Atar-Gull/02

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Atar-Gull/I/II)

CHAPITRE II.

L’Ouragan


Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise
Défaillait dans la voile, immobile et sans voix.
Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise,
Tout, sur le ciel et l’eau, s’effaçait à la fois.
Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure,
Tous les bruits d’ici-bas tombaient avec le jour,
Et quelque chose en moi, comme dans la nature,
Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour.

De Lamartine. — Harmonies, 1. II, h. ii.

Hélas ! quand la mer roule sur des catholiques, c’est qu’ils sont obligés d’attendre plusieurs semaines qu’une messe leur ôte un boisseau de charbons ardents du purgatoire ; car, tant qu’on ignore ce qu’ils sont devenus, les gens ne veulent pas risquer leur argent pour les âmes des morts ; il en coûte trois francs pour faire dire une messe !
Byron. — Don Juan, ch. II, st. lvi.


Heureux matelot ! ta vie est accidentée d’une manière si piquante ! tout à l’heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu’une jeune Indienne imprime à l’érable rouge festonné de guirlandes d’apios qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils.

Alors l’insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite, capricieuse et vagabonde ; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit tant le cœur et y verse la poésie à flots ; car ta poésie, à toi, bon marin, c’est l’espérance !… L’espérance de voir dans l’avenir des combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi ? car, en vérité, tu as des monnaies de toutes sortes, brave homme ; le ciel sait où tu les prends… Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres ton or, tu baises les joues d’une joyeuse fille… Tiens, des sequins ; tiens, des peziques… en voici, cordieu, en voici ; achète des robes à falbalas comme la femme d’un amiral, fais-toi belle, et donne-moi le bras…

Mais tout à coup le ciel se couvre, l’Océan mugit, le vent gronde, laisse là ton verre à moitié plein, n’achève ni ton projet, ni ta chanson, ni ton sourire, plisse ton front et brave la mort, car elle est menaçante…

Or, aussi à bord de la Catherine, on était généralement d’avis qu’elle menaçait.

L’équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n’était pas encore au fort du péril ; on l’attendait, on le voyait arriver, et cette conscience d’un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les figures.

Le brick s’était fièrement redressé, quoiqu’il eût perdu son petit mât de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s’enfler, et le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d’un incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d’une teinte grise et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu.

« C’est un échantillon de ce que le vent nous promet, et il tiendra, » avait dit Benoît qui s’y connaissait ; aussi, à peine les huniers étaient-ils amenés qu’un mugissement sourd se fit entendre, et une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la mer, s’avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc d’écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui accouraient avec la tempête…

Benoît et Simon se serrèrent la main en échangeant un coup d’œil sublime.

Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d’un sommeil léthargique ; ces hommes vulgaires, ces nains, pendant le calme, grandirent… grandirent avec l’ouragan et se dressèrent, géants intrépides, au premier choc de la tempête.

Ce qu’il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine disparut ; ce front tout à l’heure stupide se releva brillant d’une incroyable audace qui semblait défier le ciel ! Ce regard terne devint éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable expression à cette bouche si niaise.

C’est qu’aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté conventionnelle s’effacent, l’âme seule se reflète sur le visage, et si, au moment du péril, cette âme s’est réveillée puissante et vigoureuse, elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de l’homme qui osera lutter contre la nature en furie.

« Enfants, — cria le capitaine, car déjà l’ouragan hurlait plus fort que le tonnerre ; — enfants, ne craignez rien, ce n’est que de l’eau et du vent ; dépassez le mât de hune qui nous reste. Toi, Simon, cours à l’avant, nous essayerons de tenir la cape avec la grand’voile au bas ris, tâche de la faire amurer… et toi, timonier, la barre dessous ; mettez-vous deux, trois s’il le faut, pour gouverner ; car je crois que le vent va s’entêter contre le brick, comme un enfant mutin contre son père… Aussi, mes garçons, ne lui cédons pas… c’est d’un mauvais exemple. »

À peine Benoît achevait-il ces mots, que l’ouragan tombait à bord.

