Atrée & Thyeſte/Texte entier

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Imprimerie Royale (p. 91-172).


SCÈNE I.
Atrée, Euryſthène, Alcimédon, gardes.
A T R É E.

Avec l’éclat du jour je vois enfin renaître
L’eſpoir & la douceur de me venger d’un traître.
Les vents, qu’un dieu contraire enchaînait loin de nous,
Semblent avec les flots exciter mon courroux ;
Le calme, ſi longtemps fatal à ma vengeance,
Avec mes ennemis n’eſt plus d’intelligence ;
Le ſoldat ne craint plus qu’un indigne repos
Aviliſſe l’honneur de ſes derniers travaux.

Allez, Alcimédon ; que la flotte d’Atrée
Se prépare à voguer loin de l’île d’Eubée :
Puiſque les dieux jaloux ne l’y retiennent plus,
Portez à tous ſes chefs mes ordres abſolus ;
Que tout ſoit prêt.


SCÈNE II.
Atrée, Euryſthène, gardes.
ATRÉE, à ſes gardes.

Que tout ſoit prêt.Et vous, que l’on cherche Pliſthène ;
Je l’attends en ces lieux. Toi, demeure, Euryſthène.


SCÈNE III.
Atrée, Euryſthène.
A T R É E.

Enfin ce jour heureux, ce jour tant ſouhaité
Ranime dans mon cœur l’eſpoir & la fierté.
Athènes, trop longtemps l’aſile de Thyeſte,
Éprouvera bientôt le ſort le plus funeſte ;
Mon fils, prêt à ſervir un ſi juſte tranſport,
Va porter dans ſes murs & la flamme & la mort.

E U R Y S T H È N E.

Ainſi, loin d’épargner l’infortuné Thyeſte,
Vous détruiſez encor l’aſile qui lui reſte.
Ah ! Seigneur, ſi le ſang qui vous unit tous deux
N’eſt plus qu’un titre vain pour ce roi malheureux,
Songez que rien ne peut mieux remplir votre envie

Que le barbare ſoin de prolonger ſa vie :
Accablé des malheurs qu’il éprouve aujourd’hui,
Le laiſſer vivre encor, c’eſt ſe venger de lui.

A T R É E.

Que je l’épargne, moi ! Laſſé de le pourſuivre,
Pour me venger de lui, que je le laiſſe vivre !
Ah ! Quels que ſoient les maux que Thyeſte ait ſoufferts,
Il n’aura contre moi d’aſile qu’aux enfers :
Mon implacable cœur l’y pourſuivrait encore,
S’il pouvait s’y venger d’un traître que j’abhorre :
Après l’indigne affront que m’a fait ſon amour
Je ſerai ſans honneur tant qu’il verra le jour.
Un ennemi qui peut pardonner une offenſe,
Ou manque de courage, ou manque de puiſſance.
Rien ne peut arrêter mes tranſports furieux :
Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux.
Du plus puiſſant de tous j’ai reçu la naiſſance ;
Je le ſens au plaiſir que me fait la vengeance :
Enfin mon cœur ſe plaît dans cette inimitié ;
Et s’il a des vertus, ce n’eſt pas la pitié.
Ne m’oppoſe donc plus un ſang que je déteſte ;
Ma raiſon m’abandonne au ſeul nom de Thyeſte :
Inſtruit par ſes fureurs à ne rien ménager,
Dans les flots de ſon ſang je voudrais le plonger.
Qu’il n’accuſe que lui du malheur qui l’accable.

Le ſang qui nous unit me rend-il ſeul coupable ?
D’un criminel amour le perfide enivré
A-t-il eu quelque égard pour un nœud ſi ſacré ?
Mon cœur, qui ſans pitié lui déclare la guerre,
Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre.

E U R Y S T H È N E.

Depuis vingt ans entiers ce courroux affaibli
Sembloit pourtant laiſſer Thyeſte dans l’oubli.

A T R É E.

Dis plutôt qu’à punir mon âme ingénieuſe
Méditait dès ce temps une vengeance affreuſe :
Je n’épargnais l’ingrat que pour mieux l’accabler :
C’eſt un projet enfin à te faire trembler.
Inſtruit des noirs tranſports où mon âme eſt livrée,
Lis mieux dans le ſecret & dans le cœur d’Atrée.
Je ne veux découvrir l’un & l’autre qu’à toi ;
Et je te les cachais, ſans ſoupçonner ta foi.
Écoute. Il te ſouvient de ce triſte hyménée
Qui d’Aerope à mon ſort unit la deſtinée :
Cet hymen me mettait au comble de mes vœux ;
Mais à peine aux autels j’en eus formé les nœuds,
Qu’à ces mêmes autels, & par la main d’un frère,
Je me vis enlever une épouſe ſi chère.
Tes yeux furent témoins des tranſports de mon cœur :
À peine mon amour égalait ma fureur ;

Jamais amant trahi ne l’a plus ſignalée.
Mycènes, tu le ſais, ſans pitié déſolée,
Par le fer & le feu vit déchirer ſon ſein ;
Mon amour outragé me rendit inhumain.
Enfin par ma valeur Aerope recouvrée
Après un an revint entre les mains d’Atrée.
Quoique déjà l’hymen, ou plutôt le dépit,
Euſſent depuis ce temps mis une autre en mon lit,
Malgré tous les appas d’une épouſe nouvelle,
Aerope à mes regards n’en parut que plus belle.
Mais en vain mon amour brûlait de nouveaux feux.
Elle avait à Thyeſte engagé tous ſes vœux ;
Et liée à l’ingrat d’une ſecrète chaîne,
Aerope, le dirai-je ? En eut pour fruit Pliſthène.

E U R Y S T H È N E.

Dieux ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Quoi ! Phiſthène, Seigneur,
Reconnu dans Argos pour votre ſuccesseur,
Pour votre fils enfin ?

A T R É E.

Pour votre fils enfin ?C’eſt lui-même, Euryſthène ;
C’eſt ce même guerrier, c’eſt ce même Pliſthène,
Que ma cour aujourd’hui croit encor ſous ce nom
Frère de Ménélas, frère d’Agamemnon.
Tu ſais, pour me venger de ſa perfide mère,
À quel excès fatal me porta ma colère.

Heureux ſi le poiſon qui ſervit ma fureur
De mon indigne amour eût étouffé l’ardeur !
Celui de l’infidèle éclatait pour Thyeſte
Au milieu des horreurs du ſort le plus funeſte.
Je ne puis, ſans frémir, y penſer aujourd’hui ;
Aerope, en expirant, brûlait encor pour lui.
Voilà ce qu’en un mot ſurprit ma vigilance
À ceux qui de l’ingrate avaient la confidence.

Il lui montre en ce moment une lettre d’Aerope.

Lettre d’Aerope.

D’Atrée en ce moment j’éprouve le courroux,
Cher Thyeſte, & je meurs ſans regretter la vie :
Puiſque je ne l’aimais que pour vivre avec vous,
Je ne murmure point qu’elle me ſoit ravie.
Pliſthène fut le fruit de nos triſtes amours :
S’il paſſe juſqu’à vous, prenez ſoin de ſes jours ;
Qu’il faſſe quelquefois reſſouvenir ſon père
Du malheureux amour qu’avait pour lui ſa mère.
Juge de quel ſuccès ſes ſoins furent ſuivis ;
Je retins à la fois ſon billet & ſon fils.
Je voulus étouffer ce monſtre en ſa naiſſance :
Mais mon cœur plus prudent l’adopta par vengeance ;
Et, méditant dès lors le plus affreux projet,
Je le fis au palais apporter en ſecret.
Un fils venait de naître à la nouvelle reine ;
Pour remplir mes projets, je le nommai Pliſthène,

Et mis le fils d’Aerope au berceau de ce fils,
Dont depuis m’ont privé les deſtins ennemis.
C’eſt ſous un nom ſi cher qu’Argos l’a vu paraître :
Je fis périr tous ceux qui pouvaient le connaître ;
Et, laiſſant ce ſecret entre les dieux & moi,
Je ne l’ai juſqu’ici confié qu’à ta foi.
Après ce que tu ſais, ſans que je te l’apprenne,
Tu vois à quel deſſein j’ai conſervé Pliſthène ;
Et, puiſque la pitié n’a point ſauvé ſes jours,
À quel uſage enfin j’en deſtine le cours.

E U R Y S T H È N E.

Quoi ! Seigneur, ſans frémir du tranſport qui vous guide,
Vous pourriez réſerver Pliſthène au parricide !

A T R É E.

Oui, je veux que ce fruit d’un amour odieux
Signale quelque jour ma fureur en ces lieux ;
Sous le nom de mon fils, utile à ma colère,
Qu’il porte le poignard dans le ſein de ſon père ;
Que Thyeſte, en mourant, de ſon malheur inſtruit,
De ſes lâches amours reconnaiſſe le fruit.
Oui, je veux que, baigné dans le ſang de ce traître,
Pliſthène verſe un jour le ſang qui l’a fait naître ;
Et que le ſien après, par mes mains répandu,
Dans ſa ſource à l’inſtant ſe trouve confondu.
Contre Thyeſte enfin tout paraît légitime ;

Je n’arme contre lui que le fruit de ſon crime :
Son forfait mit au jour ce prince malheureux ;
Il faut par un forfait les en priver tous deux.
Thyeſte eſt ſans ſoupçons ; & ſon âme abuſée
Ne me croit occupé que de l’île d’Eubée :
Je ne ſuis en effet deſcendu dans ces lieux
Que pour mieux dérober mon ſecret à ſes yeux.
Athènes, diſposée à ſervir ma vengeance,
Avec moi dès longtemps agit d’intelligence ;
Et ſon roi, craignant tout de ma juſte fureur,
De ſon nom ſeulement cherche à couvrir l’honneur.
Du jour que mes vaiſſeaux menaceront Athènes,
De ce jour, tu verras Thyeſte dans mes chaînes.
Ma flotte me répond de ce qu’on m’a promis,
Je répondrai bientôt & du père & du fils.

E U R Y S T H È N E.

Eh bien ! Sur votre frère épuiſez votre haine ;
Mais du moins épargnez les vertus de Pliſthène.

A T R É E.

Pliſthène, né d’un ſang au crime accoutumé,
Ne démentira point le ſang qui l’a formé ;
Et, comme il a déjà tous les traits de ſa mère,
Il aurait quelque jour les vices de ſon père.
Quel peut être le fruit d’un couple inceſtueux ?
Moi-même j’avais cru Thyeſte vertueux ;

Il m’a trompé ; ſon fils me tromperait de même.
D’ailleurs, il lui faudrait laiſſer mon diadème ;
Le titre de mon fils l’aſſure de ce rang :
En faudra-t-il pour lui priver mon propre ſang ;
Que dis-je ? Pour venger l’affront le plus funeſte,
En dépouiller mes fils pour le fils de Thyeſte ?
C’eſt ma ſeule fureur qui prolonge ſes jours ;
Il eſt temps déſormais qu’elle en tranche le cours.
Je veux, par les forfaits où ma haine me livre,
Me payer des moments que je l’ai laiſſé vivre.
Que l’on approuve ou non un deſſein ſi fatal,
Il m’eſt doux de verſer tout le ſang d’un rival.


SCÈNE IV.
Atrée, Pliſthène, Euryſthène, Theſſandre, gardes.
ATRÉE, bas, à Euryſthène.

Mais Pliſthène paroît. Songe que ma vengeance
Renferme des ſecrets conſacrés au ſilence.

À Pliſthène.

Prince, cet heureux jour, mais ſi lent à mon gré,
Preſſe enfin un départ trop longtemps différé.
Tout ſemble en ce moment proſcrire un infidèle ;
La mer mugit au loin, & le vent vous appelle :

Le ſoldat, dont ce bruit a réveillé l’ardeur,
Au ſeul nom de ſon chef, ſe croit déjà vainqueur.
Il n’en attend pas moins de ſa valeur ſuprême
Que ce qu’en vit Élis, Rhodes, cette île même ;
Et moi, que ce héros ne ſert point à demi,
J’en attends encor plus que n’en craint l’ennemi.
Je connais de ce chef la valeur & le zèle ;
Je ſais que je n’ai point de ſujet plus fidèle.
Aujourd’hui cependant ſouffrez, ſans murmurer,
Que votre père encor cherche à s’en aſſurer.
L’affront eſt grand, l’ardeur de s’en venger extrême ;
Jurez-moi donc, mon fils, par les dieux, par moi-même,
Si le deſtin pour nous ſe déclare jamais,
Que vous me vengerez au gré de mes ſouhaits.
Oui, je puis m’en flatter, je connais trop Pliſthène ;
Plus ardent que moi-même, il ſervira ma haine :
À peine mon courroux égale ſon grand cœur :
Il vengera ſon père.

