Au couchant de la monarchie/14

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Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 809-846).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE[1]

XIV.[2]
LA CHUTE DE NECKER


I

Aux derniers jours d’avril 1781, la situation de Necker n’était pas sans similitude avec celle de Turgot, cinq années plus tôt, jour pour jour. Comme Turgot, en effet, il avait contre lui les parlemens, animés d’une pareille rancune, une partie des privilégiés et une moitié du ministère, à savoir MM. de Maurepas, de Vergennes et de Miromesnil. De ces trois collègues de Necker, le premier l’abhorrait par jalousie sénile, les deux autres le combattaient au nom de leurs principes, ou plutôt de leurs préjugés, en hommes d’ancien régime hostiles d’instinct à toute réformation profonde. Comme Turgot également, Necker était soutenu par l’opinion publique, c’est-à-dire non seulement par les salons et les bureaux d’esprit, mais par la bourgeoisie et par la masse du peuple, qui avaient mis en lui leurs dernières espérances.

Là cependant s’arrête l’analogie. Un examen plus détaillé révèle d’importantes dissemblances. Marie-Antoinette, en effet, qui détestait Turgot, penchait, comme on sait, pour Necker. Elle résistait même, sur ce point, aux suggestions d’une partie de son entourage, la coterie Polignac, pour des raisons mal définies, s’étant retournée depuis peu contre le directeur. « La Reine, écrit à cette époque Mercy à Joseph II[3], daigne encourager et protéger le directeur général des finances. On a essayé toute sorte de voies pour lui nuire auprès de Sa Majesté, mais, quoique cette cabale fût dirigée par les alentours favoris, elle n’a point eu d’effet. » Il résultait, pourtant, de ces attaques multipliées, un peu plus de mollesse dans le soutien accordé par la Reine à un homme dont, au fond du cœur, elle appréciait le caractère et reconnaissait le mérite. Il faut encore noter que, plus heureux que son prédécesseur, Necker comptait au sein du Cabinet des appuis chaleureux : Castries et Ségur demeuraient, de cœur et de fait, sincèrement dévoués à sa cause. Choiseul, leur ami à tous deux, les fortifiait dans cette fidélité.

Mais la différence essentielle était dans les dispositions et dans l’attitude du clergé, dont la plus grande partie, en dépit du protestantisme, semblait ralliée de bonne foi à Necker, lui prêtait publiquement le secours de son influence. Sans doute, dans le début, il s’était rencontré par là des répugnances à vaincre, des préventions à dissiper, que j’ai mentionnées en leur temps. Mais, comme dit un gazetier[4], Necker avait eu la sagesse « de ne pas se roidir » contre une méfiance, après tout naturelle, et de s’appliquer, au contraire, à désarmer, par des avances adroites et des concessions opportunes, une hostilité redoutable. « Il a pris le parti, confirme le même publiciste, d’avoir beaucoup de liant avec les prélats, d’en avoir même à sa table et de leur rendre des services. » Sa politique ne s’était pas restreinte à de bons procédés mondains et il n’avait pas reculé devant des preuves plus efficaces de sa volonté conciliante, en abandonnant des projets dont le succès lui eût certainement été cher. Nul ne saurait douter qu’il n’eût ardemment désiré, dans le fond de son cœur, d’obtenir le retrait des prescriptions cruelles édictées autrefois contre ses coreligionnaires, de restituer aux protestans le libre exercice de leur culte et le statut légal ; de faire sanctionner, en un mot, par un document officiel, la tolérance qui, sauf quelques rares exceptions, existait en fait dès ce temps, les mœurs étant, là comme partout, plus fortes que les lois. Il y renonça néanmoins, il se tut, il remit à des jours meilleurs une si juste réforme, dont il laissa l’honneur à l’un de ses successeurs au pouvoir. Comment, d’un tel silence, ne lui eussent pas su gré les membres de l’épiscopat, à l’heure même où l’un d’eux[5], dans l’assemblée de 1780, croyait devoir dénoncer comme un grand scandale « l’audace des faux pasteurs prêchant jusqu’aux portes des villes, » montrait avec fracas l’Eglise romaine « odieusement exposée, par cette impunité, à partager l’empire avec une orgueilleuse rivale[6]. »

