Revue des Deux Mondes/Au Pays de Rabelais/01

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Revue des Deux Mondes/Au Pays de Rabelais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 404-422).
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AU PAYS DE RABELAIS

I


i. — le réalisme de rabelais

Le XVIe siècle a vu en Rabelais un bon humaniste ou un médecin de mérite : c’était tout de même en ce temps, ou peu s’en faut, parce qu’on imaginait que la science médicale, comme le droit, était tout entière dans les textes anciens et qu’il ne s’agissait que de l’y savoir retrouver en écartant les gloses, interpolations et commentaires, dont le moyen âge l’avait obscurcie. Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont goûté maître François comme un excellent bouffon, et les « philosophes, » de plus, comme anticlérical. Ce sont les romantiques qui ont fait de lui un demi-dieu. Chateaubriand déclare qu’il a « créé les lettres françaises, » et le place au nombre des cinq ou six « génies mères » qui « semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. » Victor Hugo le nomme « l’Eschyle de la mangeaille, » un « Homère bouffon, » et assure que son « rire énorme » est un des « gouffres de l’esprit. » Pour Balzac, « il résume Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante. » Michelet appelle son livre « le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage… »

C’est beaucoup. À vrai dire, Pantagruel et Gargantua ne sont point des apocalypses, et la philosophie qui s’en dégage, si elle est saine et puissante, n’est peut-être pas bien profonde. Entendons-nous : personne ne niera que Rabelais n’ait été fort intelligent ; mais, en bon humaniste, il était artiste plus que penseur. Ses facultés d’assimilation étaient incomparables ; on a montré que ses connaissances scientifiques, pour vastes qu’elles fussent, étaient superficielles aussi. Romancier, il s’est appliqué à traduire par des symboles concrets et vivants les vérités immédiates de son bon sens, bien plutôt qu’à se faire une conception philosophique de l’univers, et, si son livre a du mystère, c’est celui de la vie même. Flaubert écrivait un jour que les grandes œuvres agissent comme la nature : elles font rêver. « Elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel… Par de petites ouvertures, on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige, et cependant quelque chose de singulièrement deux plane sur l’ensemble… » Voilà le mystère de Rabelais : c’est celui de la réalité.

Certes, son roman a fait beaucoup rêver, voire trop. Dans le prologue de Gargantua, il engage ses lecteurs à ne se point contenter de fleurer, sentir et estimer ses beaux livres de haute gresse, légiers au prochaz et hardis à la rencontre, mais d’en peser soigneusement les termes, afin d’y découvrir la doctrine plus absconse, les très hauts sacrements et mystères horrifiques… Ah ! maître François doit bien rire dans sa tombe, s’il y a connaissance de la façon dont certains lecteurs trop sérieux ont répondu à son ironique invitation ! Ce frère Lubin dont il se moquait tant, ce vrai croquelardon, qui découvrait dans Ovide les dogmes de l’Église, a été dépassé de mille coudées par les commentateurs de Gargantua. Peu d’années après la mort de l’auteur, on s’appliquait déjà à trouver dans ce joyeux livre une satire en règle de la Cour de France. Au début du XVIIe siècle, le savant Paul Reneaume écrit le plus gravement du monde à l’un de ses amis : « Je vous manderai un mot qui est au commencement du livre de Rabelais, où il parle de Gargamelle qui avoit tant pris d’andouilles qu’elle un mourut en fin. Il entend la mère du roi François, premier de ce nom, laquelle étoit soupçonnée d’être fort lubrique… Gargantua fut ainsi nommé parce que son père dit : « Car grand tu as. » C’est du nez qu’il parle, car le roi François avoit un grand nez, combien qu’il die autre chose. »

C’est de la sorte qu’on interprétera Rabelais pendant plus de deux siècles : Gargantua et Pantagruel passeront pour un tissu d’allégories, et chaque commentateur s’appliquera à montrer comment les phrases à dessein inintelligibles des Fanfreluches antidotées se rapportent, selon toute évidence, aux troubles de l’Église au XVe siècle, ou bien comment la rixe des fouaciers de Lerné et des bergers de Grandgousier représente le plus clairement du monde les querelles des catholiques avec les huguenots, puisqu’aussi bien ceux-ci nomment pasteurs leurs ministres et ne regardent les hosties consacrées que comme « des oublies cuites entre deux fers chauds à la manière des fouaces du Poitou. » À recueillir ces graves balivernes, on ferait un joyeux ouvrage. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, tout le monde a sa clef de Rabelais : les gens bien renseignés savent de source sûre que l’île des Andouilles est la Touraine, et celle des Alliances, la Picardie ; que Gargamelle est Marie d’Angleterre, sinon Louise de Savoie ; que Grandgousier, Gargantua et Pantagruel représentent Louis XII, François Ier et Henri II (peu leur importe que le second livre du roman ait paru quand ce dernier prince avait douze ans à peine). Panurge, c’est le cardinal d’Amboise ou bien celui de Lorraine ; la Sibylle de Panzoust, « une dame de la Cour ; » le géant Loupgarou, la ville d’Amiens ; et la lanterne de La Rochelle, l’évêque de Maillezais, évidemment… C’est ainsi que se forme peu à peu autour du livre tout un nuage de suppositions et de déductions qui en dérobe le sens ; et l’on ne s’étonnera pas si cette nuée s’épaissit encore au temps du romantisme.

