Arsène Lupin contre Herlock Sholmès/II/2

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Premier épisode - LA LAMPE JUIVE
Chapitre 2
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– Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, en brandissant le pneumatique d’Arsène Lupin, ce qui m’exaspère dans cette aventure, c’est de sentir continuellement posé sur moi l’œil de ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes ne lui échappe. J’agis comme un acteur dont tous les pas sont réglés par une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parce que le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous, Wilson ?

Wilson eût certainement compris s’il n’avait dormi le profond sommeil d’un homme dont la température varie entre quarante et quarante et un degrés. Mais qu’il entendît ou non, cela n’avait aucune importance pour Sholmès qui continuait :

– Il me faut faire appel à toute mon énergie et mettre en œuvre toutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusement qu’avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d’épingle qui me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaie d’amour-propre refermée, j’en arrive toujours à dire : « Amuse-toi bien, mon bonhomme. Un moment ou l’autre, c’est toi-même qui te trahiras. » Car enfin, Wilson, n’est-ce pas Lupin qui, par sa première dépêche et par la réflexion qu’elle a suggérée à la petite Henriette, n’est-ce pas lui qui m’a livré le secret de sa correspondance avec Alice Demun ? Vous oubliez ce détail, vieux camarade.

Il déambulait dans la chambre, à pas sonores, au risque de réveiller le vieux camarade.

– Enfin ! Ça ne va pas trop mal, et si les chemins que je suis sont un peu obscurs, je commence à m’y retrouver. Tout d’abord je vais être fixé sur le sieur Bresson. Ganimard et moi nous avons rendez-vous au bord de la Seine, à l’endroit où Bresson a jeté son paquet, et le rôle du Monsieur nous sera connu. Pour le reste, c’est une partie à jouer entre Alice Demun et moi. L’adversaire est de mince envergure, hein, Wilson ? Et ne pensez-vous pas qu’avant peu je saurai la phrase de l’album, et ce que signifient ces deux lettres isolées, ce C et ce H ? Car tout est là, Wilson.

Mademoiselle entra au même instant, et apercevant Sholmès qui gesticulait, elle lui dit gentiment :

– Monsieur Sholmès, je vais vous gronder si vous réveillez mon malade. Ce n’est pas bien à vous de le déranger. Le docteur exige une tranquillité absolue.

Il la contemplait sans un mot, étonné comme au premier jour de son calme inexplicable.

– Qu’avez-vous à me regarder, Monsieur Sholmès ? Rien ? Mais si… vous semblez toujours avoir une arrière-pensée… laquelle ? Répondez, je vous en prie.

Elle l’interrogeait de tout son clair visage, de ses yeux ingénus, de sa bouche qui souriait, et de toute son attitude aussi, de ses mains jointes, de son buste légèrement penché en avant. Et il y avait tant de candeur en elle que l’Anglais en éprouva de la colère. Il s’approcha et lui dit à voix basse :

– Bresson s’est tué hier soir.

Elle répéta, sans avoir l’air de comprendre :

– Bresson s’est tué hier…

En vérité aucune contraction n’altéra son visage, rien qui révélât l’effort du mensonge.

– Vous étiez prévenue, lui dit-il avec irritation… sinon, vous auriez au moins tressailli… ah ! Vous êtes plus forte que je ne croyais… mais pourquoi dissimuler ?

Il saisit l’album à images qu’il venait de déposer sur une table voisine et, l’ouvrant à la page découpée :

– Pourriez-vous me dire dans quel ordre on doit disposer les lettres qui manquent ici, pour connaître la teneur exacte du billet que vous avez envoyé à Bresson quatre jours avant le vol de la lampe juive ?

– Dans quel ordre ?… Bresson ?… Le vol de la lampe juive ?…

Elle redisait les mots, lentement, comme pour en dégager le sens.

Il insista.

– Oui. Voici les lettres employées… sur ce bout de papier. Que disiez-vous à Bresson ?

– Les lettres employées… ce que je disais…

Soudain elle éclata de rire :

– Ça y est ! Je comprends ! Je suis la complice du vol ! Il y a un M. Bresson qui a pris la lampe juive et qui s’est tué. Et moi, je suis l’amie de ce Monsieur. Oh ! que c’est amusant !

– Qui donc avez-vous été voir hier dans la soirée, au second étage d’une maison de l’avenue des Ternes ?

– Qui ? Mais ma modiste, Mlle Langeais. Est-ce que ma modiste et mon ami M. Bresson ne feraient qu’une seule et même personne ?

Malgré tout, Sholmès douta. On peut feindre, de manière à donner le change, la terreur, la joie, l’inquiétude, tous les sentiments, mais non point l’indifférence, non point le rire heureux et insouciant.

Cependant il lui dit encore :

– Un dernier mot : pourquoi l’autre soir, à la gare du Nord, m’avez vous abordé ? Et pourquoi m’avez-vous supplié de repartir immédiatement sans m’occuper de ce vol ?

– Ah vous êtes trop curieux, Monsieur Sholmès, répondit-elle en riant toujours de la façon la plus naturelle. Pour votre punition, vous ne saurez rien, et en outre vous garderez le malade pendant que je vais chez le pharmacien… une ordonnance pressée… je me sauve.

Elle sortit.

– Je suis roulé, murmura Sholmès. Non seulement je n’ai rien tiré d’elle, mais c’est moi qui me suis découvert.

Et il se rappelait l’affaire du diamant bleu et l’interrogatoire qu’il avait fait subir à Clotilde Destange. N’était-ce pas la même sérénité que la Dame blonde lui avait opposée, et ne se trouvait-il pas de nouveau en face d’un de ces êtres qui, protégés par Arsène Lupin, sous l’action directe de son influence, gardaient dans l’angoisse même du danger le calme le plus stupéfiant ?

– Sholmès… Sholmès…

Il s’approcha de Wilson qui l’appelait, et s’inclina vers lui.

– Qu’y a-t-il, vieux camarade ? On souffre ?