De même, il est certain que le directeur général eût voulu abolir, ou du moins réformer la dîme, si excessive et si impopulaire, et transformer le « don gratuit, » voté tous les cinq ans par l’assemblée générale du clergé, en taxe fixe, en taxe régulière, perçue annuellement sur la masse des biens fonds ecclésiastiques et des domaines appartenant aux ordres religieux. Cette légitime et utile réglementation, certainement Necker y songea ; il la prépara même, dit-on, « dans le silence du cabinet. » D’avance, le « parti philosophe » en frémissait de joie, le « parti dévot » d’inquiétude. Pourtant rien ne parut au jour. Les espérances des uns et les frayeurs des autres furent pareillement déçues.

Necker recueillit le salaire de cette modération. Il eut d’abord pour lui l’approbation des prélats libéraux, la faveur de ces hommes d’Eglise, éclairés, tolérans, nombreux à cette époque, dont, a-t-on dit[7], « l’orthodoxie était suffisante, les mœurs honnêtes, mais qui ne dédaignaient ni le suffrage des beaux esprits, ni le commerce du monde. » Ces amis de la première heure s’appelaient Cicé, archevêque de Bordeaux, Boisgelin, archevêque d’Aix, Phélypeaux, archevêque de Bourges, Dillon, archevêque de Narbonne, tous gens de haute culture et d’excellent renom. Rien de surprenant à cela ; mais ce qui étonne davantage, c’est que le directeur sut aussi conquérir, sinon l’absolue confiance politique, du moins la sympathie privée de bon nombre de ces prélats que le jargon du temps surnommait les Évangélistes, et dont le chef était le fameux Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. J’ai dit plus haut l’espèce d’entente qui s’était établie, sur le terrain de la philanthropie et de la charité, entre l’ennemi fougueux du jansénisme et le ménage Necker. Peu à peu cette action commune engendra des rapports cordiaux et presque familiers. On vit un jour le directeur général des finances dîner, ainsi que son épouse, « en compagnie de dix prélats, » à la table de l’archevêque.


C’est que Necker, le fait est très constant.
N’est janséniste… il n’est que protestant.


disait une épigramme qui courut les salons.

Symptôme encore plus important : en juin 1780, l’assemblée du clergé, rédigeant en fin de session son rapport général, y insérait « un compliment à l’adresse de M. Necker et une apologie de ses opérations[8]. » Que, dans ces manifestations flatteuses, il y eût une part de calcul, il n’est certes pas impossible. « On caresse un chat pour lui faire rentrer ses griffes, » dit un contemporain sceptique en rapportant le fait. Toujours est-il que cet appoint, quel qu’en fut le motif, n’était pas négligeable, ne fut-ce que comme indication de l’irrésistible courant qui entraînait alors tous les esprits, tous les cœurs, vers Necker.

Par malheur, en ce temps, que huit années à peine séparent de la Révolution, l’opinion générale, si puissante qu’elle parut, était bien peu de chose auprès du bon plaisir du Roi, et Louis XVI, malgré ses promesses et ses propos encourageans, commençait, insensiblement, à se détacher de Necker. Il n’avait jamais ressenti pour lui l’élan de sympathie, d’affection personnelle qui l’avait autrefois attiré vers Turgot. Il appréciait la scrupuleuse honnêteté de sa vie, la droiture de ses intentions et son amour du bien public ; il admirait, il partageait sa pitié pour les humbles et pour les misérables ; mais il ne trouvait pas en lui cette simplicité d’âme qui l’avait séduit chez Turgot ; la « roideur genevoise » de Necker glaçait sa bonhomie, de même que l’orgueilleuse suffisance du ministre offusquait la timidité, blessait la modestie du prince.