En 1823, paraissait en effet un véritable monument à la gloire de Rabelais : c’est l’ « édition variorum, » en dix volumes in-8, ainsi intitulée parce que chaque chapitre y est précédé d’un « Commentaire historique » où Esmangart et Eloi Johanneau ont recueilli, critiqué, — et considérablement embelli, — les interprétations allégoriques de leurs devanciers. Voici, par exemple, un petit résumé de leur commentaire du chapitre XVI du livre 1er : « Cette jument énorme, monstrueuse, grande comme six éléphants, destinée à servir au géant Gargantua, est Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier » y lit-on tout d’abord. Si Rabelais la fait venir d’Afrique, pays fertile en monstres, c’est « pour nous donner à connaître quel étoit le caractère de cette femme. » À vrai dire, maître François conte qu’elle fut envoyée à Gargantua par Fayolles, quart roy, c’est-à-dire tétrarque de Numidie, et cela ne laisse pas de troubler un peu le commentateur, à qui « Brantôme, Mézeray et d’autres écrivains » ont appris que la belle dame fut produite à François Ier revenant d’Espagne, par la reine Louise de Savoie, et non par « quelque seigneur décoré d’un grand gouvernement, » que l’on pourrait identifier au tétrarque Fayolles. Mais il se rassure vile, car « la Savoie n’est pas mal désignée ici par la Numidie (sans doute parce que la Maurienne en fait partie) ; » — car « le nom de quart roy convenoit fort bien aux ducs de ce petit État » (?) ; — car Rabelais rapporte que Grandgousier destinait lui-même la monture à Gargantua, ce qui convient à merveille à Louise donnant une maîtresse à son fils de sa propre main ; etc.

De même, les éditeurs emploient quarante-sept pages à nous révéler que les Fanfreluches antidotées sont « un tableau historique des principaux événements des deux premiers règnes sous lesquels l’auteur a vécu, et une prophétie du règne suivant, à l’imitation de la quatrième églogue de Virgile. » Et ils ne nous laissent pas ignorer non plus que les trois chapitres en coq-à-l’âne du procès de Baisecul et Humevesne représentent sans aucun doute le procès du connétable de Bourbon et de la duchesse d’Angoulême. Les Amaurotes, sujets de Pantagruel, envahis par les Dipsodes, sont les Français assiégés en 1524 à Marseille « dont le nom ancien est Massilia, peuple et contrée de la Mauritanie, voisine du jardin des Hespérides : ce qui pourrait être cause que Rabelais en fait une ville des Amaurotes ou des Maures. » Etc., etc… En voilà assez pour qu’on se fasse une idée des commentaires qu’Esmangart et Johanneau rapportent tout au long. Et si eux-mêmes ne les adoptent point, ce n’est pas que cette identification de la jument à la duchesse leur paraisse ridicule, c’est qu’ils en ont une autre à proposer qui n’est pas moins curieuse : pour eux, la gigantesque monture n’est rien de moins que la belle Diane de Poitiers.

C’est belle chose estre en tout cas bien informé. Tout de même les gens de bon sens trouvèrent que les auteurs de l’édition Variorum l’étaient trop. Si Michelet ne manqua pas de marcher à leur suite, dès 1828, Sainte-Beuve, qui avait le sens du ridicule, comme on sait assez, se moqua quelque peu de ces abstracteurs de quintessence trop soucieux d’ouvrir la boite pour y trouver la céleste et impréciable drogue et de rompre l’os pour sucer la substantifique moelle. Depuis lors, les commentateurs ont généralement renoncé à expliquer Gargantua et Pantagruel à la façon du Roman de la Rose. Non point tous, pourtant. En 1905 encore, M. Péladan publiait un très petit volume où il expose le plus clairement du monde le sujet des Songes drolatiques de Pantagruel. Il est vrai que cela lui était plus facile qu’à nous, attendu qu’il a connaissance de bien des faits historiques que l’on ignore à l’ordinaire : ainsi il sait que le mot « Pantagruel » signifie « en argot du temps : paix ne te vaut guère ; » que Diane de Poitiers avait pour amant Philibert Delorme et conspirait en faveur d’Henri VIII ; que « l’armure dite de Henri II, au Louvre, porte deux potets, ce qui suffit à la désigner comme un cadeau de Diane à son royal amant » (?) et bien d’autres choses encore. Grâce à ces précieux renseignements, il a pu identifier aisément les personnages des gravures : cette marmite, dont l’un des bras porte une écumoire, et dont l’autre, ganté, tient une flèche, ne saurait être que la belle duchesse ; quant au personnage « à la tête d’éléphant avec une trompette à roulettes, » c’est François Ier; tandis que l’on reconnaît avec facilité, dans cette « femme de qualité qui a une pantoufle au bas du visage, la reine Eléonore. » D’ailleurs il ne se pose pas même la question préalable : les Songes drolatiques sont-ils de Rabelais ? En revanche, il nous dit comment il faut entendre le roman de maître François. C’est bien simple. Pour comprendre le mot Trinch, par exemple, qui est celui de la bouteille, il n’est que de songer à la phrase : « Il a trinqué, » laquelle se dit dans le peuple « dans le sens d’écoper ou de participer, de payer sa part de casse ou de responsabilité, » et « de toute façon il faut séparer chaque lettre, T, R, I, N, C, à et lire : Tripe Règne Ire : Nul Ciel Homme. La tripe règne par la colère du ventre, nul ciel pour l’homme… »