P L I S T H È N E.

Il vengera ſon père.En doutez-vous, ſeigneur ?
Eh ! Depuis quand ma foi vous eſt-elle ſuspecte ?
Avez-vous des deſſeins que mon cœur ne reſpecte ?
Ah ! Si vous en doutiez, de mon ſang le plus pur…

A T R É E.

Mon fils, ſans en douter, je veux en être sûr.

Jurez-moi qu’à mes lois votre main aſſervie
Vengera mes affronts au gré de mon envie.

P L I S T H È N E.

Seigneur, je n’ai point cru que, pour ſervir mon roi,
Il fallût exciter ni ma main, ni ma foi.
Faut-il par des ſerments que mon cœur vous raſſure ?
Le ſoupçonner, ſeigneur, c’eſt lui faire une injure.
Vous me verrez toujours contre vos ennemis
Remplir tous les devoirs de ſujet & de fils.
Oui, j’atteſte des dieux la majeſté ſacrée
Que je ſerai ſoumis aux volontés d’Atrée ;
Que par moi ſeul enfin ſon courroux aſſouvi
Fera voir à quel point je lui ſuis aſſervi.

A T R É E.

Ainſi, prêt à punir l’ennemi qui m’offenſe,
Je puis tout eſpérer de votre obéiſſance ;
Et le lâche, à mes yeux par vos mains égorgé,
Ne triomphera plus de m’avoir outragé.
Allez ; que votre bras, à l’Attique funeſte,
S’apprête à m’immoler le perfide Thyeſte.

P L I S T H È N E.

Moi, ſeigneur ?

A T R É E.

Moi, ſeigneur ?Oui, mon fils. D’où naît ce changement ?

Quel repentir ſuccède à votre empreſſement ?
Quelle était donc l’ardeur que vous faiſiez paraître ?
Tremblez-vous, lorſqu’il faut me délivrer d’un traître ?

P L I S T H È N E.

Non ; mais daignez m’armer pour un emploi plus beau :
Je ſerai ſon vainqueur, & non pas ſon bourreau.
Songez-vous bien quel nœud vous unit l’un & l’autre ?
En répandant ſon ſang, je répandrais le vôtre.
Ah ! Seigneur, eſt-ce ainſi que l’on ſurprend ma foi ?

A T R É E.

Les dieux m’en ſont garants ; c’en eſt aſſez pour moi.

P L I S T H È N E.

Juſte ciel !

A T R É E.

Juſte ciel !J’entrevois dans votre âme interdite
De ſecrets ſentiments dont la mienne s’irrite.
Étouffez des regrets déſormais ſuperflus :
Partez, obéiſſez, & ne répliquez plus.
Des bords athéniens j’attends quelque nouvelle.
Vous, cependant, volez où l’honneur vous appelle.
Que ma flotte avec vous ſe diſpose à partir ;
Et, quand tout ſera prêt, venez m’en avertir :
Je veux de ce départ être témoin moi-même.



SCÈNE V.
Pliſthène, Theſſandre.
P L I S T H È N E.

Qu’ai-je fait, malheureux ? Quelle imprudence extrême !
Je ne ſais quel effroi s’empare de mon cœur ;
Mais tout mon ſang ſe glace, & je frémis d’horreur.
Dieux, que dans mes ſerments malgré moi j’intéreſſe,
Perdez le ſouvenir d’une indigne promeſſe ;
Ou recevez ici le ſerment que je fais,
En duſſé-je périr, de n’obéir jamais.
Mais pourquoi m’alarmer d’un ſerment ſi funeſte ?
Que peut craindre un grand cœur quand ſa vertu lui reſte ?
Athènes me répond d’un trépas glorieux,
Et j’y cours m’affranchir d’un ſerment odieux.
Survivre aux maux cruels dont le deſtin m’accable,
Ce ſerait, plus que lui, m’en rendre un jour coupable.
Haï, perſécuté, chargé d’un crime affreux,
Dévoré ſans eſpoir d’un amour malheureux,
Malgré tant de mépris, que je chéris encore,
La mort eſt déſormais le ſeul dieu que j’implore ;
Trop heureux de pouvoir arracher en un jour
Ma gloire à mes ſerments, mon cœur à ſon amour !

T H E S S A N D R E.

Que dites-vous, ſeigneur ? Quoi ! Pour une inconnue…

P L I S T H È N E.

Peux-tu me condamner, Theſſandre ? Tu l’as vue :
Non, jamais plus de grace & plus de majeſté
N’ont diſtingué les traits de la divinité.
Sa beauté, tout enfin, juſqu’à ſon malheur même,
N’offre en elle qu’un front digne du diadême :
De ſuperbes débris, une noble fierté,
Tout en elle du ſang marque la dignité.
Je te dirai bien plus : cette même inconnue
Voit mon âme à regret dans ſes fers retenue ;
Et qui peut dédaigner mon amour & mon rang
Ne peut être formé que d’un illuſtre ſang.
Quoi qu’il en ſoit, mon cœur, charmé de ce qu’il aime,
N’examine plus rien dans ſon amour extrême.
Quel cœur n’eût-elle pas attendri, juſtes dieux !
Dans l’état où le ſort vint l’offrir à mes yeux,
Déplorable jouet des vents & de l’orage,
Qui, même en l’y pouſſant, l’envioient au rivage ;
Roulant parmi les flots, les morts, & les débris,
Des horreurs du trépas les traits déjà flétris,
Mourante entre les bras de ſon malheureux père,
Tout prêt lui-même à ſuivre une fille ſi chère !…
J’entends du bruit. On vient : peut-être c’eſt le roi…


SCÈNE VI.
Théodamie, Léonide, Pliſthène, Theſſandre.
PLISTHÈNE, à Theſſandre.

Mais non ; c’eſt l’étrangère. Ah ! Qu’eſt-ce que je vois,
Theſſandre ? Un ſoin preſſant ſemble occuper ſon âme.

À Théodamie.

Où portez-vous vos pas ? Me cherchez-vous, madame ?
Du trouble où je vous vois ne puis-je être éclairci ?

T H É O D A M I E.

C’eſt vous-même, ſeigneur, que je cherchais ici.
D’Athènes dès longtemps embraſſant la conquête,
On dit qu’à s’éloigner votre flotte s’apprête ;
Que, chaque inſtant d’Atrée excitant le courroux,
Pour ſortir de Chalcys elle n’attend que vous.
Si ce n’eſt pas vous faire une injuſte prière,
Je viens vous demander un vaiſſeau pour mon père.
Le ſien, vous le ſavez, périt preſque à vos yeux,
Et nous n’avons d’appui que de vous en ces lieux.
Vous ſauvâtes des flots & le père & la fille,
Achevez de ſauver une triſte famille.

P L I S T H È N E.

Voyez ce que je puis, voyez ce que je dois.

D’Atrée en ce climat tout reſpecte les lois :
Il n’eſt que trop jaloux de ſon pouvoir ſuprême ;
Je ne puis rien ici, ſi ce n’eſt par lui-même.
Il reverra bientôt ſes vaiſſeaux avec ſoin,
Et du départ lui-même il doit être témoin :
Voyez-le. Il vous ſouvient comme il vous a reçue,
Le jour que ce palais vous offrit à ſa vue ;
Il plaignit vos malheurs, vous offrit ſon appui :
Son cœur ne ſera pas moins ſensible aujourd’hui ;
Vous n’en éprouverez qu’une bonté facile.
Mais qui peut vous forcer à quitter cet aſile ?
Quel déplaiſir ſecret vous chaſſe de ces lieux ?
Mon amour vous rend-il ce ſéjour odieux ?
Ces bords ſont-ils pour vous une terre étrangère ?
N’y reverra-t-on plus ni vous, ni votre père ?
Quel eſt ſon nom, le vôtre ? Où portez-vous vos pas ?
Ne connaîtrai-je enfin de vous que vos appas ?

T H É O D A M I E.

Seigneur, trop de bonté pour nous vous intéreſſe.
Mon nom eſt peu connu, ma patrie eſt la Grèce ;
Et j’ignore en quel lieu, ſortant de ces climats,
Mon père infortuné doit adreſſer ſes pas.

P L I S T H È N E.

Je ne vous preſſe point d’éclaircir ce myſtère ;
Je ſouscris au ſecret que vous voulez m’en faire.

Abandonnez ces lieux, ôtez-moi pour jamais
Le dangereux eſpoir de revoir vos attraits.
Fuyez un malheureux ; puniſſez-le, madame,
D’oſer brûler pour vous de la plus vive flamme :
Et moi, prêt d’adorer juſqu’à votre rigueur,
J’attendrai que la mort vous chaſſe de mon cœur :
C’eſt, dans mon ſort cruel, mon unique eſpérance.
Mon amour, cependant, n’a rien qui vous offenſe ;
Le ciel m’en eſt témoin : & jamais vos beaux yeux
N’ont peut-être allumé de moins coupables feux.
Ce cœur, à qui le vôtre eſt toujours ſi ſévère,
N’offrit jamais aux dieux d’hommage plus ſincère.
Inutiles reſpects ! Reproches ſuperflus !
Tout va nous ſéparer ; je ne vous verrai plus.
Adieu, madame, adieu ; prompt à vous ſatisfaire,
Je reviendrai pour vous m’employer près d’un père :
Quel qu’en ſoit le ſuccès, je vous réponds du moins,
Malgré votre rigueur, de mes plus tendres ſoins.


SCÈNE VII.
Théodamie, Léonide.
T H É O D A M I E.

Où ſommes-nous, hélas ! Ma chère Léonide ?
Quel aſtre injurieux en ces climats nous guide ?
Ô vous, qui nous jetez ſur ces bords odieux,
Cachez-nous au tyran qui règne dans ces lieux,
Dieux puiſſants ! Sauvez-nous d’une main ennemie !
Quel ſéjour pour Thyeſte & pour Théodamie !
Du ſort qui nous pourſuit vois quelle eſt la rigueur.
Atrée, après vingt ans, rallumant ſa fureur,
Sous d’autres intérêts déguiſant ce myſtère,
Arme pour déſoler l’aſile de ſon frère.
L’infortuné Thyeſte, inſtruit de ce danger,
À ſon tour, en ſecret, arme pour ſe venger,
Flatté du vain eſpoir de rentrer dans Mycènes,
Tandis que l’ennemi voguerait vers Athènes,
Ou pendant que Chalcys, par de puiſſants efforts,
Retiendrait le tyran ſur ces funeſtes bords.
Inutiles projets ! Inutile eſpérance !
L’Euripe a tout détruit ; plus d’eſpoir de vengeance :
Et c’eſt ce même amant, ce prince généreux,
Sans qui nous périſſions ſur ce rivage affreux,

Ce prince, à qui je dois le ſalut de mon père,
Qui, la foudre à la main, va combler ſa miſère.
Athènes va tomber, ſi, pour comble de maux,
Thyeſte dans ces murs n’accable ce héros.
Trop heureux cependant, ſi de l’île d’Eubée
Il pouvait s’éloigner ſans le ſecours d’Atrée !
Sauvez l’en, s’il ſe peut, grands dieux ! Votre courroux
Pourſuit-il des mortels ſi ſemblables à vous ?
Ciel, puiſqu’il faut punir, venge-toi ſur ſon frère :
Atrée eſt un objet digne de ta colère.
Je tremble à chaque pas que je fais en ces lieux :
Hélas ! Thyeſte en vain s’y cache à tous les yeux ;
Quoique abſent dès longtemps, on peut le reconnaître :
Heureux que ſa langueur l’empêche d’y paraître !

L É O N I D E.

Eſpérez du deſtin un traitement plus doux ;
Que craindre d’un tyran, quand ſon fils eſt pour vous ?
Attendez tout d’un cœur & généreux & tendre :
La main qui nous ſauva peut encor vous défendre.
Tout n’eſt pas contre vous dans ce fatal ſéjour,
Puiſque déjà vos yeux y donnent de l’amour.

T H É O D A M I E.

Ne comptes-tu pour rien un amour ſi funeſte ?
Le fils d’Atrée aimer la fille de Thyeſte !
Hélas ! Si cet amour eſt un crime pour lui,

Comment nommer le feu dont je brûle aujourd’hui ?
Car enfin ne crois pas que j’y ſois moins livrée ;
La fille de Thyeſte aime le fils d’Atrée.
Contre tant de vertus mon cœur mal affermi
Craint plus en lui l’amant qu’il ne craint l’ennemi.
Mais mon père m’attend : allons lui faire entendre,
Pour un départ ſi prompt, le parti qu’il faut prendre :
Heureuſe cependant ſi ce funeſte jour
Ne voit d’autres malheurs que ceux de notre amour.


SCÈNE I.
Thyeſte, Théodamie, Léonide.
T H Y E S T E.