On peut conjecturer aussi, d’après certains indices, d’après certaines boutades échappées ça et là, que Louis XVI, dès cette heure, était mis en défiance contre l’ambition de Necker, contre son goût de dominer et de « tirer la couverture à lui, » pour citer l’expression dont se sert l’abbé de Véri[9]. Un récent incident venait, tout justement, d’augmenter ces appréhensions. Le prédicateur de la Cour, pour le carême de 1781, était l’abbé Maury, le futur cardinal, considéré alors comme un « jeune ecclésiastique qui ne manquait pas d’esprit et de talent et comme ayant autant de politique et de désir de faire son chemin que de dons pour la chaire[10]. » Grand partisan du directeur, il ne perdait nulle occasion de prôner ses mérites, d’afficher son zèle pour sa cause. Le dimanche des Rameaux, prêchant dans la chapelle du Roi en présence de la Cour, emporté par son éloquence, il eut la téméraire idée « d’insinuer à Sa Majesté qu’il serait de son devoir de ne pas laisser reposer le gouvernement du royaume en des mains débiles et tremblantes, par où il désignait clairement le sieur comte de Maurepas[11]. » À ces paroles, grand émoi parmi l’assistance, suspicion partout répandue que l’orateur n’eût pas ainsi parlé, s’il n’eût été « inspiré de quelqu’un qui, par son canal, voulait faire parvenir de grandes vérités aux oreilles du jeune monarque. » Si bien qu’à la descente de chaire, le Roi s’approchait de Maury et l’interpellait en ces termes : « Monsieur l’abbé, je vous ordonne de ne parler à l’avenir que de Dieu, de son évangile, de ses Saints, et de ne plus vous immiscer dans les affaires de mon gouvernement. » L’incartade ne pouvait manquer d’être fort exploitée par les adversaires de Necker, donnée comme une démonstration nouvelle de son désir de supplanter Maurepas et de prendre en son lieu la direction suprême des affaires du royaume.

Dans les dispositions d’esprit qui résultaient de ces diverses causes, Louis XVI était plus accessible encore aux insinuations de Maurepas et aux avertissemens de ses frères. L’effervescence des parlemens acheva de le troubler. L’apparente fermeté de la première minute avait, chez lui, promptement fait place à des manières plus radoucies. Cinq jours après celui où il avait apostrophé le premier président d’Aligre, il consentait à recevoir, dans le particulier et sans titre officiel, quelques membres du parlement, qui désiraient lui apporter leurs plaintes. Il leur parlait « avec bonté » et leur expliquait en substance « que le mémoire attribué au sieur Necker, et devenu public par abus de confiance, ne contenait rien qui dut leur inspirer des craintes ni donner lieu à aucune réclamation de leur part, qu’au surplus il leur ferait savoir ses intentions, mais que, quant au fond des objets qui y étaient traités, il s’en réservait à lui seul la connaissance[12]. » Ainsi de la menace déjà il passait à l’excuse. L’audace de la magistrature croissait en proportion de la faiblesse du Roi.

En de telles conditions, les gens qui connaissaient la nature de Louis XVI et ses façons d’agir ne tardaient guère à relever des symptômes de disgrâce pour le directeur général. Louis XVI, assuraient-ils, ne lui parlait maintenant que peu, et presque pas « en dehors du service, » évitait avec soin les occasions « de travailler seul avec lui[13]. » Dans le Conseil, les propositions de Necker sont discutées mollement, modifiées sans raisons valables et souvent ajournées. « Je doute, écrit la marquise du Deffand, qu’on lui laisse exécuter tous ses projets… Si on veut les morceler, comme on a fait de ceux de M. de Saint-Germain, il ne l’endurera pas, il quittera, tout s’écroulera, le crédit sera perdu, on tombera dans le chaos. »


II

En attendant l’accomplissement de cette lugubre prophétie, il est visible que Necker semble, dès ce moment, douter, non de lui-même, mais du succès de ses efforts, et qu’il sent faiblir son courage. Aux derniers jours d’avril, Mercy, en lui rendant visite, le trouvait rempli d’amertume et « le cœur ulcéré. » D’un ton triste et désabusé, Necker lui confiait ses ennuis : son Compte rendu avait provoqué « des attaques dont les auteurs connus n’étaient pas inquiétés ; » ni Maurepas, ni le Roi ne lui prêtaient l’appui dont il aurait besoin pour soutenir tant d’assauts ; il allait jusqu’à dire « qu’il ne voyait plus autre chose à faire que de chercher les moyens de se tirer avec honneur de cet abîme[14]. » Le lendemain de cette confidence, si l’on en croit une rumeur répandue, Necker aurait rendu son portefeuille au Roi ; Louis XVI, après avoir réfléchi vingt-quatre heures, le lui aurait fait reporter « par l’entremise du marquis de Castries, » chargeant ce dernier de lui dire « qu’il retenait sa lettre de démission, pour le mettre dans l’impossibilité de jamais la lui offrir de nouveau, qu’il ne voulait pas entendre parler de sa retraite, qu’il le soutiendrait envers et contre tous, etc., etc.[15]. » Il n’était pas besoin d’avoir une longue mémoire pour apprécier à leur valeur ces affirmations rassurantes.