Wilson remua les lèvres sans pouvoir parler. Enfin, après de grands efforts, il bégaya :

– Non.., Sholmès… ce n’est pas elle… il est impossible que ce soit elle…

– Qu’est-ce que vous me chantez là ? Je vous dis que c’est elle, moi ! Il n’y a qu’en face d’une créature de Lupin, dressée et remontée par lui, que je perds la tête et que j’agis aussi sottement… la voilà maintenant qui connaît toute l’histoire de l’album… je vous parie qu’avant une heure Lupin sera prévenu. Avant une heure ? Que dis-je ! Mais tout de suite ! Le pharmacien, l’ordonnance pressée… des blagues !

Il s’esquiva rapidement, descendit l’avenue de Messine, et avisa Mademoiselle qui entrait dans une pharmacie. Elle reparut, dix minutes plus tard, avec des flacons et une bouteille enveloppés de papier blanc. Mais, alors qu’elle remontait l’avenue, elle fut accostée par un homme qui la poursuivit, la casquette à la main et l’air obséquieux, comme s’il demandait la charité.

Elle s’arrêta et lui fit l’aumône, puis reprit son chemin.

– Elle lui a parlé, se dit l’Anglais.

Plutôt qu’une certitude, ce fut une intuition, assez forte cependant pour qu’il changeât de tactique. Abandonnant la jeune fille, il se lança sur la piste du faux mendiant.

Ils arrivèrent ainsi, l’un derrière l’autre, à la place Saint-Ferdinand, et l’homme erra longtemps autour de la maison de Bresson, levant parfois les yeux aux fenêtres du second étage, et surveillant les gens qui pénétraient dans la maison.

Au bout d’une heure, il monta sur l’impériale d’un tramway qui se dirigeait vers Neuilly. Sholmès y monta également et s’assit derrière l’individu, un peu plus loin, et à côté d’un Monsieur que dissimulaient les feuilles ouvertes de son journal. Aux fortifications, le journal s’abaissa, Sholmès aperçut Ganimard, et Ganimard lui dit à l’oreille en désignant l’individu :

– C’est notre homme d’hier soir, celui qui suivait Bresson. Il y a une heure qu’il vagabonde sur la place.

– Rien de nouveau pour Bresson ? demanda Sholmès.

– Si, une lettre qui est arrivée ce matin à son adresse.

– Ce matin ? Donc elle a été mise à la poste hier, avant que l’expéditeur ne sache la mort de Bresson.

– Précisément. Elle est entre les mains du juge d’instruction. Mais j’en ai retenu les termes : « Il n’accepte aucune transaction. Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la seconde affaire. Sinon, il agit. » Et pas de signature, ajouta Ganimard. Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère.

– Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, ces quelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes.

– Et pourquoi, mon Dieu !

– Pour des raisons qui me sont personnelles, répondit Sholmès avec le sans-gêne dont il usait envers son collègue.

Le tramway s’arrêta rue du Château, au point terminus. L’individu descendit et s’en alla paisiblement.

Sholmès l’escortait, et de si près que Ganimard s’en effraya :

– S’il se retourne, nous sommes brûlés.

– Il ne se retournera pas maintenant.

– Qu’en savez-vous ?

– C’est un complice d’Arsène Lupin, et le fait qu’un complice de Lupin s’en va ainsi, les mains dans ses poches, prouve d’abord qu’il se sait suivi, et en second lieu qu’il ne craint rien.

– Pourtant nous le serrons d’assez près !

– Pas assez pour qu’il ne puisse nous glisser entre les doigts avant une minute. Il est trop sûr de lui.

– Voyons ! Voyons ! Vous me faites poser. Il y a là-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes. Si je décide de les requérir et d’aborder le personnage, je me demande comment il nous glissera entre les doigts.

– Le personnage ne paraît pas s’émouvoir beaucoup de cette éventualité. C’est lui-même qui les requiert !

– Nom d’un chien, proféra Ganimard, il a de l’aplomb !

L’individu en effet s’était avancé vers les deux agents au moment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Il leur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisième bicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s’éloigna rapidement avec les deux agents.

L’Anglais s’esclaffa.

– Hein ! L’avais-je prévu ? Un, deux, trois, enlevé ! Et par qui ? Par deux de vos collègues, Monsieur Ganimard. Ah ! Il se met bien, Arsène Lupin ! Des agents cyclistes à sa solde ! Quand je vous disais que notre personnage était beaucoup trop calme !

– Alors quoi, s’écria Ganimard, vexé, que fallait-il faire ? C’est très commode de rire !

– Allons, allons, ne vous fâchez pas. On se vengera. Pour le moment, il nous faut du renfort.

– Folenfant m’attend au bout de l’avenue de Neuilly.

– Eh bien, prenez-le au passage et venez me rejoindre.

Ganimard s’éloigna, tandis que Sholmès suivait les traces des bicyclettes, d’autant plus visibles sur la poussière de la route, que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et il s’aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de la Seine, et que les trois hommes avaient tourné du même côté que Bresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contre laquelle lui-même s’était caché avec Ganimard, et, un peu plus loin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouva qu’on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait une petite langue de terrain qui pointait dans la Seine et à l’extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée.

C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’il l’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, la berge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étant basse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que les trois hommes n’eussent pris les devants.

– Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quart d’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé par là ?

Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :

– Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ?

Le pêcheur fit signe que non.

L’Anglais insista :

– Mais si… trois hommes… ils viennent de s’arrêter à deux pas de vous…

Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche un carnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit à Sholmès.

Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu, au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettres déchirées de l’album.

CDEHNOPRZEO-237

Un lourd soleil pesait sur la rivière. L’homme avait repris sa besogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, sa veste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement, tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.

Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terrible silence.

– Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presque douloureuse.

Et la vérité l’éclairant :

– C’est lui ! C’est lui ! Lui seul est capable de rester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindre de ce qui va se passer… et quel autre saurait cette histoire de l’album ? Alice l’a prévenu par son messager.

Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre main avait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaient sur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste, et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier se terminait misérablement.

Le pêcheur ne bougea pas.

Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche de tirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte qui déplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini.

– Ah pensa-t-il, qu’il se lève, qu’il se défende… sinon tant pis pour lui… une seconde encore… et je tire…

Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisa Ganimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.

Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dans la barque dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tomba sur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux au fond du bateau.

– Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre à l’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoi faire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deux imbéciles…

Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à la dérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, et Lupin continuait :

– Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu la notion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge ! Et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain ! …

Il réussit à se dégager.

Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche. Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver.

Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avirons afin de gagner le bord, tandis que Lupin s’acharnait après l’autre, afin de gagner le large.

– L’aura… l’aura pas, disait Lupin… d’ailleurs ça n’a aucune importance… si vous avez votre rame, je vous empêche de vous en servir… et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s’efforce d’agir… sans la moindre raison, puisque c’est toujours le sort qui décide… tenez, vous voyez, le sort… eh bien, il se décide pour son vieux Lupin… victoire ! Le courant me favorise !

Le bateau en effet tendait à s’éloigner.

– Garde à vous, cria Lupin.

Quelqu’un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête, une détonation retentit, un peu d’eau jaillit auprès d’eux. Lupin éclata de rire.

– Dieu me pardonne, c’est l’ami Ganimard !… Mais c’est très mal ce que vous faites là, Ganimard. Vous n’avez le droit de tirer qu’en cas de légitime défense… ce pauvre Arsène vous rend donc féroce au point d’oublier tous vos devoirs ?… Allons bon, le voilà qui recommence !… Mais, malheureux, c’est mon cher maître que vous allez frapper.

Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans la barque, face à Ganimard :

– Bien ! Maintenant je suis tranquille… visez là, Ganimard, en plein cœur… plus haut… à gauche… c’est raté… fichu maladroit… encore un coup !… Mais vous tremblez, Ganimard… au commandement, n’est-ce pas ? Et du sang-froid !… Une, deux, trois, feu !… Raté ! Sacrebleu, le gouvernement vous donne donc des joujoux d’enfant comme pistolets ?

Il exhiba un long revolver, massif et plat, et, sans viser, tira.

L’inspecteur porta la main à son chapeau : une balle l’avait troué.

– Qu’en dites-vous, Ganimard ? Ah ! cela vient d’une bonne fabrique. Saluez, Messieurs, c’est le revolver de mon noble ami, maître Herlock Sholmès !

Et, d’un tour de bras, il lança l’arme aux pieds mêmes de Ganimard.

Sholmès ne pouvait s’empêcher de sourire et d’admirer. Quel débordement de vie. Quelle allégresse jeune et spontanée. Et comme il paraissait se divertir ! On eût dit que la sensation du péril lui causait une joie physique, et que l’existence n’avait pas d’autre but pour cet homme extraordinaire que la recherche de dangers qu’il s’amusait ensuite à conjurer.

De chaque côté du fleuve, cependant, des gens se massaient, et Ganimard et ses hommes suivaient l’embarcation qui se balançait au large, très doucement entraînée par le courant. C’était la capture inévitable, mathématique.

– Avouez, maître, s’écria Lupin en se retournant vers l’Anglais, que vous ne donneriez pas votre place pour tout l’or du Transvaal ! C’est que vous êtes au premier rang des fauteuils ! Mais, d’abord et avant tout, le prologue… après quoi nous sauterons d’un coup au cinquième acte, la capture ou l’évasion d’Arsène Lupin. Donc, mon cher maître, j’ai une question à vous poser, et je vous supplie, afin qu’il n’y ait pas d’équivoque, d’y répondre par un oui ou un non. Renoncez à vous occuper de cette affaire. Il en est encore temps et je puis réparer le mal que vous avez fait. Plus tard je ne le pourrais plus. Est-ce convenu ?

– Non.

La figure de Lupin se contracta. Visiblement cette obstination l’irritait. Il reprit :

– J’insiste. Pour vous encore plus que pour moi, j’insiste, certain que vous serez le premier à regretter votre intervention. Une dernière fois, oui ou non ?

– Non.

Lupin s’accroupit, déplaça une des planches du fond et, durant quelques minutes, exécuta un travail dont Sholmès ne put discerner la nature. Puis il se releva, s’assit auprès de l’Anglais, et lui tint ce langage :

– Je crois, maître, que nous sommes venus au bord de cette rivière pour des raisons identiques : repêcher l’objet dont Bresson s’est débarrassé ? Pour ma part, j’avais donné rendez-vous à quelques camarades, et j’étais sur le point – mon costume sommaire l’indique – d’effectuer une petite exploration dans les profondeurs de la Seine, quand mes amis m’ont annoncé votre approche. Je vous confesse d’ailleurs que je n’en fus pas surpris, étant prévenu heure par heure, j’ose le dire, des progrès de votre enquête. C’est si facile. Dès qu’il se passe, rue Murillo, la moindre chose susceptible de m’intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suis averti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions…

Il s’arrêta. La planche qu’il avait écartée se soulevait maintenant, et, tout autour, de l’eau filtrait par petits jets.

– Diable, j’ignore comment j’ai procédé, mais j’ai tout lieu de penser qu’il y a une voie d’eau au fond de cette vieille embarcation. Vous n’avez pas peur, maître ?

Sholmès haussa les épaules. Lupin continua :

– Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant par avance que vous rechercheriez le combat d’autant plus ardemment que je m’efforçais, moi, de l’éviter, il m’était plutôt agréable d’engager avec vous une partie dont l’issue est certaine puisque j’ai tous les atouts en main. Et j’ai voulu donner à notre rencontre le plus d’éclat possible, afin que votre défaite fût universellement connue, et qu’une autre comtesse de Crozon ou un autre Baron d’Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votre secours contre moi. Ne voyez là d’ailleurs, mon cher maître…

Il s’interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demi fermées comme de lorgnettes, il observa les rives.

– Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire de guerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, ce sera l’abordage et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil : vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à la justice de mon pays… ce programme vous plaît-il ?… À moins que d’ici là, nous n’ayons fait naufrage, auquel cas il ne nous resterait plus qu’à préparer notre testament. Qu’en pensez-vous ?

Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s’expliqua la manœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l’eau montait.

Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurs pieds : ils ne firent pas un mouvement.

Elle dépassa leurs chevilles : l’Anglais saisit sa blague à tabac, roula une cigarette et l’alluma.