Si je cite ainsi ce trop ingénieux ouvrage, — dont le début contient au reste d’excellentes observations sur l’esthétique, — c’est pour montrer qu’il est toujours de bons esprits pour voir en maître François un mystagogue fort horrifique. Hélas ! tout porte à croire qu’il y en aura toujours. C’est peut-être que le prodigieux ouvrage de Rabelais est peu concevable à nos têtes françaises. Quoi ! un homme de chez nous aurait joyeusement accumulé des centaines de vers inintelligibles à dessein, rassemblé des pages de coq-à-l’âne et de propos sans suite pour le seul plaisir de choquer les mots ? Il aurait ri pour le seul plaisir de rire, sans intention précise de moraliser, de faire une satire en règle, de railler tel ou tel ordre de choses, sans s’occuper le moins du monde de justifier son rire intellectuellement ? Sa joie inexorable serait une simple conséquence de son tempérament, une gaité sans cause et sans dessein, où la raison n’aurait rien à voir ? Sa fantaisie serait de la pure fantaisie, son inconséquence de la pure inconséquence, sa verve véritablement lyrique ? Certes, il n’y a rien de plus opposé que tout cela à l’esprit français. Des classiques n’auraient même pas conçu la possibilité d’une œuvre d’art faite ainsi, sans objet moral précis, nullement clarifiée ou ordonnée, bizarre, illogique, démesurée, exécutée sans aucune méthode, — bref, d’une beauté à ce point irrégulière, et pour ainsi dire dissymétrique, et où la raison a si peu de part. Et il faut que le sens historique, qui nous permet de concevoir et d’éprouver tout, jusqu’aux œuvres les plus diverses et les plus contraires à nous-mêmes, et qui est assurément une des plus magnifiques acquisitions de l’intelligence au XIXe siècle, ait fait de singuliers progrès chez nous depuis cent ans, pour que, Français, nous puissions comprendre que l’œuvre de Rabelais est souvent incompréhensible, et la goûter très vivement néanmoins.

Il en est pourtant ainsi : Gargantua et Pantagruel ont des pages que l’auteur a voulu qui ne se pussent entendre, parce qu’il goûtait ce genre de plaisanterie, et ses contemporains de même, apparemment ; mais Rabelais n’a rien de Nostradamus. Si Gargamelle accouche par l’oreille senestre, ce n’est pas du tout pour représenter allégoriquement le mariage de Louis XII et d’Anne de Bretagne, que les contemporains « traitoient de mariage irrégulier ou du côté gauche, comme fait au préjudice du mariage antérieur et légitime du roi avec Jeanne de France, » mais tout simplement parce que maître François a voulu conter une bonne histoire de carabin (comme nous disons) ; et si elle nous semble un peu forte, c’est tant pis ou tant mieux pour nous. Avant tout, Rabelais est un conteur prodigieusement doué, qui s’abandonne à la verve qui lui est naturelle.

Mais il est aussi un humaniste, un intellectuel, qui suit avec intérêt le mouvement des idées ; c’est pourquoi son œuvre reflète beaucoup des grandes préoccupations de son temps : questions religieuses, politiques, scientifiques, morales, coloniales, et renferme nombre d’allusions (fort claires) à des faits et à des personnages notoires. Et il est encore un homme que le spectacle de la vie intéresse passionnément. Des scènes qui se sont déroulées sous ses yeux durant son enfance en Chinonais, de tous les milieux qu’il a traversés au cours de sa vie errante, de tous les lieux où il a passé, sa mémoire de romancier a gardé des souvenirs très vifs. Et toute cette réalité est le fond, la substance même de son livre.

C’est à montrer cela, et à déterminer exactement la part du réel dans son œuvre que l’on travaille depuis longtemps[1]. M. Abel Lefranc, le premier, a fait voir que ses fantaisies sont toujours brodées sur une trame de vérité, que, dans ses deux premiers livres, Gargantua et Pantagruel, on peut retrouver, en quelque sorte, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse ; que le Tiers Livre a été un ouvrage « d’actualité, » si l’on peut dire, composé pour prendre parti dans la « querelle des femmes, » la grande dispute sur l’amour platonique qui passionna, tant d’intellectuels au xvie siècle (et plus tard) ; qu’enfin le Quart et le Cinquième Livre content une « navigation » dont le fond est fort vraisemblable, et que Rabelais s’y montre parfaitement au courant des voyages et des découvertes des grands marins, ses contemporains, et fort préoccupé de ce fameux passage du Nord-Ouest qui était la plus importante question de la science géographique à l’époque où il écrivait.

Peut-être trouvera-t-on que de telles découvertes ajoutent quelque chose à la grandeur et à la beauté de son œuvre, et que Rabelais, que l’on vantait jusqu’ici pour la seule fantaisie de ses fictions, ne perd rien à nous apparaître désormais réaliste à la façon de nos grands romanciers français.


ii. — les enfances de gargantua

On a longtemps cru que maître François était né d’un apothicaire, ou plutôt d’un cabaretier qui tenait boutique à Chinon, en Touraine, à l’enseigne de la Lamproie. Des documents découverts depuis peu ont fait voir qu’il n’en était rien[2]. L’auteur de Pantagruel naquit dans les dernières années du XVe siècle d’une bonne famille bourgeoise, riche, fort considérée dans son pays. Il avait au moins deux frères, Jamet et Antoine, et une sœur, Françoise, mariée à René Palu. Son père Antoine, — et non Thomas, — licencié ès lois, était avocat au siège de Chinon : pendant un certain temps, même, il remplaça, à titre de doyen des avocats, les lieutenants général et particulier, expédiant la juridiction à leur place, et c’était là une fonction très honorable. Antoine Rabelais et Catherine Dusoul, sa femme, avaient au reste une belle fortune : très grande maison à Chinon (au no 15 actuel de la rue de la Lamproie, et non au no 2, comme on l’a cru longtemps) ; fief de La Devinière, dépendant de l’abbaye de Seuilly, et, pour partie, du seigneur du Coudray-Montpensier, plus des terres, des « chenevraulx, » des vignes aux environs, compris dans la métairie ; une ferme encore près de Seuilly, nommée La Pomardière ; enfin le châtel et maison noble de Chavigny-en-Vallée, sur la paroisse de Varennes, en Saumurois, qu’Antoine avait hérité de sa mère en 1506, avec les cens et rentes, près, bois, pêcheries, pâturages qui en dépendaient. C’étaient là d’assez grands biens. Et il est probable que les documents n’énumèrent pas tous les domaines de la famille Rabelais.

