Au Canada - L’Éducation et la Société

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Au Canada - L’Éducation et la Société
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 323-358).
AU CANADA

L’ÉDUCATION ET LA SOCIÉTÉ


I

Il me serait presque impossible de donner à mes lecteurs une idée juste et vivante de la société contemporaine au Canada français, sans leur rappeler en même temps sur quelles bases s’est établie cette société, quels élémens sont entrés dans sa formation. Au fond c’était et c’est encore en miniature la société française de l’ancien régime. Le seigneur, proprement dit, a disparu devant la conquête étrangère, mais on dira la seigneurie et la noblesse tant que les manoirs resteront debout, tant qu’il subsistera des fonctionnaires et un haut clergé. En réalité la seigneurie, dans l’acception féodale du mot, est aujourd’hui la paroisse, et l’organisation paroissiale demeure la base de l’organisation municipale, l’érection de la paroisse religieuse précédant la constitution de la municipalité. C’est seulement quand l’évêque a organisé une paroisse que le décret d’érection est soumis à des commissaires de l’État qui tiennent compte de ce qui a été fait et ordonné par les autorités ecclésiastiques[1]. Ceci suffit à indiquer la prépondérance que conserve le clergé, prépondérance dont il ne faudrait peut-être pas qu’il abusât dans l’avenir, car la dîme et certaines autres taxes réclamées par l’Église commencent à paraître onéreuses.

Le curé détient les registres de l’état civil, il a le droit de visiter les écoles de sa paroisse et d’en examiner les livres. Sa situation présente est à peu près celle qu’il possédait chez nous avant la Révolution. Et, dès leur bas âge, les enfans apprennent que le peuple canadien, cédé à l’étranger, non pas conquis, doit d’exister encore à l’action bienfaisante du clergé, du prêtre patriote qui seul ne l’a pas abandonné ; on lui dit que se dévouer à l’Église, c’est se dévouer à la patrie. La reconnaissance à l’Eglise entre pour une large part dans cette devise gardée par un castor sur les armes nationales : Je me souviens. Il est vrai que la dette est énorme. Le prêtre, on le retrouve à la tête de tout, d’un bout à l’autre de cette histoire si curieuse, si embrouillée par les vagues et arbitraires concessions de territoires que faisaient, chacun de son côté, les gouvernemens de France et d’Angleterre. Tous les deux, pendant un siècle et demi, se disputèrent la propriété de l’Amérique du Nord, l’Angleterre au nom de la découverte des Cabot en 1498, la France en vertu du voyage de Verazzano en 1524, Henri IV, Louis XIII, Jacques Ier disposant à tort et à travers de terres dont ils n’étaient pas bien sûrs d’être possesseurs.

Les récollets, les jésuites, les sulpiciens connaissaient en revanche de visu le théâtre du conflit, s’y étant transportés de bonne heure, associés aux premières découvertes, et mêlés à toutes les fondations : ils dominèrent sans peine les colons, cultivateurs et soldats. J’ai déjà parlé du magnifique régiment de Carignan-Salières qui, envoyé au secours de l’empereur d’Allemagne pour battre les Turcs, s’était couvert de gloire en Hongrie et avait servi sous Turenne ; il se fixa dans la colonie après l’avoir défendue et l’énergie qu’il avait d’abord montrée au feu semble s’être concentrée ensuite sur le devoir d’accroître la population le plus promptement possible. Presque tous les officiers appartenaient à la noblesse, ils reçurent du roi des seigneuries, tandis que leurs hommes se groupaient autour d’eux comme censitaires et « habitans ». Ce mot d’habitant, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, exprime une idée de permanence, de stabilité. L’habitant ne sortait pas sans son fusil, ayant toujours en perspective la chance d’être surpris par les sauvages ennemis, au milieu de ses travaux, trop heureux s’ils lui laissaient le temps de se réfugier dans les forts dont le pays était couvert. Ces ouvrages palissades et armés enfermaient ordinairement l’église et le manoir seigneurial. En cas d’alarme la population s’y entassait et quelques-uns de ces petits forts furent immortalisés par d’héroïques résistances. Témoin Daulac qui, avec seize de ses compagnons, des jeunes gens de Montréal, et cinq ou six sauvages dévoués, barra le passage aux Iroquois partis pour assiéger Québec en 1660. Le fort du Long-Sault où ils se retranchèrent n’était qu’une méchante palissade, de construction indienne. Il tint néanmoins dix jours entiers et les Iroquois en l’emportant n’y trouvèrent que des cadavres, mais cette longue défense d’une poignée de braves sans vivres, mal retranchés derrière de simples pieux contre sept cents agresseurs, les découragea de s’attaquer aux murailles et à la garnison de Québec. Daulac triompha donc au prix accepté par lui et par ses camarades, le jour où, avec le consentement du gouverneur Maisonneuve, ils avaient, après une communion publique, fait le sacrifice de leur vie. Peut-on s’étonner de la valeur des milices qui comptaient dans leurs rangs des hommes de cette trempe ?

Le goût de l’aventure s’ajoutait et s’ajoute encore au courage chez tous les Canadiens ; peu capables de persévérance dans le travail, ils trouvent plus de plaisir à chasser qu’à conduire la charrue, et l’intimité des premiers colons avec les Indiens dont ils partageaient les goûts s’explique ainsi. C’est un des traits qui établissent une différence fondamentale entre les commencemens de la Nouvelle-France et ceux de sa proche voisine, la Nouvelle-Angleterre. Jamais les Anglais ne se familiarisèrent avec les aborigènes, ils n’eurent jamais d’eux le moindre souci, les refoulant, les supprimant aussitôt qu’ils le pouvaient, maintenant toujours d’implacables distances entre ces vaincus et la race victorieuse. L’Indien, sous le joug anglais, n’avait aucuns droits reconnus ; les Français pratiquèrent à son égard un système tout différent où la charité entrait pour beaucoup. Il ne faut pas oublier que l’occupation du Canada impliquait un ministère religieux à remplir envers des peuplades barbares et dégradées. Or, c’était simplement la liberté de penser à leur guise qu’étaient allés chercher les puritains rebelles au despotisme du gouvernement et de l’église établie de leur pays. L’esprit des deux colonies était donc absolument opposé : d’un côté, aristocratique et militaire ; de l’autre, civil et commercial. Dès les premiers temps de leur installation sur le rocher de Plymouth, les Américains de l’avenir se proposèrent d’agir en dehors de la métropole, de se gouverner seuls le plus possible et à tout risque ; tandis que les gens de la Nouvelle-France, bien éloignés de toute initiative, attendaient l’ordre du roi et vivaient sous l’influence directe du prêtre. L’autorité de celui-ci, selon la politique de Louis XIV, devait faire contrepoids aux autorités civiles, de même que la puissance occulte de l’intendant tenait en échec la suprématie déclarée du gouverneur, tous ces pouvoirs étant d’ailleurs réunis dans sa main paternelle et royale. Il s’ensuivit pour les trafiquans et les pêcheurs de la Nouvelle-Angleterre, renforcés par l’affluence toujours grossissante de l’immigration, une ère de prospérité rapide ; pour la Nouvelle-France au contraire, que le roi craignait de peupler au détriment de la mère patrie, une colonisation très lente, une dépendance absolue, et une pauvreté qui, d’ailleurs, à défaut de puritanisme, fut longtemps la gardienne des mœurs.

Pendant que les Pères pèlerins, uniquement préoccupés de gain et de liberté, réussissaient à vivre par leurs propres forces, les Français du Canada, ne songeant qu’à l’honneur, ambitieux de places, de commandemens, de titres, se bornaient en fait de besogne manuelle à l’agriculture. Le roi jugeait que les industries coloniales pourraient faire tort aux industries françaises. Non pas qu’il défendît le commerce ; il avait même décrété que ses gentilshommes pourraient s’y livrer sans déroger, mais c’était avec des restrictions telles que les tentatives naissantes se trouvaient aussitôt paralysées. Les femmes et filles d’habitans, aussitôt pourvues de métiers à tisser, fabriquèrent d’excellentes étoffes dont on use dans le pays aujourd’hui encore ; Mme de Repentigny, femme du brave officier de ce nom, avait appris de prisonniers anglais achetés aux sauvages l’art de filer le coton ; elle inventa de faire de la toile avec de l’ortie et avec de l’écorce de bois blanc ; toutefois les Canadiens n’avaient le droit de tisser que pour leurs besoins personnels. Le commerce unique, celui qui absorbait l’activité de la colonie, était celui des fourrures. Il y avait à Tadoussac, à Trois-Rivières, à Montréal des foires où les sauvages apportaient les peaux de bêtes tuées pendant l’hiver, la Compagnie des Cent Associés possédant le monopole de la traite. On ne put empêcher cependant, vu la pauvreté générale, les hommes jeunes et actifs de la colonie, de se faire une ressource de la chasse et de trafiquer directement avec les Indiens. Pour régulariser le mal, Louis XIV, qui suivait très attentivement dans les moindres détails tous les gestes de ses lointains sujets, accorda des patentes à certains particuliers, mais de ces patentes, plus d’un se passa ; l’espèce vaillante, pittoresque, romantique, tant vantée, tant chantée du coureur de bois surgit, proche parente du bandit, si l’on veut bien admettre des bandits-gentilshommes.

Entre le coureur de bois et le sauvage, l’intimité était des plus étroites ; ils faisaient ensemble de belliqueuses excursions chez les fermiers de la Nouvelle-Angleterre qui racontent encore les scènes de pillage que dirigèrent les « gentilshommes français » et, à les en croire, certains prêtres catholiques. Il est très vrai que la surveillance du jésuite ou du prêtre des missions étrangères s’exerça jusque dans les expéditions de cette sorte, mais les historiens protestans en ont pris prétexte pour des calomnies ; ils ne veulent pas admettre que le but du missionnaire en suivant la horde déchaînée était d’empêcher autant que possible des atrocités toujours menaçantes. Le sauvage converti était soumis au prêtre comme un petit enfant ; encore fallait-il qu’il n’eût pas goûté à l’eau-de-vie qui faisait de lui un fou furieux. Ce fut le but constant du clergé que d’empêcher l’Indien de boire ; la guerre violente entre Mgr de Laval et le gouverneur Frontenac n’eut point d’autre cause. Cette fois le gouverneur fut soutenu par la politique de Colbert qui refusa de supprimer complètement un trafic d’où sortaient de grandes ressources pour la colonie. Il alléguait que les Indiens habitués à l’eau de feu iraient en demander aux Anglais et aux Hollandais. Que pouvait le clergé ? Multiplier les excommunications, les refus de sépulture, user même des châtimens corporels qui tombaient indistinctement sur les Peaux rouges et blanches sans provoquer de révolte, mais aussi sans amener de repentir sérieux. Le jeu, l’eau-de-vie, tels étaient les vices de l’Indien, vices partagés par le coureur de bois.