Ce n’eſt plus pour tenter une grâce incertaine ;
Mais, avant ſon départ, je voudrais voir Pliſthène :
Léonide, ſachez s’il n’eſt point de retour.


SCÈNE II.
Thyeſte, Théodamie.
T H Y E S T E.

Ma fille, il faut ſonger à fuir de ce ſéjour ;
Tout menace à la fois l’aſile de Thyeſte :
Défendons, s’il ſe peut, le ſeul bien qui nous reſte.
D’un père infortuné que prétendent vos pleurs ?
Voulez-vous, dans ces lieux, voir combler mes malheurs ?
Pourquoi, ſur mes déſirs cherchant à me contraindre,
Ne point voir le tyran ? Qu’en avez-vous à craindre ?
Sans lui, ſans ſon ſecours, quel ſera mon eſpoir ?
Vous voyez que Pliſthène eſt ici ſans pouvoir,
Qu’il va bientôt voguer vers le port de Pyrée ;
Voulez-vous qu’à ma fuite il en ferme l’entrée ?
La voile ſe déploie, & flotte au gré des vents ;
Laiſſez-moi profiter de ces heureux inſtants.
Voyez, puiſqu’il le faut, l’inexorable Atrée.

Si ſa flotte une fois abandonne l’Eubée,
Par quel autre moyen me ſera-t-il permis
De ſortir déſormais de ces lieux ennemis ?

T H É O D A M I E.

Ne précipitez rien : quel intérêt vous preſſe ?
Pourquoi, ſeigneur, pourquoi vous expoſer ſans ceſſe ?
À peine enfin ſauvé de la fureur des eaux,
Ne vous rejetez point dans des périls nouveaux.
À partir de Chalcys le tyran ſe prépare ;
Les vents vont de cette île éloigner ce barbare :
D’un ſecours dangereux ſans tenter le haſard,
Cachez-vous avec ſoin juſques à ſon départ.

T H Y E S T E.

Ma fille, quel conſeil ! Eh quoi ! Vous pouvez croire
Que je veuille à mes jours ſacrifier ma gloire !
Non, non, je ne puis voir déſoler ſans ſecours
Des états ſi longtemps l’aſile de mes jours.
Moi, qui ne prétendais m’emparer de Mycènes
Que pour forcer Atrée à s’éloigner d’Athènes,
Je l’abandonnerais lorſque elle va périr !
Non, je cours dans ſes murs la défendre, ou mourir.
Vous m’oppoſez en vain l’impitoyable Atrée :
Peut-il me ſoupçonner d’être en cette contrée ?
Sans appui, ſans ſecours, ſans ſuite dans ces lieux,
Sans éclat qui ſur moi puiſſe attirer les yeux,

Dans l’état où m’a mis la colère céleſte,
Hélas ! Et qui pourrait reconnaître Thyeſte ?
Voyez donc le tyran : quel que ſoit ſon courroux,
C’eſt aſſez que mon cœur n’en craigne rien pour vous,
Ma fille ; vous ſavez que ſa main meurtrière
Ne pourſuit point ſur vous le crime d’une mère ;
C’eſt moi ſeul, c’eſt Aerope enlevée à ſes vœux ;
Et vous ne ſortez point de ce ſang malheureux.
Allez : votre frayeur, qui dans ces lieux m’arrête,
Eſt le plus grand péril qui menace ma tête.
Demandez un vaiſſeau ; quel qu’en ſoit le danger,
Mon cœur au déſespoir n’a rien à ménager.

T H É O D A M I E.

Ah ! Périſſe plutôt l’aſile qui nous reſte
Que de tenter, ſeigneur, un ſecours ſi funeſte !

T H Y E S T E.

En duſſé-je périr, ſongez que je le veux.
Sauvez-moi, par pitié, de ces bords dangereux,
Du ſoleil à regret j’y revois la lumière ;
Malgré moi, le ſommeil y ferme ma paupière.
De mes ennuis ſecrets rien n’arrête le cours :
Tout à de triſtes nuits joint de plus triſtes jours.
Une voix, dont en vain je cherche à me défendre,
Juſqu’au fond de mon cœur ſemble ſe faire entendre :
J’en ſuis épouvanté. Les ſonges de la nuit

Ne ſe diſſipent point par le jour qui les ſuit :
Malgré ma fermeté, d’infortunés préſages
Aſſervissent mon âme à ces vaines images.
Cette nuit même encor, j’ai ſenti dans mon cœur
Tout ce que peut un ſonge inſpirer de terreur.
Près de ces noirs détours que la rive infernale
Forme à replis divers dans cette île fatale,
J’ai cru longtemps errer parmi des cris affreux,
Que des mânes plaintifs pouſſaient juſques aux cieux.
Parmi ces triſtes voix, ſur ce rivage ſombre,
J’ai cru d’Aerope en pleurs entendre gémir l’ombre ;
Bien plus, j’ai cru la voir s’avancer juſqu’à moi,
Mais dans un appareil qui me glaçait d’effroi :
Quoi ! Tu peux t’arrêter dans ce ſéjour funeſte !
Suis-moi, m’a-t-elle dit, infortuné Thyeſte.
Le ſpectre, à la lueur d’un triſte & noir flambeau,
À ces mots, m’a traîné juſque ſur ſon tombeau.
J’ai frémi d’y trouver le redoutable Atrée,
Le geſte menaçant, & la vue égarée,
Plus terrible pour moi, dans ces cruels moments,
Que le tombeau, le ſpectre, & ſes gémiſſements.
J’ai cru voir le barbare entouré de furies,
Un glaive encor fumant armait ſes mains impies ;
Et, ſans être attendri de ſes cris douloureux,
Il ſemblait dans ſon ſang plonger un malheureux.
Aerope, à cet aſpect, plaintive & déſolée,

De ſes lambeaux ſanglants à mes yeux s’eſt voilée.
Alors j’ai fait, pour fuir, des efforts impuiſſants ;
L’horreur a ſuspendu l’uſage de mes ſens.
À mille affreux objets l’âme entière livrée,
Ma frayeur m’a jeté ſans force aux pieds d’Atrée.
Le cruel, d’une main, ſemblait m’ouvrir le flanc,
Et de l’autre, à longs traits, m’abreuver de mon ſang.
Le flambeau s’eſt éteint ; l’ombre a percé la terre ;
Et le ſonge a fini par un coup de tonnerre.

T H É O D A M I E.

D’un ſonge ſi cruel quelle que ſoit l’horreur,
Ce fantôme peut-il troubler votre grand cœur ?
C’eſt une illuſion…

T H Y E S T E.

C’eſt une illuſion…J’en croirais moins un ſonge,
Sans les ennuis ſecrets où ma douleur me plonge.
J’en crains plus du tyran qui règne dans ces lieux
Que d’un ſonge ſi triſte, & peut-être des dieux :
Je ne connais que trop la fureur qui l’entraîne.

T H É O D A M I E.

Vous connaiſſez auſſi les vertus de Pliſthène…

T H Y E S T E.

Quoiqu’il ſoit né d’un ſang que je ne puis aimer,
Sa généroſité me force à l’eſtimer.

Ma fille, à ſes vertus je ſais rendre juſtice ;
Des fureurs du tyran ſon fils n’eſt point complice.
Je ſens bien quelquefois que je dois le haïr ;
Mais mon cœur ſur ce point a peine à m’obéir.
Hélas ! Et plus je vois ce généreux Pliſthène,
Plus j’y trouve des traits qui déſarment ma haine.
Mon cœur, qui cependant craint de lui trop devoir,
Ni ne veut, ni ne doit compter ſur ſon pouvoir.
Quoique ſur ſa vertu vous ſoyez raſſurée,
Je ſuis toujours Thyeſte, & lui le fils d’Atrée.
Je crois voir le tyran ; je vous laiſſe avec lui :
Ma fille, devenez vous-même notre appui ;
Tentez tout ſur le cœur de mon barbare frère ;
Songez qu’il faut ſauver & vous & votre père.


SCÈNE III.
Atrée, Théodamie, Euryſthène, Alcimédon, Léonide, Gardes.
A L C I M É D O N.

Vous tenteriez, ſeigneur, un inutile effort ;
Je le ſais d’un vaiſſeau qui vient d’entrer au port.
On ne ſait s’il a pris la route de Mycènes :

Mais, depuis près d’un mois, il n’eſt plus dans Athènes.
Vous en pourrez vous-même être mieux éclairci ;
Le chef de ce vaiſſeau ſera bientôt ici.

A T R É E.

Qu’il vienne : Alcimédon, allez ; qu’on me l’améne ;
Je l’attends : avec lui faites venir Pliſthène ;
Il doit être déjà de retour en ces lieux.


SCÈNE IV.
Atrée, Théodamie, Léonide, Euryſthène, Gardes.
A T R É E à Théodamie.

Madame, quel deſſein vous préſente à mes yeux ?

T H É O D A M I E.

Prête à tenter, ſeigneur, la route du Boſphore,
Souffrez qu’une étrangère aujourd’hui vous implore.
J’éprouve dès longtemps qu’un roi ſi généreux
Ne voit point ſans pitié le ſort des malheureux.
Sur ces bords échappée au plus cruel naufrage,
Les flots de mes débris ont couvert ce rivage.
Sans appui, ſans ſecours, dans ces lieux écartés,
J’attends tout déſormais de vos ſeules bontés.
Vous parûtes ſensible au deſtin qui m’accable :
Puis-je eſpérer, ſeigneur, qu’un roi ſi redoutable
Daigne, de mes malheurs plus touché que les dieux,
M’accorder un vaiſſeau pour ſortir de ces lieux ?

A T R É E.

Puiſque la mer vous laiſſe une libre retraite,

Ordonnez, & bientôt vous ſerez ſatisfaite ;
Diſposez de ma flotte avec autorité.
Un vaiſſeau ſuffit-il pour votre sûreté ?
Prête à ſortir des lieux qui ſont ſous ma puiſſance,
Où vous conduira-t-il ?

T H É O D A M I E.

Où vous conduira-t-il ?Seigneur, c’eſt à Byzance
Que je prétends bientôt, au pied de nos autels,
Du prix de vos bienfaits charger les immortels.

A T R É E.

Mais Byzance, madame, eſt-ce votre patrie ?

T H É O D A M I E.

Non ; j’ai reçu le jour non loin de la Phrygie.

A T R É E.

Par quel étrange ſort, ſi loin de ces climats,
Vous retrouvez-vous donc dans mes nouveaux états ?
Ce vaiſſeau, que les vents jetèrent dans l’Eubée,
Sortait-il de Byzance, ou du port de Pyrée ?
En vous ſauvant des flots, mon fils (je m’en ſouviens)
Ne trouva ſur ces bords que des athéniens.

T H É O D A M I E.

Peut-être, comme nous le jouet de l’orage,
Ils furent comme nous pouſſés ſur ce rivage :

Mais ceux qu’en ce palais a ſauvés votre fils
Ne ſont point nés, ſeigneur, parmi vos ennemis.

A T R É E.

Mais, madame, parmi cette troupe étrangère,
Pliſthène ſur ces bords rencontra votre père :
Dédaigne-t-il un roi qui devient ſon appui ?
D’où vient que devant moi vous paraiſſez ſans lui ?

T H É O D A M I E.

Mon père infortuné, ſans amis, ſans patrie,
Traîne à regret, ſeigneur, une importune vie,
Et n’eſt point en état de paraître à vos yeux.

A T R É E.

Gardes, faites venir l’étranger en ces lieux.

Quelques gardes ſortent.
T H É O D A M I E.

On doit des malheureux reſpecter la miſère.

A T R É E.

Je veux de ſes malheurs conſoler votre père ;
Je ne veux rien de plus. Mais quel eſt votre effroi ?
Votre père, madame, eſt-il connu de moi ?
A-t-il quelques raiſons de redouter ma vue ?
Quelle eſt donc la frayeur dont je vous vois émue ?

T H É O D A M I E.

Seigneur, d’aucun effroi mon cœur n’eſt agité :

Mon père peut ici paraître en sûreté.
Hélas ! à ſe cacher qui pourrait le contraindre ?
Étranger dans ces lieux, eh ! Qu’aurait-il à craindre ?
À ſes jours languiſſants le péril attaché
Le retenait, ſeigneur, ſans le tenir caché.


SCÈNE V.
Atrée, Thyeſte, Théodamie, Léonide, Euryſthène, Gardes.
THÉODAMIE à part.

Le voilà : je ſuccombe, & me ſoutiens à peine.
Dieux ! Cachez-le au tyran, ou ramenez Pliſthène.

ATRÉE, à Thyeſte.

Étranger malheureux, que le ſort en courroux,
Laſſé de te pourſuivre, a jeté parmi nous,
Quel eſt ton nom, ton rang ? Quels humains t’ont vu naître ?