Or, — et on ne l’avait jamais remarqué avant ces dernières années, — ces biens d’Antoine Rabelais, son père, maître François en a fait ceux de Grandgousier, père de Gargantua. Quelles sont, en effet, les quatre places fortes de celui-ci ? La Devinière, Chavigny, Gravot et les Quinquenais[3]. Et quand Grandgousier envoie demander la paix à Picrochole, que lui fait-il proposer ? De lui donner la métairie de La Pomardière « à perpétuité franche pour luy et les siens »[4]. La Devinière, Chavigny, La Pomardière sont, nous venons de le voir, des propriétés de la famille de maître François. Et, si les rares actes concernant les Rabelais qui nous sont parvenus ne mentionnent pas Gravot et les Quinquenais, nous avons pourtant quelques raisons de supposer que c’étaient là des terres appartenant également, sinon au père de François, du moins à ses proches parents. En effet : 1o Grandgousier cite ces deux terres, avec La Devinière et Chavigny, parmi ses places ; 2o Grandgousier les distribue en récompense à ses compagnons[5] ; 3o Panurge réunit Gravot, Chavigny, La Pomardière et La Devinière dans son discours lanlernois. On sait d’ailleurs qu’une parente de Rabelais habitait la paroisse de Benais, touchant Gravot, et on montre à Gravot, sur la lisière d’un bois, la maison où l’auteur de Pantagruel aurait séjourné. Les Quinquennais sont cités au livre IV. — Gravot est un hameau de quelques maisons.

D’autre part, après sa victoire sur Picrochole, Grandgousier récompense ses fidèles serviteurs en leur attribuant ses « châteaux et terres voisines. »[6]. Eh bien ! ces « châteaux » de Grandgousier, ce sont précisément des propriétés d’Antoine Rabelais ou de ses proches, comme Varennes, Ligré, où nous savons que la belle-mère d’Antoine Rabelais avait des rentes ; quant à ces « terres voisines, » Rabelais nous les a citées au chapitre xlvii comme étant celles des confédérés de Grandgousier, et nous montrerons tout à l’heure que ce sont très vraisemblablement des communes qui s’allièrent au père de l’auteur pour soutenir contre Gaucher de Sainte-Marthe, alias Picrochole, le grand procès qui donna à maître François l’idée de la guerre picrocholine.

On aura d’ailleurs observé que Grandgousier ne fait point don à ses serviteurs de La Pomardière, ni de Chavigny, ni de La Devinière. Pourquoi ? Parce que ce sont là ses meilleures places, — en même temps que les principaux domaines d’Antoine Rabelais. Et quoique maître François ne dise nulle part comment se nomme le « château » où réside le père de Gargantua durant tout le premier livre, il est certain que cette capitale de Grandgousier c’est le domaine patrimonial des Rabelais : La Devinière. L’examen de la guerre picrocholine le prouvera tout à l’heure ; en attendant, divers rapprochements l’établissent.

Je m’excuse de ces remarques un peu arides : elles sont nécessaires. Ouvrons Gargantua au ch. xxxvii. Nous y verrons comment Gargantua avale par mégarde des pèlerins qui s’étaient cachés dans sa salade. Ceux-ci, heureusement, parviennent à éviter le gouffre de sa gorge et restent dans sa bouche jusqu’à ce que l’un d’eux lui ayant féru douloureusement une dent creuse, le géant se soit fait apporter son cure-dent ; alors, sortant vers le noyer grollier, il vous déniche messieurs les pèlerins qui se sauvent à travers la plante, à beau trot. Attention à ce noyer et à ce plant de vigne (qui se place au-delà de l’arbre, puisque les pèlerins le traversent en s’enfuyant :) nous allons les retrouver au livre III, chapitre xxxii, où Rabelais nous apprend que « le bon vin blanc du cru de La Devinière » se récolte « en la plante du grand cormier au-dessus du noyer grollier. » Voilà notre noyer, voilà le plant de vigne qu’ont traversé les pèlerins ; tous deux sont proches de la maison de Grandgousier, et proches de La Devinière.

Autre chose. Au début du récit, nous voyons les invités de Grandgousier réunis à la Saulsaye. D’où sont-ils venus ? Rabelais nous le dit : de Cinais, de Seuilly, de La Roche-Clermault, de Vaugaudry, du Coudray Montpensier et du Gué de Vède[7], localités qui forment pour ainsi dire un cercle autour de La Devinière ; on peut s’en assurer sur la carte. Quant à cette « Saulsaye » voisine de la maison du géant, nous la connaissons ; elle n’a même pas changé de nom : c’est aujourd’hui un assez beau pré communal, au bord du Négron, que le cadastre appelle encore la « Saullaye, » et qui s’étend au pied même de La Devinière. Grandgousier n’avait qu’un pas à faire pour s’y rendre, en effet.

La conclusion de tout cela, c’est que maître François a bien placé le château de Gargantua à La Devinière. Étant donc certains, comme nous sommes, qu’il lui a assigné les biens de la famille Rabelais, ne pouvons-nous pas croire, — et sans même attendre la preuve, qui sera donnée plus tard, que l’ennemi de Grandgousier, Picrochole, s’identifie à l’ennemi d’Antoine Rabelais, Gaucher de Sainte-Marthe, — que la famille Grandgousier correspond à la famille Rabelais ?