Chez l’habitant régnaient en revanche toutes les vertus patriarcales. Les familles étaient nombreuses, presque à l’état de tribus, les parens qui tardaient à marier leurs enfans se voyaient mis à l’amende, tandis qu’un « don du roi » récompensait toute fille mariée dès l’âge de quinze ou seize ans, sans préjudice de la dot assurée à chacune des fiancées qui arrivaient par cargaisons sur les navires de France et que les colons recevaient de la main des religieuses. La sœur Marguerite Bourgeoys s’acquittait naïvement de cette besogne d’entremetteuse à Montréal : elle habitait la maison des filles d’honneur et présidait aux entrevues ; une pieuse veuve, Mme Bourdon, s’était chargée du même soin à Québec. Bien entendu les dots variaient selon la qualité des personnes, mais on se trouvait riche alors avec peu ; exemple le contrat de Magdeleine Bochart, sœur du gouverneur de Trois-Rivières, où figurent deux cents francs d’argent, quatre draps, deux nappes, six serviettes, un matelas, une couverture, deux plats, six cuillères, six assiettes d’étain, un pot, un chaudron, une armoire, une table, deux escabeaux, une huche, une armoire et une paire de cochons. C’était là un grand mariage ; il appartient au temps où les colons, peu nombreux, étaient triés sur le volet. Le roi facilita ensuite ce qu’il avait d’abord réprimé, il ouvrit la porte à tous pêle-mêle, sauf aux protestans qui eussent transporté en Amérique les forces vives dont la révocation de l’édit de Nantes privait la France. Louis XIV montra en ceci moins de libéralisme que tels de ses prédécesseurs, Charles IX ayant permis à Coligny de fonder un établissement calviniste dans la Floride[2] et Henri IV s’étant intéressé à l’entreprise du sieur de Monts en Acadie.

Le Canada, librement ouvert, cessa d’être ce qu’il avait été d’abord, une sorte de communauté religieuse. Le temps vint où la mode de Paris, au rouge près, fut suivie à Québec. Dans le récit de son voyage, fait au XVIIIe siècle, un très perspicace observateur suédois, Kalm, s’étend sur le charme des femmes de cette ville, quoiqu’il trouve celles de Montréal plus belles, plus sérieuses aussi ; mais il ajoute que les Québecquoises ont à un plus haut degré l’usage du monde et que leur laisser aller aimable plaît par son innocence même. Il reconnaît que les Canadiennes s’entendent aux soins du ménage ; toutes, sans exception de rang, vont au marché. Leurs magnifiques chevelures sont pour elles l’objet d’un soin particulier. Gaie, vive et spirituelle, la Québecquoise est par l’éducation et les manières une vraie dame française, mais Kalm lui reproche un défaut grave, la manie d’épouser l’étranger au débarqué, ce qui ôte des chances aux demoiselles de Montréal. Les jeunes filles canadiennes rappellent encore les descriptions de Kalm. Moins émancipées que les autres Américaines, elles sortent seules cependant et ont des privilèges dont ne jouissent pas les Françaises de leur âge. J’eus la bonne fortune à Québec de les voir réunies en grand nombre pour une fête qui, plus qu’aucune autre, était de nature à les faire valoir : un imprésario yankee avait monté avec leur concours ce qu’il appelait la parada. Ce joli spectacle fut donné au profit d’une milice canadienne nouvellement organisée. Il ne fallut que huit ou dix répétitions pour mettre ces demoiselles en état de figurer dans des tableaux et des danses de caractère qui m’ont laissé un souvenir très particulier de beauté, d’aisance, d’aplomb et de talent. Je me rappelle entre autres un menuet dansé avec les atours et toute la majesté du grand siècle, des figures de ballet militaire où la précision ne faisait aucun tort à la grâce. Qu’aurait dit de voir figurer les brebis de son troupeau sur les planches d’un vrai théâtre, ouvert au public, le terrible évêque Mgr de Saint-Vallier, si rigoureux contre les bals, les comédies, les toilettes ? Il imposait au gouverneur Denonville et à sa femme une règle de conduite quasi monastique, proscrivant toutes les fêtes, défendant aux jeunes filles les robes décolletées, les fontanges et la danse, sauf en présence de leur mère et avec des personnes de leur sexe. Le premier bal donné au Canada le 4 février 1667 fut un sujet de scandale au dire des jésuites dont la querelle avec Frontenac vint en partie de ce que le gouverneur avait fait jouer la comédie, notamment Tartufe. Sans doute cette tyrannie s’est relâchée ; cependant plusieurs des demoiselles mêmes qui avaient figuré dans la parada m’ont assuré qu’aucun confesseur ne tolérait encore les danses tournantes. Cette parada fut une escapade accomplie en masse, excusée en faveur de son but, et pour laquelle apparemment on n’avait pas demandé de permission.

Si le clergé s’oppose aux danses tournantes dans les salons, il admet parfaitement dans les campagnes les danses rondes qu’accompagnent les vieux airs de France ; c’est qu’elles sont dansées avec une grande retenue : au lieu de la vieille formule « embrassez celle que vous voudrez », on dit « saluez » ; et le baiser tourne en révérence. Les couplets ont été, à l’époque où ils franchirent l’Océan, expurgés de toutes les gaillardises qu’ils renfermaient sur l’autre rive ; mais la chanson, d’ailleurs, reste intacte, telle que les ancêtres l’ont apportée de Poitou, de Bretagne ou de Normandie, avec quelques modifications parfois dans le rythme qui semble s’être comme élargi devant de plus vastes horizons ou pénétré de la mélancolie des imposantes solitudes. L’une de mes meilleures soirées fut passée chez un excellent musicien, qui est aussi archéologue de mérite et causeur plein d’esprit, à entendre de charmantes voix dire des chansons du pays où je retrouvais les refrains villageois de mon enfance. La Claire Fontaine d’abord, qui est l’air national du Canada tout autant que :

Vive la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux !

Puis les chansons favorites de la veillée, celle dont le bûcheron remplit les échos de la forêt, celle que le voyageur solitaire se chante en canot sur la cage, sur le radeau de bois flotté : A Saint-Malo, beau port de mer, Dans les prisons de Nantes, En revenant de la jolie Rochelle, et ceci qui vous fait sentir pour ainsi dire la fraîcheur des brises du grand fleuve :

V’là l’bon vent ! v’là le joli vent !
V’la l’bon vent, ma mie m’appelle.

Elles seraient innombrables, ces chansons rustiques. M. Ernest Gagnon a choisi les plus originales, les a écrites telles qu’il les entendait de la bouche des habitans, puis publiées avec annotations, en indiquant leurs sources, les formes de langage, les tours particuliers, la révélation des traits de mœurs et de caractères qu’elles contiennent. C’est un ouvrage de réelle valeur, où l’on a déjà beaucoup puisé.

— Presque tous nos chants populaires, fait observer M. Gagnon, se rapprochent de la tonalité grégorienne.

Il ne veut pas voir dans cette tonalité un reste de barbarie et d’ignorance, mais une des formes infinies de l’art, forme parfaitement rationnelle et propre à l’expression des sentimens religieux.

« — Remarquez que le violon est le seul instrument connu dans les campagnes ; point d’instrumens à sons fixes, de musette, de vielle, de biniou, auxquels on pourrait faire remonter une certaine éducation de l’oreille. Lorsque le peuple chante, il obéit sans le savoir à un ordre créé par le rapport existant entre les choses visibles et les choses invisibles, son chant subit l’action de tout ce qui l’entoure, climat, habitudes, circonstances. En écoutant le peuple canadien on devine sa piété, sa simplicité, sa foi profonde[3]. »

Tandis que j’évoque avec un souvenir reconnaissant et doux cette « soirée de Québec », il me semble entendre encore le chœur à trois voix qui me fut chanté par l’auteur et par ses filles, très bonnes musiciennes, mais sans plus de prétentions d’ailleurs que n’en doivent avoir les rossignols :

Courez, joyeux cortège, raquette agile, traîneau léger,
Sur l’éclatante neige, laissez-vous emporter, gai !
Ah ! qu’avez-vous la belle, lon gai !

Et je suis prête à dire dans notre Paris devenu si cosmopolite : — J’étais alors en France.

La société de Québec garde toujours le même agrément dont parlent Kalm et le Père de Charlevoix : parties de promenade, l’été en calèche ou en canot, l’hiver en traîneau ou en patins, palais de glace bâtis à l’occasion du carnaval. Dans ce temps-là les femmes de gouverneurs, d’intendans, de personnages officiels avaient des salons où l’on se rappelait l’étiquette de Versailles, mais, grandes réceptions à part, l’hospitalité était comme aujourd’hui générale. La pauvreté même, à en croire le Père jésuite, se cachait sous un air d’aisance parfaitement naturel, chacun jouissant du peu qu’il possédait et souvent se vantant de ce qu’il n’avait pas, au lieu que dans les colonies anglaises existait une réelle opulence dont personne ne semblait savoir jouir. Ceci se rapporte bien à ce que nous dit une personnalité brillante de la société québecquoise, M. le juge Routhier[4] : « Québec est encore la ville où l’on prend la vie par le meilleur côté. On n’y fait guère fortune, on n’y déploie ni faste, ni luxe, mais on y vit bien, tranquillement, gaiement, sagement. Le talent y est plus considéré que l’argent, la position sociale y domine la richesse. » L’amour exagéré de la politique, ajoute-t-il cependant, est un défaut québecquois. — Cela ne pouvait manquer dans un pays où il est sans cesse question de suffrage, dont les citoyens sont appelés à voter quatre à cinq fois l’an. Et tous les jeunes gens qui ont fait « leurs classes » au séminaire, s’ils ne deviennent pas prêtres, sont avocats ou notaires, graine de députés. Sur la plupart des maisons de Québec et bien souvent aussi à Montréal, se trouve accroché un écriteau où vous lisez en lettres peintes : Un tel, avocat. Ce qui vous donne une idée formidable des procès dont tant de monde peut vivre, procès hérités sans doute d’un vieux fond de chicane normande.

Parlons sérieusement, ce fut à de grands avocats qui étaient en même temps de grands patriotes, les Papineau, les Lafontaine, les Parent, les Morin et d’autres encore, que le Canada dut les concessions arrachées une à une au gouvernement anglais, après la terrible période de conquête et de répression, durant la grande lutte parlementaire qui dura quarante-cinq ans. En 1840, l’héritage des ancêtres semblait condamné à périr ; ces hommes, par la seule force de la parole, obtinrent le rétablissement du français comme langue officielle, la responsabilité du ministère devant les Chambres, l’abolition de la tenure seigneuriale, le gouvernement autonome, pour ce qui concerne les intérêts particuliers de la province de Québec, les prérogatives enfin qui ont rendu aux Canadiens leur part d’influence dans les affaires du pays, influence dont l’élévation de Wilfrid Laurier au rang de premier ministre est l’important et significatif résultat. Dans ce temps-là, il n’y avait qu’un parti étroitement uni, celui des patriotes ; malheureusement la division s’y est glissée ; c’est là un péril pour l’avenir. La tendance funeste des politiciens d’aujourd’hui est de ramener sur le tapis une de ces questions qui semblent définitivement réglées, celle des écoles, écoles confessionnelles et séparées. Ils sont là-dessus ombrageux à l’excès. J’en ai eu la preuve chaque fois, que le hasard m’a mise en rapport avec ceux qu’on nomme bleus ou castors. Tout prétexte leur est bon pour lancer cette pomme de discorde : les fameuses écoles du Manitoba ! Etre libéral ou conservateur cela signifie au Canada avoir pris parti pour ou contre le compromis Laurier. Laurier s’était engagé à défendre les écoles catholiques et, voilà le grief, il a consenti à une transaction !

