Art d’enseigner aux sourds-muets/Chapitre premier

La bibliothèque libre.


CHAPITRE PREMIER.


Comment on peut réussir à apprendre aux sourds-muets à prononcer les voyelles et les syllabes simples.

Lorsque je veux essayer d’apprendre à un sourd-muet à prononcer quelque parole, je commence par lui faire laver ses mains, jusqu’à ce qu’elles soient vraiment propres[1]. Alors je trace un a sur la table, et prenant sa main, je fais entrer son quatrième doigt dans ma bouche jusqu’à la seconde articulation ; après cela je prononce fortement, et à plusieurs reprises, a[2], et je lui fais observer que ma langue reste tranquille, et ne s’élève point pour toucher à son doigt[3].

Ensuite j’écris sur ma table un é[4]. Je le prononce de même plusieurs fois fortement, le doigt de mon disciple étant toujours dans ma bouche : je lui fais remarquer que ma langue s’élève, et pousse son doigt vers mon palais : alors retirant son doigt, je prononce de nouveau cette même lettre, et lui fais observer que ma langue s’élargit et s’approche des dents canines, et que ma bouche n’est pas si ouverte. Je lui montrerai dans la suite ce qu’il devra faire pour prononcer nos différens é.

Après ces deux opérations, je mets moi-même mon doigt dans la bouche de mon élève, et je lui fais entendre qu’il doit faire avec sa langue comme j’ai fait avec la mienne[5]. La prononciation de l’a ne souffre ordinairement aucune difficulté[6]. Celle de l’é réussit de même le plus souvent ; mais il se trouve quelques sourds-muets avec lesquels il faut recommencer deux ou trois fois cette espèce de mécanisme, sans en témoigner aucune impatience.

Lorsque le sourd-muet a prononcé ces deux premières lettres, j’écris et je montre un i ; ensuite je remets son doigt dans ma bouche, et je prononce fortement cette lettre. Je lui fais observer : 1o que ma langue s’élève davantage, et pousse son doigt vers mon palais, comme pour l’y attacher ; 2o que ma langue s’élargit davantage, comme pour sortir entre les dents des deux côtés ; 3o que je fais comme une espèce de souris qui est très-sensible aux yeux[7].

Après cela, retirant son doigt de ma bouche, et mettant le mien dans la sienne, je l’engage à faire ce que je viens de faire moi-même : mais il est rare que cette opération réussisse dès la première fois, et même dès le premier jour, quoique faite à plusieurs reprises ; il se trouve même quelques sourds-muets qu’on ne peut jamais y amener, que d’une manière très-imparfaite. Leur i garde toujours trop de ressemblance avec l’é. Je ne parle point ici de l’y, qui se prononce comme un i.

Il n’est plus nécessaire de remettre les doigts dans la bouche. En faisant comme un o avec mes lèvres et y ajoutant une espèce de petite moue, je prononce un o, et le sourd-muet le fait à l’instant sans aucune difficulté[8].

Je fais ensuite avec ma bouche, comme si je soufflais une lumière ou du feu, et je prononce un u. Les sourds-muets sont plus portés à prononcer un ou. Pour corriger ce défaut, je fais sentir au sourd-muet que le souffle que je fais sur le revers de sa main en prononçant un ou, est chaud, mais qu’il est froid en prononçant un u[9]. La lettre h n’ajoute qu’une espèce de soupir aux voyelles qu’elle précède : l’usage apprendra quels sont les mots où l’on doit supprimer cette aspiration.

Avant que d’aller plus loin, je dois avertir tout instituteur des sourds-muets d’éviter l’inconvénient dans lequel je suis tombé moi-même, lorsque j’ai formé la résolution d’apprendre aux sourds-muets à parler. Ayant lu avec attention, et entendu très-clairement les principes de mes deux maîtres, MM. Bonnet et Amman, j’ai entrepris de les expliquer par demandes et par réponses, et de les faire apprendre à mes élèves ; j’enfilais mal à propos une route trop longue et trop difficile. J’enseignais et je perdais mon temps : il ne devait être question que d’opérer.