Au commencement de mai 1781, les matières explosibles étaient si bien accumulées aux entours de l’hôtel du contrôle général, qu’il ne fallait qu’un léger choc pour en déterminer l’éclat. Comme presque toujours en tel cas, ce fut un chétif instrument qui produisit ce choc et provoqua la catastrophe. Il faut conter cette affaire en détail, car l’importance du résultat rehausse la médiocrité des moyens[16].


Quelques semaines auparavant, un certain Radix de Sainte-Foix, qui portait le titre pompeux de « surintendant des finances et bâtimens de Mgr le Comte d’Artois, » ex-agent de l’abbé Terray tout comme le sieur Cromot, et pas plus recommandable que lui[17], avait eu un vif démêlé avec le directeur général des finances. Ce dernier, en effet, en étudiant « l’état des diverses pensions payées sur la cassette royale, » avait, non sans surprise, reconnu que ledit Sainte-Foix, ayant jadis obtenu de l’abbé Terray le remboursement intégral du capital d’une pension viagère de 8 000 livres, — accordée, au surplus, sans droit ni titre valable, — continuait comme devant à toucher sa pension ; d’où résultait, pour les quatre dernières années, un total de 32 000 livres extorquées au Trésor. Bien qu’indigné d’une pareille indélicatesse, Necker se bornait cependant à arrêter l’abus, en faisant rayer la pension. Sainte-Foix, sur cette nouvelle, avait l’impudence de se plaindre ; plusieurs lettres de lui adressées à Necker demeuraient sans réponse. Alors, payant d’audace, il se présentait à l’audience du directeur général des finances et réitérait de vive voix sa singulière réclamation. La réponse de Necker fut celle qu’on imagine : non seulement, lui dit-il, il n’admettait pas sa demande, mais il « le jugeait redevable envers le Roi des 32 000 livres indûment perçues, » et il se proposait « de rendre compte de ce fait à Sa Majesté. » Sainte-Foix se retirait, plein de colère, ruminant une vengeance.

Voici ce qu’il imaginait : il s’associait sur l’heure à un sieur Bourboulon, ex-commis des finances congédié par Turgot, attaché, lui aussi, en qualité de « trésorier, » à la maison du Comte d’Artois[18], et ces deux personnages, vieux routiers dans leur profession, habiles à manœuvrer dans le dédale des comptes, rédigeaient en commun un examen critique du fameux Compte rendu qui faisait la gloire de Necker. Plus modérée de ton et partant plus habile que les autres libelles, cette brochure appuyait, avec un art perfide, sur les points faibles du rapport, signalait certaines omissions, relevait par endroits quelques erreurs de, chiffres, dont les auteurs tiraient parti pour généraliser, pour accuser Necker des plus graves inexactitudes et des pires falsifications. Ils terminaient par un défi jeté au directeur de réfuter leurs dires et de répondre à leurs imputations. Paris fut inondé des exemplaires de ce factum ; le Comte d’Artois lui-même « en distribuait à tout venant. » L’émotion redoubla lorsqu’on apprit que le sieur Bourboulon, sachant qu’on recherchait le rédacteur de cet écrit, resté jusqu’alors anonyme, s’était présenté hardiment chez le lieutenant de police et avait revendiqué la paternité de l’ouvrage. C’était montrer qu’il ne craignait point la Bastille, qu’un protecteur puissant lui assurait l’impunité.

