Au coin du feu (Morissette)/L’Argent du purgatoire

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Piché Frères (p. 15-).

L’ARGENT DU PURGATOIRE.



LÉGENDE.

Dans un voyage que je fis à Montréal, l’an dernier, je me trouvai dans les chars avec un vieillard d’une soixantaine d’années.

Nous liâmes bientôt connaissance et la conversation s’engagea entre nous comme si nous eussions été de vieux amis.

Joseph Lapointe, tel était le nom du vieillard, connaissait une foule d’histoires. Il m’en raconta une que j’ai retenue et que je m’empresse de vous faire connaître.

Certaines gens, me raconta Lapointe, ont pour habitude de dire à ceux qui leur doivent quelques sous : je ne leur donne pas…, ils iront en enfer avec cet argent…, et plusieurs autres souhaits auxquels on ne porte pas beaucoup d’attention, mais qui, cependant, peuvent avoir des suites malheureuses.

Moi, qui vous parle, j’avais cette mauvaise habitude de ne rien vouloir pardonner et lorsque quelqu’un me devait, j’avais toujours le soin de lui dire que s’il ne me rendait pas mon dû, le diable le chaufferait quand il arriverait de l’autre côté.

J’avoue que je disais ces paroles sans penser aux conséquences qu’elles pourraient avoir. Aujourd’hui je suis bien revenu de cette habitude, je vais vous dire pourquoi.

Il y a une quarantaine d’années, j’étais tout jeune homme, je prêtai deux piastres à un de mes amis, Alfred Laberge.

Laberge était un pauvre garçon, toujours malade et gagnant à peine de quoi vivre.

Il y avait un mois à peu près que je lui avais prêté les deux piastres, lorsque mon ami tomba malade et mourut.

Quand on m’apprit la mort de Laberge, je dis à celui qui m’apportait cette nouvelle : le diable va le chauffer avec mes deux piastres.

Je ne pensai plus à mon argent. Le fait est que du fond du cœur je lui donnais bien à ce pauvre garçon, mais il paraît que ce n’était pas suffisant, comme vous allez le voir.

Ce que je viens de vous raconter se passait en hiver. Au printemps suivant, un soir, vers dix ou onze heures, je partais de chez moi pour aller au marché, en ville, lorsque arrivé près du cimetière de notre paroisse, il me sembla entendre quelqu’un qui se plaignait comme s’il endurait des souffrances inouïes.

J’étais assez brave, mais j’avoue que ces gémissements me donnèrent le frisson.

Seul, sur la route à l’heure où tout le monde sommeille, il faut peu de chose pour effrayer un jeune homme de vingt ans.

Je fouettai mon cheval afin de m’éloigner de ce lieu le plus tôt possible. Il me semblait que les gémissements augmentaient ; je crus même entendre mon nom au milieu de ces plaintes. Vous comprenez dans quelles trances j’étais.

Enfin, après un temps qui me parut affreusement long, j’arrivai à Québec, vers trois heures du matin.

Pendant toute la journée, je pensai à ce qui m’était arrivé, sans cependant en faire part à celles de mes connaissances qui se trouvaient en ville.

J’avais l’espérance de vendre mes produits assez vite pour pouvoir laisser Québec de bonne heure dans l’après-midi. Mais les choses allaient mal, je n’avais pas ma façon d’habitude. Plusieurs de mes pratiques trouvèrent que j’avais un air curieux et me demandèrent même si j’étais malade.

Toutes ces remarques me mettaient de plus en plus à la gêne et mes produits restaient dans ma voiture.

Il était six heures du soir lorsque je partis de Québec. J’ai oublié de vous dire que je demeurais à Saint-Joachim.

Les chemins sont généralement mauvais passé L’Ange-Gardien, mais dans le printemps c’est quelque chose d’affreux.

Il faisait donc complètement nuit lorsque j’arrivai au commencement de Saint-Joachim.

J’avais à peine fait quelques arpents que toute la paroisse me parut illuminée comme par un grand incendie. Je regardai de côté et d’autre et ne vit pas de flamme, cependant la lumière existait toujours. Un peu plus loin je vis que cette lumière venait du cimetière, mais toujours sans apercevoir de feu.

Arrivé au cimetière, j’entendis comme le matin, les gémissements de quelque personne qui paraissait souffrir énormément. Il me semblait aussi que la lumière s’avancait vers l’endroit où je me trouvais.

La peur s’empara de moi pour tout de bon. Je fouettai mon cheval, il ne bougea pas. On eût dit que quelqu’un le retenait par la bride.

Puis je vis à quelques pas de moi, dans un nuage de feu, mon ami décédé durant l’hiver. Je m’expliquai alors la grande clarté que j’avais vue.

Laberge, c’était bien lui qui se trouvait devant moi, paraissait souffrir affreusement.

Regarde, me dit-il, vois ce feu qui me dévore depuis des siècles — il croyait être dans le purgatoire depuis des centaines d’années, et il y avait tout au plus six mois qu’il était mort. — C’est par ta faute que je souffre ainsi ; tu as refusé de me donner à ma mort, l’argent que tu m’avais prêté et Dieu n’a pas voulu m’admettre dans le paradis. Voilà ton argent. Puisses-tu ne jamais te trouver dans ma position. Il me donna deux piastres et disparut.

J’avais bien l’argent dans la main. J’arrivai chez moi à la hâte et racontai à mes parents ce que je venais de voir. Le lendemain je portais l’argent du purgatoire au curé de Saint-Joachim qui s’empressa de dire des messes pour les âmes défuntes.

Je n’ai pas besoin de vous dire que depuis le jour où mon ami Laberge m’apparut, je fais attention et je n’envoie plus le monde se chauffer.