— Vous n’allez pas accuser celui-là pourtant, leur disais-je, lui, votre grand homme qui a procuré aux Canadiens français l’avantage inespéré de voir un des leurs monter au premier rang et qui jette de si haut le poids de sa parole dans les conseils de la puissance ? Songez à ce qu’il a déjà fait pour votre commerce, à l’éclat dont il vous revêt devant l’Europe entière.

— Sans doute, mais il avait promis de défendre notre droit, qui est d’avoir des instituteurs à nous. C’est le seul moyen d’échapper à l’anglification. Le nombre des protestans augmente toujours dans le Manitoba ; Ottawa est anglais, Montréal le devient à moitié. Notre conscience ne nous permet pas d’envoyer nos enfans à des maîtres qui… Tenez, pour vous donner une idée du mauvais enseignement des écoles dites nationales, pendant des siècles n’est-ce pas, il a été admis sans conteste que le Canada avait été découvert par Cartier ? Eh bien ! on veut maintenant que ce soit Sébastien Cabot ; et on fait de Cabot un Anglais, sous prétexte qu’il est né à Bristol,… ce qui n’est pas exact !

— Au fond, vous êtes donc hostiles à la domination anglaise ?

— Nous n’avons garde ! Le Canada est redevable à l’Angleterre de progrès qui eussent été impossibles sous le régime français avec ses gouverneurs, ses intendans, tout cet excès d’administration qui arrêtait l’élan personnel. Mais cela n’empêche pas que les écoles…

Si un libéral se mêle à la conversation, il prouve qu’on ne peut pourtant pas, dans les villages lointains de l’Ouest, fonder une école catholique spéciale pour un groupe infime d’enfans ; leur curé est autorisé d’ailleurs à les instruire dans l’école même[5]. — Et la discussion éclate, s’envenime jusqu’au moment où les deux adversaires tombent d’accord sur ce point que le Canada arrivera tôt ou tard à posséder sa complète autonomie, en vertu des facilités que l’Angleterre accorde avec une admirable sagesse à ses colonies pour marcher sans lisières en se passant d’elle.


II

J’ai dit que l’instruction de toutes les classes de la société en Canada français avait été depuis l’origine et qu’elle est encore exclusivement entre les mains du clergé. Les premiers éducateurs furent les jésuites, dont le collège fondé en 1633, avant même l’université de Harvard, ce berceau de la science aux États-Unis, eût mérité de rester debout, ne fût-ce qu’à titre de monument historique. Il a été démoli cependant, après sa transformation en caserne par les Anglais, et on ne peut plus que deviner la place qu’il occupait en face de la basilique. Les deux séminaires de Québec et de Montréal héritent de son importance passée. L’un et l’autre ont pour annexe une Université comprenant, outre la faculté de théologie, la faculté de droit, celle de médecine et celle des arts (sciences et lettres réunies). Dans les deux villes cette université porte le même nom, Université Laval, comme s’il n’y avait jamais eu de guerre entre le premier évêque, ami des jésuites, et les sulpiciens représentés par l’abbé de Caylus. Un instant, selon l’expression de Mgr de Laval, on faillit voir se dresser autel contre autel, mais plus de deux siècles ont passé sur la querelle, la réconciliation s’est faite du vivant même des adversaires ; il ne reste des deux côtés que de fervens catholiques, des conservateurs résolus de la langue française dont les efforts réunis tendent à ne pas se laisser distancer par la redoutable rivale anglaise, cette Université Mac Gill de Montréal, si florissante, si richement dotée, si magnifiquement pourvue d’engins scientifiques et de laboratoires, si fermement appuyée sur des professeurs de premier ordre. Son voisinage ne peut être qu’un stimulant précieux comme l’est celui de toutes les institutions britanniques, armées du puissant levier qui manque aux œuvres françaises : l’argent. Mais les sulpiciens sont toujours seigneurs de Montréal derrière les tours et les murailles de leur vénérable séminaire. On sait que la ville naissante, l’île entière[6] leur fut donnée en toute propriété lorsque se retira la compagnie dont Maisonneuve avait été le chef. Ils règnent donc, de par la mémoire des services rendus pendant plus de deux cents ans dans la Nouvelle-France et du dévouement qu’ils montrèrent en particulier aux malheureux Acadiens dont la dispersion forcée reste l’un des événemens les plus pathétiques de notre histoire coloniale. Mais je ne puis guère parler de l’Université Laval de Montréal, que j’ai entrevue un soir seulement, alors que certaine conférence sur Bossuet réunissait une nombreuse et enthousiaste assemblée, si purement, si merveilleusement française, dans la salle la plus belle, la mieux décorée, la plus sonore, la plus vibrante de sympathie où ait jamais triomphé un orateur.

Je connais mieux le séminaire de Québec. Il y a là, au nord de la basilique, dans le majestueux isolement créé par dévastes cours, un groupe considérable de bâtimens précédé de porches et de grilles dont la physionomie est du XVIIe siècle, encore qu’ils aient été reconstruits au XVIIIe, après les inévitables incendies. C’est là que Mgr de Laval forma les prêtres nombreux qu’il répandait ensuite dans les paroisses de son diocèse, prêtres amovibles à son gré et soumis en outre à la conduite du supérieur de ce séminaire qui était affilié aux Missions étrangères. La loi des jésuites, dont le but est de réduire l’homme à l’état d’instrument entre les mains d’un directeur suprême, était pratiquée par le premier évêque du Canada envers son clergé. Dans la très curieuse bibliothèque de ce qui est aujourd’hui le palais archiépiscopal, on voit le résultat, heureux en somme, de ses exigences. Chaque curé devait lui envoyer régulièrement tous les mois les registres de sa paroisse avec renseignemens et détails à l’appui. Cette obligation, maintenue jusqu’à nos jours, a produit de très précieuses archives historiques. Les registres, titres et documens que recèle cette bibliothèque de 120 000 volumes relatifs en grande partie au Canada, la copieuse correspondance de Rome, des communautés religieuses, des séminaires, des paroisses, celle des missionnaires dispersés sur le vaste territoire français qui s’étendait autrefois du golfe Saint-Laurent à la Louisiane, tout cela remplit une salle que fera bien d’explorer avec soin quiconque se proposera dans l’avenir d’écrire sur cette grande colonie de la Nouvelle-France, trop peu connue chez nous. Les explications d’un jeune prêtre de l’esprit le plus distingué, M. C.-O. Gagnon, m’ont permis de garder de ces trésors autre chose qu’un souvenir confus ; mais j’avoue que ce qui m’intéressa surtout fut l’œuvre de patience et d’amour accomplie au profit des sauvages par ceux qui s’efforçaient, qui s’efforcent encore de les évangéliser dans leur langue. Il y a là une longue suite de traductions des livres saints, de prières, de cantiques auxquels sont attachés des noms bien souvent répétés à Tadoussac, sur le Saguenay et sur la rive Nord du Saint-Laurent : le Père Faber, le Père de Crépieul, le Père Maurice, le Père Coquart, etc. Sur ces manuscrits jaunis, aux couvertures grossières de toile ou d’écorce, souvent grignotées par les rats, sur ces pages qu’ont battues des intempéries de toute sorte, et d’où s’exhale la parole de Dieu, mise à la portée des différentes nations indiennes, courent, alternativement avec des dessins et des signes hiéroglyphiques, ces écritures d’autrefois, serrées, fermes, très personnelles. Un catéchisme du Père Laure me fait sourire. Je me demande s’il pouvait écrire en montagnais plus naïvement encore qu’en français, cette phrase étant de lui, à propos de la première messe qu’il célébra dans la chapelle neuve de Chicoutimi : « La croix du clocher nouveau a été saluée de trente-trois martres, par tous les sauvages charmés du coq. »

Une physionomie bien expressive est celle de Mgr de Laval, dans la galerie où se trouvent réunis les portraits des évêques de Québec, mal peints pour la plupart, mais possédant du moins cette qualité que ne peuvent pas toujours revendiquer les véritables œuvres d’art, la plus impitoyable ressemblance. L’esprit de domination qui s’alliait chez lui à d’ascétiques vertus éclate dans cet œil saillant, sur ce vaste front où sont marquées une vigoureuse intelligence et une énergie invincible. Il appartient à la maison de Montmorency et a toute la mine d’un grand seigneur. Le nez énorme se recourbe sur une bouche qui veut et qui ordonne. Type d’homme d’Etat autant que de prêtre. Sa charité, les macérations qu’il s’imposait, tous les détails de sa conduite privée sont d’un saint ; les pièces relatives à sa canonisation ont même été présentées à Rome, mais, avant que soit instruit le procès, on peut dire que, lorsqu’il s’agissait d’affirmer son autorité, de tenir tête au gouverneur, de faire prévaloir les jésuites, d’abaisser les récollets ou de défendre les droits de son séminaire, Mgr de Laval ne péchait pas par excès de douceur. Il poursuivait sans relâche un but de centralisation qui se trouvait d’accord avec les désirs du roi. L’instruction publique fut aussi l’un des grands intérêts de sa vie. Non content de former des prêtres, il fonda sur ses terres pour les colons de condition modeste une sorte de ferme-école où les élémens de l’instruction primaire étaient donnés à chaque élève avec des connaissances agricoles et l’initiation à divers métiers. C’était là en effet l’essentiel pour la majorité des Canadiens, et on peut regretter que cette première école industrielle de Saint-Joachim n’ait pas jeté de profondes racines. Elle était d’autant plus indispensable, au moment de sa création, que les garçons du peuple n’avaient aucun moyen de s’instruire hors des villes.

Les jeunes filles de la même classe furent beaucoup mieux partagées, grâce à l’admirable congrégation de Notre-Dame, fondée par Marguerite Bourgeoys. On assure qu’en arrivant à Montréal avec Mlle Mance, elle ne possédait que dix francs, mais de nombreuses protections s’étendirent sur son œuvre humblement commencée dans une étable. Aujourd’hui et depuis longtemps, le grain de sénevé est devenu arbre ; les sœurs de la Congrégation n’ont pas moins de 25 000 élèves dans leurs écoles de divers degrés qui couvrent littéralement le Canada. N’y a-t-il pas lieu de répéter que les femmes contribuèrent pour une part presque incalculable à la formation de la Nouvelle-France ? C’est la marquise de Guer-cheville, la même Antoinette de Pons dont la vertu avait eu raison des galantes entreprises de Henri IV, qui envoie les premiers jésuites en Acadie (1611) ; c’est la duchesse d’Aiguillon que nous avons vue fonder l’Hôtel-Dieu de Québec, enrichi ensuite par Mme d’Ailleboust ; c’est Mme de la Peltrie qui crée le premier couvent de filles ; c’est Mme de Bullion, la bienfaitrice inconnue, comme on l’appelait, qui aide à l’établissement de cette colonie de Montréal dont on peut bien appeler Mlle Mance et la bonne Marguerite Bourgeoys les mères, sans parler de Mme d’Youville, de Mme Roy et de tant d’autres qui apportèrent leur pierre à l’édifice, se chargeant, celles-ci des filles perdues, celles-là des vieillards et des enfans trouvés. Cette œuvre de patriotisme, d’éducation et de charité accomplie sous des influences religieuses, dans un temps qui n’était pas celui des revendications féministes, sera difficilement surpassée, en quelque lieu que ce soit, par la femme-homme dont nous menace l’avenir et, si l’on tient à ce type-là, il y eut en outre au Canada des guerrières qui ne le cèdent à aucune, témoin Mlle Magdeleine de Verchères qui, à l’âge de quatorze ans, défendit un fort contre les Iroquois.