Necker trouva, non sans raison, que l’audace était un peu forte et qu’une conduite si impudente était intolérable. On peut juger pourtant qu’il prit l’affaire trop au sérieux, en exigeant du Roi qu’une commission, prise dans le Cabinet et composée de trois de ses collègues, entendit ses explications et vérifiât ses comptes. Disons qu’il reçut sur ce point les satisfactions désirables. Les trois arbitres désignés furent MM. de Maurepas, de Vergennes et de Miromesnil, tous ennemis notoires de Necker. Celui-ci justifia ses chiffres, produisit les pièces authentiques, réfuta point par point les allégations du libelle. Ses auditeurs ne firent aucune réplique et admirent tout sans objection. Le seul Maurepas, dit Marmontel, accueillit ces explications « avec un air d’intelligence, comme un homme qui en sait long, mais qui ne veut pas parler[19]. » Necker eût pu s’en tenir là ; mais il jugea insuffisante cette réparation à huis clos ; il demanda, comme témoignage public « de son innocence reconnue, » la suppression du calomnieux écrit, le renvoi du sieur Bourboulon de la maison du Comte d’Artois.

A vrai dire, pour ce prince, la situation paraissait assez embarrassante. Après l’encouragement donné ouvertement par lui aux auteurs du libelle, tous deux ses familiers, tous deux à son service, une mise en cause aussi directe ne lui permettait plus le commode refuge du silence. Soutenir Bourboulon jusqu’au bout, malgré la sentence des arbitres, ou le chasser comme un coupable, c’était pour lui deux choses également difficiles. Il prit un moyen terme et il chargea son « chancelier, » le sieur Auget de Montyon, — bien connu par la suite pour ses fondations charitables, — d’écrire en son nom à Necker une lettre dont voici les termes[20] : « J’ai rendu compte à Mgr le Comte d’Artois du mémoire par lequel le sieur Bourboulon, son trésorier, attaque la vérité de l’état des finances du Roi, que vous avez rendu public par ordre de Sa Majesté. L’étude que j’ai faite depuis longtemps des objets discutés dans ce mémoire m’a convaincu que, dans plusieurs articles sur lesquels j’ai des notions certaines, il est tombé dans des erreurs évidentes. Je l’ai fait connaître à Mgr le Comte d’Artois, qui m’a chargé de vous témoigner son estime et son affection et de vous assurer qu’il apprenait avec plaisir que le sieur Bourboulon était dans l’erreur. » Le prince, après ce faible désaveu infligé à son trésorier, lui maintenait son emploi et lui conservait ses bonnes grâces. « Bourboulon restait en faveur et se montrait partout, même au souper du Roi[21]. »


C’en était trop pour l’orgueil de Necker, disons même pour sa dignité. Il lui parut que son autorité serait désormais compromise, s’il n’obtenait une preuve éclatante et publique de la confiance du Roi, qui confondit les faiseurs de cabales et fermât définitivement la bouche à ses contradicteurs[22]. Une idée lui vint à l’esprit, qu’il est permis de trouver naturelle : il demanda son admission dans ce Conseil d’Etat, — que l’on nommait également « le Conseil d’en haut, » — dont il était jusqu’à ce jour exclu. Plus que jamais, à l’heure présente, il estimait nuisible au service de l’Etat, et blessant pour lui-même, de n’avoir son entrée que dans les « Comités » où se traitaient les questions financières, sans prendre part aux réunions où se réglait l’emploi des sommes qu’il était appelé à fournir. Si l’on regarde au fond des choses, la faveur réclamée était plus honorifique que réelle, car, en fait, toutes les graves affaires se traitaient dans les Comités, et le Conseil d’Etat n’était guère occupé qu’à sanctionner les résolutions prises. « Ce n’est, reconnaîtra plus tard Necker[23], qu’une conférence en présence du Roi, où les voix ne sont pas comptées et où Sa Majesté seule décide. » Mais le directeur général n’ignorait pas que l’obstruction à ses principaux projets de réformes venait presque toujours de ce Conseil dont il était absent, que Maurepas, notamment, ne cessait pas d’y critiquer et d’y persifler ses idées. C’était assez, sans compter l’opportunité, pour motiver le vœu du directeur général des finances.