Lupin poursuivit :

– Et ne voyez là, mon cher maître, que l’humble aveu de mon impuissance à votre égard. C’est m’incliner devant vous que d’accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise, afin d’éviter celles dont je n’aurais pas choisi le terrain. C’est reconnaître que Sholmès est l’unique ennemi que je craigne, et proclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de ma route. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire, puisque le destin m’accorde l’honneur d’une conversation avec vous. Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette conversation ait lieu pendant que nous prenons un bain de pieds ! … Situation qui manque de gravité, je le confesse… et que dis-je un bain de pieds ! … Un bain de siège plutôt !

L’eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et de plus en plus la barque s’enfonçait.

Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblait absorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en face de cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par la meute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pour rien au monde il n’eût consenti à montrer, lui, le plus léger signe d’agitation.

Quoi ! avaient-ils l’air de dire tous deux, s’émeut-on pour de telles futilités ? N’advient-il pas chaque jour que l’on se noie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritent qu’on y prête attention ? Et l’un bavardait, et l’autre rêvassait, tous deux cachant sous un même masque d’insouciance le choc formidable de leurs deux orgueils.

Une minute encore, et ils allaient couler.

– L’essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous coulerons avant ou après l’arrivée des champions de la justice. Tout est là. Car, pour la question du naufrage, elle ne se pose même plus. Maître, c’est l’heure solennelle du testament. Je lègue toute ma fortune à Herlock Sholmès, citoyen anglais, à charge pour lui… mais, mon Dieu, qu’ils avancent vite, les champions de la justice ! Ah les braves gens ! Ils font plaisir à voir. Quelle précision dans le coup de rame ! Tiens, mais c’est vous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L’idée du navire de guerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs, brigadier Folenfant… est-ce la médaille que vous souhaitez ? Entendu… c’est chose faite. Et votre camarade Dieuzy, où est-il donc ? Sur la rive gauche, n’est-ce pas, au milieu d’une centaine d’indigènes ?… De sorte que, si j’échappe au naufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses indigènes, ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly. Fâcheux dilemme…

Il y eut un remous. L’embarcation vira sur elle-même, et Sholmès dut s’accrocher à l’anneau des avirons.

– Maître, dit Lupin, je vous supplie d’ôter votre veste. Vous serez plus à l’aise pour nager. Non ? Vous refusez ? Alors je remets la mienne.

Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle de Sholmès, et soupira :

– Quel rude homme vous faites ! Et qu’il est dommage que vous vous entêtiez dans une affaire… où vous donnez certes la mesure de vos moyens, mais si vainement ! Vrai, vous gâchez votre beau génie…

– Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de son mutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous péchez souvent par excès de confiance et par légèreté.

– Le reproche est sévère.

– C’est ainsi que, sans le savoir, vous m’avez fourni, il y a un instant, le renseignement que je cherchais.

– Comment ! Vous cherchiez un renseignement et vous ne me le disiez pas !

– Je n’ai besoin de personne. D’ici trois heures je donnerai le mot de l’énigme à M. et Mme d’Imblevalle. Voilà l’unique réponse…

Il n’acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d’un coup, les entraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque en l’air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silence anxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragés avait reparu.

C’était Herlock Sholmès.

Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canot de Folenfant.

– Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… ne faiblissez pas… on s’occupera de lui après… nous le tenons, allez… un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde…

L’Anglais saisit une corde qu’on lui tendait. Mais, pendant qu’il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l’interpella :

– Le mot de l’énigme, mon cher maître, parbleu oui, vous l’aurez. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas déjà… et après ? À quoi cela vous servira-t-il ? C’est justement alors que la bataille sera perdue pour vous…

À cheval sur la coque dont il venait d’escalader les parois tout en pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupin poursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s’il espérait convaincre son interlocuteur.

– Comprenez-le bien, mon cher maître, il n’y a rien à faire, absolument rien… vous vous trouvez dans la situation déplorable d’un Monsieur…

Folenfant l’ajusta :

– Rendez-vous, Lupin.

– Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m’avez coupé au milieu d’une phrase. Je disais donc…

– Rendez-vous, Lupin.

– Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l’on est en danger. Or vous n’avez pas la prétention de croire que je cours le moindre danger !

– Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vous rendre.

– Brigadier Folenfant, vous n’avez nullement l’intention de me tuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que je m’échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non, mais pensez à vos remords, malheureux ! À votre vieillesse empoisonnée !…

Le coup partit.

Lupin chancela, se cramponna un instant à l’épave, puis lâcha prise et disparût.

Il était exactement trois heures lorsque ces événements se produisirent. À six heures précises, ainsi qu’il l’avait annoncé, Herlock Sholmès, vêtu d’un pantalon trop court et d’un veston trop étroit qu’il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coiffé d’une casquette et paré d’une chemise de flanelle à cordelière de soie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir fait prévenir M. et Mme d’Imblevalle qu’il leur demandait un entretien.

Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large. Et il leur parut si comique dans sa tenue bizarre qu’ils durent réprimer une forte envie de rire. L’air pensif, le dos voûté, il marchait comme un automate, de la fenêtre à la porte, et de la porte à la fenêtre, faisant chaque fois le même nombre de pas, et pivotant chaque fois dans le même sens.

Il s’arrêta, saisit un bibelot, l’examina machinalement, puis reprit sa promenade.

Enfin, se plantant devant eux, il demanda :

– Mademoiselle est-elle ici ?

– Oui, dans le jardin, avec les enfants.

– Monsieur le Baron, l’entretien que nous allons avoir étant définitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât.

– Est-ce que, décidément… ?

– Ayez un peu de patience, Monsieur. La vérité sortira clairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plus de précision possible.

– Soit. Suzanne, veux-tu ?…

Mme d’Imblevalle se leva et revint presque aussitôt, accompagnée d’Alice Demun. Mademoiselle, un peu plus pâle que de coutume, resta debout, appuyée contre une table et sans même demander la raison pour laquelle on l’avait appelée.

Sholmès ne parut pas la voir, et, se tournant brusquement vers M. d’Imblevalle, il articula d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

– Après plusieurs jours d’enquête, Monsieur, et bien que certains événements aient modifié un instant ma manière de voir, je vous répéterai ce que je vous ai dit dès la première heure : la lampe juive a été volée par quelqu’un qui habite cet hôtel.

– Le nom du coupable ?

– Je le connais.

– Les preuves ?

– Celles que j’ai suffiront à le confondre.