T H Y E S T E.

Les thraces.

A T R É E.

Les thraces.Et ton nom ?

T H Y E S T E.

Les thraces. Et ton nom ?Pourriez-vous le connaître ?
Philoclète.

A T R É E.

Philoclète.Ton rang ?

T H Y E S T E.

Philoclète. Ton rang ?Noble, ſans dignité,
Et toujours le jouet du deſtin irrité.

A T R É E.

Où s’adreſſaient tes pas ? Et de quelle contrée
Revenait ce vaiſſeau briſé près de l’Eubée ?

T H Y E S T E.

De Seſtos ; & j’allais à Delphes implorer
Le dieu dont les rayons daignent nous éclairer.

A T R É E.

Et tu vas de ces lieux… ?

T H Y E S T E.

Et tu vas de ces lieux… ?Seigneur, c’eſt dans l’Aſie
Que je vais terminer ma déplorable vie,
Eſpérant aujourd’hui que de votre bonté
J’obtiendrai le ſecours que les flots m’ont ôté.
Daignez…

A T R É E.

Daignez…Quel ſon de voix a frappé mon oreille !
Quel tranſport tout-à-coup dans mon cœur ſe réveille !

D’où naiſſent à la fois des troubles ſi puiſſants ?
Quelle ſoudaine horreur s’empare de mes ſens !
Toi, qui pourſuis le crime avec un ſoin extrême,
Ciel, rends vrais mes ſoupçons, & que ce ſoit lui-même !
Je ne me trompe point, j’ai reconnu ſa voix ;
Voilà ſes traits encore : ah ! C’eſt lui que je vois :
Tout ce déguiſement n’eſt qu’une adreſſe vaine ;
Je le reconnaîtrais ſeulement à ma haine :
Il fait pour ſe cacher des efforts ſuperflus ;
C’eſt Thyeſte lui-même, & je n’en doute plus.

T H Y E S T E.

Moi, Thyeſte, ſeigneur !

A T R É E.

Moi, Thyeſte, ſeigneur !Oui, toi-même, perfide !
Je ne le ſens que trop au tranſport qui me guide ;
Et je hais trop l’objet qui paraît à mes yeux
Pour que tu ne ſois point ce Thyeſte odieux.
Tu fais bien de nier un nom ſi mépriſable :
En eſt-il ſous le ciel un qui ſoit plus coupable ?

T H Y E S T E.

Eh bien ! Reconnais-moi ; je ſuis ce que tu veux,
Ce Thyeſte ennemi, ce frère malheureux.
Quand même tes ſoupçons & ta haine funeſte
N’euſſent point découvert l’infortuné Thyeſte,
Peut-être que la mienne, eſclave malgré moi,
Aux dépens de mes jours m’eût découvert à toi.

A T R É E.

Ah, traître ! C’en eſt trop ; le courroux qui m’anime
T’apprendra ſi je ſais comme on punit un crime.
Je rends grâces au ciel qui te livre en mes mains :
Sans doute que les dieux approuvent mes deſſeins,
Puiſque avec mes fureurs leurs ſoins d’intelligence
T’amènent dans des lieux tout pleins de ma vengeance.
Perfide, tu mourras : oui, c’eſt fait de ton ſort ;
Ton nom ſeul en ces lieux eſt l’arrêt de ta mort.
Rien ne peut t’en ſauver ; la foudre eſt toute prête ;
J’ai ſuspendu longtemps ſa chute ſur ta tête.
Le temps, qui t’a ſauvé d’un vainqueur irrité,
A groſſi tes forfaits par leur impunité.

T H Y E S T E.

Que tardes-tu, cruel, à remplir ta vengeance ?
Attends-tu de Thyeſte une nouvelle offenſe ?
Si j’ai pu quelque temps te déguiſer mon nom,
Le ſoin de me venger en fut ſeul la raiſon.
Ne crois pas que la peur des fers ou du ſupplice
Ait à mon cœur tremblant dicté cet artifice :
Aerope par ta main a vu trancher ſes jours ;
La même main des miens doit terminer le cours ;
Je n’en puis regretter la triſte deſtinée.
Précipite, inhumain, leur courſe infortunée,
Et ſois sûr que contre eux l’attentat le plus noir
N’égale point pour moi l’horreur de te revoir.

A T R É E.

Vil rebut des mortels, il te ſied bien encore
De braver dans les fers un frère qui t’abhorre !
Holà ! Gardes, à moi !

THÉODAMIE, à Atrée.

Holà ! Gardes, à moi !Que faites-vous, ſeigneur ?
Dieux ! Sur qui va tomber votre injuſte rigueur !
Ne ſuivrez-vous jamais qu’une aveugle colère ?
Ah ! Dans un malheureux reconnoiſſez un frère ;
Que ſur ſes noirs projets votre cœur combattu
Écoute la nature, ou plutôt la vertu.
Immolez donc, ſeigneur, & le père & la fille ;
Baignez-vous dans le ſang d’une triſte famille.
Thyeſte, par vous ſeul accablé de malheurs,
Peut-il être un objet digne de vos fureurs ?

A T R É E.

Vous prétendez en vain que mon cœur s’attendriſſe.
Qu’on lui donne la mort, gardes ; qu’on m’obéiſſe ;
De ſon ſang odieux qu’on épuiſe ſon flanc…

Bas, à part.

Mais non ; une autre main doit verſer tout ſon ſang.

Aux gardes.

Oubliais-je… arrêtez. Qu’on me cherche Pliſthène.



SCÈNE VI.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Euryſthène, Theſſandre, Léonide, Gardes.
PLISTHÈNE, à Atrée.

Ciel ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Quelle fureur ſoudaine
De votre voix, ſeigneur, a rempli tous ces lieux ?
Qui peut cauſer ici ces tranſports furieux ?

THÉODAMIE, à Pliſthène.

Ces tranſports où l’emporte une injuſte colère
Ne menacent, ſeigneur, que mon malheureux père :
Sauvez-le, s’il ſe peut, des plus funeſtes coups.

P L I S T H È N E.

Votre père, madame ! ô ciel ! Que dites-vous ?

À Atrée.

À l’immoler, ſeigneur, quel motif vous engage ?
De quoi l’accuſe-t-on ? Quel crime, quel outrage
De l’hoſpitalité vous fait trahir les droits ?
Aurait-il à ſon tour violé ceux des rois ?
Étranger dans ces lieux, que vous a-t-il fait craindre
À le priver du jour qui puiſſe vous contraindre ?

A T R É E.

Étranger dans ces lieux ! Que tu le connais mal !
De tous mes ennemis tu vois le plus fatal ;
C’eſt de tous les humains le ſeul que je déteſte,
Un perfide, un ingrat, en un mot, c’eſt Thyeſte.

P L I S T H È N E.

Qu’ai-je entendu, grands dieux ! Lui Thyeſte, Seigneur ?
Eh bien ! En doit-il moins fléchir votre rigueur ?
Calmez, ſeigneur, calmez cette fureur extrême.

A T R É E.

Que vois-je ? Quoi ! Mon fils armé contre moi-même !
Quoi ! Celui qui devrait m’en venger aujourd’hui
Oſe à mes yeux encor s’intéreſſer pour lui !
Lâche, c’eſt donc ainſi qu’à ton devoir fidèle
Tu diſposes ton bras à ſervir ma querelle ?

P L I S T H È N E.

Plutôt mourir cent fois : je n’ai point à choiſir ;
Dans mon ſang, s’il le faut, baignez-vous à loiſir.
Seigneur, par ces genoux que votre fils embraſſe,
Accordez à mes vœux cette dernière grâce :
Après l’avoir ſauvé des ondes en courroux,
M’en coûtera-t-il plus de le ſauver de vous ?
À mes juſtes déſirs que vos tranſports ſe rendent.
Voyez quel eſt le ſang que mes pleurs vous demandent ;

C’eſt le vôtre, ſeigneur, non un ſang étranger :
C’eſt en lui pardonnant qu’il faut vous en venger.

A T R É E.

Le perfide ! Si près d’éprouver ma vengeance,
Daigne-t-il ſeulement implorer ma clémence ?

T H Y E S T E.

Que pourrait me ſervir d’implorer ton ſecours,
Si ton cœur qui me hait veut me haïr toujours ?
Eh ! Que n’ai-je point fait pour fléchir ta colère ?
Qui de nous deux, cruel, pourſuit ici ſon frère ?
Depuis vingt ans entiers que n’ai-je point tenté
Pour calmer les tranſports de ton cœur irrité ?
Surmonte, comme moi, la vengeance & la haine ;
Règle tes ſoins jaloux ſur les ſoins de Pliſthène,
Et tu verras bientôt, ſi j’en donne ma foi,
Que tu n’as point d’ami plus fidèle que moi.

A T R É E.

Quels ſeront tes garants ? Lorſque le nom de frère
N’a pu garder ton cœur d’un amour téméraire,
Quand je t’ai vu ſouiller par tes coupables feux
Les autels où l’hymen allait combler mes vœux,
Que peux-tu m’oppoſer qui parle en ta défenſe ?
Les droits de la nature, ou bien de l’innocence ?

T H Y E S T E.

Ne me reproche plus mon crime ni mes feux ;
Tu m’as vendu bien cher cet amour malheureux.
Pour t’attendrir enfin, auteur de ma miſère,
Conſidère un moment ton déplorable frère :
Que peux-tu ſouhaiter qui te parle pour moi ?
Regarde en quel état je parois devant toi.

P L I S T H È N E.

Ah ! Rendez-vous, ſeigneur : je vois que la nature
Dans votre cœur ſensible excite un doux murmure,
Ne le combattez point par des ſoins odieux ;
Elle n’inſpire rien qui ne vienne des dieux.
C’eſt votre frère enfin ; que rien ne vous arrête :
De ſa fidélité je réponds ſur ma tête.

A T R É E.

Pliſthène, c’en eſt fait ; je me rends à ta voix ;
Je me ſens attendri pour la première fois ;
Je veux bien oublier une ſanglante injure.
Thyeſte, ſur ma foi que ton cœur ſe raſſure :
De mon inimitié ne crains point les retours ;
Ce jour même en verra finir le triſte cours ;
J’en jure par les dieux, j’en jure par Pliſthène ;
C’eſt le ſceau d’une paix qui doit finir ma haine.
Ses ſoins & ma pitié te répondront de moi,
Et mon fils à ſon tour me répondra de toi ;

Je n’en demande point de garant plus ſincère.
Prince, c’eſt donc ſur vous que s’en repoſe un père.
Allez ; & que ma cour, témoin de mon courroux,
Soit témoin aujourd’hui d’un entretien plus doux.


SCÈNE VII.
Atrée, Euryſthène, Gardes.
A T R É E.

Toi, fais-les avec ſoin obſerver, Euryſthène ;
Diſperse les ſoldats les plus chers à Pliſthène,
Écarte les amis de cet audacieux,
Et viens, ſans t’arrêter, me rejoindre en ces lieux.



S C È N E   I.
Atrée, Euryſthène.
A T R É E.

Enfin, grâces aux dieux, je tiens en ma puiſſance
Le perfide ennemi que pourſuit ma vengeance :
On l’obſerve en ces lieux, il ne peut échapper ;
La main qui l’a ſauvé ne ſert qu’à le tromper.
Vengeons-nous ; il eſt temps que ma colère éclate ;
Profitons avec ſoin du moment qui la flatte,
Et que l’ingrat Thyeſte éprouve dans ce jour
Tout ce que peut un cœur trahi dans ſon amour.

E U R Y S T H È N E.

Eh ! Qui vous répondra que Pliſthène obéiſſe,
Que de cette vengeance il veuille être complice ?
Ne vous ſouvient-il plus que, prêt à la trahir,
Il n’a point balancé pour vous déſobéir ?

A T R É E.

Il eſt vrai qu’au refus qu’il a fait de s’y rendre
Je me ſuis vu contraint de n’oſer l’entreprendre,

D’en différer enfin le moment malgré moi.
Mais qui l’a pu porter à me manquer de foi ?
N’avait-il pas juré de ſervir ma colère ?
Tant de ſoins redoublés pour la fille & le père
Ne ſont-ils les effets que d’un cœur généreux ?
Non, non ; la ſource en eſt dans un cœur amoureux ;
Tant d’ardeur à ſauver cette race ennemie
Me dit trop que Pliſthène aime Théodamie :
Je n’en puis plus douter ; il la voit chaque jour,
Il a pris dans ſes yeux ce déteſtable amour ;
Et je m’étonne encor d’une ardeur ſi funeſte !
Que pouvait-il ſortir d’Aerope & de Thyeſte,
Qu’un ſang qui dût un jour aſſouvir mon courroux ?
Le crime eſt fait pour lui ; la vengeance, pour nous.
Livrons-le aux noirs forfaits où ſon penchant le guide ;
Joignons à tant d’horreurs l’horreur d’un parricide.
Puis-je mieux me venger de ce ſang odieux
Que d’armer contre lui ſon forfait & les dieux ?
Heureux qu’en ce moment le crime de Pliſthène
Me laiſſe ſans regret au courroux qui m’entraîne !
Qu’il vienne ſeul ici.