Verchères est situé sur le Saint-Laurent, entre Montréal et Québec. Le 22 octobre 1690, le seigneur étant de service en ville, sa femme absente aussi et presque tous les autres habitans en train de travailler aux champs, il n’y avait dans la place que deux soldats, deux jeunes garçons, un vieillard, des femmes et des enfans. Magdeleine, sortie avec un serviteur, se vit poursuivie par une cinquantaine de sauvages ; elle courut vers le fort sous la grêle de balles qui, raconte-t-elle naïvement dans son rapport, écrit plus tard à la demande du gouverneur, M. de Beauharnais, « me sifflaient aux oreilles et me faisaient trouver le temps long ». Elle réussit à atteindre le fort, y entre, fait fermer toutes les portes et rétablir les palissades délabrées, puis elle reproche énergiquement leur lâcheté aux deux soldats qui se cachaient et dit à ses deux frères : « Défendons-nous jusqu’à la mort. »

Ces enfans, de dix à douze ans, et les deux mauvais soldats à qui la jeune fille avait communiqué son courage, se mirent à tirer par les meurtrières, se multipliant sur différens points, tant et si bien que les Iroquois ne soupçonnèrent pas la faiblesse de la garnison. Ils s’en tinrent à massacrer les malheureux qui travaillaient dehors. Sur ces entrefaites une barque toucha au rivage ; c’était un colon et sa famille qui venaient se mettre à l’abri des remparts ; nul n’osait aller à leur rencontre : « — J’irai donc seule », déclara Magdeleine. — Les Iroquois, qui n’étaient pas loin, la virent franchir le porche ; ils crurent que c’était une ruse pour les attirer et faire contre eux une sortie. Sa hardiesse sauva tout. Le hasard lui ayant ainsi envoyé quelques bras de plus, elle fit passer dans le blockhaus, qui se rattachait au fort par un chemin couvert, la partie inutile de la garnison. La nuit, en dépit du vent et de la neige, les cris de : « Tout va bien ! » furent échangés sans relâche entre le fort et le blockhaus, indiquant que l’on faisait bonne garde.

Une semaine se passa sur le qui-vive, l’ennemi rôdant alentour sans se décider à l’attaque. À la fin arriva un lieutenant de M. de Callières, le gouverneur, avec quarante hommes. Lorsqu’ils furent signalés, Magdeleine, épuisée par les veilles, se reposait, le front sur une table, son fusil dans les bras. Elle dit au lieutenant : — Monsieur, je vous rends les armes.

Il répondit galamment : — Elles sont en bonnes mains, mademoiselle.

Et, de fait, quand il eut inspecté le fort, il trouva tout en ordre, une sentinelle sur chaque bastion.

Mlle de Verchères, qui devint depuis Mme de la Naudière, puis Mme de la Perrade, n’était pas la première de sa famille qui se fût signalée ainsi, sa mère ayant auparavant tenu tête aux sauvages quarante-huit heures de suite. Et au siège de Louisbourg (1758), ne vit-on pas Mme de Drucour, femme du commandant de la place, demeurer sur le rempart et tirer elle-même le canon, pour donner l’exemple ?

Pendant la période lamentable de 1682 à 1689, qui se termina par « l’année du massacre », l’horrible massacre de Lachine, où les cruautés diaboliques des Iroquois se déchaînèrent ; où deux cents personnes périrent brûlées vives ; où, jusqu’aux portes de Montréal, les paroisses furent ravagées, les enfans mêmes égorgés avec des raffinemens de férocité inouïe, pendant cette période d’indicible misère, les filles des plus nobles familles aidaient leurs parens ruinés à couper le blé, à conduire la charrue. Il faut remarquer combien les femmes de ce temps-là savaient s’élever à la hauteur des circonstances. Ce n’était pas particulier d’ailleurs au Canada, mais aux colonies de l’Amérique du Nord en général.

J’ai parlé, je crois, quelque part, des fresques du Woman’s building à l’Exposition de Chicago, qui montraient les filles des Pèlerins, récemment débarquées, aux prises avec de rudes et grossières besognes, tout en chantant des psaumes et en faisant lire la Bible aux enfans. Les Ursulines ont dans leur cloître l’équivalent de cette composition, un tableau ancien qui représente la forêt. Au milieu de nombreux personnages secondaires, gentilshommes en habita la française, missionnaires, sauvages et sauvagesses, Mme de la Peltrie est en conciliabule avec un chef indien, tandis qu’une femme au type énergique, la mère Marie de l’Incarnation, explique non pas la Bible, mais le catéchisme aux petites néophytes, sous le grand frêne resté debout jusqu’en 1867. Cette forêt, à peine défrichée, n’est autre que l’emplacement actuel du superbe monastère des Ursulines. Parmi les bâtimens qui le composent, environnés de grandes cours et de vastes jardins, figure encore la maison de Mme de la Peltrie. La communauté naissante y chercha refuge vers 1650, après un de ces incendies terribles qui jouent dans l’histoire de Québec un rôle si fréquent que la ville semble renaître presque périodiquement de ses cendres. A quoi donc les attribuer ? A l’agglomération des maisons, aux piles énormes de bois de chauffage qui les entourent, aux grands feux rendus nécessaires par un climat glacial. Une fois allumés, ils ne s’éteignaient guère que d’eux-mêmes, vu l’absence de pompes, la colonie n’étant pas assez riche pour s’en procurer. Les débris de la tribu des Hurons, qui dressaient leurs tentes à l’ombre protectrice des deux monastères voisins, l’Hôtel-Dieu et les Ursulines, vinrent alors trouver ces dernières si cruellement éprouvées, leur apportant deux colliers de grains de porcelaine qui représentaient pour eux tous les biens de ce monde puisqu’ils ne possédaient plus autre chose, leur offrant ces trésors chimériques afin d’obtenir que les filles de la prière continuassent quand même à instruire les petites Huronnes. Et en effet les bonnes Ursulines se dévouèrent, malgré toutes les vicissitudes, tant aux petites Huronnes qu’aux petites Françaises. Plus tard, quand les indigènes se furent éloignés des centres de civilisation, le séminaire sauvage, comme on l’appelait, se ferma, mais le pensionnat français ne fit que grandir. Les religieuses, au moment de la conquête anglaise, crurent à tort que leur importance allait décroître. Mais le gouvernement britannique les entoura de respect ; quelques Anglaises entrèrent bientôt dans l’ordre et, pour répondre aux besoins nouveaux de la société canadienne, les Ursulines placèrent sur le même pied l’enseignement des deux langues. Depuis lors (1836), on afflue de tous côtés dans ce vieux couvent, l’institution scolaire la plus ancienne du continent américain.

Planté dans une partie très élevée de la ville il se recommande par ses conditions de salubrité. Douze corps de logis entourent l’église conventuelle : les uns sont attribués à la communauté, au noviciat, au grand et petit pensionnat, à l’externat, à l’école normale des jeunes filles ; les autres renferment l’infirmerie, les parloirs, les salles de musique. J’ai le sentiment d’aborder une institution puissante, presque royale, lorsque, pénétrant dans le parloir des religieuses, je vois derrière la grille, un groupe officiel composé de la supérieure et de plusieurs mères. Au milieu de ces Françaises, je reconnais, à la différence du type, une figure de Boston, celle de la Mère Holmes, sœur du vénérable abbé Holmes qui, par son savoir et ses dons généreux, rendit tant de services au séminaire. C’est avec elle qu’après les premiers complimens j’engage la conversation, lui parlant de son pays dont j’arrive. Je lui demande si elle est parente du célèbre écrivain, le docteur Wendell Holmes, récemment décédé, et que j’ai eu le privilège de connaître. Elle me répond finement : « Pas assez peut-être pour pouvoir m’en vanter », puis elle me parle de lui, de ses ouvrages, de sa correspondance publiée depuis peu, le tout avec une évidente connaissance du monde. La supérieure est moins abordable sur son terrain. Je découvre cependant que les Ursulines occupent une forteresse imprenable : les diplômes sont décernés par le couvent même, sans contrôle d’aucune sorte[7]. Elles donnent à leurs élèves, autant que je puis m’en rendre compte, une instruction qui est l’équivalent de colle qu’on reçoit à Paris, au Sacré-Cœur ou aux Oiseaux. Pour les filles qui ont à gagner leur vie existe l’enseignement de la sténographie, de la clavigraphie, du télégraphe ; mais l’instruction proprement dite est surtout littéraire. Une société, placée sous l’invocation de sainte Ursule, compte vingt académiciennes ; le nombre des agrégées et aspirantes n’est pas limité, et à dates fixes une séance académique a lieu dans la grande salle de réception ; des croix de Malte, des décorations d’honneur sont conférées aux membres de cette association, sans préjudice, bien entendu, de la distribution des prix et des brevets à la fin de l’année scolaire. Celle-ci commence le 1er septembre et se termine vers la fin de juin. Dans tous les couvens canadiens, le travail manuel est tenu en estime ; il y a des classes spéciales où les élèves font non seulement des broderies et autres ouvrages de luxe, mais du linge et des robes ; elles reçoivent des leçons d’économie pratique, obligées à de certains nettoyages, conduites par groupes à la cuisine, etc. L’essentiel pour les Ursulines est de former des chrétiennes, des femmes d’intérieur et des femmes du monde dans la meilleure acception du mot, capables de s’acquitter dignement, comme on disait jadis, des devoirs de leur état. Elles y parviennent à souhait ; j’en ai jugé par leurs élèves rencontrées de côté et d’autre.

Les Ursulines de Québec et le magnifique couvent de Villa-Maria, de la Congrégation de Notre-Dame, qui occupe, près de Montréal, Monklands, l’ancienne résidence du gouverneur général, sont les deux pensionnats aristocratiques du Canada ; ils admettent des élèves protestantes, dont un bon nombre vient des Etats-Unis, pour apprendre la langue sans doute, la conversation en français étant obligatoire, mais aussi peut-être pour s’y plier à ces habitudes de discipline que certaines familles préfèrent encore à des talens virils. Il va sans dire que le niveau des études est au-dessous de celui de la moindre université américaine, mais il atteint celui des meilleurs couvens d’Europe, et l’hygiène y est peut-être plus qu’en Europe un sujet de préoccupation. Villa-Maria, par exemple, n’a rien à envier aux collèges les mieux situés. Sous les arbres superbes d’un parc qui couvre la montagne, les jeunes filles peuvent faire de longues promenades ; elles ont un petit lac pour y ramer, et tous les engins de gymnastique et de sport, — sauf, jusqu’ici, la bicyclette.