La grande difficulté venait de la religion de Necker. Admettre un protestant dans le conseil intime, le conseil supérieur du Roi, en faire un « ministre d’Etat, » pouvait alors passer pour une dangereuse audace. Ce fut, du moins, la réponse de Maurepas, lorsque Necker vint, pour la première fois, l’entretenir de l’affaire et lui demander son appui. Le Mentor l’écouta, puis, d’un ton sarcastique : « Pour être roi, dit-il, il faut aller à la messe, comme Henri IV. — Sully n’allait pas à la messe, et Sully entrait au Conseil, » lui répliqua vivement Necker, de quoi Maurepas prit texte pour publier partout que Necker se croyait Sully[24]. Cette réponse de Maurepas eut pour effet de blesser fortement Necker. Il y crut démêler plus qu’une impertinence, un conseil déguisé qui ressemblait à une insulte. Plusieurs années après, revenant sur cette entrevue dans une note écrite pour lui-même, il apostrophe Maurepas avec indignation : « Vous qui, bien sûr que je n’y consentirais pas, m’avez proposé de changer de religion pour aplanir les obstacles que vous me prépariez, de quoi m’auriez-vous cru digne après une telle bassesse[25] ! »

Disons d’ailleurs que, sur l’instant et après cette première passe d’armes, Maurepas se garda bien de trop décourager le directeur de l’idée qu’il avait conçue. Augeard, toujours bien renseigné sur les intentions du Mentor, nous dévoile ainsi son calcul : « En vieux routier de Cour, dit-il, il lui laissa enfiler cette route, » se réservant, si Necker insistait et donnait le choix à Louis XVI « entre sa démission et son admission au Conseil, » d’invoquer « les lois du royaume qui interdisaient cet honneur à un étranger et à un protestant. » Ainsi serait-il délivré d’un encombrant collègue « sans s’être donné l’air de l’avoir renvoyé[26]. »

Au sortir de cet entretien, Necker se rendit chez le comte de Mercy-Argenteau, le mit au fait de ses perplexités, renouvela ses affirmations sur sa volonté arrêtée de prendre sa retraite s’il n’obtenait les satisfactions désirées. L’heure présente, ajouta-t-il, semblait « convenable pour se retirer, » parce que les fonds nécessaires pour continuer la guerre étaient assurés pour un an et qu’ainsi « le nouveau ministre aurait tout le temps suffisant pour se procurer des ressources en vue des besoins à venir. » Mercy lui prêcha la patience, le dissuada de rien précipiter et lui conseilla finalement d’aller trouver la Reine. Le conseil fut suivi. Marie-Antoinette, dit Mercy, lui tint le même langage que l’ambassadeur autrichien et « employa tous les moyens en son pouvoir pour lui rendre courage, » ou, tout au moins, « pour obtenir qu’il reculât l’exécution de son projet jusqu’à la fin de la guerre. »


Ces visites, ces exhortations laissèrent Necker plus hésitant, plus troublé que jamais. Il se résolut le lendemain[27]à rédiger une note, en forme de mémoire, où il établissait qu’après « le coup qui lui avait été porté, » il ne pourrait plus, à l’avenir, « se rendre utile dans son emploi, » si le Roi ne lui accordait « un témoignage public de sa faveur, » qui relèverait « le crédit perdu du ministre. » Il indiquait pour cela trois moyens : 1° de l’appeler au « Conseil d’en haut, » sans qu’il fût besoin pour cela de lui donner le titre de « ministre d’Etat ; » 2° de contraindre le parlement, « par commandement exprès du Roi, et au besoin par un lit de justice, » à voter sur-le-champ l’enregistrement de l’édit établissant dans le Bourbonnais la quatrième assemblée provinciale ; 3° de lui confier l’inspection des marchés pour la Guerre et pour la Marine, ce qui serait d’ailleurs aisé, le directeur s’étant par avance entendu avec le marquis de Castries, et l’assentiment de Ségur n’étant pas plus douteux[28].

Ce mémoire terminé, il retourna le soumettre à Maurepas. Le Mentor ergota, se récria sur chaque article, critiqua tour à tour chacun des moyens proposés. Il finit son discours en demandant au directeur « s’il resterait inébranlable » et ne se plierait pas à quelque équivalent. Sur réponse de Necker que « tous moyens lui seraient agréables, pourvu qu’ils eussent le même effet, » Maurepas offrait alors de s’employer à obtenir pour lui « les grandes entrées du cabinet du Roi. » Necker l’interrogeant sur ce que valait cette faveur, le Mentor, avec une malice sournoise, s’appliquait à la rabaisser, racontait, d’un ton dédaigneux, que lui-même, autrefois, avait reçu cette grâce, mais qu’il avait eu soin « d’empêcher qu’on l’insérât dans la Gazette de France. » Bref, il s’y prit si bien que Necker s’en alla plus froissé que jamais et ne gardant plus aucun doute sur « le mauvais vouloir » du vieux conseiller de Louis XVI.