La Catherine tourbillonna longtemps sur des lames affreuses qui se brisaient entre elles, et disparut même au milieu d’une pluie d’écume soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manœuvres, pendant que les craquements de la membrure se succédaient, secs et précipités, comme le bruit d’un marteau sur une enclume ; inondé par d’énormes masses d’eau qui, s’abattant sur le pont avec un horrible fracas, le balayaient dans toute sa longueur ; soulevé sur le dos monstrueux des vagues et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux brick semblait devoir s’engloutir à chaque instant.

« Tenez-vous aux haubans et aux râteliers, — criait Benoît, — ce n’est rien, ça rafraîchit, il fait si chaud !… et puis la propreté de Catherine sera faite pour demain… et vous, la barre sous le vent… loffez… loffez… ou sinon… »

Il ne put achever, une montagne d’eau qui s’élevait à la hauteur des hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui disparurent au milieu des flots. Ces deux hommes venaient, je crois, d’épouser les deux sœurs, deux Nantaises fraîches et roses ; ils s’aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots ; toujours de quart ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l’un s’était marié pour faire comme l’autre, l’autre se jeta à l’eau pour sauver son ami ou faire comme lui, — se noyer. — Or, ils finirent ainsi qu’ils avaient commencé : — ensemble !

Simon était fortement accroché à une drisse ; quand la vague fut écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d’eau, ses cheveux collés sur ses joues.

Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame, s’était cassé le bras, et hurlait très-fort.

« Veux-tu fermer la bouche, braillard, — lui dit Simon, — ou tu avaleras la première baleine[1] qui tombera à bord. »

Les cris redoublaient.

« Après tout, je m’en moque, — dit Simon, — fais la pompe, si ça t’amuse… »

Il fallait bien tâcher de consoler et d’égayer ce pauvre blessé.

« Et toi, mon bon Caiot, — disait le capitaine Benoît au timonier, — la barre sous le vent… attention… — Oh ! capitaine, — répondait celui-ci en s’essuyant le front, — tant que le navire gouvernera, n’y a pas de soin, ça balance, c’est, sauf respect, comme le tape-cul qui est à Nantes au Panier fleuri, autant jouer à ça qu’à autre chose, et on n’a pas à craindre les plats-dos… — Défiez-vous… défiez-vous, capitaine, » cria Simon, car il vit arriver avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa base… mais la violence du vent la fit pencher ; elle plia sur elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d’eau blanchissante, vint s’abattre avec fracas sur l’arrière du brick, et il disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre…

La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le travers, donna une affreuse secousse à la barre : les trois hommes qui la tenaient furent renversés sur le pont, et, par suite de ce malheureux accident, le brick venant au vent, la grande voile faseilla et fut masquée en grand.

Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et tenait embrassé le portrait de sa femme qu’il avait repêché au milieu des débris de la dunette.

« Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine, — disait-il, — car ma pauvre épouse… »

Il ne put achever en voyant la position critique du navire. « Nous sommes perdus ! » s’écria-t-il, et d’un bond il se précipita sur la barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer. Impossible… il était trop tard…

Le grand mât résista à peine deux secondes, plia… se rompit avec un bruit éclatant, brisa le grément qui se tenait du côté du vent, tomba sur le bastingage du bâbord… et de là dans la mer, en entraînant les haubans qui l’attachaient toujours au navire.

Ce qu’il y avait d’horrible dans cette position, c’est que ce mât, poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick, auquel il tenait encore par une partie de ses manœuvres, et, agissant comme un bélier sur ses flancs, menaçait d’y faire une trouée qui l’eût coulé à fond. Une seule chose restait à faire : c’était de couper les cordages qui liaient cette poutre au brick[2].

« Il n’y a pas à balancer, c’est dangereux, mais il y va de notre peau, » dit Benoît en s’amarrant aussitôt au bout d’une manœuvre ; et d’un saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.

