Au bord de l’eau (extraits)/III

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Traduits par Antoine Bazin
III
ÉDUCATION DE SSE-TSIN.
Fuite de Wang-tsin. De l’hospitalité qu’il reçoit dans une ferme. Village dont les habitants portent tous le même nom. Histoire du jeune Sse-tsin, surnommé le dragon à neuf raies.
(Extrait du 1er chapitre du Chouï-hou-tchouen.)
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III.
ÉDUCATION DE SSE-TSIN.


… Le général Wang-tsin et sa mère, en quittant la capitale, avaient pris la route de Ting-ngan-fou. Il y avait un mois environ qu’ils étaient sur cette route, lorsqu’un soir, après le soleil couché,


Wangtsin, portant toujours sur son épaule son sac de voyage et marchant derrière le cheval, dit à sa mère : « Il y a une providence pour les innocents ; n’est-ce pas une chose miraculeuse que nous ayons échappé tous deux aux filets du Ciel et de la Terre ! Maintenant nous approchons de Ting-ngan-fou. Quand Kao, le gouverneur, enverrait tous les archers de la police pour m arrêter, les archers perdraient leur peine. » Le fils et la mère s’abandonnaient à la joie, si bien qu’ils passèrent à côté d’une hôtellerie sans la voir, et, comme cette hôtellerie servait de station entre deux villages fort éloignés, ils marchèrent ensuite toute la soirée, sans découvrir ni le plus petit hameau, ni la plus petite auberge, A la fin, regardant de toutes parts, ils aperçurent dans le lointain, au milieu ; d’un bois, une lumière comme celle dune lanterne, qui paraissait et disparaissait aussitôt. « Quel bonheur, s’écria Wang-tsin, allons dans cet endroit chercher un gîte ; der main matin, de bonne heure, nous continuerons notre route. » Ils se dirigèrent vers le bois et s’approchèrent du lieu où brillait la lumière. Ils reconnurent en arrivant que c’était une grande métairie, dont la cour et les dépendances étaient entourées d’un mur épais. Il y avait derrière ce mur un rideau de grands arbres.

Wang-tsin frappa à la porte de la ferme, et assez longtemps après, le métayer vint ouvrir... Après avoir traversé une grande cour, ils entrèrent dans une chaumière, où ils virent le maître de la ferme. C’était un homme d’un vénérable aspect et qui approchait alors de la soixantaine. Il avait les cheveux blancs, la barbe blanche. Wang-tsin le salua, dès qu’il l’aperçut. « Ne vous arrêtez pas aux cérémonies, dit le maître de la ferme avec empressement ; vous êtes des voyageurs ; vous devez être fatigués, asseyez-vous, asseyez-vous. » Et aussitôt il demanda à Wang-tsin d’où il venait et où il allait.

« Mon nom de famille est Tchang, répondit Wangtsin ; Khaï-fong-fou est mon pays natal. Par la plus grande des fatalités, j’ai perdu tous mes capitaux dans une faillite, et, comme je n’ai pas d’état pour gagner ma vie, je vais implorer l’assistance d’un de mes parents qui demeure à Ting-ngan-fou.

Le maître de la ferme ordonna sur-le-champ au métayer d’apprêter un repas pour les voyageurs. Un instant après on tira la table, sur laquelle le métayer servit quatre plats de légumes et un plat de bœuf rôti. Il apporta ensuite du vin chaud.

« Dans les villages, on ne trouve pas tout ce qu’on veut, dit le maître de la ferme ; vous m’excuserez si je vous traite sans façon.

— « Sans façon, reprit Wang-tsin, se levant par respect ; mais c’est trop, beaucoup trop ; comment pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance ? — « Ne parlez pas de reconnaissance, répliqua le maître de la ferme. »

.... Après avoir bu et mangé, Wang-tsin et sa mère ôtèrent leurs assiettes, pour montrer qu’ils avaient fini leur repas….. Ils suivirent le maître de la ferme, qui les conduisit dans une chambre à coucher. Le métayer alluma une lampe, sortit et revint bientôt après, apportant une terrine d’eau chaude, pour laver les pieds des voyageurs. Alors le maître de la ferme se retira.

..…. Le lendemain, Wang-tsin, après avoir fait ses préparatifs, descendit dans la cour de la ferme.

……….Il y rencontra un jeune garçon de dix-huit à dix-neuf ans qui, tenant un bâton à la main, s exerçait en plein air à faire des armes. Il était nu de la tête à la ceinture et avait sur son corps tant de piqûres et de mouchetures que, à regarder sa peau toute bariolée, on s’imaginait voir un de ces magots de métal qui représentent des dragons à raies noires. Wang-tsin ne put s’empêcher de rire, en passant près de lui.

« Pas trop mal pour un débutant, murmura-t-il ; il y a des intentions dans ce jeu-là. »

A ces mots, le jeune homme furieux se tourna vers Wang-tsin. « Et qui êtes vous donc, reprit-il, pour trouver à redire à mon jeu ? Savez-vous bien que j’ai fait crier merci à une demi-douzaine des maîtres les plus habiles et les plus renommés ? Vous n’oseriez pas, vous qui parlez, jouer du bâton avec moi. »

Il n’avait pas achevé ces paroles que le maître de la ferme arriva tout à coup, et réprimanda le jeune homme. « On doit, s’écria-t-il, témoigner du respect aux étrangers.