– Il ne suffit pas qu’il soit confondu. Il faut encore qu’il nous restitue…

– La lampe juive ? Elle est en ma possession.

– Le collier d’opales ? La tabatière ?…

– Le collier d’opales, la tabatière, bref tout ce qui vous fut dérobé la seconde fois est en ma possession.

Sholmès aimait ces coups de théâtre et cette manière un peu sèche d’annoncer ses victoires.

De fait le Baron et sa femme semblaient stupéfiés, et le considéraient avec une curiosité silencieuse qui était la meilleure des louanges.

Il reprit ensuite par le menu le récit de ce qu’il avait fait durant ces trois jours. Il dit la découverte de l’album, écrivit sur une feuille de papier la phrase formée par les lettres découpées, puis raconta l’expédition de Bresson au bord de la Seine et le suicide de l’aventurier, et enfin la lutte que lui, Sholmès, venait de soutenir contre Lupin, le naufrage de la barque et la disparition de Lupin.

Quand il eut terminé, le Baron dit à voix basse :

– Il ne vous reste plus qu’à nous révéler le nom du coupable. Qui donc accusez-vous ?

– J’accuse la personne qui a découpé les lettres de cet alphabet, et communiqué au moyen de ces lettres avec Arsène Lupin.

– Comment savez-vous que le correspondant de cette personne est Arsène Lupin ?

– Par Lupin lui-même.

Il tendit un bout de papier mouillé et froissé. C’était la page que Lupin avait arrachée de son carnet, dans la barque, et sur laquelle il avait inscrit la phrase.

– Et remarquez, nota Sholmès, avec satisfaction, que rien ne l’obligeait à me donner cette feuille, et, par conséquent, à se faire reconnaître. Simple gaminerie de sa part, et qui m’a renseigné.

– Qui vous a renseigné…. dit le Baron. Je ne vois rien cependant…

Sholmès repassa au crayon les lettres et les chiffres.

CDEHNOPRZEO-237.

– Eh bien ? fit M. d’Imblevalle, c’est la formule que vous venez de nous montrer vous-même.

– Non. Si vous aviez tourné et retourné cette formule dans tous les sens, vous auriez vu du premier coup d’œil, comme je l’ai vu, qu’elle n’est pas semblable à la première.

– Et en quoi donc ?

– Elle comprend deux lettres de plus, un E et un O.

– En effet, je n’avais pas observé…

– Rapprochez ces deux lettres du C et du H qui nous restaient en dehors du mot « répondez » et vous constaterez que le seul mot possible est ECHO.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie l’Écho de France, le journal de Lupin, son organe officiel, celui auquel il réserve ses « communiqués ». Répondez à « l’Écho de France, rubrique de la petite correspondance, numéro 237 ». C’était là le mot de l’énigme que j’ai tant cherché, et que Lupin m’a fourni avec tant de bonne grâce. J’arrive des bureaux de l’Écho de France.

– Et vous avez trouvé ?

– J’ai trouvé toute l’histoire détaillée des relations d’Arsène Lupin et de… sa complice.

Et Sholmès étala sept journaux ouverts à la quatrième page et dont il détacha les sept lignes suivantes :

1° ARS. LUP. Dame impl. protect. 540.

2° 540. Attends explications. A. L.

3° A. L. Sous domin. ennemie. Perdue.

4° 540. Ecrivez adresse. Ferai enquête.

5° A. L. Murillo.

6° 540. Parc trois heures. Violettes.

7° 237. Entendu sam. serai dim. mat. parc.

– Et vous appelez cela une histoire détaillée ! s’écria M. d’Imblevalle…

– Mon Dieu, oui, et pour peu que vous y prêtiez attention, vous serez de mon avis. Tout d’abord, une dame qui signe 540, implore la protection d’Arsène Lupin, à quoi Lupin riposte par une demande d’explications. La dame répond qu’elle est sous la domination d’un ennemi, de Bresson sans aucun doute, et qu’elle est perdue si l’on ne vient à son aide. Lupin, qui se méfie, qui n’ose encore s’aboucher avec cette inconnue, exige l’adresse et propose une enquête. La dame hésite pendant quatre jours – consultez les dates – enfin pressée par les événements, influencée par les menaces de Bresson, elle donne le nom de sa rue, Murillo. Le lendemain, Arsène Lupin annonce qu’il sera dans le parc Monceau à trois heures, et prie son inconnue de porter un bouquet de violettes comme signe de ralliement. Là, une interruption de huit jours dans la correspondance. Arsène Lupin et la dame n’ont pas besoin de s’écrire par la voie du journal : ils se voient ou s’écrivent directement. Le plan est ourdi pour satisfaire aux exigences de Bresson, la dame enlèvera la lampe juive. Reste à fixer le jour. La dame qui, par prudence, correspond à l’aide de mots découpés et collés, se décide pour le samedi et ajoute : « Répondez Écho 237. » Lupin répond que c’est entendu et qu’il sera en outre le dimanche matin dans le parc. Le dimanche matin, le vol avait lieu.

– En effet, tout s’enchaîne, approuva le Baron, et l’histoire est complète.

Sholmès reprit :

– Donc le vol a lieu. La dame sort le dimanche matin, rend compte à Lupin de ce qu’elle a fait, et porte à Bresson la lampe juive. Les choses se passent alors comme Lupin l’avait prévu. La justice, abusée par une fenêtre ouverte, quatre trous dans la terre et deux éraflures sur un balcon, admet aussitôt l’hypothèse du vol par effraction. La dame est tranquille.

– Soit, fit le Baron, j’admets cette explication très logique. Mais le second vol…

– Le second vol fut provoqué par le premier. Les journaux ayant raconté comment la lampe juive avait disparu, quelqu’un eut l’idée de répéter l’agression et de s’emparer de ce qui n’avait pas été emporté. Et cette fois ce ne fut pas un vol simulé, mais un vol réel, avec effraction véritable, escalade, etc.

– Lupin, bien entendu…

– Non, Lupin n’agit pas aussi stupidement. Lupin ne tire pas sur les gens pour un oui ou un non.

– Alors qui est-ce ?

