Armelle et Claude/VIII

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 87-96).


VIII


Afin de mieux fixer leurs réflexions, Landa les transcrivit en phrases qu’il lut à Mlle de Rhuis :

« Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles. Ne croyons pas non plus que les instants d’émotion peuvent se multiplier jusqu’à former notre existence elle-même. Ils sont courts et rares. Mais qu’ils surviennent quelquefois suffit à la modifier comme une goutte d’essence parfuma un flacon d’eau. Il faut donc se laisser vivre sans faire d’effort pour vivre. Rester en soi simplement, les yeux ouverts, les oreilles et les mains ouvertes pour accueillir ce qui viendra, c’est un meilleur moyen de s’enrichir que d’implorer les fenêtres et les portes comme un chanteur des rues. Quiconque tente de s’améliorer n’a pas besoin de se mettre en campagne comme un soldat batailleur. Il n’y a point là de conquête violente à faire, ni de recherches à opérer, ni de plans à ourdir. Non, ce qui est nécessaire s’offre à qui le désire loyalement. Tout afflue si la volonté est patiente, tenace, réfléchie, sincère au point de devenir un instinct. »

Ils se sentirent un peu plus grands et un peu plus fermes, accrus de sensations et augmentés l’un de l’autre. Ils se virent moins, mais leurs entrevues y gagnaient en intensité. Un doux espoir les soutenait.

Guérande se complète par les marais salants. Leur nom est lié à son histoire. Pour les protéger elle fut construite et munie d’une armure. Ils y descendirent. Au bas des collines ce sont des milliers de petits rectangles pareils à des champs réguliers. L’eau de la mer y est semée dont les graines impalpables écloront et mûriront au soleil. Armelle et Claude suivaient sur la crête des digues les canaux d’écoulement. Et chacun de leurs pas remuait quelque souvenir endormi là comme un oiseau, quelque parcelle de l’antique Guérande dont la botte du paludier n’avait pas troublé le repos, mais que ranimait le passage de leur sympathie. Cela encore leur servait de trait d’union.

— Nous nous retrouvons partout, énonça Claude, comme à des rendez-vous fidèles et constants que nous prenons dans les âges défunts ou dans tel spectacle contemplé. Si différente que soit notre route, nous sommes sûrs de nous rencontrer à l’étape. N’est-ce pas délicieux ?

Et ils allèrent aussi vers l’Océan, vers la vaste plaine d’eau où galopaient jadis les corsaires, et que surveille encore Guérande, gardienne fidèle que les hommes n’ont pas relevée de son inutile faction.

En une heure de voiture on atteint la pointe de Piriac que peuple un misérable village de pêcheurs. Des chalets se hasardent le long de la grève. Dans l’un d’eux, ils passèrent quelques jours.

Le temps fut triste d’abord et pluvieux. Et la mer leur parut très mauvaise. Elle était jaune, comme mêlée de vase. Elle était verte, comme imprégnée de bile. Elle avait de longues rides sévères. Les noms bizarres des baies ou des trous rappellent le plus souvent sa férocité. Toutes les légendes l’accusent. Elle s’acharne contre la côte, la mord, l’effrite, la pétrit selon le caprice de sa méchanceté, ciselant des obélisques, sculptant des grottes qu’elle parachève dans le silence de ses invasions.

La veille de leur départ, les nuages se dissipant, Mlle de Rhuis résolut de se baigner. Ils se dirigèrent vers une grotte dont l’entrée pouvait se fermer à l’aide d’un peignoir. Armelle s’y retira. Claude descendit sur la petite plage de sable fin.

Il la parcourut deux ou trois fois, d’un pas hésitant, la canne hostile aux menus galets et aux coquillages, puis il s’éloigna parmi les rochers, remontant en biais du côté de la falaise. Une flaque d’eau l’arrêta qu’emprisonnaient des parois de pierre taillées en coupe de bénitier. Il y trempa le bout de ses doigts. Un crabe s’effaroucha et, comme il essayait de le saisir, il entendit la voix d’Armelle.

— Je vous cherchais, Claude.

Il se retourna brusquement. Elle était près de lui, vêtue de sa robe et coiffée de son chapeau.

— Et votre bain ? demanda-t-il.

— J’y renonce.

Leurs yeux s’évitèrent. Ils devinaient que le même motif les avait déterminés, lui à fuir le rivage, elle à ne pas se baigner. Et ils étaient troublés de se savoir soumis à de telles causes. Mais Claude leva la tête et dit fermement :

— Eh bien, oui, nous avons compris tous les deux qu’il y avait péril. Je suis parti parce que mon regard ne doit pas apprendre certains secrets. Et n’est-ce pas la crainte de mon regard curieux qui vous a empêchée de vous dévêtir ?

— Oui, affirma-t-elle.