S C È N E   II.
A T R É E.

Qu’il vienne ſeul ici.Le ſoldat écarté
Permet à ma fureur d’agir en liberté :
De ſon amour pour lui ma vengeance alarmée
Déjà loin de Chalcys a diſpersé l’armée ;
Tout ce que ce palais raſſemble autour de moi
Sont autant de ſujets dévoués à leur roi.
Mais pourquoi contre un traître exercer ma puiſſance ?
Son amour me répond de ſon obéiſſance.
Par un coup ſi cruel je m’en vais l’éprouver ;
Et de ſi près encor je m’en vais l’obſerver,
Que, malgré tous ſes ſoins, ma vengeance aſſurée
Lavera par ſes mains les injures d’Atrée.


S C È N E   III.
Atrée, Pliſthène.
A T R É E, bas.

Je le vois ; & pour peu qu’il oſe la trahir,
Je ſais bien le ſecret de le faire obéir.

Haut.

Laſſé des ſoins divers dont mon cœur eſt la proie,
Prince, il faut à vos yeux que mon cœur ſe déploie.

Tout ſemble offrir ici l’image de la paix ;
Cependant ma fureur s’accroît plus que jamais.
L’amour, qui ſi ſouvent loin de nous nous entraîne,
N’eſt point dans ſes retours auſſi prompt que la haine.
J’avais cru par vos ſoins mon courroux étouffé ;
Mais je ſens qu’ils n’en ont qu’à demi triomphé :
Ma fureur déſormais ne peut plus ſe contraindre,
Ce n’eſt que dans le ſang qu’elle pourra s’éteindre ;
Et j’attends que le bras chargé de la ſervir,
Loin d’arrêter ſon cours, ſoit prêt à l’aſſouvir.
Pliſthène, c’eſt à vous que ce diſcours s’adreſſe.
J’avais cru, ſur la foi d’une ſainte promeſſe,
Voir tomber le plus fier de tous mes ennemis ;
Mais Pliſthène tient mal ce qu’il m’avait promis ;
Et, bravant ſans reſpect & les dieux & ſon père,
Son cœur pour eux & lui n’a qu’une foi légère.

P L I S T H È N E.

Où ſont vos ennemis ? J’avais cru que la paix
Ne vous en laiſſait point à craindre en ce palais ;
Je n’y vois que des cœurs pour vous remplis de zèle,
Et qu’un fils pour ſon roi reſpectueux, fidèle,
Qui n’a point mérité ces cruels traitements.
Où ſont vos ennemis ? Et quels ſont mes ſerments ?

A T R É E.

Où ſont mes ennemis ? Ciel ! Que viens-je d’entendre ?
Thyeſte eſt dans ces lieux, & l’on peut s’y méprendre !
Vous deviez l’immoler à mon reſſentiment :
Voilà mon ennemi, voilà votre ſerment.

P L I S T H È N E.

Quelle que ſoit la foi que je vous ai jurée,
J’aurais cru que la vôtre eût été plus ſacrée ;
Qu’un frère, dans vos bras, à la face des dieux,
M’eût aſſez acquitté d’un ſerment odieux.
D’un pareil ſouvenir ma vertu me diſpense ;
Je ne me ſouviens plus que de votre clémence.
Mon devoir a ſes droits, mais ma gloire a les ſiens,
Et vos derniers ſerments m’ont dégagé des miens.

A T R É E.

Sans vouloir dégager un ſerment par un autre,
Veux-tu que tous les deux nous rempliſſions le nôtre ?
Et tu verras bientôt, ſi j’explique le mien,
Que ce dernier ſerment ajoute encore au tien.
J’ai juré par les dieux, j’ai juré par Pliſthène,
Que ce jour qui nous luit mettrait fin à ma haine.
Fais couler tout le ſang que j’exige de toi,
Ta main de mes ſerments aura rempli la foi.
Regarde qui de nous fait au ciel une injure,
Qui de nous deux enfin eſt ici le parjure.

P L I S T H È N E.

Ah ! Seigneur, puis-je voir votre cœur aujourd’hui
Deſcendre à des détours ſi peu dignes de lui ?
Non, par de feints ſerments je ne crois point qu’Atrée
Ait pu braver des dieux la majeſté ſacrée,
Se jouer de la foi des crédules humains,
Violer en un jour tous les droits les plus ſaints.
Enchanté d’une paix ſi longtemps attendue,
Je vous louais déjà de nous l’avoir rendue ;
Et je m’applaudiſſais, dans des moments ſi doux,
D’avoir pu d’un héros déſarmer le courroux.
J’admirais un grand cœur au milieu de l’offenſe,
Qui, maître de punir, mépriſait la vengeance.
Thyeſte eſt criminel, voulez-vous l’être auſſi ?
Sont-ce là vos ſerments ? Pardonnez-vous ainſi ?

A T R É E.

Qui ! Moi, lui pardonner ! Les fières Euménides
Du ſang des malheureux ſont cent fois moins avides,
Et leur farouche aſpect inſpire moins d’horreur
Que Thyeſte aujourd’hui n’en inſpire à mon cœur.
Quels que ſoient mes ſerments, trop de fureur m’anime.
Perfide, il te ſied bien d’oſer m’en faire un crime !
Laiſſe là ces ſerments ; ſi j’ai pu les trahir,
C’eſt au ciel d’en juger, à toi de m’obéir.
Dans un fils qui faiſait ma plus chère eſpérance
Je ne vois qu’un ingrat qui trahit ma vengeance.
Pliſthène eſt un héros, ſon père eſt outragé ;
Il a de la valeur, je ne ſuis pas vengé !

Ah ! Ne me force point, dans ma fureur extrême,
Que ſais-je ? Hélas ! peut-être à t’immoler toi-même !
Car enfin, puiſqu’il faut du ſang à ma fureur,
Malheur à qui trahit les tranſports de mon cœur !

P L I S T H È N E.

Verſez le ſang d’un fils, s’il peut vous ſatisfaire ;
Mais n’en attendez rien à ſa vertu contraire.
S’il faut voir votre affront par un crime effacé,
Je ne me ſouviens plus qu’on vous ait offenſé ;
Oui, ſeigneur ; & ma main, loin d’être meurtrière,
Défendra contre vous les jours de votre frère.
Seconder vos fureurs, ce ſerait vous trahir :
Votre gloire m’engage à vous déſobéir.

A T R É E.

Enfin j’ouvre les yeux : ta lâcheté, perfide,
Ne me fait que trop voir l’intérêt qui te guide.
Tu trahis pour Thyeſte & les dieux & ta foi ;
Ce n’eſt pas d’aujourd’hui qu’il eſt connu de toi.
Oſe encor me jurer que pour Théodamie
Ton cœur ne brûle point d’une flamme ennemie.

P L I S T H È N E.

Ah ! Si c’eſt là trahir mon devoir & ma foi,
Non, jamais on ne fut plus coupable que moi.
Oui, ſeigneur, il eſt vrai, la princeſſe m’eſt chère ;
Jugez ſi c’eſt à moi d’aſſassiner ſon père.

Vous connaiſſez le feu qui dévore mon ſein ;
Et pour verſer ſon ſang vous choiſissez ma main !

A T R É E.

Ce n’eſt pas la vertu, c’eſt donc l’amour, parjure,
Qui te force au refus de venger mon injure !
Voyons ſi cet amour, qui t’a fait me trahir,
Servira maintenant à me faire obéir.
Tu n’auras pas en vain aimé Théodamie :
Venge-moi dès ce jour, ou c’eſt fait de ſa vie.

P L I S T H È N E.

Ah ! Grands dieux !

A T R É E.

Ah ! Grands dieux !Tu frémis ; je t’en laiſſe le choix,
Et te le laiſſe, ingrat, pour la dernière fois.

P L I S T H È N E.

Ah ! Mon choix eſt tout fait dans ce moment funeſte ;
C’eſt mon ſang qu’il vous faut, non le ſang de Thyeſte.

A T R É E.

Quand l’amour de mon fils ſemble avoir fait le ſien,
Il ne m’importe plus de ſon ſang ou du tien.
Obéis cependant, achève ma vengeance ;
L’inſtant fatal approche, & Thyeſte s’avance :
S’il n’eſt mort lorſque enfin je reverrai ces lieux,
J’immole ſans pitié ton amante à tes yeux.

Rappelle tes eſprits ; avec lui je te laiſſe.
Au ſecours de ta main appelle ta princeſſe ;
Le ſoin de la ſauver doit exciter ton bras.

P L I S T H È N E.

Quoi ! Vous l’immoleriez ! Je ne vous quitte pas.
Je crois voir dans Thyeſte un dieu qui m’épouvante.
Ah ! Seigneur !

A T R É E.

Ah ! Seigneur !Viens donc voir expirer ton amante ;
Du moindre mouvement ſa mort ſera le fruit.


S C È N E   IV.
P L I S T H È N E, ſeul.

Dieux ! Plongez-moi plutôt dans l’éternelle nuit.
Non, cruel, n’attends pas que ma main meurtrière
Faſſe couler le ſang de ton malheureux frère.
Aſſouvis, ſi tu veux, ta fureur ſur le mien :
Mais, duſſé-je en périr, je défendrai le ſien.


S C È N E   V.
Thyeſte, Pliſthène.
T H Y E S T E.

Prince, qu’un tendre ſoin dans mon ſort intéreſſe,
Héros dont les vertus charment toute la Grèce,

Qu’il m’eſt doux de pouvoir embraſſer aujourd’hui
De mes jours malheureux l’unique & sûr appui !

P L I S T H È N E.

Quel appui, juſte ciel ! Quel cœur impitoyable
Ne ſerait point touché du ſort qui vous accable ?
Ah ! Plût aux dieux pouvoir, aux dépens de mes jours,
D’une ſi chère vie éterniſer le cours !
Que je verrais couler tout mon ſang avec joie,
S’il terminait les maux où vous êtes en proie !
Ce n’eſt point la pitié qui m’attendrit, ſeigneur :
Je ſens des mouvements inconnus à mon cœur.

T H Y E S T E.

Seigneur, ſoit amitié, ſoit raiſon, qui m’inſpire,
Tout m’eſt cher d’un héros que l’univers admire.
Que ne puis-je exprimer ce que je ſens pour vous !
Non, l’amitié n’a point de ſentiments ſi doux.

P L I S T H È N E.

Ah ! Si je vous ſuis cher, que mon reſpect extrême
M’acquitte bien, ſeigneur, de ce bonheur ſuprême !
On n’aima jamais plus ; le ciel m’en eſt témoin ;
À peine la nature irait-elle auſſi loin :
Et ma tendre amitié, par vos maux conſacrée,
A ſemblé redoubler par les rigueurs d’Atrée.
Vous m’aimez ; le ciel ſait ſi je puis vous haïr,
Ce qu’il m’en coûterait s’il fallait obéir.

T H Y E S T E.

Seigneur, que dites-vous ? Qui fait couler vos larmes ?
Que tout ce que je vois fait renaître d’alarmes !
Vous ſoupirez ; la mort eſt peinte dans vos yeux ;
Vos regards attendris ſe tournent vers les cieux :
Quel malheur ſi terrible a pu troubler Pliſthène ?
Juſqu’au fond de mon cœur je reſſens votre peine.
Voulez-vous dérober ce ſecret à ma foi ?
Quand je ſuis tout à vous, n’êtes-vous point à moi ?
Cher prince, ignorez-vous à quel point je vous aime ?
Ma fille ne m’eſt pas plus chère que vous-même.

P L I S T H È N E.

Faut-il la voir périr dans ces funeſtes lieux ?

T H Y E S T E.

Quel étrange diſcours ! Cher prince, au nom des dieux,
Au nom d’une amitié ſi ſincère & ſi tendre,
Daignez m’en éclaircir.

P L I S T H È N E.

Daignez m’en éclaircir.Ah ! Dois-je vous l’apprendre ?
Mais, dût tomber ſur moi le plus affreux courroux,
Je ne puis plus trahir ce que je ſens pour vous.
Fuyez, ſeigneur, fuyez.

T H Y E S T E.

Fuyez, ſeigneur, fuyez.Quel eſt donc ce myſtère,
Cher prince ? Et qu’ai-je encore à craindre de mon frère ?


S C È N E   VI.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène.
PLISTHÈNE, apercevant Atrée.

Ah ciel !

ATRÉE, à Pliſthène.