Les instituteurs des sourds-muets n’ont besoin que d’être avertis de ce qui se passe naturellement en eux, lorsqu’ils prononcent des lettres et des syllabes, parce qu’ils les ont articulées dès l’enfance, sans faire attention à ce mécanisme. Après cet avertissement, il n’est pas nécessaire de leur donner des principes, pour leur apprendre ce qu’ils doivent faire pour parler, puisqu’ils le font d’eux-mêmes à chaque instant ; et ce qu’ils éprouvent en parlant, suffit pour leur faire comprendre ce qu’ils doivent tâcher d’exciter dans les organes de leurs disciples.

Il en est de même des sourds-muets. Il est inutile d’entrer avec eux dans un grand détail de principes : ce serait les fatiguer à pure perte. Sous la conduite d’un maître intelligent, qui opère lui-même et les fait opérer, ils n’ont besoin que de leurs yeux et de leurs mains, pour apercevoir et sentir ce qui se passe dans les autres, lorsqu’ils parlent, et qui doit pareillement s’opérer en eux, pour proférer des sons, comme le reste des hommes.

J’ai cru cet épisode nécessaire, afin que tous ceux qui seront touchés de compassion pour les sourds-muets, ne s’imaginent point qu’il faille des lumières supérieures pour leur apprendre à parler.

Je ne dois point oublier non plus un article important, et qui demande quelque attention de la part de ceux qui veulent instruire des sourds-muets. Il arrive quelquefois que dans les premières leçons qu’on leur donne pour leur apprendre à parler, ils disposent leurs organes comme ils nous voient disposer les nôtres, pour prononcer telle ou telle lettre. Cependant, lorsque nous leur faisons signe de la proférer à leur tour, ils restent sans voix, parce qu’ils ne se donnent aucun mouvement intérieur pour faire sortir l’air hors de leurs poumons. Si on n’est pas sur ses gardes, cet inconvénient fait aisément perdre patience.

Pour y remédier, je mets la main du sourd-muet sur mon gosier, à l’endroit qu’on appelle le nœud de la gorge, et je lui fais sentir la différence palpable qui s’y trouve lorsque je ne fais que disposer l’organe pour prononcer une lettre, et lorsque je la prononce en effet. Cette différence est aussi très-sensible dans les flancs, au moins dans certaines lettres, comme dans le q et dans le p en les prononçant fortement. Je lui fais aussi éprouver sur le dos de sa main la différence du frappement de l’air, lorsque je prononce ou que je ne prononce pas. Enfin, mettant son doigt dans ma bouche, sans toucher à ma langue, ni à mon palais, je lui fais encore apercevoir cette différence d’une manière très-sensible.

Si tous ces moyens ne réussissaient pas, je conseillerais volontiers de lui serrer fortement le bout du petit doigt : alors il ne sera pas long-temps sans faire sortir quelque son de sa bouche, pour se plaindre.

Je reviens à notre prononciation[10].

J’écris sur ma table pa, pé, pi, po, pu ; et voici pourquoi je commence par ces syllabes : c’est parce que, dans tout art, il faut commencer par ce qu’il y a de plus facile, pour arriver par degrés à ce qui est plus difficile. Je montre donc au sourd-muet que je serre fortement mes lèvres ; ensuite, faisant sortir l’air de ma bouche avec une espèce de violence, je prononce pa : il l’imite aussitôt. La plupart même des sourds-muets le savent prononcer avant que de s’adresser à nous, parce que les mouvemens qu’on fait pour prononcer cette syllabe étant purement extérieurs, ils s’en sont aperçus plusieurs fois, et se sont accoutumés à les faire par imitation[11].

Mais ayant appris à prononcer é, i, o, u, par la première opération dont j’ai rendu compte, ils disent tout de suite pé, pi, po, pu ; il n’y a que le pi qui est souvent obscur, et qui le reste plus ou moins long-temps.

J’écris ba, bé, bi, bo, bu, parce que le b n’est qu’un adoucissement du p[12]. Pour faire entendre cette différence au sourd-muet, je mets ma main sur la sienne ou sur son épaule, et je la presse fortement, en lui faisant observer que mes lèvres se pressent de même fortement l’une contre l’autre lorsque je dis pa. Après cela je presse plus doucement la main ou l’épaule, et je fais remarquer la pression plus douce de mes lèvres en disant ba. Le sourd-muet, pour l’ordinaire, saisit cette différence : il prononce ba, et, tout de suite, bé, bi, bo, bu.