– Bresson, sans aucun doute, et à l’insu de la dame qu’il avait fait chanter. C’est Bresson qui est entré ici, c’est lui que j’ai poursuivi, c’est lui qui a blessé mon pauvre Wilson.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Absolument. Un des complices de Bresson lui a écrit hier, avant son suicide, une lettre qui prouve que des pourparlers furent engagés entre ce complice et Lupin pour la restitution de tous les objets volés dans votre hôtel. Lupin exigeait tout, « la première chose (c’est-à-dire la lampe juive) aussi bien que celles de la seconde affaire ». En outre il surveillait Bresson. Quand celui-ci s’est rendu hier soir au bord de la Seine, un des compagnons de Lupin le filait en même temps que nous.

– Qu’allait faire Bresson au bord de la Seine ?

– Averti des progrès de mon enquête…

– Averti par qui ?

– Par la même dame, laquelle craignait à juste titre que la découverte de la lampe juive n’amenât la découverte de son aventure… donc, Bresson averti, réunit en un seul paquet ce qui peut le compromettre, et il le jette dans un endroit où il lui est possible de le reprendre, une fois le danger passé. C’est au retour que, traqué par Ganimard et par moi, ayant sans doute d’autres forfaits sur la conscience, il perd la tête et se tue.

– Mais que contenait le paquet ?

– La lampe juive et vos autres bibelots.

– Ils ne sont donc pas en votre possession ?

– Aussitôt après la disparition de Lupin, j’ai profité du bain qu’il m’avait forcé de prendre, pour me faire conduire à l’endroit choisi par Bresson, et j’ai retrouvé, enveloppé de linge et de toile cirée, ce qui vous fut dérobé. Le voici, sur cette table.

Sans un mot le Baron coupa les ficelles, déchira d’un coup les linges mouillés, en sortit la lampe, tourna un écrou placé sous le pied, fit effort des deux mains sur le récipient, le dévissa, l’ouvrit en deux parties égales, et découvrit la chimère en or, rehaussée de rubis et d’émeraudes.

Elle était intacte.

Il y avait dans toute cette scène, si naturelle en apparence, et qui consistait en une simple exposition de faits, quelque chose qui la rendait effroyablement tragique, c’était l’accusation formelle, directe, irréfutable, que Sholmès lançait à chacune de ses paroles contre Mademoiselle. Et c’était aussi le silence impressionnant d’Alice Demun.

Pendant cette longue, cette cruelle accumulation de petites preuves ajoutées les unes aux autres, pas un muscle de son visage n’avait remué, pas un éclair de révolte ou de crainte n’avait troublé la sérénité de son limpide regard. Que pensait-elle ? Et surtout qu’allait-elle dire à la minute solennelle où il lui faudrait répondre, où il lui faudrait se défendre et briser le cercle de fer dans lequel Herlock Sholmès l’emprisonnait si habilement ?

Cette minute avait sonné et la jeune fille se taisait.

– Parlez ! Parlez donc ! s’écria M. d’Imblevalle.

Elle ne parla point.

Il insista :

– Un mot vous justifierait… un mot de révolte, et je vous croirai.

Ce mot, elle ne le dit point.

Le Baron traversa vivement la pièce, revint sur ses pas, recommença, puis s’adressant à Sholmès :

– Eh bien non, Monsieur ! Je ne peux pas admettre que ce soit vrai ! Il y a des crimes impossibles ! Et celui-là est en opposition avec tout ce que je sais, tout ce que je vois depuis un an.

Il appliqua sa main sur l’épaule de l’Anglais.

– Mais, vous-même, Monsieur, êtes-vous absolument et définitivement certain de ne pas vous tromper ?

Sholmès hésita, comme un homme qu’on attaque à l’improviste et dont la riposte n’est pas immédiate. Pourtant il sourit et dit :

– Seule la personne que j’accuse pouvait, par la situation qu’elle occupe chez vous, savoir que la lampe juive contenait ce magnifique bijou.

– Je ne veux pas le croire, murmura le Baron.

– Demandez-le-lui.

C’était, en effet, la seule chose qu’il n’eût point tentée, dans la confiance aveugle que lui inspirait la jeune fille. Pourtant il n’était plus permis de se soustraire à l’évidence.

Il s’approcha d’elle, et, les yeux dans les yeux :

– C’est vous, Mademoiselle ? C’est vous qui avez pris le bijou ? C’est vous qui avez correspondu avec Arsène Lupin et simulé le vol ?

Elle répondit :

– C’est moi, Monsieur.

Elle ne baissa pas la tête. Sa figure n’exprima ni honte ni gêne.

– Est-ce possible ! murmura M. d’Imblevalle… je n’aurais jamais cru… vous êtes la dernière personne que j’aurais soupçonnée… comment avez-vous fait, malheureuse ?

Elle dit :

– J’ai fait ce que M. Sholmès a raconté. La nuit du samedi au dimanche, je suis descendue dans ce boudoir, j’ai pris la lampe, et, le matin, je l’ai portée… à cet homme.

– Mais non, objecta le Baron, ce que vous prétendez est inadmissible.

– Inadmissible ! Et pourquoi ?

– Parce que le matin j’ai retrouvé fermée au verrou la porte de ce boudoir.

Elle rougit, perdit contenance et regarda Sholmès comme si elle lui demandait conseil.

Plus encore que par l’objection du Baron, Sholmès sembla frappé par l’embarras d’Alice Demun. N’avait-elle donc rien à répondre ? Les aveux qui consacraient l’explication que lui, Sholmès, avait fournie sur le vol de la lampe juive, masquaient-ils un mensonge que détruisait aussitôt l’examen des faits ?

Le Baron reprit :

– Cette porte était fermée. J’affirme que j’ai retrouvé le verrou comme je l’avais mis la veille au soir. Si vous aviez passé par cette porte, ainsi que vous le prétendez, il eût fallu que quelqu’un vous ouvrit de l’intérieur, c’est-à-dire du boudoir ou de notre chambre. Or, il n’y avait personne à l’intérieur de ces deux pièces… il n’y avait personne que ma femme et moi.

Sholmès se courba vivement et couvrit son visage de ses deux mains afin de masquer sa rougeur. Quelque chose comme une lumière trop brusque l’avait heurté, et il en restait ébloui, mal à l’aise. Tout se dévoilait à lui ainsi qu’un paysage obscur d’où la nuit s’écarterait soudain.