Il reprit d’une voix contenue :

— Pourquoi cacher les précautions que nous devons multiplier contre nous-mêmes ? Suis-je maître du désir fugitif que peut m’inspirer votre corps ? Et si parfois ce désir naissait, en seriez-vous atteinte comme d’une souillure ? Non, Armelle, c’est chose secondaire qu’il est bon de surveiller, mais dont nous n’avons pas à rougir.

— Oh ! murmura la jeune fille, comme vous avez raison de parler !

Cela les mettait l’un devant l’autre en un état de foi robuste et de sérénité suprême, malgré la nature des pensées qu’ils énonçaient. Ils aspirèrent à d’autres aveux malaisés, tant les grisait cette volupté. Par la toute-puissance d’un mot loyal que d’obstacles s’écroulaient encore ! Et la vérité de la parole les frappa.

— Ne semble-t-il pas, dit Claude, qu’après un effort de belle sincérité l’on soit plus léger et plus pur ? C’est comme une délivrance. Il ne faut pas hésiter à dire les choses nécessaires. Le silence est trop vaste : on risque de s’y perdre. La parole trace des sentiers que suit l’âme.

Hardiment elle tendit les mains au jeune homme, et il les serra.

Sur une roche voisine, plus haute, ils s’assirent en face d’une petite île grise où des troupeaux remuaient. Le repos accueillant de l’étendue les affranchit de leurs préventions contre la mer. Puis sa couleur les ravit. Elle était toute bleue, et ils ne l’avaient pas encore vue ainsi, de sorte qu’ils lui trouvèrent un aspect très doux. Ils s’y abandonnèrent, ballottés d’une pointe à l’autre et du rivage à l’horizon.

Mais de petits bruits joyeux les surprirent. C’était la mer qui grimpait autour d’eux. Une série de rochers assurant leur retraite, ils se divertirent à voir son œuvre patiente et ingénieuse. Elle rampe sans à-coup, par ondulations imperceptibles. Elle clapote, s’amuse au moindre creux, forme des étangs, présente au ciel des miroirs. Si une pierre l’arrête, elle l’investit, se sépare en deux courants qui se rejoignent à la longue. Et des cailloux flottent, et la chevelure des herbes vibre comme un étendard.

Et peu à peu ils eurent conscience que de la vie palpitait à l’entour. Et cette vie ne se restreignait pas aux jeux des poissons et des bestioles effarées, ni aux voluptueuses câlineries de l’eau qui baise la berge. Elle s’épanouissait au large, partout, formidable, luxuriante, infinie. Elle respirait jusqu’aux plus immobiles profondeurs et gonflait de frissons la glauque surface endormie.

Armelle et Claude en furent imprégnés. Un grand souffle intérieur les emplit. La vie de la mer se ruant en eux par flots de fraîcheur, par bouffées d’aromes, par torrents d’azur, se joignit à leur vie et la doubla et l’exalta.

— Comme on existe puissamment quelquefois, dit Armelle, avec de tels battements de cœur et de tels élans d’âme qu’on pourrait croire que l’on s’entend vivre l’un l’autre. Moins qu’un bruit, c’est une sensation confuse de bruit.

— Quelque chose comme cela, fit Claude, le bras tendu.

Il y avait à droite, plus loin que les roches, une bande de sable où l’eau se jouait. Les nappes limpides s’étalaient, glissaient les unes sur les autres et se repliaient en menues franges d’écume claire. Et ces petites vagues, ils ne les entendaient pas non plus, mais ils en devinaient le bruit. Elles s’abattaient gaiement, avec une certaine fierté, avec des sons de cristal et une transparence d’air pur. Et longtemps ils les écoutèrent tomber une à une, si gracieuses et si fraîches.

Cependant le soleil se couchait. Majestueusement il s’ouvrait un chemin triomphal dans la foule des nuages dorés. Il effleura le bord de l’horizon, puis s’enfonça, puis disparut. Il y eut alors, avant la fin du jour, un moment d’angoisse solennelle. Quelque chose allait mourir. La vie, ainsi qu’un fleuve devant l’obstacle, s’enfla d’énergie croissante et de forces irritées. Et eux aussi, ils sentirent l’excès de cette vie anxieuse, intense comme une vie d’agonisant.

Et soudain Claude s’aperçut qu’Armelle tenait sa tête entre ses mains. Oh ! qu’importait ! elle n’en voyait pas moins, en l’ombre de ses paupières, ce qu’il voyait de ses yeux agrandis. Rien n’aurait pu faire que, dans l’immensité des spectacles épars, elle ne discernât surtout les menues franges d’écume claire. Et non plus il ne se pouvait que l’un ou l’autre ne songeât à leurs âmes comme à deux petites vagues jumelles, harmonieuses et limpides, qui chantent au rythme ardent de la mer vivante.