Après le p et le b, la consonne qui est la plus facile à prononcer est le t. J’écris donc ta, té, ti, to, tu, et je prononce ta. En même temps je fais remarquer au sourd-muet que je mets le petit bout de ma langue entre mes dents de devant supérieures et inférieures, et que je fais avec le bout de ma langue une espèce de petite éjaculation qu’il lui est aisé de sentir, en y approchant l’extrémité de son petit doigt. Il n’en est presqu’aucun qui sur le champ ne prononce ta, et ensuite té, ti, to, tu[13].

J’écris alors da, dé, di, do, du, parce que le d n’est que l’adoucissement du t, et pour faire sentir la différence entre l’un et l’autre, je frappe fortement avec le bout de mon index droit le milieu du dedans de ma main gauche, et je le fais ensuite plus faiblement : cette différence nous donne le da, dé, di, do, du[14].

Après les lettres dont nous venons de parler, la lettre qui se prononce plus aisément est la lettre f.

J’écris fa, fé, fi, fo, fu, et je prononce fortement fa. Je fais observer au sourd-muet que je pose mon ratelier supérieur sur ma lèvre inférieure, et je lui fais sentir sur le dos de sa main le souffle que je fais en prononçant cette syllabe[15]. Aussitôt il la prononce lui-même, pour peu qu’il ait d’intelligence.

Va, vé, vi, vo, vu, n’en est que l’adoucissement, qui souffre quelquefois un peu de difficulté ; mais avec de la patience on en vient aisément à bout.

Tout ce que nous venons de dire n’est en quelque sorte qu’un jeu ; et pour peu que les sourds-muets aient d’attention et de capacité, il ne leur faut pas une heure entière pour l’apprendre et l’exécuter assez clairement. Cependant ils savent déjà treize lettres (en comptant l’h et l’y), qui sont plus de la moitié de notre alphabet. Ce qui suit devient plus difficile, et demande plus d’attention de la part des élèves, aussi le succès n’en est-il pas également prompt.

J’écris sa, sé, si, so, su, et je prononce fortement sa. Alors je prends la main du sourd-muet, et je la mets dans une situation horizontale, à trois ou quatre pouces de mon menton. Je lui fais observer 1o qu’en prononçant fortement une s, je souffle sur le dos de sa main d’une manière très-sensible, quoique ma tête, et par conséquent ma bouche, ne soit pas inclinée pour y souffler ; 2o que cela arrive ainsi parce que le bout de ma langue touchant presque aux dents incisives supérieures, ne laisse qu’une très-petite issue à l’air, que je chasse fortement, et l’empêche de sortir en droiture : d’un autre côté, cet air fortement poussé ne pouvant retourner en arrière, il est obligé de descendre perpendiculairement sur le dos de la main qui est au-dessous de mon menton, où il produit une impression très-sensible ; 3o que ma langue presse assez fortement l’extrémité inférieure des dents canines supérieures[16].

Il arrive souvent qu’un sourd-muet, attentif à ce qu’il me voit faire moi-même, et mettant sa main sous son menton, prononce tout d’un coup sa, et sur le champ sé, si, so, su. Nous avertissons que le c avec un é ou un i se prononce comme sé, si, et que, même avec un a, un o ou un u, il se prononce comme sa, so, su, lorsqu’on met au-dessous du ç une cédille, c’est-à-dire une petite virgule.

Le za, zé, zi, zo, zu est l’adoucissement du sa, sé, si, so, su. On y amène quelquefois le sourd-muet dès le premier instant ; mais il en est d’autres pour lesquels il faut y revenir plus d’une fois.

Le sa, sé, si, so, su nous conduit au cha, ché, chi, cho, chu, qui présente d’abord plus de difficulté. Je l’écris, et je prononce fortement cha, en faisant observer au sourd-muet la moue que nous faisons tout naturellement lorsque nous prononçons fortement ce mot pour faire peur à un chat ; ensuite je mets son doigt dans ma bouche, et je lui fais remarquer 1o l’impulsion forte que je donne à l’air en prononçant cette syllabe, comme en prononçant la lettre s ; 2o que le milieu de ma langue touche presque à mon palais ; 3o qu’elle s’étend et vient comme frapper mes dents molaires ; 4o qu’elle laisse à l’air assez de passage pour sortir directement de ma bouche, et n’être point obligée de descendre perpendiculairement comme il le fait, lorsque je prononce la lettre s. Le sourd-muet aperçoit très-clairement cette différence, parce qu’en mettant sa main vis à vis de ma bouche, l’air vient la frapper directement lorsque je prononce la syllabe cha.