Un autre couvent, situé en pleine campagne, à la même distance de Québec que Villa-Maria de Montréal, c’est Sillery, dirigé par les religieuses de Jésus-Marie. Leur mode d’enseignement me semble assez particulier. Les matières sont divisées par cours, et tous les cours indépendans les uns des autres, afin de permettre aux élèves d’avancer chacune suivant ses aptitudes naturelles. Ainsi une élève qui a des dispositions pour la littérature n’est pas empêchée de progresser en cette branche parce que son ignorance la retient dans un cours inférieur d’arithmétique ; mais aucune élève ne passe d’un cours à un autre sans y être devenue suffisamment forte. Une grande fille peut demeurer avec les plus petites sur tel ou tel point, tandis que pour le reste elle est presque arrivée à la fin de ses huit années d’études. Cela suppose un nombre restreint d’élèves et beaucoup de professeurs.

« Notre mode d’enseignement, m’expliquent ces dames, est le mode concentrique. Il fait converger vers un but unique, qui est la connaissance de la langue, toutes les différentes matières, objets de cours particuliers ; de sorte que chacun de ces cours devient un cours de langue : explication approfondie de tous les mots employés avec leurs sens différens. Par ce moyen, le cours de langue proprement dit est à son tour l’occasion d’une foule de connaissances scientifiques, sociales et morales. Un mot dans une dictée ou dans une lecture raisonnée donnera lieu, par exemple, à une petite leçon de philosophie ou d’histoire naturelle, ou d’histoire politique, à des notions de chimie, de physique, de bienséance, etc., et souvent à l’étude de tous ces points à la fois par l’association des idées qui trouve naturellement sa place dans cette sorte d’enseignement à mesure que le vocabulaire de l’enfant s’augmente en produisant l’équilibre de ses facultés. »

Cette préoccupation de l’étude de la langue primant toutes les autres s’explique lorsqu’on a constaté la confusion que le proche voisinage- de l’anglais et du français produit souvent. Beaucoup de gens du monde disent par exemple, même sans savoir l’anglais, se donner du trouble pour de la peine, marier quelqu’un pour épouser, adresser une assemblée, n’être pas opposé, pour s’adresser à une assemblée, ne pas rencontrer d’opposition. Il est remarquable que les plus attentifs évitent, afin de ne pas tomber dans ce travers, tous les anglicismes qui ont souvent cours chez nous ; beaucoup d’entre eux ne veulent même pas de wagon ni de rail, ils préfèrent char et lisse. Peut-être y a-t-il là un autre genre de protestation. Pour ne pas accepter d’être traitées de streets, les rues de Québec s’annoncent par un seul mot : Palais, Parloir, Sous-le-port, Fabrique, etc.

Les religieuses de Sillery sont ardentes entre toutes à défendre l’intégrité du français. Elles pensent, en outre, développer le jugement de leurs élèves par la critique que celles-ci sont invitées à faire des compositions les unes des autres dans des réunions spéciales.

Il est impossible d’avoir plus d’aisance gracieuse et modeste que n’en montrent les pensionnaires qui me sont présentées en masse dans la grande salle du premier étage, dont une estrade occupe le fond. Je devrais dire plutôt un théâtre, car cette jeunesse est groupée devant un décor qui représente le château de Chillon. Je suis accueillie par des chants, des complimens, des révérences, des bouquets, une gentillesse sans mélange de timidité. Cette grande famille de jeunes filles, aux ceintures de diverses couleurs, toutes fraîches et bien portantes, reçoit assurément l’éducation la plus saine qui puisse être donnée à des mères de famille futures. Rien ici, pas plus qu’à Villa-Maria, quoique l’élégance et la recherche soient poussées moins loin, ne suggère l’idée d’une prison, ni même d’un cloître ; c’est une admirable maison de campagne dont les fenêtres ouvrent sur de beaux horizons ; on ne peut pas, comme à Villa-Maria, décidément américanisée, avoir des chambres particulières, mais les dortoirs si blancs ont des lits séparés par des rideaux qui forment un cabinet de toilette ; les classes sont organisées d’après les systèmes les plus hygiéniques, le réfectoire communique avec une jolie serre remplie de fleurs, véritable jardin d’hiver. Je suis conduite à travers le parc par de charmantes personnes, non pas muettes et un peu gauches, mais prêtes à causer, s’intéressant à tout. Je crois que la présence du digne chapelain, qui s’occupe d’elles comme un vieillard bienveillant et lettré sait s’occuper des jeunes intelligences en les élevant par de paternelles conversations, est pour beaucoup dans leurs progrès.

Ce qui m’a extrêmement intéressée dans tous les couvens que j’ai visités à Québec, c’est le contraste des doubles classes faites en anglais et en français par les religieuses des deux nations. L’enseignement est le même, mais entre les professeurs comme entre les élèves, il y a des différences aussi marquées dans les qualités de l’esprit que dans le type extérieur : je ne sais quoi de plus raide et de plus décidé à la fois chez les Anglaises, une grande prédilection pour les sciences, les sciences naturelles surtout ; qualités de style plutôt chez les Françaises.

Je me rappelle avoir entendu à l’académie des Sœurs Grises la lecture d’une série d’improvisations dont quelques-unes me frappèrent. Ce ne fut pas seulement, je dois le dire, par la forme, ce fut d’abord par le fond. Six fois sur dix au moins s’y trahissaient des aspirations plus ou moins nettement déclarées vers la vie religieuse. J’en fis la réflexion : — Cela s’évapore souvent en paroles, me dirent les Sœurs. — Mais elles convinrent que souvent aussi cet idéal se réalisait. Je n’en fus pas surprise. Vocation à part, ces enfans, très patriotes, sont averties des besoins de leur pays ; elles voient le bien qui se fait autour d’elles, la beauté de la vie de leurs maîtresses, le respect dont elles sont l’objet ; elles sentent, pour peu qu’elles aient le goût de la pédagogie, qu’il n’y a pas d’autre voie à suivre. La carrière des institutrices laïques, si misérablement payées, confondues dans l’opinion publique, eussent-elles des diplômes, avec les médiocrités non brevetées, ne peut être comparée sous aucun rapport à la haute mission des religieuses enseignantes. Celles-ci sont seules à jouir d’une liberté réelle, celle que vous assure l’absence des soucis infimes de chaque jour. Toute jeune fille possédant un grain d’enthousiasme doit être tentée par leur exemple et, comme les parens ne font, règle générale, aucune opposition, tout au contraire ! il y a beaucoup de prises de voile, ce qui n’empêche pas le nombre imposant des mariages ; les plantureuses familles canadiennes peuvent suffire à tout.

Mais tant de paroisses surgissent et se disséminent sur ces immenses territoires à mesure que les chemins nouvellement ouverts permettent de pousser toujours plus loin, tant d’instituteurs et d’institutrices sont demandés, que les écoles normales ont aussi leur utilité très grande. Il n’y en a que deux pour les filles dans toute la province de Québec, qui comprend 1 488 535 habitans : une à Montréal, pour les élèves protestantes ; une à Québec, pour les élèves catholiques. J’ai visité en détail l’Ecole normale Laval, après mètre, grâce à la courtoisie du surintendant de l’Instruction publique, M. Boucher de la Bruère, mise au courant de la loi scolaire de la province et avoir pris connaissance des rapports annuels. Il faudrait, pour traiter ce sujet, une étude à part, qui sera faite, j’espère, par des juges plus compétens que moi.

Quoi qu’il puisse manquer encore à l’organisation des écoles, organisation qui ne date que de 1849 et qui lutte contre des difficultés dont l’ancien monde ne peut soupçonner l’étendue, les statistiques indiquent un progrès constant de l’instruction, le nombre des municipalités scolaires augmentant graduellement avec la colonisation des terres. En moyenne, 71 enfans sur 100 vont à l’école primaire. Le nombre des instituteurs et des institutrices non brevetés diminue à mesure. En 1893-94 il était de 1 080, en 1896, il est descendu à 686, et, dans cette même année les anciens élèves de l’Ecole Laval ont procuré les bienfaits de l’instruction à 14 000 enfans. Ce que je dirai, pour l’avoir vu, c’est que rien ne peut surpasser le zèle intelligent de M. l’abbé Rouleau, principal de l’école, admirablement secondé par des professeurs excellens. Je ne cite que le professeur d’écriture, M. Ahern, inventeur d’une méthode des plus ingénieuses, et le professeur de dessin, M. Lefèvre, parce que leurs travaux sont, plus que d’autres, abordables dans une rapide visite. M. Lefèvre est arrivé à vaincre l’indifférence que les Canadiens témoignaient pour un art inutile à leur gré en prouvant qu’il est au contraire « la base de tout travail manuel et indispensable à l’agriculteur, obligé bien souvent d’être son propre architecte, son propre menuisier, son propre arpenteur ». Il a maintenant de très bons élèves, qu’il fait profiter de l’expérience acquise dans une étude comparative des différens systèmes européens, une mission spéciale l’ayant conduit en Belgique, en Hollande, en Prusse, etc. La France surtout lui a fourni des exemples et il les applique avec un succès qui a été reconnu à l’Exposition de Chicago.

J’avoue que quelques-uns des apprentis instituteurs m’ont paru un peu lourds et timides ; les enfans de l’école annexe auxquels ils faisaient la classe semblaient plus éveillés qu’eux-mêmes ; mais la conscience et la bonne volonté existent, il est facile de s’en rendre compte, chez ces braves jeunes gens, et ce qu’on me dit de leur valeur morale suffit pour inspirer confiance. Après tout, ce n’est pas de l’éclat et du brio qu’on leur demande, il s’agit de donner les clartés indispensables à une population très simple, très pieuse, très indifférente aux innovations de tous genres. La détourner de l’agriculture serait anti-national ; le comité catholique tient à ce que des cours aussi complets que possible, des manuels préparés avec soin, développent de plus en plus chez le Canadien l’amour de la terre.

Soixante-quinze diplômés, en moyenne, sortent chaque année de l’école. La préparation au brevet d’école primaire dure un an ; d’école modèle, deux ans ; d’école académique, trois ans. Les jeunes filles ont les mêmes professeurs que les garçons ; elles enseignent à une école annexe fréquentée par plus de 160 enfans, sous la direction du principal et des révérendes Dames Ursulines qui répondent d’elles moralement. Elles aussi ont pris le goût d’un certain genre de dessin ; le temps que les garçons donnent aux figures géométriques, elles le consacrent à tracer des patrons pour la coupe des vêtemens. Cette partie de leurs études est même ce qui a donné lieu, durant la visite que je leur ai faite, à une petite scène amusante. J’ai dit que le local qu’elles habitent était compris dans le couvent ; les Ursulines ont l’Ecole normale sous leur aile. Après s’être distinguées en arithmétique, après avoir lu presque sans accent normand quelques pages de Louis Veuillot et m’avoir prouvé que l’histoire nationale ne leur était point étrangère, les futures institutrices passèrent à des exercices plus pratiques. Deux d’entre elles montèrent sur l’estrade surmontée d’un tableau noir, l’une prenant des mesures, marquées sur le tableau, et l’autre, jouant le rôle passif de mannequin ; les chiffres étaient jetés tout haut : tour de taille, tour de poitrine, largeur d’épaules, etc., comme si l’on eût été chez la couturière. De graves ecclésiastiques cependant assistaient à cette démonstration, et au fond de la chambre, derrière une grille, la religieuse de garde allait et venait.

