l’homme, dans les Heros.

Que cela me fait de bien, me disoit autrefois un excellent Homme, de voir que les Heros ont fuy ; que les sages ont fait des sotises ; que ce grand Orateur s’est servi d’un mauvais Mot ; que ce grand Politique a esté d’une mauvaise Opinion. Ces Exemples de Foiblesse & d’Infirmité, estoient les Spectacles, & les Passe-temps, qui divertissoient quelquefois cet excellent Homme. Il se mocquoit de Demosthene, & de son ridicule Point d’honneur : Mais il se mocquoit encore plus de Cleon, & de son extravagante probité.

Celuy-ci ayant esté appellé au Gouvernement de la Republique, voulut signaler l’entrée de sa Charge, par je ne sçay quoy de bien nouveau, & de bien estrange. Le lendemain de sa promotion, il envoya prier ses amis de venir chez luy, où estant tous arrivez, & chacun avec esperance d’avoir bonne part à sa fortune, il leur tint un discours, auquel pas un d’eux ne s’attendoit, & qui faillit à les faire tomber de leur haut. Il leur dit, qu’il les avoit assemblez en sa maison, pour les en chasser, & pour leur declarer que veritablement estant Personne privée, il avoit esté leur ami ; mais qu’estant devenu Magistrat, il croyoit estre obligé de renoncer à leur amitié. Il s’imagina que cette declaration estoit un original de vertu ; un acte de probité heroïque, la plus belle chose qui se fust faitte à Athenes, depuis la fondation de la Ville ; depuis Thesée jusques à Cleon. Il crut qu’il faloit qu’un homme d’Estat fust un Ennemy public ; que pour la premiere espreuve de sa vigueur, il se desfist de toutes ses inclinations, & de toutes ses amitiez ; qu’il rompist tous les liens de la Nature, & de la Societé.

J’ay veû de ces faux Justes, deça & delà les Monts. J’en ay veû, qui, pour faire admirer leur integrité, & pour obliger le Monde de dire, que la Faveur ne peut rien sur eux, prenoient l’interest d’un Estranger, contre celuy d’un Parent, ou d’un Ami, encore que la Raison fust du costé du Parent, ou de l’Ami. Ils estoient ravis de faire perdre la Cause qui leur avoit esté recommandée, par leur Neveu, ou par leur Cousin germain ; & le plus mauvais office qui se pouvoit rendre à une bonne affaire, estoit une semblable recommandation. Lors que plusieurs Competiteurs pretendoient à une mesme Charge, ils la demandoient, pour celuy qu’ils ne connoissoient point, & non pas, pour celuy qu’ils en jugeoient digne.

Je proteste icy derechef, que je n’amplifie point les choses. Je ne suis point exagerateur, comme celuy qui ne racontoit que des prodiges à vostre Altesse, & n’avoit rien veû de ce qu’il luy racontoit. Je vous rends raison, Monseigneur, de ma propre experience, & je pourrois nommer ceux de qui je parle. J’en ay veû qui avoient si grand’peur de favoriser quelqu’un, qu’ils desapprouvoient, qu’ils blasmoient, qu’ils condamnoient tout le monde, & le plus souvent, sans sçavoir pourquoy. C’estoit, en eux, plustost bizarrerie que cruauté ; plustost intemperance de langue, & bile qui s’exhaloit, que malice meditée, & dessein de nuire, conceu dans l’esprit, & digeré par le Temps, & par le Discours. Ils eussent appellé Jules Cesar, Yvrogne, une heure apres avoir dit de luy, qu’un Sobre estoit venu ruiner la Republique.

Vostre Altesse a oüi parler de ce Conseiller, qui opinoit ordinairement à la mort, & qui s’endormoit quelquefois aussi sur les Fleurs-de-Lis. Un jour le President de sa Chambre, recueillant les voix de la Compagnie, & luy ayant demandé la sienne, il luy respondit en sursaut, & n’estant pas encore bien resveillé, qu’il estoit d’avis, qu’on fist coupper le cou à cet Homme là. Mais c’est un Pré, dont est question, dit le President : Qu’il soit donc fauché, repliqua le Conseiller.

Encore une fois, ce n’est ni malice, ni cruauté ; c’est fantaisie, c’est chagrin, c’est bile, qui domine dans le temperament de ces Conseillers, & qui noircit de sa fumée, leurs premiers mouvemens, & leurs premieres paroles. Cette Humeur aduste imprime, sur leur front, une negative perpetüelle, avec laquelle ils vont estouffer les prieres, jusques dans le cœur des Supplians. Ils refusent les choses, qu’on ne leur a pas demandées, & qu’on n’a pas mesme dessein de leur demander.

Ces Conseillers ne sont pas ceux qui doivent estre appellez au Conseil des Rois. Quand ils seroient le contraire de ce qu’ils paroissent, ils ne seroient pas pourtant à loüer, d’avoir si peu de soin du dehors de la Vertu, & de l’apparence du Bien. Quand ils auroient l’ame bien-faisante, leur mine gasteroit tousjours leurs bienfaits : leur mauvaise humeur ruïneroit tout le merite de leurs bonnes actions. Voyez comme ils se remparent, d’une severité affreuse, & inaccessible ; comme ce Fantosme de severité rebute, & espouvente le Monde. Voyez comme ils s’estudient à se desfigurer l’exterieur ; comme ils portent ce vilain masque, aux Nopces mesmes, & aux Festins, où ils affectent aussi bien qu’ailleurs, de se montrer terribles, & redoutables.

S’il a esté dit autresfois d’un Grec, tres-homme de bien, & tres-vertueux, qu’il n’avoit pas sacrifié aux Graces ; il se peut dire de ces Espagnols, ou de ces François, tres gens de bien aussi, & tres-vertueux, que non seulement ils sont plus indevots que ce Grec ; mais que passant de l’indevotion à l’Impieté, bien loin de sacrifier aux Graces, ils en ont abbatu les Autels ; ils ont mis le feu au Temple de ces bonnes Deesses, ils s’efforcent d’en abolir tout à fait le culte. Achevons de faire leur Eloge, & de representer dans l’Espece, les Individus que vostre Altesse a remarquez, en diverses Cours, où elle a esté.

Il est impossible de s’approcher d’eux, sans se piquer : ils jettent des pointes, & des aiguillons, de tout le corps : Leurs loüanges mordent ; Leurs caresses egratignent : Et comme il y a certains Maladroits, qui choquent les Visages, qu’ils veulent baiser ; eux de mesme ne sçauroient obliger qu’en desobligeant : Ils ne sçauroient promettre, qu’avec des yeux & des sourcils, qui menacent. Ils accordent les faveurs, & les courtoisies, du mesme ton que les autres les refusent.