Je mets alors mon doigt dans sa bouche, et lui faisant faire ce que j’ai fait moi-même, il prononce cha et ensuite ché, chi, cho, chu ; mais pendant un temps plus ou moins long, il revient toujours au sa, sé, si, so, su, tant qu’il n’a pas lui-même son doigt dans sa bouche pour diriger les opérations de sa langue. Ce n’est que par l’habitude qu’il apprend à se passer de ce moyen.

Ja, jé, ji, jo, ju est l’adoucissement de cha, ché, chi, cho, chu, et s’enseigne, comme les autres adoucissemens, par la différence de la pression, avec de l’usage et de l’attention, tant de la part du maître que du disciple.

Mais voici de quoi exercer notre patience. J’écris sur la table

Ca, co, cu.
Ka, ké, ki, ko, ku.
Qua, qué, qui, quo.

Ensuite je prononce fortement ca. Je prends alors la main du sourd-muet, et je la mets doucement sur mon gosier, dans la situation extérieure d’un homme qui me prendrait à la gorge pour m’étrangler. Je lui fais observer, et il le sent d’une manière palpable, qu’en prononçant fortement cette syllabe, mon gosier s’enfle. Je lui montre ensuite que ma langue se retire au fond de la bouche, qu’elle s’attache fortement à mon palais, et ne laisse à l’air intérieur aucune issue pour sortir, jusqu’à ce que je la force de s’abaisser pour prononcer cette syllabe, qui sort comme avec explosion. Je lui fais aussi remarquer l’espèce d’effort qui se passe dans les flancs en prononçant cette syllabe. Après cela je mets moi-même ma main sur son gosier, comme je lui ai fait mettre la sienne sur le mien, et je l’engage à faire lui-même ce qu’il m’a vu faire.

Il n’est qu’un très-petit nombre de sourds-muets pour lesquels cette opération réussisse dès la première fois. Avec les autres, il faut la répéter, et leur faire sentir l’effet que la prononciation de cette syllabe produit dans le gosier de leurs compagnons ou compagnes, et de quelle manière leur langue tient à leur palais, tant qu’ils se préparent à la prononcer. Il s’en trouve pour lesquels il faut y revenir trois ou quatre jours de suite ; mais je prie qu’on se souvienne surtout qu’il faut prendre garde de les rebuter.

Quand on voit qu’ils s’impatientent ou qu’ils se découragent sur une lettre, il faut passer à une autre : peut-être qu’une heure après ils diront tout d’un coup celle qu’on a été obligé d’abandonner ; alors il faudra la leur faire répéter plusieurs fois de suite. Il arrive aussi quelquefois qu’en voulant leur faire prononcer une syllabe qu’on leur montre hic et nunc, ils en prononcent d’eux-mêmes une autre qu’on ne leur a point encore apprise. J’en ai trouvé, par exemple, qui, pendant que je voulais leur faire dire pour la première fois cha, ont prononcé d’eux-mêmes qua ; il faut alors écrire qua, qué, qui, quo, cu, et leur faire répéter plusieurs fois : c’est autant de peine épargnée pour le maître.

Les petits sourds-muets éprouvent assez long-temps de la difficulté à prononcer le ca, s’ils ne mettent pas le doigt dans leur bouche pour disposer leur langue, comme elle l’est dans la prononciation de la lettre é. Cette première opération les conduit facilement à l’attacher à leur palais autant qu’il est nécessaire pour la prononciation de la syllabe ca.

Lorsque les sourds-muets sont parvenus à prononcer le ca, toutes les autres syllabes que nous avons rangées ci-dessus sur trois lignes, ne souffrent plus aucune difficulté.

Ga, gué, gui, go, gu sont des adoucissemens de qua, qué, qui, etc. ; mais nous avons soin d’avertir que lorsque le g se trouve seul avec un é ou un i, il se prononce comme et ji. Nous faisons aussi observer que 1o  dans ces mots, gabion, galère, la prononciation du g est dure, et qu’alors la langue est presqu’aussi profondément retirée vers le gosier qu’en prononçant le qua, et que l’impulsion de l’air est presqu’aussi forte ; 2o  que dans la prononciation de guerre ou guidon, il y a plus de douceur ; la langue est moins retirée, et l’impulsion de l’air est moins forte ; 3o  enfin que, dans cette syllabe, gneur, la langue n’est presque plus retirée, et l’impulsion de l’air est plus faible[17]. Cette troisième prononciation du g avec une n doit sortir par le nez ; aussi la langue doit-elle se porter derrière les dents incisives supérieures, comme nous le dirons en parlant de la lettre n.