Ah ciel !C’eſt donc ainſi que, fidèle à ſon roi…
Mais je ſais de quel prix récompenſer ta foi…

P L I S T H È N E.

Ah ! Seigneur, ſi jamais…

A T R É E.

Ah ! Seigneur, ſi jamais…Que voulez-vous me dire ?
Sortez : en d’autres lieux vous pourrez m’en inſtruire.
Votre frivole excuſe exige un autre temps ;
Et mon cœur eſt rempli de ſoins plus importants.



S C È N E   VII.
Atrée, Thyeſte.
T H Y E S T E.

De ce tranſport, ſeigneur, que faut-il que je penſe ?
Qui peut vous emporter à tant de violence ?
Qu’a fait ce fils ? Qui peut vous armer contre lui ?
Ou plutôt contre moi qui vous arme aujourd’hui ?
Ne m’offrez-vous la paix… ?

A T R É E.

Ne m’offrez-vous la paix… ?Quel eſt donc ce langage ?
À me l’oſer tenir quel ſoupçon vous engage ?
Quelle indigne frayeur a troublé vos eſprits ?
Quel intérêt enfin prenez-vous à mon fils ?
Ne puis-je menacer un ingrat qui m’offenſe,
Sans aigrir de vos ſoins l’injuſte défiance ?
Allez : de mes deſſeins vous ſerez éclairci ;
Et d’autres intérêts me conduiſent ici.


S C È N E   VIII.
A T R É E.

Quoi ! Même dans des lieux ſoumis à ma puiſſance
J’aurai tenté ſans fruit une juſte vengeance !

Et le lâche qui doit la ſervir en ce jour
Trahit, pour la tromper, juſques à ſon amour !
Ah ! Je le punirai de l’avoir différée,
Comme fils de Thyeſte, ou comme fils d’Atrée.
Mériter ma vengeance eſt un moindre forfait
Que d’oſer un moment en retarder l’effet.
Perfide, malgré toi, je t’en ferai complice,
Ton roi, pour tant d’affronts, n’a pas pour un ſupplice.
Je ne punirais point vos forfaits différents,
Si je ne m’en vengeais par des forfaits plus grands.
Où Thyeſte paraît, tout reſpire le crime ;
Je me ſens agité de l’eſprit qui l’anime ;
Je ſuis déjà coupable. Était-ce me venger
Que de charger ſon fils du ſoin de l’égorger ?
Qu’il vive, ce n’eſt plus ſa mort que je médite,
La mort n’eſt que la fin des tourments qu’il mérite.
Que le perfide, en proie aux horreurs de ſon ſort,
Implore comme un bien la plus affreuſe mort.
Que ma triſte vengeance, à tous les deux cruelle,
Étonne juſqu’aux dieux qui n’ont rien fait pour elle.
Vengeons tous nos affronts, mais par un tel forfait,
Que Thyeſte lui-même eût voulu l’avoir fait.
Lâche & vaine pitié, que ton murmure ceſſe ;
Dans les cœurs outragés tu n’es qu’une faibleſſe ;
Abandonne le mien : qu’exiges-tu d’un cœur
Qui ne reconnaît plus de dieu que ſa fureur ?

Courons tout préparer ; et, par un coup funeſte,
Surpaſſons, s’il ſe peut, les crimes de Thyeſte.
Le ciel, pour le punir d’avoir pu m’outrager,
A remis à ſon ſang le ſoin de m’en venger.



S C È N E   I.
Pliſthène, Theſſandre.
T H E S S A N D R E.

Où courez-vous, ſeigneur ? Qu’allez-vous entreprendre ?

P L I S T H È N E.

D’un cœur au déſespoir tout ce qu’on peut attendre.

T H E S S A N D R E.

Quelle eſt donc la fureur dont je vous vois épris ?
Ciel ! Dans quel trouble affreux jetez-vous mes eſprits ?
D’où naît ce déſespoir que chaque inſtant irrite ?
Pour qui préparez-vous ces vaiſſeaux, cette fuite ?
Quel intérêt enfin arme ici votre bras,
Et ces amis tout prêts à marcher ſur vos pas ?
Parlez, ſeigneur : le roi, déſormais plus ſévère…

P L I S T H È N E.

Qu’avais-je fait aux dieux pour naître d’un tel père ?
Ô devoir, dans mon cœur trop longtemps reſpecté,
Laiſſe un moment l’amour agir en liberté.

Les rigoureuſes lois qu’impoſe la nature
Ne ſont plus que des droits dont la vertu murmure.
Secrets perſécuteurs des cœurs nés vertueux,
Remords, qu’exigez-vous d’un amant malheureux ?

T H E S S A N D R E.

Que dites-vous, ſeigneur ? Quelle douleur vous preſſe ?

P L I S T H È N E.

Theſſandre, il faut périr, ou ſauver ma princeſſe.

T H E S S A N D R E.

La ſauver ! Et de qui ?

P L I S T H È N E.

La ſauver ! Et de qui ?Du roi, dont la fureur
Va lui plonger peut-être un poignard dans le cœur.
C’eſt pour la dérober au coup qui la menace,
Que je n’écoute plus qu’une coupable audace.
Non, cruel, ce n’eſt point pour la voir expirer,
Que du plus tendre amour je me ſens inſpirer.
Croirais-tu que du roi la haine ſanguinaire
A voulu me forcer d’aſſassiner ſon frère ;
Que, pour mieux m’obliger à lui percer le flanc,
De ſa fille, au refus, il doit verſer le ſang ?
Ah ! Je me ſens ſaisir d’une fureur nouvelle :
Courons, pour la ſauver, où mon honneur m’appelle.
Mais où la rencontrer ? Eh quoi ! Les juſtes dieux

M’ont-ils déjà puni d’un projet odieux ?
Que fait Thyeſte ? Hélas ! Qu’eſt-elle devenue ?
Qui peut dans ce palais la ſoustraire à ma vue ?
Je frémis : retournons les chercher en ces lieux,
Les en ſauver, Theſſandre, ou périr à leurs yeux.
Allons, ne laiſſons point, dans l’ardeur qui m’anime,
Un cœur comme le mien réfléchir ſur un crime.
Étouffons des remords que j’avais dû prévoir,
Lorſque je n’attends rien que de mon déſespoir.
Suis-moi ; c’eſt trop tarder ; & d’un péril extrême
On doit moins balancer à ſauver ce qu’on aime.
Ce n’eſt point un forfait ; c’eſt imiter les dieux
Que de remplir ſon cœur du ſoin des malheureux.



S C È N E   II.
Pliſthène, Théodamie, Theſſandre, Léonide.
P L I S T H È N E.

Mais que vois-je, Theſſandre ? ô ciel ! Quelle eſt ma joie !

À Théodamie.

Se peut-il qu’en ces lieux Pliſthène vous revoie ?
L’unique objet des ſoins de mon cœur éperdu,
Hélas ! Par quel bonheur nous eſt-il donc rendu ?
Quoi ! C’eſt vous, ma princeſſe ! Ah ! Ma fureur calmée
Fait place à la douceur dont mon âme eſt charmée.

Dieux ! Qu’allais-je tenter ? Mais quel eſt votre effroi ?
Qui fait couler vos pleurs ? Et qu’eſt-ce que je vois ?

T H É O D A M I E.

Seigneur, vous me voyez les yeux baignés de larmes,
Et le cœur agité des plus vives alarmes.
Thyeſte va bientôt enſanglanter ces lieux,
Si vous ne retenez ce prince furieux.
Trop sûr que votre mort, que la ſienne eſt jurée,
Il veut la prévenir par la perte d’Atrée.
Il erre en ce palais dans ce cruel deſſein,
Tout prêt à lui plonger un poignard dans le ſein.
Il eſt perdu, ſeigneur, ce prince qui vous aime,
Si vous ne le ſauvez d’Atrée, ou de lui-même.
Il voit de tous côtés qu’on obſerve ſes pas ;
Le péril cependant ne l’épouvante pas.
Si la pitié pour nous peut émouvoir votre âme,
Si moi-même en ſecret j’approuvai votre flamme,
S’il eſt vrai que l’amour ait pu vous attendrir,
Au nom de cet amour daignez le ſecourir.
Je vous dirais qu’un cœur plein de reconnaiſſance
D’un ſervice ſi grand ſera la récompenſe,
S’il avait attendu que tant de ſoins pour nous
Vinſſent juſtifier ce qu’il ſentait pour vous.

P L I S T H È N E.

Diſſipez vos frayeurs, & calmez vos alarmes ;
Vos yeux, pour m’attendrir, n’ont pas beſoin de larmes.
Hélas ! Qui plus que moi doit plaindre vos malheurs ?
Ne craignez rien ; mes ſoins ont prévenu vos pleurs.
De ces funeſtes lieux votre fuite aſſurée
Va vous mettre à couvert des cruautés d’Atrée ;
Et je vais, s’il le faut, aux dépens de ma foi,
Prouver à vos beaux yeux ce qu’ils peuvent ſur moi.
Oui, croyez-en ces dieux que mon amour atteſte,
Croyez-en ces garants du ſalut de Thyeſte :
Il m’eſt plus cher qu’à vous : ſans me donner la mort,
Le roi ne ſera point l’arbitre de ſon ſort.
Votre père vivra ; vous vivrez ; & Pliſthène
N’aura point eu pour vous une tendreſſe vaine.
Je ſauverai Thyeſte. Eh ! Que n’ai-je point fait ?
Hélas ! Si vous ſaviez d’un barbare projet
À quel prix j’ai déjà tenté de le défendre…
Venez ; pour lui, pour vous, je vais tout entreprendre :
Heureux ſi je pouvais, en vous ſauvant tous deux,
Près de ne vous voir plus, expirer à vos yeux !



S C È N E   III.
Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Theſſandre, Léonide.
P L I S T H È N E.

Mais Thyeſte paraît : quel bonheur eſt le nôtre !
Quel favorable ſort nous rejoint l’un & l’autre !

T H Y E S T E apercevant Pliſthène.

Que vois-je ? Dieux puiſſants, après un ſi grand bien,
Non, Thyeſte de vous ne demande plus rien.
Quoi ! Prince, vous vivez ! Eh ! Comment d’un perfide
Avez-vous pu fléchir le courroux parricide ?
Que faiſiez-vous, cher prince ? Et dans ces mêmes lieux
Qui pouvait ſi longtemps vous cacher à nos yeux ?
Effrayé des fureurs où mon âme eſt livrée,
Je vous croyais déjà la victime d’Atrée ;
Pliſthène dans ces lieux n’était plus attendu.
Je l’avoue, à mon tour je me ſuis cru perdu :
J’allais tenter…

P L I S T H È N E.

J’allais tenter… Calmez le ſoin qui vous dévore ;
Vous n’êtes point perdu, puiſque je vis encore.
Tant que l’aſtre du jour éclairera mes yeux,
Il n’éclairera point votre perte en ces lieux :
Malgré tous mes malheurs, je vis pour vous défendre.

De ces bords cependant fuyez, ſans plus attendre ;
Et, ſans vous informer d’un odieux ſecret,
Croyez-en un ami qui vous quitte à regret.
Adieu, ſeigneur, adieu : mon âme eſt ſatisfaite
D’avoir pu vous offrir une sûre retraite.
Theſſandre doit guider, au ſortir du palais,
Des pas que je voudrais n’abandonner jamais.

T H Y E S T E.

Moi fuir, prince ! Qui ? Moi ! Que je vous abandonne !
Ah ! Ce n’eſt pas ainſi que ma gloire en ordonne.
Inſtruit par vos bontés pour un ſang malheureux,
Je n’en trahirai point l’exemple généreux.
Accablé des malheurs où le deſtin me livre,
Je veux mourir en roi, ſi je ne puis plus vivre.
Laiſſez-moi près de vous : je ne puis vous quitter.
De noirs preſſentiments viennent m’épouvanter ;
Je ſens à chaque inſtant que mes craintes redoublent,
Que pour vous, en ſecret, mes entrailles ſe troublent :
Je combats vainement de ſi vives douleurs ;
Un pouvoir inconnu me fait verſer des pleurs.
Laiſſez-moi partager le ſort qui vous menace.
Au courroux du tyran la tendreſſe a fait place ;
Les noms de fils pour lui ſont des noms ſuperflus ;
Et ce n’eſt pas ſon ſang qu’il reſpecte le plus.

P L I S T H È N E.

Ah ! Qu’il verſe le mien : plût au ciel que mon père
Dans le ſang de ſon fils eût éteint ſa colère !
Fuyez, ſeigneur, fuyez ; & ne m’expoſez pas
À l’horreur de vous voir égorger dans mes bras.
Hélas ! Je ne crains point pour votre ſeule vie :
Ne fuyez pas pour vous, mais pour Théodamie.
C’eſt vous en dire aſſez, ſeigneur, ſauvez du moins
L’objet de ma tendreſſe, & l’objet de mes ſoins.
Et ne m’expoſez pas à l’horreur légitime
D’avoir, ſans fruit pour vous, oſé tenter un crime.
Fuyez, n’abuſez point d’un moment précieux.
Cherchez-vous à périr dans ces funeſtes lieux ?
Theſſandre, conduiſez…

T H E S S A N D R E.