« Catherine et Thomas, — dit le brave homme en enjambant le plat-bord, — c’est pour vous. »

Il s’élança…

Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et le digne Benoît fut un instant suspendu en l’air, puis halé à bord par son ami Simon.

« Ah ! gredin ! — s’écria Benoît, — tu veux donc faire sombrer le brick ? »

Et il dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup…

« Diable ! vous devenez vif, capitaine ; je voulais vous dire que ce n’est pas là votre place. Pour cette besogne, vous ne verriez pas assez clair : Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue. »

Et il sauta sur le bastingage.

« Mon bon Simon, — dit Benoît en l’arrêtant par la jambe, jure-moi… — Sacré mille tonnerres ! mille millions de diables ! voulez-vous me lâcher ! sacré… — Ce n’est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi, pour l’amour de Dieu, amarre-toi… »

Simon ne l’entendait plus, il s’était déjà jeté à la mer, afin d’atteindre le mât et de s’y cramponner pour le débarrasser de son grément. Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.

« Pauvre Simon ! il est cuit, » dit Benoît en voyant son second tâchant de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et s’avançait vers le flanc du brick.

La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à tout moment d’être écrasé contre le navire.

« Encore un coup de hache, Simon, — criait Benoît, — et nous sommes parés. Ah ! mon Dieu ! Simon, Simon… défie la vague… à la mer… jette-toi à la mer… tu vas… Simon… Ah !… »

Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses yeux.

Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick ; mais aussi, grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d’une position bien critique, je vous assure.

L’ouragan s’apaisait peu à peu, comme toutes les bourrasques des mers des Tropiques, qui tombent aussi rapidement qu’elles s’élèvent ; le vent se régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud. Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets, il fit nettoyer le pont des débris de manœuvre et de charpente qui l’encombraient, amurer la misaine, et, profitant d’un vent bon frais, mit le cap au sud-est.

Comme on le pense bien, l’expression grandiose de M. Benoît sembla disparaître avec le danger et la tempête ; — une fois la brise réglée, le navire en route… il redevint l’homme grossier, vulgaire, niais, mais honnête, faisant la traite avec autant de conscience et de probité qu’il est possible d’en mettre dans les affaires, et ne croyant pas agir plus mal que s’il eût vendu des bestiaux ou des denrées coloniales, ne pensant enfin qu’à s’amasser une fortune indépendante pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l’avenir de sa petite famille. Le digne père !

Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu’à sa chère Catherine : Simon naviguait avec lui depuis si longtemps ! Simon connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s’occupait des minutieux détails de l’emménagement des nègres à bord avec une patience, une humanité qui charmaient le capitaine ; jamais les noirs ne manquaient de vivres, et, sauf le déchet, qu’on ne pouvait éviter, la cargaison arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration, arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec madame Benoît, un panier au bras ; enfin, Simon était pour le capitaine un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.

Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s’essuya-t-il plus d’une fois les yeux. Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot de vigie cria : « Terre à bord ! — Déjà ? — dit Benoît en montant sur son banc de quart. — Je ne me croyais pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier, tiens cette montagne ouverte d’un quart, avec ce bouquet de palmiers, jusqu’à ce que tu arrives à l’embouchure de la rivière Rouge. — Enfin nous y voilà, — dit le capitaine, — pourvu que le père Van-Hop ait de quoi me radouber et me regréer… je ne parle pas du bois d’ébène ; c’est le plus fin courtier de la côte d’Afrique, et il connaît les bons endroits, le compère… mais il va m’écorcher. Ah ! si mon pauvre Simon était là au moins… mais non… plus jamais !… Ah ! mon Dieu, plus jamais… comme c’est triste !… »

Et le bonhomme mouilla son troisième mouchoir à tabac, précieusement marqué, par sa chère Catherine, d’un C et d’un B.

  1. La première lame.
  2. Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette scission qu’en se jetant à la mer, afin de s’accrocher au chouque du mât… là seulement les haubans n’étaient pas en chaînes de fer, comme cette partie du grément qui tient au porte-haubans.