Nous n’enseignons point particulièrement la lettre x ; nous montrons seulement qu’elle se prononce quelquefois comme qs, et d’autres fois gz. Nous dirons ci-après de quelle manière nous apprenons aux sourds-muets à joindre ensemble ces deux consonnes.

Il ne nous reste plus que les quatre consonnes appelées liquides, l, m, n, r, parce que nous n’avons pas voulu séparer toutes celles qui, étant dures par elles-mêmes, en ont sous elles d’autres plus douces.

J’écris donc la, lé, li, lo, lu, et je prononce la[18]. Je fais observer 1o que ma langue se replie sur elle-même, et que sa pointe en s’élevant frappe mon palais ; 2o qu’elle s’élargit d’une manière sensible pour prononcer la lettre l de cette syllabe, mais qu’elle se rétrécit aussitôt pour en prononcer la lettre a. Les sourds-muets saisissent assez facilement cette prononciation, dans laquelle il se passe quelque chose à peu près semblable à ce qui se fait dans la langue du chat lorsqu’il boit[19].

En écrivant ma, mé, mi, mo, mu, et prononçant ma, je fais observer que la situation de mes lèvres semble être la même que pour la prononciation du p et du b ; mais 1o que la pression des lèvres l’une contre l’autre n’est pas aussi forte que celle du p, et qu’elle est même plus faible que celle du b ; 2o qu’en prononçant cette lettre, mes lèvres ne font aucun mouvement sensible en avant ; 3o que la prononciation de cette lettre doit sortir par le nez[20].

Je prends donc le dos de la main du sourd-muet, et je la mets sur ma bouche ; je lui fais sentir combien est faible la pression de mes lèvres, qui ne font en quelque sorte que s’approcher l’une de l’autre, et qui ne font aucun mouvement pour faire sortir la parole ; ensuite je mets ses deux index sur les deux côtés de mes narines, et je lui fais sentir le mouvement qui s’y passe, en faisant sortir par le nez la prononciation de cette lettre. Il se trouve des sourds-muets qui ont de la peine à saisir ce second adoucissement du p, et l’émission de l’air par les narines ; mais avec un peu de patience, on les y amène par le moyen que je viens d’expliquer, en leur faisant faire sur eux-mêmes ce qu’ils ont éprouvé sur moi lorsque je prononçais cette lettre. Quelques savans en ce genre ont dit que la lettre m était un p qui sortait par le nez, et la lettre n un t qui sortait par la même voie ; au moins est-il certain que la lettre n peut se prononcer très distinctement en observant la même position que pour le t. Il est cependant plus commode de porter le bout de la langue derrière les dents incisives supérieures[21], en les pressant fortement, et cette position facilite bien davantage la sortie de la respiration par le nez ; c’est ce que je fais observer au sourd-muet, en prononçant moi-même na, pendant qu’il a ses deux doigts sur mes deux narines, et en lui faisant ensuite prononcer na, né, ni, no, nu.

M. Amman regarde la lettre r comme la plus difficile de toutes, et ne fait point de difficulté de dire : sola littera r potestati meæ non subjacet. Voici de quelle manière je m’y suis toujours pris, lorsque je ne pouvais la faire prononcer à quelques sourds-muets : je mettais de l’eau dans ma bouche, et je faisais tous les mouvemens qui sont nécessaires pour se gargariser ; ensuite je faisais faire la même chose aux sourds-muets, et pour l’ordinaire, ils disaient sur le champ ra, ré, ri, ro, ru. Je conseillerais donc volontiers, qu’en cas de besoin, on fît la même chose ; mais comme il s’en trouve quelques-uns qui pleurent lorsqu’on veut leur faire cette opération, pour ceux-là, il faut leur faire sentir, sur soi-même ou sur quelqu’autre personne, le mouvement qui se fait dans le gosier en prononçant cette lettre[22].