Theſſandre, conduiſez… Seigneur, le roi s’avance.

P L I S T H È N E.

Il en eſt temps encore, évitez ſa préſence.



S C È N E  IV.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, , Euryſthène, Theſſandre, Léonide, Gardes.
A T R É E.

D’où vient, à mon abord, le trouble où je vous vois ?
Ne craignez rien, les dieux ont fléchi votre roi.
Ce n’eſt plus ce cruel guidé par ſa vengeance ;
Et le ciel dans ſon cœur a pris votre défenſe.

À Thyeſte.

Ne crains rien pour des jours par ma rage proſcrits.
Gardes, éloignez-vous.



S C È N E   V.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Euryſthène, Theſſandre, Léonide.
A T R É E à Thyeſte.

Gardes, éloignez-vous.Raſſure tes eſprits :
D’une indigne frayeur je vois ton âme atteinte ;
Thyeſte, chaſſes-en les horreurs & la crainte.
Ne redoute plus rien de mon inimitié,
Toute ma haine cède à ma juſte pitié.
Ne crains plus une main à te perdre animée ;
Tes malheurs ſont ſi grands qu’elle en eſt déſarmée :
Et les dieux, effrayés des forfaits des humains,
Jamais plus à propos n’ont trahi leurs deſſeins.
Quelle était ma fureur ! Et que vais-je t’apprendre !
Ton cœur déjà tremblant va frémir de l’entendre.

Je le répète encor ; tes malheurs ſont ſi grands,
Qu’à peine je les crois, moi qui te les apprends.

Il lui montre un billet d’Aerope.

Ce billet ſeul contient un ſecret ſi funeſte…
Mais, avant de l’ouvrir, écoute tout le reſte.
Tu n’as pas oublié les ſujets odieux
D’un courroux excité par tes indignes feux :
Souviens-t’en ; c’eſt à toi d’en garder la mémoire :
Pour moi, je les oublie ; ils bleſſent trop ma gloire.
Cependant contre toi que n’ai-je point tenté !
J’en ſens encor frémir mon cœur épouvanté.
En vain ſur mes ſerments ton âme raſſurée
Comptait ſur une paix que je t’avais jurée ;
Car, dans l’inſtant fatal où j’atteſtais les cieux,
Je me jurais ta mort, & j’impoſais aux dieux.
Je n’en veux pour témoin que ce même Pliſthène,
Par de pareils ſerments qui ſut tromper ma haine.
C’était lui qui devait me venger aujourd’hui
D’un crime dont l’affront rejailliſſait ſur lui ;
Et, pour mieux l’engager à t’arracher la vie,
J’en devais, au refus, priver Théodamie.
De ce récit affreux ne prends aucun effroi :
Tu dois te raſſurer en le tenant de moi.

À Pliſthène.

Et toi, dont la vertu m’a garanti d’un crime,
Ne crains rien d’un courroux peut-être légitime.

Si c’eſt un crime à toi de ne le point ſervir,
Quelle eût été l’horreur d’avoir pu l’aſſouvir !
Enfin, c’eût été peu que d’immoler mon frère,
Le malheureux auroit aſſassiné ſon père.

T H Y E S T E.

Moi, ſon père !

A T R É E.

Moi, ſon père !Ces mots vont t’en inſtruire. Lis.
Il lui donne la lettre d’Aerope.

T H Y E S T E.

Dieux ! Qu’eſt-ce que je vois ? C’eſt d’Aerope. Ah ! Mon fils !
La nature en mon cœur éclaircit ce myſtère.
Thyeſte t’aimait trop pour n’être point ton père.
Cher Pliſthène, mes vœux ſont enfin accomplis.

P L I S T H È N E.

Ciel ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Moi, ſeigneur, votre fils !
Tout ſemblait réſerver, dans un jour ſi funeſte,
Ma main au parricide, & mon cœur à l’inceſte.
Grands dieux, qui m’épargnez tant d’horreurs en ce jour,
Dois-je bénir vos ſoins, ou plaindre mon amour ?

À Atrée.

Vous qui, trompé longtemps dans une injuſte haine,
Du nom de votre fils honorâtes Pliſthène ;
Quand je ne le ſuis plus, ſeigneur, il m’eſt bien doux

D’être du moins ſorti d’un même ſang que vous.
Je ne ſuis conſolé de perdre en vous un père
Que lorſque je deviens le fils de votre frère.
Mais ce fils, près de vous, privé d’un ſi haut rang,
L’eſt toujours par le cœur, s’il ne l’eſt par le ſang.

A T R É E.

C’eût été pour Atrée une perte funeſte,
S’il eût fallu te rendre à d’autres qu’à Thyeſte.
Le deſtin ne pouvait, qu’en te donnant à lui,
Me conſoler d’un bien qu’il m’enlève aujourd’hui.
Euryſthène, ſensible aux larmes de ta mère,
Eſt celui qui me fit, de ſon bourreau, ton père.
Inſtruit de mes fureurs, c’eſt lui dont la pitié
Vient de vous ſauver tous de mon inimitié.

À Thyeſte.

Thyeſte, après ce fils que je viens de te rendre,
Tu vois ſi déſormais je cherche à te ſurprendre.
Reçois-le de ma main pour garant d’une paix
Que mes ſoupçons jaloux ne troubleront jamais :
Enfin, pour t’en donner une entière aſſurance,
C’eſt par un fils ſi cher que ton frère commence.
En faveur de ce fils, qui fut longtemps le mien,
De mon ſceptre aujourd’hui je détache le tien.
Rentre dans tes états ſous de ſi doux auſpices,
Qui de notre union ne ſont que les prémices.

Je prétends que ce jour, que ſouillait ma fureur,
Achève de bannir les ſoupçons de ton cœur.
Thyeſte, en croiras-tu la coupe de nos pères ?
Eſt-ce offrir de la paix des garants peu ſincères ?
Tu ſais qu’aucun de nous, ſans un malheur ſoudain,
Sur ce gage ſacré n’oſe jurer en vain :
C’eſt ſa perte, en un mot : cette coupe fatale
Eſt le ſerment du Styx pour les fils de Tantale.
Je veux bien aujourd’hui, pour lui prouver ma foi,
En mettre le péril entre Thyeſte & moi :
Veut-il bien, à ſon tour, que la coupe ſacrée
Achève l’union de Thyeſte & d’Atrée ?

T H Y E S T E.

Pourriez-vous m’en offrir un gage plus ſacré,
Que de me rendre un fils ? Mon cœur eſt raſſuré ;
Et je ne penſe pas que le don de Pliſthène
Soit un préſent, ſeigneur, que m’ait fait votre haine.
J’accepte cependant ces garants d’une paix
Qui fait depuis longtemps mes plus tendres ſouhaits.
Non que d’aucun détour un frère vous ſoupçonne ;
À la foi d’un grand roi Thyeſte s’abandonne :
S’il en reçoit enfin des gages en ce jour,
C’eſt pour vous raſſurer ſur la ſienne à ſon tour.

A T R É E.

Pour cet heureux moment qu’en ces lieux tout s’apprête ;
Qu’un pompeux ſacrifice en précède la fête ;
Trop heureux ſi Thyeſte, aſſuré de la paix,
Daigne la regarder comme un de mes bienfaits !
Vous qui de mon courroux avez ſauvé Pliſthène,
C’eſt vous, de ce grand jour, que je charge, Euryſthène ;
J’en remets à vos ſoins la fête & les apprêts.
Courez tout préparer au gré de mes ſouhaits.
Mon frère n’attend plus que la coupe ſacrée :
Offrons-lui ce garant de l’amitié d’Atrée.
Puiſſe le nœud ſacré qui doit nous réunir
Effacer de ſon cœur un triſte ſouvenir !
Pourra-t-il oublier… ?

T H Y E S T E.

Pourra-t-il oublier… ?Tout, juſqu’à ſa miſère.
Il ne ſe ſouvient plus que d’un fils & d’un frère.



S C È N E   VI.
Pliſthène, Theſſandre.
P L I S T H È N E à Theſſandre.

Dès ce moment, au port précipite tes pas ;
Que le vaiſſeau, ſurtout, ne s’en écarte pas.
De mille affreux ſoupçons j’ai peine à me défendre.
Cours ; & que nos amis viennent ici m’attendre.



S C È N E   I.
P L I S T H È N E ſeul.

Theſſandre ne vient point, rien ne l’offre à mes yeux ;
Tout m’abandonne-t-il dans ces funeſtes lieux ?
Triſtes preſſentiments que le malheur enfante,
Que la crainte nourrit, que le ſoupçon augmente ;
Secrets avis des dieux, ne preſſez plus un cœur
Dont toute la fierté combat mal la frayeur.
C’eſt en vain qu’elle veut y mettre quelque obſtacle ;
Le cœur des malheureux n’eſt qu’un trop sûr oracle.
Mais pourquoi m’alarmer ? Et quel eſt mon effroi ?
Puis-je, ſans l’outrager, me défier d’un roi
Qui ſemble déſormais, cédant à la nature,
Oublier qu’à ſa gloire on ait fait une injure ?
L’oublier ! Ah ! Moi-même, oublié-je aujourd’hui
Ce qu’il voulait de moi, ce que j’ai vu de lui ?
Puis-je en croire une paix déjà ſans fruit jurée ?
Dès qu’il faut pardonner, n’attendons rien d’Atrée.
Je ne connais que trop ſes tranſports furieux ;
Et ſa fauſſe pitié n’éblouit point mes yeux.

C’eſt en vain de ſa main que je reçois un père ;
Tout ce qui vient de lui cache quelque myſtère.
J’en ai trop éprouvé de ſon perfide cœur,
Pour oſer, ſur ſa foi, dépoſer ma frayeur.
Je ne ſais quel ſoupçon irrite mes alarmes ;
Mais du fond de mon cœur je ſens couler mes larmes.
Theſſandre ne vient point : tant de retardements
Ne confirment que trop mes noirs preſſentiments.


S C È N E   II.
Pliſthène, Theſſandre.
P L I S T H È N E.

Mais je le vois. Eh bien ! En eſt-ce fait, Theſſandre ?
Sur les bords de l’Euripe eſt-il temps de nous rendre ?
Pour cet heureux moment as-tu tout préparé ?
De nos amis ſecrets t’es-tu bien aſſuré ?

T H E S S A N D R E.

Il ne tient plus qu’à vous d’éprouver leur courage ;
Je les ai diſpersés, ici, ſur le rivage ;
Tout eſt prêt. Cependant, ſi Pliſthène aujourd’hui
Veut en croire des cœurs pleins de zèle pour lui,
Il ne partira point : ce deſſein téméraire
Pourrait cauſer ſa perte & celle de ſon père.

P L I S T H È N E.

Ah ! Je ne fuirais pas, quel que fût mon effroi,
Si mon cœur aujourd’hui ne tremblait que pour moi.
Theſſandre, il faut ſauver mon père & la princeſſe ;
Ce n’eſt plus que pour eux que mon cœur s’intéreſſe.
Cherche Théodamie, & ne la quitte pas ;
Moi, je cours retrouver Thyeſte de ce pas.

T H E S S A N D R E.

Eh ! Que prétendez-vous, ſeigneur, lorſque ſon frère
Semble de ſa préſence accabler votre père ?
Il ne le quitte point ; ſes longs embraſſements
Sont toujours reſſerrés par de nouveaux ſerments.
Un ſuperbe feſtin par ſon ordre s’apprête ;
Il appelle les dieux à cette auguſte fête.
Mon cœur, à cet aſpect qui s’eſt laiſſé charmer,
Ne voit rien dont le vôtre ait lieu de s’alarmer.

P L I S T H È N E.

Et moi, je ne vois rien dont le mien ne frémiſſe.
De quelque crime affreux cette fête eſt complice ;
C’eſt aſſez qu’un tyran la conſacre en ces lieux ;
Et nous ſommes perdus s’il invoque les dieux.
Va, cours avec ma sœur nous attendre au rivage ;
Moi, je vais à Thyeſte ouvrir un sûr paſſage.



S C È N E   III.
PLISTHÈNE, ſeul

Dieux puiſſants, ſecondez un ſi juſte deſſein ;
Et dérobez mon père aux coups d’un inhumain.



S C È N E   IV.
Atrée, Pliſthène, Gardes.
A T R É E.