Ah ! certes, ne poussons pas trop loin ces identifications-là. Les conteurs et les romanciers les plus réalistes ne se sont jamais obligés à copier exactement un personnage donné ; s’ils lui empruntent les traits principaux de leur héros, ils complètent le plus souvent ceux-ci par d’autres traits observés ou inventés. L’artiste n’est pas un photographe : qui dit art, dit choix dans la vérité. Nous ne chercherons donc point dans Grandgousier et Gargantua une image bien fidèle du grand-père ou du père de Rabelais. Maître François, le plus fantaisiste des écrivains, ne se soucie guère (et pour cause) de « psychologie ; » mais s’il ne s’astreint pas à représenter rigoureusement ses modèles, il s’en inspire sans doute, il les transforme, les stylise. Dans quelle mesure ? La réponse est difficile ; mais imaginer seulement que Rabelais a donné dans le Gargantua quelques traits de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, n’est-ce point déjà bien agréable ? Tâchons donc d’apercevoir les scènes de mœurs familiales et bourgeoises qui forment le fond du tableau.

Mais d’abord, pourquoi tous les artistes qui ont illustré le roman ont-ils représenté constamment Grandgousier, Gargantua et Pantagruel comme des géants ? Le plus souvent ceux-ci vivent comme des hommes d’une stature ordinaire, et, à partir du Tiers-Livre, ce n’est plus guère que par exception que l’auteur leur donne des traits surhumains.

Au chapitre IV du livre Ier, Grandgousier fait tuer 367 014 bœufs pour avoir de la salaison, et sa femme Gargamelle dévore seize muids, deux hussards et six tupins de tripes : cela suppose des estomacs de belle taille, assurément. Au chapitre xxxviii, il avale les pèlerins dans sa salade, après avoir pris le bourdon de l’un d’eux pour la corne d’un limaçon, et il nous est parlé d’un des plats de sa maison qui est grand comme la tonne de Citeaux, laquelle l’était fort, en effet, puisqu’on 1547 sa contenance était évaluée à 300 muids ; et c’était assez naturel, puisque l’abbaye était située au centre du vignoble bourguignon. Mais partout ailleurs, le père et la mère de Gargantua se comportent comme tout le monde. Rabelais ne fait aucune allusion, en dehors de celles qui viennent d’être dites, à leur taille immense ; bien au contraire, tout indique qu’il les imagine constamment comme des êtres normaux.

Quant à Gargantua et à Pantagruel, quelquefois ils nous apparaissent gigantesques, mais fort rarement, et beaucoup plus souvent l’auteur les suppose d’une stature fort commune. Il faut 17 913 vaches pour allaiter Gargantua dans sa première enfance, 900 aunes de toile, 800 de satin blanc et le reste à l’avenant pour l’habiller, et l’écritoire dont il se sert pour apprendre à écrire pèse 7 000 quintaux ; en revanche, il habite avec ses parents dans une maison qui est à la mesure des simples hommes et que trois hôtes avec leur suite suffisent à emplir. S’il se rend à Paris, c’est sur une jument colossale, à laquelle les cloches de Notre-Dame sont juste assez grosses pour servir de grelots, et l’on sait encore avec quelle aisance il noie 260 418 des tant sots, tant badauds et tant ineptes habitants de cette capitale ; mais, à part cela, il vit constamment à Paris ; il est élevé comme un jeune homme de taille moyenne ; et, quand il semblerait qu’il n’a qu’à lever la main pour anéantir le peuple entier de Picrochole comme il détruit le château de Vede, on le voit qui ruse, qui manœuvre longuement, qui mène à la tête de ses troupes toute une campagne dont le récit emplit une bonne partie du livre, et qui ne réussit à mettre en déroute l’armée ennemie que grâce à une heureuse diversion de l’un de ses lieutenants.

Il en est pareillement de Pantagruel. Son enfance, et aussi ses exploits, à la fin du chapitre ii, tout cela est d’un géant ; mais durant tout son séjour à Paris, le héros mène l’existence d’un simple étudiant riche : il s’étonne même que les commères le reconnaissent et se félicite de ne devoir cette célébrité qu’à sa science. Mieux encore au Tiers Livre : il s’y comporte à peu près constamment comme un homme de stature moyenne. Enfin, au Quart et au Cinquiesme[8], ce n’est qu’à de rares instants que nous pouvons nous le représenter comme un géant : par exemple, dans l’épisode du Physetère ou quand il déclare qu’il voit sur mer à « cent milles à l’entour ; » tout le reste du temps, il agit en simple seigneur et capitaine, navigue sur un bateau de tonnage ordinaire, et, sur terre, mène la vie la plus normale.

Rabelais ne se soucie point de logique : c’est par quoi il est en un sens si peu classique. Comme on voit, il est loin d’imaginer sans cesse ses héros comme des géants ; les traits relatifs à leur grandeur féerique, déjà moins fréquents dans le Gargantua que dans le Pantagruel, qui a été publié antérieurement, disparaissent à peu près au Tiers Livre pour revenir, mais fort rarement, dans les deux derniers.

C’est que Rabelais ne s’était d’abord proposé que d’écrire pour le peuple : les histoires de géants, surtout le tableau de leur appétit prodigieux, étaient traditionnelles, et maître François avait eu grand soin de prendre comme enseignes et personnages principaux des héros si goûtés. On s’est longtemps demandé, en effet, si Gargantua était entré dans le folk-lore avant ou après Rabelais ; il n’est plus possible de douter aujourd’hui que le type du géant ne soit antérieur au roman. Pantagruel également était un personnage légendaire. Or les deux premiers livres du roman eurent un succès inouï : aussi, lorsqu’il écrivit son Tiers Livre, onze ans plus tard, l’auteur à succès qu’était devenu Rabelais s’enhardit à viser un public plus raffiné et plus digne de lui. C’est pour cette raison, sans doute, qu’il débarrassa son œuvre d’une partie de ces traits populaires ; le fond même en devint plus grave. Le pantagruélisme, qui d’abord consistait tout uniment à boire à gré et lire les gestes horrifiques de Pantagruel[9], devint une sorte de règle morale : l’art de ne jamais en mauvaise part prendre chose quelconque[10], ou bien certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites[11]. Les citations érudites prirent à leur tour une place beaucoup plus grande. Et non seulement les traits relatifs à la taille gigantesque des héros se firent rares, mais souvent les autres plaisanteries plus savantes.