Si cela ne réussit pas, il ne faut qu’un peu de patience, parce que ceux-mêmes qui ne peuvent la prononcer disent ordinairement très-bien la syllabe pra, lorsqu’on en est à cet endroit de l’instruction, ce qui les conduit à la syllabe ra, qu’ils ne pouvaient prononcer ; car alors il est très-facile de leur faire sentir sur eux-mêmes la différence de ce qui se passe sur leurs lèvres pour la prononciation du p, d’avec ce qui se passe dans leur gosier pour la prononciation de la lettre r.

Nous n’expliquons point en détail à nos sourds-muets les petites différences qui se trouvent dans les positions de la langue en prononçant nos quatre différens e ; nous leur faisons remarquer seulement l’ouverture plus ou moins grande de la bouche, et cela leur suffit à l’instant même ; cependant la moue que l’on fait en prononçant l’e muet ou la diphtongue eu mérite une attention particulière.

Il n’est pas toujours bien facile de leur faire saisir la différence de cette moue d’avec celle que nous faisons en prononçant ou. Cependant la seconde resserre le gosier et la bouche : la première dilate l’un et l’autre. En prononçant eu, la lèvre inférieure est tant soit peu plus pendante. Nous faisons observer aux sourds-muets qu’en soufflant dans nos mains pendant l’hiver, pour nous échauffer, nous disons naturellement eu.

N. B. Lorsque la consonne précède la voyelle, on dispose d’abord les organes, et en articulant, on prononce simultanément la consonne et la voyelle, comme pa, bé, ba. Si la voyelle précède, le son qu’elle produit est brusquement arrêté par l’articulation de la consonne, comme dans ap, ep, ab.

