Atar-Gull/21

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Atar-Gull/V/II)

CHAPITRE IV.

Le départ.


Ah ! j’en perdrai la vie
Par la douleur que j’ai.

E. Scribe.


C’était quelque vingt jours après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, inondaient cette pièce d’une lumière vive et dorée.

Au fond, une femme était couchée dans un lit, soigneusement entouré d’une moustiquaire, et un vieillard vêtu de deuil soutenait la tête de la malade en lui faisant respirer un cordial.

Un nègre, armé d’un long éventail de plumes, chassait les insectes qui auraient pu importuner madame Wil.

Car c’était elle qu’une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins, avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.

Elle ouvrit les yeux… et son premier regard fut pour son mari, l’honnête Wil, qui attachait sur elle un œil attendri et inquiet.

« Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami… — dit-elle d’une voix basse et creuse… à son mari… — du courage ! »

Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en signe d’approbation et serra la main tremblante de sa femme.

C’est que le malheureux avait éprouvé une émotion si violente à la vue de sa fille morte, qu’il n’avait pu jeter un cri ; lors de cet affreux événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était resté muet.

Madame Wil comprit son regard, car elle reprit : « Du courage, pourquoi ?… la mort, mon Dieu, ne m’effraye plus… je la désire, au contraire, car au moins je pourrai revoir bientôt Jenny… » Et, en prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, qui sembla user le reste de ses forces…

M. Wil, aidé d’Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.

Elle revint à elle.

« Pardon, mon bon Wil, je t’avais promis de ne plus prononcer le nom de notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu’à ce digne serviteur… je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre de tels services : vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans compter les périls qu’il a courus en allant à la recherche de Théodrick… Et ta blessure, va-t-elle mieux, Atar-Gull ? — demanda madame Wil d’une voix fiable. — Bien, très-bien, ma bonne maîtresse… mais ne parlez pas… ça vous fatigue. — Et dire, — murmura-t-elle, — que Théodrick a disparu sans qu’on puisse savoir comment, depuis le jour fatal où il s’est précipité hors de la chambre à la poursuite de cet affreux serpent ! »

Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée dans ses mains.

Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.

« Maître… maître… la maîtresse se meurt. »

La pauvre mère, en effet, s’affaiblissait à vue d’œil ; tous les ressorts de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de sa fille. Elle touchait à son dernier moment. Elle fit signe qu’elle désirait parler… Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.

« Mon ami, — dit-elle d’une voix éteinte et mourante, — quittez l’île… les pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d’une partie de vos esclaves, vous a causées rendent ce départ nécessaire… ne songez pas à y rétablir votre fortune… trop d’amers souvenirs vous tueraient ici… réalisez le peu qui vous reste de notre bien… et partez… emmenez Atar-Gull… c’est un ami dévoué… allez en Europe… Wil… c’est la prière d’une mourante… ne me refusez pas… jurez, promettez-le-moi, au nom de ma Jenny…

Elle avait au plus encore une minute à vivre.

Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée et sanglotait.

À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s’approcha d’elle pour relever le chevet de sa maîtresse.

Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil, en disant tout haut : « Pauvre bonne maîtresse… pauvre maîtresse… »

Mais une horrible expression de joie, qu’il n’avait pu cacher en regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l’admirable instinct de son cœur lui révéla tout à coup l’atroce hypocrisie que cette joie venait de trahir.

Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux… se dressa roide sur son séant, et cria d’une voix strangulée en jetant ses bras en avant avec un indéfinissable accent de terreur :

« Wil… Wil… Atar-Gull… ne… Jenny… » Ses forces la trahissant, elle ne put achever.

M. Wil fit un signe d’approbation, croyant qu’il s’agissait de la promesse d’emmener Atar-Gull.

« Père, père, — dit bas Atar-Gull, — les victimes ne te manqueront pas là-haut ; la vengeance commence. »

On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.

Atar-Gull fit pour lui ce qu’il avait fait pour madame Wil, le veilla, le soigna avec tant de zèle, d’abnégation de lui-même, que le gouverneur, voulant lui donner une marque d’estime probante, ajouta de sa main, sur son acte d’affranchissement, qui fut demandé par le colon, les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux attachement pour ses maîtres.

Enfin, deux mois après la mort de sa femme, M. Wil réalisa le peu qui lui restait, paya ses dettes, et s’embarqua avec son fidèle noir pour Portsmouth, sur la frégate le Cambrian, qui retournait en Angleterre.