On a remarqué, par exemple, que maître François, qui affectionne fort aux deux premiers livres le comique qui nait d’une précision oiseuse dans les chiffres (Gargantua noie 260 418 Parisiens exactement ; sa chaîne d’or pèse 25 063 marcs ; Pantagruel affiche en Sorbonne 9 764 thèses. Il y a 600 014 chiens qui poursuivent la dame parisienne, etc.), préfère, à partir du Tiers Livre, le comique qui nait de l’accumulation inutile des références. Nous n’avons pas à montrer ici l’évolution du roman. Il nous suffit de faire sentir clairement qu’il n’est pas impossible d’écarter les traits légendaires dont l’auteur l’a chargé çà et là, en quelque sorte artificiellement, et qui nous en voilent légèrement le réalisme.

Voici un hobereau, aimant à boire net autant qu’homme au monde : c’est Grandgousier et c’est apparemment le père de François Rabelais. Il n’est pas savant comme le sera son fils : au temps de sa jeunesse on ignorait encore cette culture nouvelle de la Renaissance, large et pour ainsi dire équilibrée, où les arts et métiers, les sports même occupent leur place à côté des humanités ; mais il n’est pas ennemi des idées nouvelles et sait en assurer le bénéfice à Gargantua. C’est un homme du xve siècle, comme son fils est un homme de la Renaissance : la différence des deux générations est parfaitement indiquée.

Sa maison est certes confortable et bien munie de harnois de gueule, mais elle ne ressemble guère à une demeure royale, et son domestique est le plus simple du monde : si Rabelais n’avait pas écrit deux ou trois lignes, citant ici une expédition que Grandgousier a faite contre les Canarriens, disant là qu’il « feist convocquer son conseil, » comment reconnaitrait-on un prince dans le simple propriétaire campagnard qu’il nous peint ? Jeune encore, le bonhomme réconforte gauloisement sa femme en couches et traite ses amis sous la Saullaye. Vieux, il mène son « ménage ; » prie dévotement dans son lit (car il est fort pieux) comme il sied à un homme d’âge, ou bien « à genous, teste nue, encline en un petit coing de son cabinet ; » reçoit sans cérémonie ses bergers après souper, et se chauffe, le soir, à un beau, clair et grand feu, où il fait rôtir des châtaignes, et, attendant qu’elles grillent, « escript au foyer avec un baston bruslé d’un bout dont on escharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps jadis… »

On gagne aujourd’hui le hameau de La Devinière par un sentier fleuri d’aubépines qui s’embranche sur la route de La Roche-Clermault à Lerné, à un quart de lieue environ de Seuilly. La dernière maison à gauche, une petite ferme du XVe siècle, c’est la demeure de Grandgousier et d’Antoine Rabelais. Au rez-de-chaussée s’ouvre une belle pièce ornée d’une cheminée ancienne. Sur la façade, extérieurement, un escalier de pierre, qui s’appuie sur deux piliers, mène à la chambre principale du premier étage. C’est là, où l’on jouit d’une vue charmante sur la campagne, que François Rabelais a vécu. Une vaste cheminée, qu’on a refaite sur le modèle de l’ancienne, orne la pièce, et, dans la profonde embrasure de la fenêtre ouvrant sur la vallée du Négron, on a taillé un banc de pierre : qui sait si l’enfant ne s’y asseyait pas pour apprendre à lire ? Sur le mur, en face du banc, on distingue encore, malgré un badigeonnage récent, des traces d’inscriptions, des chiffres, des lettres grecques : Elais ; c’est l’ouvrage de quelque dévot du maître apparemment. L’étage comporte une seconde pièce, séparée de la première par une cloison, qui a aussi une fenêtre à banc de pierre, mais donnant sur le toit ; et enfin un petit carré où s’appuie l’escalier du grenier. Montons. Voici encore, près de la fenêtre qui ouvre sur la cour, des signes gravés dans la pierre : les marques de la moisson et de son partage entre le propriétaire et les métayers… Au revers de la maison, on voit un antique puits, avec son auge et sa margelle, un pigeonnier, un vieux cellier, un four, les étables et des caves creusées dans le rocher, comme à Chinon ; naturellement, l’un de ces souterrains se nomme le trou de Rabelais, « on n’en connaît pas l’issue, » et maître François se serait sauvé par là, un jour qu’on venait l’arrêter… Est-ce dans le clos attenant encore au logis que fructifiait la « plante du grand cormier ? » Hélas ! le phylloxéra a passé par-là, et la vigne américaine a remplacé les anciens plants. Du moins, au pied du coteau que couronne un moulin à ailes rouges, au bord du Négron, s’étend toujours la Saullaye, nous l’avons dit.

C’est là que s’ouvre la première scène du roman, comme on sait, le jour des « gaudebillaux » ou de la fête des tripes, qui devait ressembler à celle du boudin que l’on célèbre encore dans nos campagnes. Grandgousier a invité ses amis du voisinage, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille-là, à venir « baffrer ; » après quoi la compagnie s’est rendue à la Saullaye. Elle y mène la plus joyeuse vie du monde. Après avoir dansé sur l’herbe drue, « au son des joyeux flageolletz et doulces cornemuses tant baudement que c’estoit passe temps céleste les veoir ainsi soy rigouller, » les convives font ripaille sur l’herbe pour se délasser ; les flacons vont, les jambons trottent, les gobelets volent, les buveurs trinquent ; et leurs joyeux propos forment un chapitre délicieux[12]. Il y a parmi eux un homme de loi (quelque confrère d’Antoine Rabelais, sans doute), un clerc, peut-être un moine, quelques joyeuses commères, et chacun parle selon son caractère et sa profession. Ecoutons-les. Le page vient de verser à boire : — « O lacryma Christi ! s’écrie l’un des buveurs. — C’est de La Devinière, c’est vin pineau, » lui répond-on. Et de reprendre : — « Ô le gentil vin blanc ! » Ce bon piot que Grandgousier offre à ses convives, c’est le vin de son cru de La Devinière, et la comparaison qu’ils en font au Lacryma Christi doit lui aller au cœur. D’ailleurs la réputation du vin pineau de Touraine était établie bien avant la publication de Gargantua ; elle dure encore, et le terroir de La Devinière porte toujours d’excellentes vignes ; mais le cépage blanc a été remplacé par du rouge.