Sur la liste des élèves de l’École normale, je remarquai pour la première fois la préciosité de beaucoup de noms de baptême canadiens : Exilia, Lélia, Lumina, Malvina, Palmyre, Atala, Azilda. Les hommes de la même classe se nomment Zozime, Evariste, Abdon, Télesphore, Zéphyrin, et ceci encore est français du vieux temps. Je songe à deux de mes petits camarades, au village de l’Orléanais où je demeurais enfant : ils portaient des sabots, lui une blouse bleue et elle un bonnet rond, mais ils s’appelaient Alcide et Lasthénie.


III

Jamais je n’ai vu l’institutrice laïque exercer ses fonctions au Canada même, mais ailleurs, elle m’a très fort intéressée. C’était en Nouvelle-Angleterre ; j’y habitai quelque temps, chez une amie, le plus exquisement puritain des villages du Maine. Dans ce village, où les signes d’idolâtrie papiste doivent être en horreur, s’ouvre cependant, à l’usage de quelques Irlandais, une pauvre petite église catholique, régie par un pasteur irlandais lui-même. On m’avait dit que cette population catholique était fort peu nombreuse : je fus donc étonnée, le dimanche, de trouver l’église pleine. Ma surprise fut plus grande encore quand le prêtre, après avoir prêché en anglais, recommença son sermon en français. Je me demandai si c’était par courtoisie pour moi, car j’étais bien sûre d’être la seule Française du village, mais, regardant alentour, je découvris beaucoup de grands gars aux larges épaules, bien plantés sur leurs jambes, qui ne ressemblaient ni de type, ni de carnation, aux citoyens de l’endroit. C’étaient des Canadiens revenus en ces parages, qu’autrefois ils ravagèrent si souvent en compagnie des Indiens ; revenus, dis-je, avec des intentions pacifiques désormais, pour travailler à la terre. Ils gagnent ainsi de l’argent, qui leur profite peu car ils le dépensent à mesure ; on les voit rentrer au pays avec de beaux habits, une montre dans le gousset ; au fond, ils feraient mieux de rester chez eux à défricher le sol natal, mais la passion du voyage, du déplacement, de l’aventure, et je ne sais quel atavisme, les emportent. Le prêtre, toujours missionnaire, de même qu’il accompagnait leurs aïeux au combat, les suit volontiers aujourd’hui dans ces pacifiques expéditions, à moins qu’ils ne soient sûrs, comme dans le cas actuel, de trouver un curé parlant français.

Ils n’avaient emmené à S.-B. que la maîtresse d’école. Oh ! celle-là, je suis bien sûre qu’elle n’avait pas de brevet ! Elle me fit l’effet d’une petite paysanne tout inculte, quand elle me rendit visite, introduite par la femme de chambre irlandaise, qui était son amie. Je me rappelle avec quelle attention elle écoutait ce parler de Paris, nouveau pour ses oreilles et qu’évidemment elle jugeait incorrect ; de son côté elle ne devait pas enseigner une langue très pure, mais du matin au soir, tandis que les parens étaient aux champs, elle donnait à leurs enfans ses soins, son temps, sa vie, dans une espèce de grange qui lui servait d’école. Elle ne se réservait même pas le dimanche ; à l’église, elle aidait le curé, réunissant les siens pour le chapelet qu’elle récitait avec une rapidité prodigieuse. Seul un moulin à prières aurait pu rivaliser avec elle. Et cette pauvre petite figure noiraude, mal fagotée, avait sa grandeur ; elle se tenait au milieu de son peuple comme l’image même de la paroisse absente.

Ce qui devait lui être le plus étranger, c’étaient les livres, mais nombre de Canadiens sont dans le même cas. Sous prétexte qu’il existe de mauvais livres, ils se défendent même les bons : jamais je ne m’étais doutée, avant d’avoir causé avec eux, — je parle des gens éclairés, — qu’autant d’œuvres littéraires fussent à l’index, et il n’y a rien de plus vide, de plus désolé qu’une librairie de Québec, si ce n’est le même magasin à Montréal. Mais, à Montréal, une réaction commence à se produire, et elle vient des femmes. J’en eus la preuve à peine débarquée. On parlait beaucoup de la conférence faite par une jeune Mme Dandurand, fille et femme d’hommes politiques au pouvoir. Elle avait pris prétexte d’une réunion de charité à l’asile de la Providence pour faire un peu de féminisme, sans même reculer devant ce mot discrédité. Le premier journal que j’ouvris me mit au courant de son discours, censé à l’adresse des dames exclusivement, mais qu’entendirent dans l’ombre plusieurs hommes. Elle prévint leurs critiques en déclarant très vertement qu’après avoir été tous féministes, au moins une fois dans leur vie, ils seraient forcés de le redevenir quand, réduits à l’état des vieillards qu’abritait ce toit hospitalier, ils ressentiraient la vérité de la parole de l’Esprit saint : « Malheur à l’infirme qui n’a que des cœurs d’hommes et des mains d’hommes autour de ses douleurs ! » Après leur avoir ainsi fermé la bouche, elle se garda prudemment de faire l’apologie du féminisme de tous les pays, ce mot ne contenant pas un programme fixe et ses tendances variant selon les lieux. Au Canada, l’Etat qui se désintéresse de l’éducation supérieure des filles, de l’assistance publique[8] et des œuvres de bienfaisance en général, s’en remettant entièrement à l’initiative et à la compétence féminine, ne peut honnêtement réprouver des prétentions qui se résument en un mot : être utiles, se rendre utiles de plus en plus. Pour cela il faut que l’on permette aux femmes l’étude. Pourquoi pas ? Fénelon, Mgr Dupanloup, Mgr d’Hulst la leur ont bien conseillée ! Il faut qu’au nom même des enfans qu’elles élèvent on leur permette de lire. C’est une tendance générale, universelle, qui dirige le siècle vers la haute culture ; or cette tendance n’est favorisée au Canada que par les adversaires de la foi. Les catholiques resteront-elles donc dans un état d’infériorité ? Seront-elles forcées, pour en sortir, d’aller chercher dans un milieu neutre ou hostile ce qu’elles ne trouveraient pas dans leur propre entourage ? La question se pose ainsi. Mme Dandurand concluait que l’Université Laval, créée pour l’instruction supérieure de la jeunesse masculine, pouvait et devait assurer aux jeunes filles quelques ressources intellectuelles, celles qu’accorde l’Université protestante et anglaise. En lisant ces réclamations très mesurées, très justes au fond, je pensais que les Canadiennes avaient franchi du chemin depuis celles dont un certain Mémorial de famille[9], lu avec beaucoup d’intérêt à Québec, me retraçait les vertus domestiques. La dame d’autrefois, qui faisait ses délices des études philosophiques d’Auguste Nicolas, qui se défendait Walter Scott comme un péché, qui relisait tout entière, trois fois pendant sa vie, la grande Histoire de l’Église de l’abbé Rohrbacher est loin, très loin, évidemment ; il faut que l’Eglise en prenne son parti, la voix légère de Mme Dandurand et son fin sourire l’affirment. J’ai causé avec elle, et elle m’a conquise, plus encore par sa prudence et par ses réserves que par ses revendications, car, d’abord, cette féministe modérée est épouse et mère, catholique et Française. Elle l’ait partie du Conseil des femmes du Canada présidé par lady Aberdeen, qui se met à la tête de toutes les organisations de charité, mais elle déclare fermement que chaque section de ce comité doit être indépendante et que les membres catholiques, si leurs convictions étaient froissées, se retireraient sur-le-champ d’un terrain hostile. Elle ne se borne pas à le dire, elle l’a écrit dans un petit journal dirigé par elle pendant quatre ans, le Coin du feu, journal soutenu, administré, rédigé uniquement par des femmes. Son apparition avait été presque un scandale ; puis il se lit accepter, et je le comprends, car j’en ai vu plusieurs exemplaires où les intérêts intellectuels et moraux de la famille étaient principalement en jeu, où abondaient les bons conseils donnés avec esprit. D’ailleurs on y citait presque à chaque page les écrivains français ; on y laissait percer quelques illusions naïves sur les hommes politiques de chez nous ; tout ce qui est de France en général y était cité à titre d’exemple ; nous serions mal venus à nous en plaindre.

Donc il existe des femmes de lettres canadiennes ; la première en date fut Mlle Laure Conan : son roman d’un très noble idéalisme, Angeline de Montbrun, prouve qu’elle s’est nourrie d’Eugénie de Guérin ; mais ni la tendresse, ni le sentiment de la nature, ni la passion n’y manquent, et quand on sait que l’auteur écrivait dans la solitude d’une campagne inabordable aux bruits du monde, sans autres inspirations que le grand spectacle du fleuve et le calme rustique de la vie de famille, on n’a pas le courage de reprocher à cette isolée qu’enivre la lecture de quelques chefs-d’œuvre, d’abuser un peu des citations. Ce qui manque à tous les hommes de lettres au Canada, c’est, comme le disait très bien l’un des plus connus, Octave Crémazie, le poète, c’est d’avoir une langue à eux, de parler iroquois ou huron, car ils auraient alors des chances pour être traduits. Ecrivant en français, comme les Belges, ils n’ont pas, à proprement parler, de littérature nationale ; ils sont de simples « colons littéraires. « Octave Crémazie regrettait qu’avant Fenimore Cooper il ne se fût pas trouvé un Canadien capable d’initier l’Europe aux splendeurs de la forêt, aux exploits légendaires des sauvages et des trappeurs. Il eût certainement approuvé Mlle Barry, qui signe Françoise des récits champêtres, de s’appliquer à rendre avec sincérité la physionomie et le langage de ses personnages[10].