Demeure, digne fils d’Aerope & de Thyeſte ;
Demeure, reſte impur d’un ſang que je déteſte.
Pour remplir de tes ſoins le projet important,
Demeure, c’eſt ici que Thyeſte t’attend ;
Et tu n’iras pas loin pour rejoindre, perfide,
Les traîtres qu’en ces lieux arme ton parricide.
Prince indigne du jour, voilà donc les effets
Que dans ton âme ingrate ont produits mes bienfaits !
À peine le deſtin te redonne à ton père,
Que ton cœur auſſitôt en prend le caractère ;
Et plus ingrat que lui, puiſqu’il me devait moins,
L’attentat le plus noir eſt le prix de mes ſoins.
Va, pour le prix des tiens, retrouver tes complices ;
Va périr avec eux dans l’horreur des ſupplices.

P L I S T H È N E.

Pourquoi me ſupposer un indigne forfait ?
Eſt-ce pour vos pareils que le prétexte eſt fait ?
Vos reproches honteux n’ont rien qui me ſurprenne,
Et je ne ſens que trop ce que peut votre haine.

Aurais-je prétendu, né d’un ſang odieux,
Vous être plus ſacré que n’ont été les dieux ?
À travers les détours de votre âme parjure,
J’entrevois des horreurs dont frémit la nature.
Dans la juſte fureur dont mon cœur eſt épris…
Mais non, je me ſouviens que je fus votre fils.
Malgré vos cruautés, & malgré ma colère,
Je crois encore ici m’adreſſer à mon père.
Quoique trop aſſuré de ne point l’attendrir,
Je ſens bien que du moins je ne dois point l’aigrir,
Dans l’eſpoir que ma mort pourra vous ſatisfaire,
Que vous épargnerez votre malheureux frère.
Le crime ſupposé qu’on m’impute aujourd’hui,
Tout, juſqu’à ſon départ, eſt un ſecret pour lui.
Sur la foi d’une paix ſi ſaintement jurée,
Il ſe croit ſans péril entre les mains d’Atrée :
J’ai pénétré moi ſeul au fond de votre cœur ;
Et mon malheureux père eſt encor dans l’erreur.
Je ne vous parle point d’une jeune princeſſe ;
À la faire périr rien ne vous intéreſſe.

A T R É E.

Va, tu prétends en vain t’éclaircir de leur ſort ;
Meurs dans ce doute affreux, plus cruel que la mort.
De leur ſort aux enfers va chercher qui t’inſtruise.
Où l’on doit l’immoler, gardes, qu’on le conduiſe,

Verſez à ma fureur ce ſang abandonné,
Et ſongez à remplir l’ordre que j’ai donné.



S C È N E   V.
A T R É E, ſeul.

Va périr, malheureux, mais, dans ton ſort funeſte,
Cent fois moins malheureux que le lâche Thyeſte.
Que je ſuis ſatisfait ! Que de pleurs vont couler
Pour ce fils qu’à ma rage on eſt près d’immoler !
Quel que ſoit en ces lieux ſon ſupplice barbare,
C’eſt le moindre tourment qu’à Thyeſte il prépare.
Ce fils infortuné, cet objet de ſes vœux,
Va devenir pour lui l’objet le plus affreux.
Je ne te l’ai rendu que pour te le reprendre,
Et ne te le ravis que pour mieux te le rendre.
Oui, je voudrais pouvoir, au gré de ma fureur,
Le porter tout ſanglant juſqu’au fond de ton cœur.
Quel qu’en ſoit le forfait, un deſſein ſi funeſte,
S’il n’eſt digne d’Atrée, eſt digne de Thyeſte.
De ſon fils tout ſanglant, de ſon malheureux fils,
Je veux que dans ſon ſein il entende les cris.
C’eſt en toi-même, ingrat, qu’il faut que ma victime,
Ce fruit de tes amours, aille expier ton crime.
Je friſſonne, & je ſens mon âme ſe troubler ;
C’eſt à mon ennemi qu’il convient de trembler.

Qui cède à la pitié mérite qu’on l’offenſe ;
Il faut un terme au crime, & non à la vengeance.
Tout eſt prêt ; & déjà, dans mon cœur furieux,
Je goûte le plaiſir le plus parfait des dieux.
Je vais être vengé, Thyeſte, quelle joie !
Je vais jouir des maux où tu vas être en proie.
Ce n’eſt de ſes forfaits ſe venger qu’à demi,
Que d’accabler de loin un perfide ennemi ;
Il faut, pour bien jouir de ſon ſort déplorable,
Le voir dans le moment qu’il devient miſérable,
De ſes premiers tranſports irriter la douleur,
Et lui faire à longs traits ſentir tout ſon malheur.


S C È N E   VI.
Atrée, Thyeſte, Gardes.
A T R É E bas

Thyeſte vient ; feignons ; il ſemble, à ſa triſtesse,
Que de ſon ſort affreux quelque ſoupçon le preſſe.

Haut.

Cher Thyeſte, approchez : d’où naît cette frayeur ?
Quel déplaiſir ſi prompt peut troubler votre cœur ?
Vous paraiſſez ſaisi d’une douleur ſecrète,
Et ne me montrez plus cette âme ſatisfaite

Qui ſemblait reſpirer la douceur de la paix :
Ne ſerait-elle plus vos plus tendres ſouhaits ?
Quoi ! De quelques ſoupçons votre âme eſt-elle atteinte ?
Ce jour, cet heureux jour eſt-il fait pour la crainte ?
Mon frère, vous devez la bannir déſormais ;
La coupe va bientôt nous unir pour jamais.
Goûtez-vous la douceur d’une paix ſi parfaite ?
Et la ſouhaitez-vous comme je la ſouhaite ?
N’êtes-vous pas ſensible à ce rare bonheur ?

T H Y E S T E.

Qui ? Moi vous ſoupçonner, ou vous haïr, ſeigneur ?
Les dieux m’en ſont témoins, ces dieux qu’ici j’atteſte,
Qui liſent mieux que vous dans l’âme de Thyeſte.
Ne vous offenſez point d’une vaine terreur
Qui ſemble, malgré moi, s’emparer de mon cœur :
Je le ſens agité d’une douleur mortelle ;
Ma conſtance ſuccombe ; en vain je la rappelle ;
Et, depuis un moment, mon eſprit abattu
Laiſſe d’un poids honteux accabler ſa vertu.
Cependant, près de vous, un je ne ſais quel charme
Suſpend dans ce moment le trouble qui m’alarme.
Pour raſſurer encor mes timides eſprits,
Rendez-moi mes enfants, faites venir mon fils ;
Qu’il puiſſe être témoin d’une union ſi chère,
Et partager, ſeigneur, les bontés de mon frère.

A T R É E.

Vous ſerez ſatisfait, Thyeſte ; & votre fils
Pour jamais en ces lieux va vous être remis.
Oui, mon frère, il n’eſt plus que la Parque inhumaine
Qui puiſſe ſéparer Thyeſte de Pliſthène.
Vous le verrez bientôt ; un ordre de ma part
Le fait de ce palais hâter votre départ.
Pour donner de ma foi des preuves plus certaines,
Je veux vous renvoyer dès ce jour à Mycènes.
Malgré ce que je fais, peu sûr de cette foi,
Je vois que votre cœur s’alarme auprès de moi.
J’avais cru cependant qu’une pleine aſſurance
Devait ſuivre…

T H Y E S T E.

Devait ſuivre…Ah ! Seigneur, ce reproche m’offenſe.

A T R É E à un garde.

Qu’on cherche la princeſſe ; allez, & qu’en ces lieux
Pliſthène, ſans tarder, ſe préſente à ſes yeux.
Il faut…



S C È N E   VII.
Atrée, Thyeſte, Euryſthène, Gardes.
Euryſthène apporte la coupe.
A T R É E.

Il faut…Mais j’aperçois la coupe de nos pères :
Voici le nœud ſacré de la paix de deux frères ;
Elle vient à propos pour raſſurer un cœur
Qu’alarme en ce moment une indigne terreur.

Tel qui pouvait encor ſe défier d’Atrée
En croira mieux peut-être à la coupe ſacrée.
Thyeſte veut-il bien qu’elle achève en ce jour
De réunir deux cœurs déſunis par l’amour ?
Pour engager un frère à plus de confiance,
Pour le convaincre enfin, donnez, que je commence.
Il prend la coupe de la main d’Euryſthène.

T H Y E S T E.

Je vous l’ai déjà dit, vous m’outragez, ſeigneur,
Si vous vous offenſez d’une vaine frayeur.
Que voudrait déſormais me ravir votre haine,
Après m’avoir rendu mes états & Pliſthène ?
Du plus affreux courroux quel que fût le projet,
Mes jours infortunés valent-ils ce bienfait ?
Euryſthène, donnez ; laiſſez-moi l’avantage
De jurer le premier ſur ce précieux gage.
Mon cœur, à ſon aſpect, de ſon trouble eſt remis ;
Donnez. Mais cependant je ne vois point mon fils.
Il prend la coupe des mains d’Atrée.

A T R É E à ſes gardes, à Thyeſte.

Il n’eſt point de retour ? Raſſurez-vous, mon frère ;
Vous reverrez bientôt une tête ſi chère :
C’eſt de notre union le nœud le plus ſacré ;
Craignez moins que jamais d’en être ſéparé.

T H Y E S T E.

Soyez donc les garants du ſalut de Thyeſte,
Coupe de nos aïeux, & vous, dieux que j’atteſte.
Puiſſe votre courroux foudroyer déſormais
Le premier de nous deux qui troublera la paix !
Et vous, frère auſſi cher que ma fille & Pliſthène,
Recevez de ma foi cette preuve certaine.
Mais que vois-je, perfide ? Ah ! Grands dieux ! Quelle horreur !
C’eſt du ſang ! Tout le mien ſe glace dans mon cœur.
Le ſoleil s’obſcurcit ; & la coupe ſanglante
Semble fuir d’elle-même à cette main tremblante.
Je me meurs. Ah ! Mon fils, qu’êtes-vous devenu ?


S C È N E   VIII.
Atrée, Thyeſte, Théodamie, Euryſthène, Léonide, Gardes.
T H É O D A M I E.

L’avez-vous pu ſouffrir, dieux cruels ? Qu’ai-je vu ?
Ah, ſeigneur ! Votre fils, mon déplorable frère,
Vient d’être pour jamais privé de la lumière.

T H Y E S T E.

Mon fils eſt mort, cruel, dans ce même palais,
Et dans le même inſtant où l’on m’offre la paix !
Et, pour comble d’horreurs, pour comble d’épouvante,
Barbare, c’eſt du ſang que ta main me préſente !
Ô terre, en ce moment, peux-tu nous ſoutenir ?
Ô de mon ſonge affreux triſte reſſouvenir ?
Mon fils, eſt-ce ton ſang qu’on offrait à ton père ?

A T R É E.

Méconnais-tu ce ſang ?

T H Y E S T E.

Méconnais-tu ce ſang ?Je reconnais mon frère.

A T R É E.

Il fallait le connaître, & ne point l’outrager ;
Ne point forcer ce frère, ingrat, à ſe venger.

T H Y E S T E.

Grands dieux, pour quels forfaits lancez-vous le tonnerre ?
Monſtre, que les enfers ont vomi ſur la terre,
Aſſouvis la fureur dont ton cœur eſt épris ;
Joins un malheureux père à ſon malheureux fils ;
À ſes mânes ſanglants donne cette victime,
Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.
Barbare, peux-tu bien m’épargner en des lieux
Dont tu viens de chaſſer & le jour & les dieux ?

A T R É E.

Non, à voir les malheurs où j’ai plongé ta vie,
Je me repentirais de te l’avoir ravie.
Par tes gémiſſements je connais ta douleur :
Comme je le voulais tu reſſens ton malheur ;
Et mon cœur, qui perdait l’eſpoir de ſa vengeance,
Retrouve dans tes pleurs ſon unique eſpérance.
Tu ſouhaites la mort, tu l’implores ; & moi,
Je te laiſſe le jour pour me venger de toi.

T H Y E S T E.

Tu t’en flattes en vain, & la main de Thyeſte
Saura bien te priver d’un plaiſir ſi funeſte.

Il ſe tue.
T H É O D A M I E.

Ah ciel !

T H Y E S T E.

Ah ciel !Conſolez-vous, ma fille ; & de ces lieux
Fuyez, & remettez votre vengeance aux dieux.
Contente, par vos pleurs, d’implorer leur juſtice,
Allez loin de ce traître attendre ſon ſupplice.
Les dieux, que ce parjure a fait pâlir d’effroi,
Le rendront quelque jour plus malheureux que moi ;
Le ciel me le promet, la coupe en eſt le gage ;
Et je meurs.

A T R É E.

Et je meurs.À ce prix, j’accepte le préſage :
Ta main, en t’immolant, a comblé mes ſouhaits,
Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.