Alice Demun était innocente.

Alice Demun était innocente. Il y avait là une vérité certaine, aveuglante, et c’était en même temps l’explication de la sorte de gêne qu’il éprouvait depuis le premier jour à diriger contre la jeune fille la terrible accusation. Il voyait clair maintenant. Il savait. Un geste, et sur le champ la preuve irréfutable s’offrirait à lui.

Il releva la tête et, après quelques secondes, aussi naturellement qu’il le put, il tourna les yeux vers Mme d’Imblevalle.

Elle était pâle, de cette pâleur inaccoutumée qui vous envahit aux heures implacables de la vie. Ses mains, qu’elle s’efforçait de cacher, tremblaient imperceptiblement.

– Une seconde encore, pensa Sholmès, et elle se trahit.

Il se plaça entre elle et son mari, avec le désir impérieux d’écarter l’effroyable danger qui, par sa faute, menaçait cet homme et cette femme. Mais à la vue du Baron, il tressaillit au plus profond de son être. La même révélation soudaine qui l’avait ébloui de clarté, illuminait maintenant M. d’Imblevalle. Le même travail s’opérait dans le cerveau du mari. Il comprenait à son tour ! Il voyait !

Désespérément, Alice Demun se cabra contre la vérité implacable.

– Vous avez raison, Monsieur, je faisais erreur… en effet, je ne suis pas entrée par ici. J’ai passé par le vestibule et par le jardin, et c’est à l’aide d’une échelle…

Effort suprême du dévouement… mais effort inutile ! Les paroles sonnaient faux. La voix était mal assurée, et la douce créature n’avait plus ses yeux limpides et son grand air de sincérité. Elle baissa la tête, vaincue.

Le silence fut atroce. Mme d’Imblevalle attendait, livide, toute raidie par l’angoisse et l’épouvante. Le Baron semblait se débattre encore, comme s’il ne voulait pas croire à l’écroulement de son bonheur.

Enfin il balbutia :

– Parle ! Explique-toi ! …

– Je n’ai rien à te dire, mon pauvre ami, fit-elle très bas et le visage tordu de douleur.

– Alors… Mademoiselle…

– Mademoiselle m’a sauvée… par dévouement… par affection… et elle s’accusait…

– Sauvée de quoi ? De qui ?

– De cet homme.

– Bresson ?

– Oui, c’est moi qu’il tenait par ses menaces… je l’ai connu chez une amie… et j’ai eu la folie de l’écouter… oh rien que tu ne puisses pardonner… cependant j’ai écrit deux lettres… des lettres que tu verras… Je les ai rachetées… tu sais comment. Oh ! Aie pitié de moi… j’ai tant pleuré !

– Toi ! Toi ! Suzanne !

Il leva sur elle ses poings serrés, prêt à la battre, prêt à la tuer. Mais ses bras retombèrent, et il murmura de nouveau :

– Toi, Suzanne !… Toi !… Est-ce possible !…

Par petites phrases hachées, elle raconta la navrante et banale aventure, son réveil effaré devant l’infamie du personnage, ses remords, son affolement, et elle dit aussi la conduite admirable d’Alice, la jeune fille devinant le désespoir de sa maîtresse, lui arrachant sa confession, écrivant à Lupin, et organisant cette histoire de vol pour la sauver des griffes de Bresson.

– Toi, Suzanne, toi… répétait M. d’Imblevalle, courbé en deux, terrassé… comment as-tu pu ?…

Le soir de ce même jour, le steamer Ville-de-Londres qui fait le service entre Calais et Douvres, glissait lentement sur l’eau immobile. La nuit était obscure et calme. Des nuages paisibles se devinaient au-dessus du bateau, et, tout autour, de légers voiles de brume le séparaient de l’espace infini où devait s’épandre la blancheur de la lune et des étoiles.

La plupart des passagers avaient regagné les cabines et les salons. Quelques-uns cependant, plus intrépides, se promenaient sur le pont ou bien sommeillaient au fond de larges rocking-chairs et sous d’épaisses couvertures. On voyait çà et là des lueurs de cigares, et l’on entendait, mêlé au souffle doux de la brise, le murmure de voix qui n’osaient s’élever dans le grand silence solennel.

Un des passagers, qui déambulait d’un pas régulier le long des bastingages, s’arrêta près d’une personne étendue sur un banc, l’examina, et, comme cette personne remuait un peu, il lui dit :

– Je croyais que vous dormiez, Mademoiselle Alice.

– Non, non, Monsieur Sholmès, je n’ai pas envie de dormir. Je réfléchis.

– À quoi ? Est-ce indiscret de vous le demander ?

– Je pensais à Mme d’Imblevalle. Elle doit être si triste ! Sa vie est perdue.

– Mais non, mais non, dit-il vivement. Son erreur n’est pas de celles qu’on ne pardonne pas. M. d’Imblevalle oubliera cette défaillance. Déjà, quand nous sommes partis, il la regardait moins durement.

– Peut-être… mais l’oubli sera long… et elle souffre.

– Vous l’aimez beaucoup ?

– Beaucoup. C’est cela qui m’a donné tant de force pour sourire quand je tremblais de peur, pour vous regarder en face quand j’aurais voulu fuir vos yeux.

– Et vous êtes malheureuse de la quitter ?

– Très malheureuse. Je n’ai ni parents, ni amis… je n’avais qu’elle.

– Vous aurez des amis, dit l’Anglais, que ce chagrin bouleversait, je vous en fais la promesse… j’ai des relations… beaucoup d’influence… je vous assure que vous ne regretterez pas votre situation.

– Peut-être, mais Mme d’Imblevalle ne sera plus là…

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Herlock Sholmès fit encore deux ou trois tours sur le pont, puis revint s’installer auprès de sa compagne de voyage.

Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient se disjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent.

Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra et frotta successivement quatre allumettes sans réussir à les enflammer. Comme il n’en avait pas d’autres, il se leva et dit à un Monsieur qui se trouvait assis à quelques pas :

– Auriez-vous un peu de feu, s’il vous plaît ?

Le Monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suite une flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin.

