Armance/Chapitre XII

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Calmann Lévy (p. 82-87).


XII


Estavas, linda Ignez, posta em socego
De teus annos colhendo doce fruto
Naquelle engano da alma ledo e cego
Que afortuna, naô deixa durar muito.

Os Lusiadas, cant. III.


Mais, chère maman, dit Armance longtemps après, et lorsqu’on eut repris un peu la faculté de parler raison, Octave ne m’a jamais dit qu’il me fût attaché comme il me semble qu’un mari doit l’être à sa femme. — S’il ne fallait pas me lever pour te conduire devant un miroir, répondit madame de Malivert, je te ferais voir tes yeux brillants de bonheur en ce moment, et je te prierais de me redire que tu n’es pas sûre du cœur d’Octave. J’en suis sûre, moi, qui ne suis que sa mère. Au reste, je ne me fais point illusion sur les défauts que peut avoir mon fils, et je ne veux pas de ta réponse avant huit grands jours.

Je ne sais si c’est au sang sarmate qui circulait dans ses veines, ou à ses malheurs si précoces qu’Armance devait la faculté d’apercevoir d’un coup d’œil tout ce qu’un changement soudain dans la vie renfermait de conséquences. Et que cette nouvelle position des choses pût décider de son sort ou de celui d’un indifférent, elle en voyait les suites avec la même netteté. Cette force de caractère ou d’esprit lui valait à la fois les confidences de tous les jours et les réprimandes de madame de Bonnivet. La marquise la consultait volontiers sur ses projets les plus intimes ; et dans d’autres moments : « avec cet esprit-là, lui disait-elle, une jeune fille n’est jamais bien ».

Après le premier moment de bonheur et de profonde reconnaissance, Armance pensa qu’elle ne devait rien dire à madame de Malivert de la fausse confidence qu’elle avait faite à Octave relativement à un prétendu mariage. Madame de Malivert n’a pas consulté son fils, pensa-t-elle, ou bien il lui a caché l’obstacle qui s’oppose à son dessein. Cette seconde possibilité jeta beaucoup de sombre dans l’âme d’Armance.

Elle voulait croire qu’Octave n’avait pas d’amour pour elle ; chaque jour elle avait besoin de cette certitude pour justifier à ses propres yeux bien des prévenances que se permettait sa tendre amitié, et cependant cette preuve terrible de l’indifférence de son cousin, qui lui arrivait tout à coup, accablait son cœur d’un poids énorme, et lui ôtait jusqu’à la force de parler.

Par combien de sacrifices Armance n’eût-elle pas acheté en cet instant le pouvoir de pleurer en liberté ! Si ma cousine surprend une larme dans mes yeux, se disait-elle, quelle conséquence décisive ne se croirait-elle pas en droit d’en tirer ? Qui sait même si, dans son empressement pour ce mariage, elle ne citera pas mes larmes à son fils, comme une preuve que je réponds à sa prétendue tendresse ? Madame de Malivert ne fut point étonnée de l’air de rêverie profonde qui s’empara d’Armance à la fin de cette journée.

Ces dames retournèrent ensemble à l’hôtel de Bonnivet, et quoique Armance n’eût pas vu son cousin de toute la journée, même sa présence, quand elle l’aperçut dans le salon, ne put l’arracher à sa noire tristesse. À peine lui répondait-elle ; elle n’en avait pas la force. Sa préoccupation parut évidente à Octave, non moins que son indifférence pour lui ; il lui dit tristement : Aujourd’hui, vous n’avez pas le temps de songer que je suis votre ami.

Pour toute réponse, Armance le regarda fixement et ses yeux prirent, sans qu’elle y songeât, cette expression sérieuse et profonde qui lui valait de si belles morales de la part de sa tante.

Ce mot d’Octave lui perçait le cœur ; il ignorait donc la démarche de sa mère, ou plutôt n’y prenait aucun intérêt, et ne voulait être qu’ami. Quand après avoir vu partir la société et reçu les confidences de madame de Bonnivet sur l’état où se trouvaient tous ses divers projets, Armance put enfin se voir seule dans sa petite chambre, elle se trouva en proie à la plus sombre douleur. Jamais elle ne s’était sentie aussi malheureuse ; jamais vivre ne lui avait fait tant de mal. Avec quelle amertume ne se reprocha-t-elle pas les romans dans lesquels elle laissait quelquefois son imagination s’égarer ! Dans ces moments heureux, elle osait se dire : Si j’étais née avec de la fortune et qu’Octave eût pu me choisir pour la compagne de sa vie, d’après son caractère tel que je le connais, il eût rencontré plus de bonheur auprès de moi qu’auprès d’aucune autre femme au monde.

Elle payait cher maintenant ces suppositions dangereuses. La profonde douleur d’Armance ne diminua point les jours suivants ; elle ne pouvait s’abandonner un instant à la rêverie, sans arriver au plus parfait dégoût de toutes choses, et elle avait le malheur de sentir vivement son état. Les obstacles étrangers à un mariage auquel, dans toutes les suppositions, elle n’eût jamais consenti, semblaient s’aplanir ; mais le cœur seul d’Octave n’était point pour elle.