Ce fut Mlle Barry qui m’adressa une invitation pour la réunion de la société du château Ramezay. Et là, ni plus ni moins qu’à Boston, je me trouvai au beau milieu d’un club. On n’ose prononcer ce nom défendu, et le but est assez hypocritement déguisé sous apparence de collections historiques. Rien de plus légitime que de rassembler les curiosités de la province dans ce vaste bâtiment, qui date de 1705 et servit quelque temps de résidence officielle aux gouverneurs anglais. Deux salles renferment beaucoup de vieux portraits accrochés au-dessus d’armes Touillées, de flèches sauvages à pointes de silex, de débris variés de toute sorte. La cloche de Louisbourg, offerte par Mlle Barry, n’est pas l’objet le moins précieux. Il semble qu’elle sonna le glas de cette ville forte, à jamais disparue, qui vit toute sa population transportée en France à la fois, tandis que la garnison décimée partait captive pour l’Angleterre. La société féminine des antiquaires au château Ramezay me montra, pour la première fois, ce qui est la caractéristique de Montréal, deux mondes de nationalités et d’habitudes différentes subsistant côte à côte sans se mêler. Dans la ville, c’est ainsi : les Français, qui forment plus de la moitié de la population, habitant les quartiers de l’est, les Anglais vivant à l’ouest, avec la grande rue Saint-Laurent entre eux comme un abîme. De même les membres anglais et français de la société des antiquaires se séparent instinctivement malgré le trait d’union créé par leur présidente, qui porte le nom écossais de Mac Donald, tout en étant de la famille du marquis de Vaudreuil, dernier gouverneur français du Canada.

La première lecture est faite par une dame anglaise, Mrs Logan. Elle lit un très bon morceau sur Mme de la Tour, l’héroïne acadienne, venue de France, native du Mans. L’Acadie avait été partagée en trois provinces, dont le gouvernement et la propriété furent distribués entre des ambitieux qui renouvelèrent entre eux les luttes des grands vassaux au moyen âge. C’étaient des rivalités pour la traite des pelleteries, des discussions pour la limite de leurs terres, des jalousies de toute sorte produisant de véritables guerres. Il en fut ainsi entre Charles de la Tour et le sieur d’Aulnay de Charnisay. Le premier obtint l’alliance précaire et très peu loyale des Bostonais, comme on appelait alors les voisins d’Amérique ; avec leur aide il empêcha son adversaire de s’emparer du fort Saint-Jean qui lui appartenait, mais Charnisay devait se venger de cet échec. Pendant une absence de La Tour, il assiégea le fort de nouveau. Mme de la Tour, électrisant par son courage la poignée d’hommes qui l’entourait, fit une si belle défense qu’une première fois l’ennemi se retira. Il revint cependant avec des forces nouvelles et elle dut consentir finalement à accepter des conditions honorables. Mais Charnisay viola aussitôt la capitulation ; en entrant dans le fort, il fit pendre la petite garnison et força Mme de La Tour d’assister au supplice, la corde au cou. Elle en mourut d’horreur et de rage. J’aurais su plus de gré encore à son apologiste d’avoir parlé et si bien parlé d’une héroïne française si je n’eusse démêlé que la victime de Charnisay était huguenote et que son mari avait constamment joué un double jeu entre la France et l’Angleterre. Mrs Logan fut chaleureusement applaudie, puis les dames anglaises, presque en masse, suivirent leur compatriote dans la pièce voisine, où les conversations bourdonnèrent, tandis que Mme Dandurand, à son tour, lisait un essai fort bien tourné sur un livre écrit par quelqu’un de ses ancêtres. Il paraît que, dans le cas contraire, c’eût été le même manque d’égards, les Françaises ne se gênant pas plus avec l’autre camp qu’il ne se gêne avec elles.

La musique mit tout le monde d’accord, on écouta les intermèdes d’airs canadiens agréablement chantés par les dames de la ville. Elles ont l’instinct et le goût de la musique. Les Anglaises, de leur côté, nous donnèrent un joli concert de banjo ; un thé des plus élégans fut servi avec accompagnement de glaces, de rafraîchissemens de toute sorte ; bref, la France eut le dernier mot, puisqu’on se sépara au son de Vive la Canadienne !

Je m’informe des origines de la société. En somme, elles sont anglaises ; tout l’honneur de ce développement intellectuel qui se prépare au Canada remonte à lady Aberdeen. Elle a éveillé une noble émulation pour les choses de l’esprit chez ces mères de famille qui jusque-là dirigeaient leur activité d’un seul côté. Je constate les aspirations sérieuses de quelques très jeunes femmes que la poésie, le roman, la littérature pure et simple effraye un peu comme frivole. L’une d’elles, fille d’un jurisconsulte, a composé un cours de droit élémentaire pour aider les femmes à bien mener leurs affaires et celles de leurs enfans. Il faut dire qu’au Canada, bien qu’il soit toujours régi par la Coutume de Paris, quelque peu modifiée sans doute, les femmes ne sont pas en tutelle. Le droit de tester à sa guise existant pour le père, il arrive que les fils n’héritent pas directement ; le fils aîné d’une famille nombreuse me disait : « — Notre grande soumission à notre mère restée veuve ne venait pas seulement de l’amour qu’elle nous inspirait. Nous savions que notre avenir matériel était entre ses mains, puisque, héritière unique de notre père, elle pouvait à sa guise répartir ses biens entre nous ou nous en déposséder tout à fait. » La tendresse naturelle des parens pour les enfans répond de la justice apportée dans cette distribution. Généralement le fils aîné est avantagé, ayant des devoirs particuliers à l’égard de ses frères.

Mais revenons à la question féministe : lady Aberdeen, qui tient le gouvernail, ne se borne pas à encourager les travaux de l’esprit ; tous les efforts, quels qu’ils soient, l’intéressent ; elle veut que le labeur de la servante ou de la journalière soit honnêtement rétribué, elle se préoccupe du sort de ces humbles, et, pour donner l’exemple, elle réunit ses propres domestiques dans des meetings, où les enseignemens utiles et les bons conseils alternent avec les lectures et les tasses de thé. Son influence sur tous les points est des plus salutaires, chacun le reconnaît.

Lady Aberdeen n’habite ni Montréal, ni Québec, quoique maintes circonstances officielles l’amènent dans ces deux villes.

La capitale de la puissance (dominion) et la résidence du gouverneur général du Canada est Ottawa, une ville neuve de 40 000 habitans environ, tandis que Québec en compte 75 000, et Montréal plus de 200 000 ; mais le choix d’Ottawa eut justement pour but d’empêcher des discussions de préséance entre la vieille cité historique et le grand centre commercial qui, lui aussi, a ses annales glorieuses.

Il est impossible de différer plus que ne le font Québec et Montréal. Au point de vue pittoresque, la silhouette de Québec, abordée du côté de la rade, avec ses remparts, sa citadelle, ses rues escarpées, ses toitures de fer-blanc qui étincellent, est tout autrement saisissante ; mais, si l’on veut rendre justice à Montréal, il faut le contempler des hauteurs de ce parc public, l’un des plus beaux qui se puissent voir en Amérique ou partout ailleurs. Il revêt une montagne où les massifs de rochers se dégagent de bois séculaires. De la plate-forme qui couronne le sommet, la vue s’étend illimitée sur la ville et sur ses environs. Il y a tant de rues plantées, tant de promenades, de quinconces, tant d’arbres en un mot qu’on croirait cette grande cité aux tours, aux flèches et aux clochers nombreux, gisante à plat dans une forêt. Les faibles ondulations qui aboutissent au Mont-Royal sont couvertes des plus belles résidences, toutes anglaises, puis une vaste étendue plane se déroule jusqu’aux quais qui rejoignent une autre forêt de mâts, de voiles, de cheminées fumeuses, pressés les uns contre les autres sur le Saint-Laurent. Dans l’intervalle les églises, les couvens, les hôpitaux et d’autres bâtimens publics plaquent leurs masses grises ou rougeâtres sur la verdure ininterrompue. Le pont Victoria, long presque de trois kilomètres, repose sur vingt-quatre piles. Bercée par le grand fleuve bleu, voilà l’île Sainte-Hélène dont le nom rappelle à jamais la première dame européenne débarquée au Canada, cette belle Hélène de Champlain que les sauvages, non convertis encore, voulaient adorer comme une divinité. Elle était huguenote quand son mari l’épousa à douze ans, mais il la convertit si bien qu’elle n’aspira plus qu’au cloître. La mort de Champlain lui permit de prendre le voile à Meaux, dans un couvent d’Ursulines qu’elle avait fondé.

L’autre rive du Saint-Laurent est festonnée de collines, derrière lesquelles on entrevoit les Adirondacks, malgré quelques brumes légères qui estompent çà et là le bleu du ciel ; la douceur de ces vapeurs ensoleillées au-dessus d’une éblouissante éclosion printanière ne peut se rendre. Le mot de printemps, du reste, n’est pas juste au Canada ; l’été éclate soudain au lendemain des frimas. La semaine dernière encore, à Québec, c’était l’hiver. Partie le 20 mai, il m’a semblé en route que la campagne verdissait à vue d’œil ; le feuillage tendre des saules, des bouleaux et des aunes, les fleurettes blanches du senellier tranchaient délicatement sur le noir des vieux sapins durcis par les girandoles de glace qui s’y étaient si longtemps accrochées. L’herbe se déroulait en nappes d’une fraîcheur virginale, avivée encore par les cascades des petites rivières tout en rapides qui, bondissant sur les roches, forment des couches de cristal étagées. Et le ciel noyé s’éclairait tout à coup de tons d’argent bruni. Les vergers en fleur promettaient ces superbes pommes dont nous ne connaissons en Europe que les moindres échantillons ; la grise et surtout « la fameuse », rouge même à l’intérieur, se consomment sur place, car des greffes multiples ont rendu l’espèce primitive relativement rare. Feuillage, gazons, dessous de bois, tout faisait penser aux paysages trop verts de César de Koch. Maintenant, sur la plate-forme du parc de Mont-Royal, la verdure est plus belle encore, quoique moins métallique, car s’il a plu hier, s’il doit pleuvoir demain, il ne pleut pas, il ne peut pleuvoir aujourd’hui pour une raison péremptoire : c’est le jour de naissance de la Reine. Le temps est toujours beau en l’honneur de Sa Gracieuse Majesté, on dit avec confiance the Queens weather. De mémoire d’homme, il n’a plu pour sa fête. Beaucoup de drapeaux, beaucoup de pétards. La population en masse est dehors ; les chemins de fer, les tramways électriques transportent au rabais tout le monde à la campagne.


IV

Si j’ai été introduite par le clergé dans les cercles québecquois, je dois d’entrer en rapport avec la société montréalaise à la courtoisie, à la bonne grâce obligeante du consul général qui représente la France au Canada, comme on voudrait qu’elle fût, pour son honneur et son plus grand bien, partout représentée.

Les souvenirs agréables me reviennent en fou le : soirées charmantes où les jeunes filles sont toutes naïvement jolies, gaies, simples et bien mises à la fois, dansant avec une légèreté d’oiseau, coquettes d’une coquetterie moins savante que celle des Américaines proprement dites, rappelant plutôt, avec quelques différences dues à l’effet du climat, d’autres gracieuses créoles[11], celles de la Louisiane, bref, réalisant le type de l’ingénue d’autrefois, l’ingénue de chez nous, mais en liberté.