S’il n’y avait pas eu chez l’Anglais un tout petit geste, un imperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que sa présence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci resta maître de lui, et tellement fut naturelle l’aisance avec laquelle il tendit la main à son adversaire.

– Toujours en bonne santé, Monsieur Lupin ?

– Bravo ! s’exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-même arracha un cri d’admiration.

– Bravo ?… Et pourquoi ?

– Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devant vous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans la Seine – et par orgueil, par un miracle d’orgueil que je qualifierai de tout britannique, vous n’avez pas un mouvement de stupeur, pas un mot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c’est admirable !

– Ce n’est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque, j’ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vous n’étiez pas atteint par la balle du brigadier.

– Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ?

– Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnes commandaient les deux rives sur un espace d’un kilomètre. Du moment que vous échappiez à la mort, votre capture était certaine.

– Pourtant, me voici.

– Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien ne peut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.

La paix était conclue.

Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contre Arsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’il fallait définitivement renoncer à saisir, si au cours des engagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais n’en avait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampe juive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette fois le résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue du public, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstances dans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et de proclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme, de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait en toute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendre à d’égales victoires.

Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leurs armes et qui s’estiment à leur juste valeur.

Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.

– Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion. Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après être resté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque, j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaient mon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mes amis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canot automobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, de Ganimard et de Folenfant.

– Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !… Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ?

– Oui, quelques règlements de comptes… mais j’oubliais… M. d’Imblevalle ?

– Il sait tout.

– Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le mal est irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’un auprès de l’autre. Au lieu de cela…

– Au lieu de cela, ricana Sholmès, j’ai brouillé les cartes et porté la discorde au sein d’une famille que vous protégiez.

– Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensable de toujours voler, duper et faire le mal ?

– Alors, vous faites le bien aussi ?

– Quand j’ai le temps. Et puis ça m’amuse. Je trouve extrêmement drôle que, dans l’aventure qui nous occupe, je sois le bon génie qui secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte le désespoir et les larmes.

– Les larmes ! Les larmes ! protesta l’Anglais.

– Certes ! Le ménage d’Imblevalle est démoli et Alice Demun pleure.

– Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par la découvrir… et par elle on remontait jusqu’à Mme d’Imblevalle.

– Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui la faute ?

Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d’une voix dont le timbre semblait légèrement altéré :

– Vous savez qui sont ces gentlemen ?

– J’ai cru reconnaître le commandant du bateau.

– Et l’autre ?

– J’ignore.

– C’est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe en Angleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis, votre chef de la Sûreté.

– Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour me présenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je serais heureux d’en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett.

Les deux gentlemen reparurent.

– Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? dit Sholmès en se levant.

Il avait saisi le poignet d’Arsène Lupin et le serrait d’une main de fer.

– Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt à vous suivre.

Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance. Les deux gentlemen s’éloignaient.

Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair même de Lupin.

– Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâte fiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plus vite que cela.

Mais il s’arrêta net : Alice Demun les avait suivis.

– Que faites-vous, Mademoiselle ! C’est inutile… ne venez pas !

Ce fut Lupin qui répondit :

– Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vient pas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergie semblable à celle que vous déployez à mon égard.

– Et pourquoi ?

– Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi. Son rôle dans l’histoire de la lampe juive est encore plus important que le mien. Complice d’Arsène Lupin, complice de Bresson, elle devra également raconter l’aventure de la Baronne d’Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… et vous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante intervention jusqu’à ses dernières limites, généreux Sholmès.

L’Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéra Mademoiselle.

Ils restèrent quelques secondes immobiles, les uns en face des autres. Puis Sholmès regagna son banc et s’assit. Lupin et la jeune fille reprirent leurs places.

Un long silence les divisa. Et Lupin dit :

– Voyez-vous, maître, quoi que nous fassions, nous ne serons jamais du même bord. Vous êtes d’un côté du fossé, moi de l’autre. On peut se saluer, se tendre la main, converser un moment, mais le fossé est toujours là. Toujours vous serez Herlock Sholmès, détective, et moi Arsène Lupin, cambrioleur. Et toujours Herlock Sholmès obéira, plus ou moins spontanément, avec plus ou moins d’à-propos, à son instinct de détective, qui est de s’acharner après le cambrioleur et de le « fourrer dedans » si possible. Et toujours Arsène Lupin sera conséquent avec son âme de cambrioleur en évitant la poigne du détective, et en se moquant de lui si faire se peut. Et cette fois, faire se peut ! Ah ! ah ! ah !

Il éclata de rire, un rire narquois, cruel et détestable…

Puis, soudain grave, il se pencha vers la jeune fille.

– Soyez sûre, Mademoiselle, que, même réduit à la dernière extrémité, je ne vous eusse pas trahie. Arsène Lupin ne trahit jamais, surtout ceux qu’il aime et qu’il admire. Et vous me permettrez de vous dire que j’aime et que j’admire la vaillante et chère créature que vous êtes.

Il tira de son portefeuille une carte de visite, la déchira en deux, en tendit une moitié à la jeune fille, et, d’une même voix émue et respectueuse :

– Si M. Sholmès ne réussit pas dans ses démarches, Mademoiselle, présentez-vous chez lady Strongborough (vous trouverez facilement son domicile actuel) et remettez-lui cette moitié de carte, en lui adressant ces deux mots « souvenir fidèle ». Lady Strongborough vous sera dévouée comme une sœur.

– Merci, dit la jeune fille, j’irai demain chez cette dame.

– Et maintenant, maître, s’écria Lupin du ton satisfait d’un Monsieur qui a rempli son devoir, je vous souhaite une bonne nuit. Nous avons une heure encore de traversée. J’en profite.

Il s’étendit tout de son long, et croisa ses mains derrière sa tête.

Le ciel s’était ouvert devant la lune. Autour des étoiles et au ras de la mer, sa clarté radieuse s’épanouissait. Elle flottait dans l’eau, et l’immensité, où se dissolvaient les derniers nuages, semblait lui appartenir.

La ligne des côtes se détacha de l’horizon obscur. Des passagers remontèrent. Le pont se couvrit de monde. M. Austin Gilett passa en compagnie de deux individus que Sholmès reconnut pour des agents de la police anglaise.

Sur son banc, Lupin dormait…