Madame de Malivert, après avoir vu naître la passion de son fils pour Armance, avait été alarmée de ses assiduités auprès de la brillante comtesse d’Aumale. Mais il lui avait suffi de les voir ensemble, pour deviner que cette relation était un devoir que la bizarrerie de son fils s’était imposé ; madame de Malivert savait bien que si elle l’interrogeait à cet égard, il lui répondrait par la vérité ; mais elle s’était soigneusement abstenue des questions même les plus indirectes. Ses droits ne lui semblaient pas aller jusque là. Par égard pour ce qu’elle croyait devoir à la dignité de son sexe, elle avait voulu parler de ce mariage à Armance, avant de s’en ouvrir avec son fils, de la passion duquel elle était sûre.

Après avoir fait part de son projet à mademoiselle de Zohiloff, madame de Malivert s’arrangea pour se trouver des heures entières dans le salon de madame de Bonnivet. Elle crut voir qu’il se passait quelque chose d’étrange entre Armance et son fils. Armance était évidemment fort malheureuse. Serait-il possible, se dit madame de Malivert, qu’Octave qui l’adore et la voit sans cesse ne lui eût jamais dit qu’il l’aime ?

Le jour où mademoiselle de Zohiloff devait donner sa réponse était arrivé. Le matin, de bonne heure, madame de Malivert lui envoya sa voiture et un petit billet par lequel elle la priait de venir passer une heure avec elle. Armance arriva avec la physionomie qu’on a après une longue maladie ; elle n’eût pas eu la force de venir à pied. Dès qu’elle fut seule avec madame de Malivert, elle lui dit avec une douceur parfaite, au fond de laquelle on entrevoyait cette fermeté que donne le désespoir : « Mon cousin a de l’originalité dans le caractère ; son bonheur exige, et peut-être le mien, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup, que jamais mon adorable maman ne lui parle d’un projet que lui a inspiré son extrême prévention en ma faveur ». Madame de Malivert affecta d’accorder avec beaucoup de peine son consentement à ce qu’on lui demandait. Je puis mourir plus tôt que je ne le pense, disait-elle à Armance, et alors mon fils n’obtiendra pas la seule femme au monde qui puisse adoucir le malheur de son caractère. Je suis sûre que c’est la raison d’argent qui te décide, disait-elle, en d’autres moments ; Octave, qui a sans cesse quelque confidence à te faire, n’a pas été dupe au point de ne pas t’avouer ce dont je suis sûre, c’est qu’il t’aime avec toute la passion dont il est capable, et c’est beaucoup dire, mon enfant. Si certains moments d’exaltation, qui deviennent plus rares tous les jours, peuvent donner lieu à quelques objections contre le caractère du mari que je t’offre, tu auras la douceur d’être aimée comme peu de femmes le sont aujourd’hui. Dans les temps orageux qui peuvent survenir, la fermeté de caractère chez un homme sera une grande probabilité de bonheur pour sa famille.

Tu sais toi-même, mon Armance, que les obstacles extérieurs qui écrasent les hommes vulgaires ne sont rien pour Octave. Si son âme est paisible, le monde entier ligué contre lui ne lui donnerait pas un quart d’heure de tristesse. Or, je suis certaine que la paix de son âme dépend de ton consentement. Juge toi-même de l’ardeur avec laquelle je dois le solliciter, ; de toi dépend le bonheur de mon fils. Depuis quatre ans je pense jour et nuit au moyen de l’assurer, je n’avais pu le découvrir : enfin il t’a aimée. Quant à moi, je serai la victime de ta délicatesse excessive. Tu ne veux pas encourir le blâme d’épouser un mari beaucoup plus riche que toi, et je mourrai avec les plus grandes inquiétudes sur l’avenir d’Octave, et sans avoir vu mon fils uni à la femme que, de ma vie, j’ai le plus estimée.

Ces assurances de l’amour d’Octave étaient déchirantes pour Armance. Madame de Malivert remarquait dans les réponses de sa jeune parente un fonds d’irritation et de fierté blessée. Le soir, chez madame de Bonnivet, elle observa que la présence de son fils n’ôtait point à mademoiselle de Zohiloff cette sorte de malheur qui vient de la crainte de n’avoir pas eu assez d’orgueil envers ce qu’on aime, et d’avoir peut-être ainsi perdu de son estime. Est-ce une fille pauvre et sans famille, se disait Armance, qui doit tomber dans ces sortes d’oublis ?

Madame de Malivert elle-même était fort inquiète. Après bien des nuits passées sans sommeil, elle s’arrêta enfin à l’idée singulière, mais probable à cause de l’étrange caractère de son fils, que réellement, ainsi qu’Armance l’avait dit, il ne lui avait point parlé de son amour.

Est-il possible, pensait madame de Malivert, qu’Octave soit timide à ce point ? Il aime sa cousine ; elle est la seule personne au monde qui puisse le garantir des accès de mélancolie qui m’ont fait trembler pour lui.

Après y avoir bien réfléchi, elle prit son parti ; un jour elle dit à Armance d’un ton assez indifférent : Je ne sais pas ce que tu as fait à mon fils, afin de le décourager ; mais tout en m’avouant qu’il a pour toi l’attachement le plus profond, l’estime la plus parfaite, et qu’obtenir ta main serait à ses yeux le premier des biens, il ajoute que tu opposes un obstacle invincible à ses vœux les plus chers, et que certainement il ne voudrait pas te devoir aux persécutions que nous te ferions subir en sa faveur.