Au milieu de la beuverie, cependant, Gargamelle, la femme de Grandgousier, qui est enceinte, et de onze mois, pas moins, commence de se « porter mal du bas. » Grandgousier se lève, l’accompagne, la réconforte de son mieux en plaisantant, puis retourne boire avec ses invités (car nos pères et nos mères ne prenaient pas au tragique ce genre d’événements), tandis qu’elle accouche d’une manière étrange assurément. On s’est demandé si Rabelais n’avait pas voulu rappeler là quelque singularité de sa propre naissance. Se serait-elle produite sous la Saullaye ? Y aurait-il eu quelque accident ? Et cette « orde vieille » qui assiste Gargamelle, dont il nous dit avec précision qu’elle était « venue de Brisepaille près Saint-Genou » et établie dans le pays depuis soixante ans, n’était-ce pas la sage-femme qu’on avait coutume d’appeler chez les Rabelais ? Il se peut… Et M. Lefranc a fait, au sujet de cette naissance de Gargantua et de celle de maître François, une hypothèse fort ingénieuse, que je modifie très légèrement. C’est un 3 février que Gargamelle accouche, l’auteur nous le dit précisément. Or, il nous dit aussi que des bœufs venaient d’être tués afin d’être salés « à mardy gras. » Même en cette saison, il n’est guère possible de conserver la viande fraîche plus de huit à dix jours sans qu’elle se gâte : il s’agit donc de trouver une année, dans les dernières du xve siècle, où le mardi gras tombe au plus huit ou dix jours après le 3 février. Il n’y en a qu’une : c’est 1494. Si la naissance de Gargantua correspond à celle de Rabelais, celui-ci serait venu au monde le 3 février 1494, ce qui concorderait très bien avec tout ce que l’on sait de sa vie… Je me hâte d’ajouter que ce sont là pures conjectures, et que l’on ne donne point pour autre chose.

Gargantua venu au monde, ses enfances commencent. Comme lui, maître François avait bien connu les bons fromages et les oies duveteuses que l’on continue d’élever à Pontille et à Brehemont. À Pontille, près de Cinais, se trouve encore le pré Rabelais : qui sait si sa famille n’avait pas là quelque ferme et s’il ne fut pas allaité, comme il nous dit que le fut Gargantua, par des vaches semblables à celles que l’on voit paître à cette heure dans ces riches prairies ? Et pourquoi nous apprendrait-il que la charrette à bœufs de son héros avait été construite par Jean Denyau, si ce n’était là le nom d’un charron qu’il eût connu ? Aussi bien, nous savons qu’un tenancier de Seuilly portait ce nom… Quelques chapitres plus loin, il nous montre Gargantua partant à cheval pour Paris, chaussé de bottes fauves que « Babin nomme brodequins : » un document nous a conservé le nom de ce Babin, cordonnier à Chinon (I, xvi). Enfin, si la description et l’interprétation de cette livrée blanche et bleue qu’on fait à Gargantua occupent trois chapitres bien longs de son livre, ne serait-ce point que le petit François avait été voué au blanc et au bleu ? Peut-être… Ce qui paraît en tout cas certain, c’est que de trois à cinq ans, l’auteur de Pantagruel passait le temps comme son héros et tous les enfants du monde : « c’est assavoir à boyre, manger et dormir ; à manger, dormir et boyre ; à dormir, boyre et manger. »

Sans doute encore, lorsqu’il nous décrit le cheval de bois et les bâtons de toute sorte sur lesquels cavalcade Gargantua, Rabelais se rappelle comment il faisait, au même âge, « penader, saulter, voltiger, ruer et dancer tout ensemble » ses coursiers imaginaires le long de ce modeste escalier de La Devinière qui devient plaisamment les « grands degrés » du château de Grandgousier. Tout porte à croire d’ailleurs qu’il n’était pas beaucoup plus réservé que le petit géant dans ses (propos, et même que « ses gouvernantes, » s’il en avait, ne jouaient pas avec lui d’une manière bien différente de celle dont usaient les femmes chargées de Gargantua : le journal d’Heroard a fait assez connaître au public que nos ancêtres n’avaient pas les mêmes idées que nous sur la révérence due aux enfants.

À Chavigny-en-Vallée et à Varennes, Antoine Rabelais possédait un « chastel » et des terres. Pour s’y rendre, de La Devinière, François devait traverser la Loire à Montsoreau, où il existe encore un bac et un passage d’eau. Et ne se baignait-il pas là, comme Gargantua ?[13]. La petite cité a gardé les restes d’un beau château du XVe siècle qu’il vit debout encore. C’était chez un notaire de la ville que s’était fait en 1506 le partage des biens de sa grand’mère Andrée Pavin. Peut-être se souvenait-il de l’acte et de l’étude, quand il parlait plaisamment des « anciens pantarches » (ou documents) qui sont en l’illusoire « Chambre des Comptes de Montsoreau »[14].

Probablement, ses parents logeaient-ils une partie de l’année dans leur maison de Chinon, — « ville insigne, ville noble, ville antique, voire première du monde, selon le jugement et assertion des plus doctes Massoretz. »

Petite ville, grand renom,
Assise sus pierre ancienne,
Au haut le bois, au pied Vienne.