On fait partout beaucoup de musique. Aux thés de cinq heures, entre Françaises, se glissent une ou deux Anglaises qui, par leur sympathie pour les choses de France, ont acquis des droits à l’intimité. Grand luncheon de dames, plus cérémonieux et très élégant, mi-parti français, mi-parti anglais, en nombre à peu près égal, vingt-quatre couverts, chez la femme d’un haut fonctionnaire dont le nom français s’associe au titre de lady, son mari ayant été anobli par la Reine. Ceci arrive comme en Angleterre, pour récompenser de loyaux services, au grand dépit des bleus intransigeans qui ne pardonnent pas à leurs compatriotes de se laisser sirer[12]. Accueil affable entre tous dans l’hospitalière maison de l’homme distingué, vrai magistrat français de l’ancien régime, qui, gouverneur de Québec aujourd’hui, a quitté sa maison de Montréal pour la splendide résidence de Spencer Wood.

Il y a beaucoup plus de diversité dans la société montréalaise que dans celle de Québec. Le nom de Français s’étend à tous ceux qui parlent notre langue, fussent-ils Suisses ou Belges, et partout on sent l’infusion des habitudes anglaises comme elle n’existe pas à Québec. Par exemple, nous chercherions vainement dans cette dernière ville rien qui ressemblât au salon si intéressant de Mme Herdt, femme d’un professeur de l’Université Mac Gill. J’y ai entendu de la musique qui ne saurait être comparée à ce qu’on appelle d’un bout du monde à l’autre musique d’amateur, et en outre des lectures qui révélaient de réelles qualités littéraires, le tout sans pédantisme ; mais le ton bien français de la maison était très distinctement protestant, ce que nous appelons ici genevois, même quand Genève n’y est pour rien.

Il y a douze ans que la société dont M. et Mme Herdt font partie s’est formée entre amis pénétrés des mêmes goûts. Une fois (par semaine ses membres se rassemblent chez l’un d’entre eux, à tour de rôle ; un compte rendu de la réunion précédente est donné, puis lecture est faite de différens travaux, chacun d’eux choisi au gré de l’auteur ; intermèdes de chant, de musique instrumentale et de conversation. Il y a bien peu de salons à Paris où l’on trouverait les élémens d’une fête de ce genre ; l’égalité des sexes dans le Valent m’y a paru chose démontrée ; cependant j’aimerais à citer, comme tout à fait supérieur, un morceau sur la moralité et la croyance, à propos d’Octave Feuillet, par le Révérend M. D. Coussirat, de l’Université de France, professeur d’hébreu et de littérature orientale à l’Université Mac Gill. Le poète attitré du Canada, Fréchette, était présent. Il nous dit un poème patriotique, éclos au milieu des terribles nouvelles du bombardement de Paris en 1870 :

Tandis que d’un œil sec d’autres regardaient faire,
………….
Par-delà l’Atlantique, aux champs du Nouveau Monde,
Que le bleu Saint-Laurent arrose de son onde,
Des fils de l’Armorique et du vieux sol normand,
Des Français, qu’un roi vil avait vendus gaîment,
Une humble nation qu’encore à peine née,
Sa mère avait un jour, hélas ! abandonnée,
Vers celle que chacun reniait à son tour
Tendit les bras avec un indicible amour.
La voix du sang parla, la sainte idolâtrie
Que dans tout noble cœur Dieu mit pour la patrie
Se réveilla chez tous…


et, avec une émotion accrue par celle de son auditoire, le poète répète ce cri qu’alors poussa un million de voix : « Vive la France ! Il dit comment, à Québec, dans le quartier des fabriques, le faubourg Saint-Roch, la Marseillaise, une Marseillaise bien détournée du sens révolutionnaire, éclata tout à coup :

C’était le vieux faubourg,
Qui grondant comme un flot que l’ouragan refoule,
Gagnait la haute ville et se ruait en foule
Autour du consulat…

Et voilà qu’un homme de la troupe, un forgeron, le scapulaire au cou, parle : il annonce que lui et les siens sont prêts à partir.

«… Prenez toujours cinq cents.
Et dix mille demain vous répondront : Présens ! »
Hélas ! son instinct filial Ignorait que le code international,
Qui pour l’âpre négoce a prévu tant de choses,
Pour les saints dévouemens ne contient pas de clauses.

Nul n’aurait pu dire si les vers étaient bons ou mauvais, mais il y eut un long silence plus significatif que tous les applaudissemens. Pour rompre ce charme douloureux, l’auteur de la Légende d’un peuple nous lut, sans transition, une amusante histoire de conducteur de cage sur le Saint-Laurent, où le patois de Normandie, les mots de vieux français revenaient à chaque ligne. On se sépara fort tard, sans se douter de l’heure avancée. Ce sont des maisons telles que celles-ci dont les plaisirs délicats font rêver les jeunes dames catholiques de Montréal. Bientôt, je n’en doute pas, elles auront des bibliothèques, des soirées littéraires, elles échapperont dans une certaine mesure au joug qui, si longtemps, a pesé sur elles et que certains esprits avancés commencent à traiter d’obscurantisme. Le clergé, qui a tant fait à travers les siècles pour le Canada, n’attendra pas qu’on le dépossède d’une part d’autorité qui, jadis utile à tous, tend à devenir excessive. Il consentira spontanément au sacrifice, — sacrifice plus difficile qu’aucun autre, car partout nous voyons les maîtres, les parens, tous ceux qui ont exercé une autorité sans contrôle pour le bien des faibles et des ignorans, hésiter, l’heure venue, à leur laisser le gouvernement d’eux-mêmes. Cependant c’est la fin et ce devrait être le but de toute éducation.

Le contact du self government britannique a nécessairement agi sur le Canada. Croirait-on que le premier journal date de la conquête anglaise ? Auparavant on n’éprouvait le besoin de rien imprimer ni de rien lire. Au point de vue esthétique, c’était plus beau et beaucoup plus original, cette grande pastorale paisible traversée d’un souffle d’épopée ; mais il n’y a pas à réagir contre le progrès quand une fois son action a commencé. A en juger par le passé, encore si proche, et par ce qui reste aux Canadiens, même à ceux des villes, de leurs qualités natives, ils ne prendront pas le mors aux dents, ils suivront le sage conseil de leur historien Garneau. Que les Canadiens, dit Garneau en abrégé, soient fidèles à eux-mêmes, qu’ils restent sages et persévérans, que le brillant des nouveautés sociales et politiques ne les séduise pas. C’est un peuple de cultivateurs dans un climat rude et sévère. Depuis la conquête, il a fondé toute sa politique sur sa propre conservation. Il était trop peu nombreux pour prétendre se mettre à la tête d’un mouvement quelconque à travers le monde. Une partie de sa force vient de ses traditions. Qu’il ne s’en éloigne que graduellement. N’est-il pas sorti surtout de cette Vendée normande, bretonne, angevine, dont l’admirable courage a couvert de gloire le drapeau qu’elle leva au milieu de la Révolution française ?

Certes les Canadiens sont bien loin d’oublier ce drapeau ; voyez plutôt, dans la cathédrale de Montréal, l’espèce de piété qui entoure celui que les dames de la ville donnèrent aux zouaves pontificaux du Canada. Cependant le mal et le bien de l’individualisme commencent à se glisser chez eux, et, comme toujours, c’est la femme qui, la première, cueille le fruit de science. Tout en consentant encore à représenter les rouages très actifs d’une machine qui fabrique le plus de citoyens possible[13], puisque la prépondérance des Canadiens français ne peut s’affirmer que par le nombre, ces dames réclament quelques récompenses tout intellectuelles ; le clergé ne les gardera pour alliées qu’au moyen de concessions sur ce chapitre. Il devra en faire plusieurs autres encore que nous ne nous permettrons pas d’indiquer, mais qui s’imposent visiblement. Alors les libraires français et catholiques justifieront leur nom en vendant, ni plus ni moins que les libraires anglais et protestans, des livres qui auront cessé d’être marchandise prohibée. Mais dès à présent, malgré certains préjugés et certains abus, il est consolant et instructif pour notre pays, qui va trop vite en beaucoup de choses, de regarder de loin cet autre lui-même, si fortement pourvu des plus sérieuses qualités de la race, si peu touché encore par les maux de la civilisation, gardant une si ample réserve de vertus solides qui sont tout de même les vertus françaises, vertus surannées de la Nouvelle-France, devenue maintenant par excellence l’ancienne.


TH. BENTZON.

  1. Voir l’excellent petit manuel de Droit civique de C.-J. Magnan, professeur à l’École normale Laval, qui renferme les notions les plus précises sur l’organisation politique, municipale, paroissiale, scolaire du Canada français.
  2. Cette expédition ne réussit pas ; la jalousie des Espagnols conspira contre la colonie naissante. On connaît l’horrible épisode des huit cents Français qui, s’étant livrés sur parole, furent poignardés un à un par ordre de Menendez. Leur chef, un brave marin de Dieppe du nom de Ribaut, fut écorché vif et sa peau envoyée à Séville. Tous les cadavres, avant d’être brûlés, se balancèrent à des arbres auxquels on attacha l’inscription suivante : « Ceux-ci n’ont pas été traités de la sorte comme Français, mais comme hérétiques et ennemis de Dieu. »
    Catherine de Médicis laissa passer cet affront sans le punir, en haine des huguenots ; ce fut un simple particulier, marin hardi, bon catholique au demeurant, le chevalier de Gourgues, qui vengea l’honneur national. Il vendit tous ses biens, arma trois navires, gagna l’île de Cuba, puis la Floride où il se ligua avec les sauvages mal disposés envers les Espagnols. Ceux-ci venaient d’ajouter deux forts à celui qu’ils avaient enlevé aux Français. M. de Gourgues les prit tous les trois et tailla en pièces la garnison, sauf quelques hommes que, pour l’exemple, on pendit aux mêmes arbres où avaient été accrochées naguère les victimes de France. Puis, à la place de l’ancienne inscription, furent attachés ces mots : « Je fais ceci non comme à Espagnols, mais comme à traîtres, voleurs et meurtriers. »
  3. Chansons populaires du Canada, recueillies par Ernest Gagnon ; Darveau, éditeur, Québec, 1894.
  4. Le Québec à Victoria, par A.-B. Routhier ; Québec, 1893.
  5. Le premier ministre du Dominion et le clergé catholique paraissent être arrivés depuis peu à une entente sur cette question épineuse et tant débattue. Il faut espérer que l’intervention du Souverain Pontife, le grand pacificateur de notre siècle, aura été une fois de plus efficace.
  6. Montréal est situé dans une île triangulaire formée par l’Ottawa, qui se divise en deux branches avant de se jeter dans le Saint-Laurent.
  7. Il en est ainsi dans tous les couvens et séminaires du Canada.
  8. La loi contre la mendicité a toujours été néanmoins très rigoureusement appliquée.
  9. Mémoires de famille. L’Honorable C.-E. Casgrain et Mme Casgrain. Rivière Ouelle. Manoir d’Airvault. Édition essentiellement privée.
  10. Fleurs champêtres, par Françoise ; Montréal, 1895. — Fleurs très fraîches et d’une très savoureuse couleur locale.
  11. Créole, pris dans son véritable sens, veut dire né aux colonies, d’ancêtres européens.
  12. D’accepter le titre de sir.
  13. Un prêtre m’a dit que dans sa longue carrière de confesseur il n’avait rencontré qu’une seule femme en révolte contre le fardeau de la maternité.