Au bagne !

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L’Aurore du 28 avril 1899 (p. 2-7).


Au Bagne !



Rendant compte de la conférence de M. Brunetière, à la salle de la Société d’horticulture, l’Écho de Paris écrit : « Lorsqu’il est apparu sur l’estrade, le général Mercier a été unanimement acclamé. » Par deux fois, j’ai relu cette phrase… Pour si pourries, pour si anti-françaises que soient les âmes qu’entraînent, à la prostitution de la patrie, les Coppée, les Quesnay, les Lemaître, je ne croyais pas que cela fût possible… J’avais mal lu !… Je rêvais !…

Non, je ne rêvais pas… Il était vraiment écrit que le général Mercier avait été acclamé, lorsqu’il était apparu sur l’estrade.

Ainsi, le général Mercier ose encore apparaître sur des estrades !… Il ose exhiber, en public, sa face à jamais flétrie de faussaire et d’assassin !… Au lieu de se cacher en des retraites profondes, loin de la vue des hommes, il ose, en attendant l’heure inévitable et prochaine du bagne, il ose se montrer devant des hommes et braver impunément ce qui pourrait rester, même au fond des plus troubles âmes, de justice, de conscience et de dégoût !… C’est au moment où son crime, dévoilé par ses amis, prouvé par ses complices, avoué par le foudroyant témoignage de son propre silence, le précipite au plus bas degré de l’échelle du crime, c’est à ce moment d’expiation tragique, qu’il vient, sur des estrades, tranquille, souriant, sans une honte au front, sans une angoisse au cœur, et qu’il dit :

— Regardez-moi… Il y a, là-bas, un être innocent de tout ce dont je l’accusai… et qui a subi les pires tortures, et qui a connu, dans son cœur et dans sa chair, tout ce que le monde contient d’atroces supplices !… Et c’est moi qui ai pris ce malheureux, qui l’ai enlevé aux siens, à lui-même, et qui l’ai muré vivant, comme un secret de meurtre, dans le tombeau !… Oui, j’ai fait cela !… Regardez-moi !… Je suis Mercier le Faussaire, Mercier l’Assassin, Mercier le Bourreau, le plus odieux des bourreaux, le plus lâche des assassins !… Et je n’ai pas de remords !… Cet attentat horrible, qui outrage la Vie et fait pleurer la Nature, je n’en sens pas, à mes épaules, le poids ignominieux… Et cette ignominie, je la porte joyeusement, à ma boutonnière, comme une fleur de bal !… Allons, avouez que je suis un brave militaire, et que j’ai bien travaillé ?

Et ce qu’il y a de plus effrayant, peut-être, que cette inconscience et ce cynisme de malfaiteur endurci, c’est que, même dans ce milieu hypocrite et cafard, et sans pitié, de « la Patrie française », parmi tous ces complices du mensonge et de l’iniquité, aucun ne se soit levé, n’ait arraché de l’estrade, où il se pavanait, l’insolent bourreau, et ne lui ait jeté à la face, dans un crachat, ces mots :

— Tu n’as plus le droit de vivre parmi les humains… Hors d’ici !… Hors de partout !…

Je suis sans doute bien naïf encore, mais ce que je ne puis concevoir, c’est que M. Brunetière n’ait pas rentré, dans sa gorge, ses paroles, dont la seule présence de Mercier était la condamnation irrévocable et l’irrévocable flétrissure.

C’est égal ! On sent que des noms de Mercier, de Cavaignac, de Gonse, il se lève comme une odeur de bagne !…

Octave Mirbeau.