Il faut voir Chinon au printemps, quand les lilas embaument les ruines du vieux château qui la couronne. La grande salle de ce qui était alors la meilleure forteresse du royaume, où Charles VII reçut Jeanne la Pucelle et où elle le reconnut entre plusieurs seigneurs mieux vêtus que lui, n’existe plus. Mais les demeures du XVe siècle, à piles sculptées, étages en surplomb et toits aigus, qui bordent les rues tortueuses et antiques de la petite cité, ont vu passer l’auteur de Gargantua. Bâties au pied de la colline, certaines maisons ont des écuries ou des caves creusées dans l’escarpement au-dessus d’elles, et cela nous fait comprendre comment le maître d’hôtel du sire de Painensac avait pu voir à Chinon des « estables au plus haut du logis »[15]. En revanche, la boutique d’Innocent le Pâtissier[16] a disparu à l’angle Nord-Est de la rue du Grenier-à-sel ; et si la cave peinte[17] se voit toujours, elle ne ressemble plus guère à ce qu’elle était au temps où maître François y venait boire du vin frais. Sait-on même où se trouvait la maison familiale de Rabelais ? Au xviie siècle, on en avait fait une auberge à l’enseigne de la Lamproie ; reste à connaître l’emplacement de cette hôtellerie. La tradition désigne un vieux logis, au coin des rues Rabelais et de la Lamproie, mais en pareil cas, les traditions n’ont aucune valeur, et les Amis du vieux Chinon ont fait poser leur plaque commémorative sur un fort noble bâtiment classique, à pavillons et cour d’honneur, qui a remplacé, paraît-il, l’ancienne hôtellerie, son jeu de boules et son jardin.

Au pied de la cité, la Vienne coule entre ses larges prairies et ses rives ombreuses. Elle avait, au temps de Rabelais, une importance qu’elle a un peu perdue depuis le XVIIIe siècle, que ses digues ont disparu. Celles-ci concentraient le courant sur la moitié seulement du lit et, suppléant la pente qui est trop faible, balayaient les sables et creusaient un chenal. Telles étaient les « écluses de la Vienne » dont parle maître François, qui rendaient en son temps la rivière navigable et sous lesquelles s’étendait le fabuleux tombeau où Jean Audeau découvrit le gros, gras, gris, joli, petit, moisi livret des Fanfreluches antidotées, — dans la prairie de Saint-Mexine, aux abords de ce faubourg de Besse qui envoya des troupes à Gargantua contre Picrochole, près de l’Arceau Gualeau, qui n’a pas changé de nom, non loin du chemin de fer actuel, au-dessus d’un ancien fief qui est devenu la ferme de l’Olive, et « tirant vers Narsay. » Voici sur le bord de la Vienne la petite église romane de Notre-Dame de la Rivière, encore fréquentée par les pèlerins, et dont les soldats de Picrochole invoquaient piteusement la patronne, sans pourtant détourner Frère Jean d’envoyer leurs âmes au paradis « aussi droit comme une faucille et comme est le chemin de Faye, » — chemin difficile en effet : ceux qui monteront à Faye-la-Vineuse ne manqueront pas d’en tomber d’accord.

Voici, de l’autre côté, et en aval de Chinon, le village de Saint-Louand, dont Maître François n’aimait guère le gras et processif prieur[18], — et enfin la « fosse » de Savigny-en-Véron : une grande mare qui s’étend encore sur un demi-hectare et où il s’exerçait peut-être à la nage comme Gargantua.

Mais c’est sur la rive gauche de la rivière que nous allons trouver le plus grand nombre de souvenirs rabelaisiens. La guerre picrocholine s’y déroule en effet. Autour de La Devinière, entre Lerné et La Roche-Clermault, dans un très petit espace, maître François fait plaisamment évoluer des armées. Suivons-les : la visite de ces champs de bataille-là ne coûte point beaucoup de fatigue et ne remue pas de douloureux souvenirs ; il est aisé de l’achever en un après-midi.


Jacques Boulenger.

(À suivre.)

  1. La Société des Études rabelaisiennes a été fondée en 1903 ; depuis lors, M. Abel Lefranc en est demeuré le président et le signataire de ces lignes le secrétaire. Elle a mis au jour, entre diverses rééditions, les dix volumes de la Revue des études rabelaisiennes, puis, ayant élargi son programme, huit volumes de sa Revue du XVIe siècle (1913-1921). Actuellement, grâce à un don généreux, paraît la grande édition qui doit être le couronnement de son effort : Œuvres de François Rabelais, édition critique publiée par Abel Lefranc, Jacques Boulenger, Henri Clouzot, Paul Dorveaux, Jean Plattard et Lazare Sainéan ; tome I, 1912 ; tome II 1913 ; le tome III, contenant Pantagruel, est sous presse.
  2. Voir sur les origines de Rabelais, la topographie du pays et les identifications que nous résumons dans ce chapitre : Abel Lefranc, les Navigations de Pantagruel (Paris, 1905, in-8), appendice K ; la Revue des Études rabelaisiennes ; enfin l’Édition critique : Introduction, p. liv-lix et passim.
  3. I, ch. xlvii.
  4. I, ch. xxxii.
  5. I, ch. li.
  6. Ibid.
  7. I, ch. iv.
  8. Nous admettons l’authenticité partielle du livre V, bien que la démonstration que nous avons esquissée dans l’Introduction de notre réédition de l’Isle Sonante doive être complétée.
  9. I, ch. i.
  10. III, Prol.
  11. IV, Prol.
  12. I, ch. v.
  13. I, ch. xxiii.
  14. I, ch. viii.
  15. I, ch. xii.
  16. IV, ch. xx.
  17. V, ch. xxxiv.
  18. I, ch. viii ; iv, ch. xii.