  1. Quand on veut enseigner à parler à un sourd-muet, le premier soin que l’on doit avoir, c’est de lui faire proférer quelques sons par les moyens indiqués page 77, afin de lui faire distinguer l’effet du son d’avec le simple souffle non sonore ; ce qu’il aperçoit facilement, le son étant toujours accompagné d’un certain frémissement dans le gosier, et d’une sorte de retentissement dans la poitrine, que le sourd-muet n’a pas de peine à sentir. Sans cette précaution, il arriverait souvent que lorsqu’on aurait disposé les organes de l’élève, et qu’on voudrait le faire articuler, il ne produirait aucun son.
  2. Pour articuler le son a, la langue reste mollement étendue dans toute la cavité de la bouche, sans cependant toucher le bord des dents inférieures. Le son sort à plein canal et en droite ligne.
    Si on abaisse fortement la mâchoire, de manière que le son aille frapper le palais, on prononcera un â ouvert.
  3. Ayez soin que le dos du doigt touche au palais, afin que l’élève puisse mesurer l’abaissement de la langue. Il est bon de lui faire placer en même temps l’index de l’autre main sur le gosier du maître, lorsque celui-ci prononce la lettre, afin que l’enfant sente le frémissement que produit le souffle sonore à son passage.
  4. Dans la prononciation de la lettre é, le passage du son se rétrécit de tous côtés. La langue s’enfle, s’élève et se raccourcit. La partie antérieure s’appuie un peu des deux côtés sur les dents canines inférieures, la partie moyenne s’élève en se courbant, elle s’approche du palais, et s’avance un peu plus que dans la prononciation de l’a. Les lèvres sont médiocrement écartées, et se replient un peu sur elles-mêmes, la voix va frapper contre les dents qui sont légèrement entr’ouvertes.
  5. On reportera le doigt de l’enfant sur son gosier, afin qu’il puisse juger s’il imite, en prononçant, le frémissement qu’il a observé dans le gosier de son maître. Malgré cela, il peut encore arriver que l’enfant ne fasse encore entendre aucun son, parce qu’il ne donne pas assez de force à l’articulation. Approchez alors de votre bouche la paume de son autre main, pour lui faire sentir la force du souffle sonore ; faites-lui observer que le souffle qu’il donne en prononçant est bien moins fort, et insuffisant.
  6. Lorsque l’élève a bien prononcé une lettre, avant de passer à une autre, faites-la-lui répéter plusieurs fois, afin que son organe en prenne l’habitude, et en même temps pour que vous puissiez juger ce qui manquerait encore à la pureté du son, et le corriger de suite, s’il est nécessaire.
  7. Le son de l’i est encore plus clair que celui de l’é. Aussi, pour articuler ce son, augmente-t-on le rétrécissement du conduit de la voix en resserrant les dents, et en élevant la courbure de la langue. Le souffle se porte tout entier sur les dents supérieures.
  8. Dans la prononciation de l’o, la langue se retire un peu dans le fond de la bouche ; sa pointe s’abaisse un peu plus que dans l’é, et les lèvres s’arrondissent légèrement.
    Dans l’ô, l’ouverture de la bouche est plus grande, la langue est suspendue et courbée en forme d’arc, le son est plus intérieur, et poussé vers la partie postérieure du palais.
    L’ô tient le milieu entre l’o et l’â.
  9. La position de la langue est presque la même dans la prononciation des sons o, ou, eu. Les lèvres sont plus ouvertes pour prononcer o, elles se serrent et s’avancent davantage pour articuler ou. Si l’on pousse un peu la langue, ou si le souffle va frapper les dents, au lieu de o on entendra eu, et au lieu d’ou on entendra u.
  10. Avant de passer aux consonnes, il serait peut-être plus convenable d’apprendre à articuler les voyelles nasales an, in, on et un, qui ont été rejetées au chapitre II, article III.
  11. Est-il nécessaire de prévenir ici que l’on ne doit pas faire épeler les lettres aux sourds-muets, comme on le fait faire encore aux enfans dans les écoles, où pour lire le mot maman, par exemple, l’enfant est obligé de dire d’abord emme a, emme a enne, et de deviner ensuite que cela signifie maman. Véritable tour de force, méthode absurde, qui fait le désespoir du premier âge.
  12. Le b n’est pas un simple adoucissement du p. Dans le p le souffle est comme retenu au-dedans de nous, et sort ensuite avec vivacité au bout des lèvres.
    Le son du b est plus profond, il est précédé d’une sorte de frémissement qui part du fond de la bouche, suit le palais, et adoucit en sortant le son du p.
  13. Le bout de la langue se retire avec promptitude, les dents s’écartent avec vivacité au moment que sort le souffle.
  14. Le d n’est pas un simple adoucissement du t. La note relative au b peut être appliquée aussi à la lettre d, ainsi qu’aux lettres v, z, j.
    Le souffle est plus prolongé dans ces trois lettres ; leur articulation est même accompagnée d’un son très-léger.
  15. Les lèvres s’ouvrent avec vivacité, et le souffle en sort avec assez de violence.
  16. La partie moyenne de la langue s’élevant vers le palais, la pointe appliquée contre les dents incisives, mais sans être renfermée entr’elles (comme dans le t), le souffle ne peut s’échapper qu’en filets déliés, ce qui produit le sifflement de l’s.
    Si la langue est moins élevée, le passage de la voix devient plus large, le son moins sifflant, et l’on prononce z.
  17. La différence du g dur, comme dans gabion, galère, d’avec le gu de guidon, guerre, est peu importante, et dépend de la voyelle qui suit ; mais gn demande une attention particulière, et doit être considérée comme une lettre à part. (Voyez la note sur n.)
  18. La partie antérieure de la langue suffisamment étendue s’élève en se courbant, et s’attache au palais au-dessus des alvéoles des dents canines supérieures. La voix ne peut alors sortir que par deux minces filets, le long des bords de la langue.
  19. Quant à ce qu’on appelle l mouillé, la prononciation n’en diffère pas de i. Ainsi, dans travailla, ailla ne se prononce pas autrement que dans maïa.
  20. Les lèvres étant serrées l’une contre l’autre, la voix, modifiée dans le poumon et repoussée vers les dents ne pouvant trouver de passage, reflue vers le palais et sort par les narines, en produisant une sorte de mugissement sourd.
    L’m est une sorte d’adoucissement du p et du d. Faites articuler d’abord  b, et faites signe ensuite à l’enfant de porter sa voix vers le palais, et de faire sortir le son par les narines, il fera entendre le son de m.
  21. La langue étant ainsi placée, le souffle qui reflue par le nez produit l’articulation de n. Dans n, le bout de la langue ne s’élève pas comme dans l.
    Quand la partie moyenne et postérieure de la langue s’attache au palais de manière à resserrer le souffle et à le forcer à passer par les narines, on fait entendre l’articulation gn.
  22. Pour prononcer r, la langue se replie plus encore que pour l, et s’attache au haut du palais ; étant poussée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, mais avec une sorte d’élasticité qui la fait revenir rapidement sur elle, et aussi long-temps que l’on veut faire durer le frémissement que cette lettre représente.