— « Il ne fallait pas qu’il se moquât de mon jeu, répliqua vivement le jeune homme.

— « Est-ce que vous connaissez l’escrime, dit en souriant le maître de la ferme à Wang-tsin ?

— « Oui, c’est un art que j’ai passablement étudié ; mais oserai-je vous demander quel est ce jeune garçon ?

— « Ce jeune garçon est mon fils, reprit le maître de la ferme.

— « Votre fils [1] ! Eh bien, s’il a du goût pour l’escrime, je puis lui enseigner les principes de cet art ».

Le maître de la ferme accueillit avec plaisir cette proposition et ordonna à son fils de saluer Wang-tsin comme son maître ; mais la jeunesse est présomptueuse.

— « Quoi, mon père, vous l’écoutez, s’écria le jeune bretailleur, dont le dépit semblait augmenter, et vous ne voyez pas que cet homme vous fait des mensonges ? Qu’il commence par se battre avec moi, je le saluerai ensuite comme mon maître.

— « Me battre avec vous ! répliqua Wang-tsin, en souriant, fi donc ! et que dirait votre père de vos procédés et de mon ingratitude ? mais, jouer du bâton, par manière d’amusement, sans chercher à vous faire du mal. »

A ces mots, le jeune homme, enflammé de colère, saisit un bâton à escrime qu’il fit mouvoir aussi vite que le vent fait tourner une meule de moulin ; puis, regardant Wang-tsin : « Approchez, lui dit-il d’un ton courroucé, ou vous n’êtes pas un vrai Chinois ? »

Wang-tsin, souriant toujours, ne bougeait pas de sa place.

« Puisqu’il le veut, dit le père, battez-vous, battez-vous ; si vous lui cassez un bras ou une jambe, il ne pourra s’en prendre qu’à lui seul. »

Alors Wang-tsin tira du fourreau un bâton à escrime qu’il se mit à brandir, comme pour donner à son adversaire le signal du combat. La lutte s’engagea. Wang-tsin, parant toujours et ne frappant jamais, s’amusa beaucoup de ce jeune homme, qui ne connaissait pas les vrais principes. A la fin, Sse-tsin tomba aux pieds du commissaire et s’avoua vaincu.

« C’est donc inutilement, lui dit-il, que tant d’escrimeurs ont passé par mes mains. Ces gens-là n’avaient pas la moitié de votre talent. Mon maître, je vous en supplie, donnez-moi des leçons.

— « Très volontiers, répondit Wang-tsin

votre père a eu tant de bontés pour nous que je serais heureux de lui montrer ma reconnaissance. »

Le maître de la ferme, au comble dé la joie, ordonna à son fils de s’habiller et de se rendre dans la salle, où le métayer, qui avait tué une brebis, servit le repas du matin. La mère de Wang-tsin étant descendue, les quatre convives se mirent à table.

« Maître, dit à Wang-tsin le propriétaire de la ferme, se levant et tenant sa tasse à la main, avec un pareil talent, vous devez être pour le moins général d’armée. Quelle simplicité ! je n’ai donc pas reconnu le mont Taï-chan, qui me crevait les yeux.

— « Mon nom de famille n est pas Tchang, répondit Wang-tsin en souriant ; je suis le général Wang-tsin, comnussaire d’armée. » Puis, il raconta en détail au maître de la ferme l’histoire de sa jeunesse, sa liaison avec Kao-khieou, la nomination de celui-ci au poste de commandant en chef, et enfin l’aventure de l’hôtel.

— « Puisque vous avez parlé le premier, reprit le maître de la ferme, adressant à Wang-tsin, je vous dirai à mon tour que mes ancêtres étaient originaires de ce district, qu’on appelle Hoa-yin-hien, la montagne que vous voyez d’ici est le mont Chaohoa et le village que nous habitons est le village Sse-kia, ou « des familles Sse ». Il peut y avoir dans ce village quatre cents familles, dont les chefs portent tous le même nom, c’est-à-dire Sse. Mon fils, dès sa plus tendre enfance, n’a jamais v oulu se livrer aux travaux des champs ; c’était un paresseux, qui n’aimait que faire des armes et à jouer du bâton. Sa mère, voyant qu’il devenait incorrigible, mourut un jour d’un accès de colère. Resté veuf, je n’avais d’autre parti à prendre que de l’abandonner à son naturel. Vous ne sauriez croire tout l’argent qu’il m’a coûté. Je lui ai d’abord donné un maître d’escrime ; puis, comme il avait envie de se faire tatouer, j’ai chargé un artiste habile de figurer sur ses bras et sur ses épaules des fleurs de toute espèce et sur sa poitrine un beau dragon à raies bariolées. C’est pour cela que tous les habitants du district l’appellent Sse-tsin ou le dragon à neuf raies. »

Wang-tsin fut charmé d’entendre tous ces détails. A partir de ce moment, il s’installa dans la ferme avec sa mère, et chaque jour le fils de la maison, Sse-tsin, lui demandait, comme une grâce, de lui enseigner un des dix-huit exercices militaires. Sous un maître aussi habile, Sse-tsin apprit bien vite à se servir des armes qui étaient en usage (du temps des Song).

Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire. Six mois à peine s’étaient écoulés, que le jeune Sse-tsin connaissait à fond tous ses exercices. Il savait croiser la hallebarde, frapper du marteau, tirer de l’arc aussi bien que de l’arbalète, lancer des pierres avec la baliste, déchirer avec le fouet, ajuster un coup d’épée, percer avec la lance ou la javeline, couper avec la hache ou la cognée et enfin jouer du bâton et battre du tambour. Il avait fait tant de progrès que Wang-tsin, n’ayant plus rien à lui apprendre, crut qu’il était de son devoir de quitter la ferme et d’aller à Ting-ngan-fou. Sse-tsin essaya inutilement de le détourner de ce projet. « Maître, lui disait-il, restez donc avec nous ; je m’engage à vous servir, vous et votre mère, jusqu’à la fin de vos jours.

— « Mon sage disciple, répondait Wang-tsin, je vous remercie de vos bons sentiments. Rester ici ! ah, ce serait pour moi le comble de la félicité ; mais songez que si Kao, le gouverneur de la ville impériale, parvenait à découvrir le lieu de ma retraite, on ne manquerait pas de vous arrêter avec moi. N’est-ce pas assez d’un malheur ? faut-il en chercher deux ? Non, mon parti est pris ; je vais à Ting-ngan-fou. »

Sse-tsin et son père, à bout de raisonnements et de vaines tentatives, furent contraints d’apprêter le repas du départ. Ils offrirent à Wang-tsin, comme un témoignage de leur reconnaissance, un petit coffre à double fond, renfermant cent taels d’argent [2]. Le lendemain, Wang-tsin, après avoir fait ses préparatifs de voyage, prit congé de son hôte et partit avec sa mère. Sse-tsin ordonna au métayer de porter le sac de voyage et reconduisit son maître jusqu’à dix milles de la ferme. La séparation fut pénible pour ce jeune homme ; il salua Wang-tsin, versa des larmes en abondance, étendit les bras et retourna à la ferme avec le métayer.

… Or, on raconte que, revenu à la ferme, Sse-tsin ne songea plus qu’à entretenir ses forces. Il était alors dans toute la vigueur de la jeunesse. Dormant peu, il se levait chaque jour à la troisième veille pour étudier ses exercices. On le voyait derrière la métairie courir à cheval, en plein soleil, et tirer des flèches.

A quelque temps de là, le père de Sse-tsin tomba malade. Comme il y avait déjà plusieurs jours qu’il gardait le lit, son fils envoya chercher un médecin ; mais hélas ! les secours de l’art furent impuissants. Quel sujet de tristesse et de lamentations ! Sse, le maître de la ferme, mourut.

Sse-tsin pensa tout d’abord aux funérailles de son père. Il acheta un magnifique linceul, commanda un cercueil intérieur et un cercueil extérieur. Il invita des religieux, du culte de Bouddha, à offrir un grand sacrifice et à jeûner pendant sept jours, afin de délivrer lame de son père des souffrances expiatoires. Il pria en outre des religieux, du culte des Tao-sse, de réciter des prières aux mêmes intentions, et de célébrer un service funèbre. Après qu’il eut fait choix d’un jour heureux, on procéda à l’inhumation. Tous les habitants du village, sans en excepter un seul, assistèrent aux funérailles et suivirent le corps du défunt jusqu’à la colline où il fut déposé à côté des tombeaux de ses ancêtres.

La mort de cet homme avait laissé dans la ferme un vide irréparable. Sse-tsin, son fils, qui n’aimait pas l’agriculture, mit à la tête de l’exploitation une espèce d’intendant et joua du bâton comme par le passé.



IV.
PROFESSION DE LOU-TA.

Le lendemain, dès l’aube du jour, Tchao, le youên-waï, dit à Lou-ta : « Je crois que ce pays-ci ne vous convient pas ; vous n’y êtes pas en sûreté. Je vous invite, mon cher brigadier [3], à venir passer quelque temps à ma ferme.

— « Où est située votre ferme, demanda Lou-ta ?

— « A dix milles d’ici, répondit le youên-waï, dans le village des Sept-diamants.

— « Très-volontiers, reprit Lou-ta., »

Tchao, le youên-waï, chargea sur-le-champ un domestique d’aller dire au fermier de seller deux chevaux et de les amener à la ville. Vers midi, quand on annonça que les chevaux étaient à la

  1. Littéralement : « le jeune maître de la maison ».
  2. Environ 750 francs.
  3. En chinois : Ti-hia. Sous la dynastie des Song, il commandait les archers, administrait la bastonnade et présidait aux exécutions capitales.