Le Roi, jusqu’à cette heure, avait été tenu en dehors de l’affaire. Il en fut informé par les soins de Maurepas, qui présenta les choses à sa façon, tantôt raillant Necker, tantôt blâmant son intraitable orgueil et son insatiable ambition, et le représentant comme imbu, dans le fond du cœur, « d’idées républicaines, » qui venaient de son origine. Le mot était bien calculé ; il ne manqua pas son effet. Quatre ans plus tard, à ce souvenir, Louis XVI disait, sur un ton de colère : « Je ne veux pas faire de mon royaume une république criarde, comme est la ville de Genève ! » Maurepas dépeignait aussi son collègue comme « voulant se mêler de tout, » osant se comparer à l’illustre Sully, prétendant « dominer et surveiller » tous les autres ministres, « s’asseoir, enfin, sur le trône à côté du Roi. » Plus encore que la précédente, cette dernière phrase piqua Louis XVI au vif : « C’est trop fort ! s’écria-t-il. Cet homme veut se placera côté de moi ! » Puis, serrant la main du Mentor : « Vous ne faites pas cela, vous, » murmura-t-il d’un accent attendri[29].

Toutefois, demeuré seul, quand la réflexion fut venue, le Roi fut comme pris de scrupule. Il connaissait la rivalité de Maurepas et du directeur général ; il suspecta, dans l’occurrence, l’impartialité du premier. Il se résolut donc à demander l’avis d’un homme de sens rassis, du plus ancien des secrétaires d’État, de celui-là avec lequel, depuis plusieurs années, il correspondait secrètement sur les affaires diplomatiques, et il pria Vergennes de lui dire par écrit son sentiment sur la personne et sur l’administration de Necker.


Nous possédons la réponse de Vergennes[30]. C’est une note étendue, une sorte de consultation, du style lourd et diffus dont est coutumier son auteur, modérée dans la forme, certainement empreinte de bonne foi, mais témoignant d’un esprit routinier que toute nouveauté effarouche, d’un sectarisme étroit et d’autant plus dangereux qu’il est plus honnête et sincère. C’est donc un document intéressant à double titre, et par l’action qu’il exerça sur les résolutions royales, et par le jour qu’il jette sur les idées, sur les dispositions intimes d’un parti nombreux et puissant, dont on ne saurait dire qu’il a disparu sans retour.

Vergennes, en homme d’honneur, commence par déplorer les calomnies dont Necker est l’objet, et il les désapprouve nettement. Il indique, pourtant, en passant, le « grand inconvénient » qu’entraînent « ces querelles scandaleuses, » pour « le bien du service » et pour l’autorité du Roi. Il entre ensuite dans le vif du sujet, et il attaque ouvertement Necker comme protestant, comme étranger et comme innovateur. Voici, en résumé, ce qu’il entend par ces griefs. Quant au point de vue religieux, — et nous savons qu’ici il exagère singulièrement les choses, — Vergennes présente « la masse du clergé de France » comme « effrayée de voir son ennemi naturel » placé et maintenu par le Roi à la tête des finances ; car, dit-il, « malgré l’étude approfondie de M. Necker pour ne pas se compromettre avec le premier Ordre de l’État, les élémens des deux religions sont trop opposés » pour ne pas entretenir, malgré les apparences, une défiance réciproque, un état de conflit latent. Il montre ensuite Necker, — et l’injustice est encore plus flagrante, — poussé, comme malgré lui, de par son origine, à quelque complaisance envers les nations étrangères, notamment envers celle qui est notre mortelle ennemie, et il signale « les éloges qu’on lui donne dans une partie du Parlement britannique, dont toutes les fractions se réunissent quand il faut nous haïr et nous nuire. » De là provient sans doute, — bien que Vergennes glisse rapidement sur ce point délicat, — l’instinctive tendance de Necker à se poser en adversaire de la guerre avec l’Angleterre, à prôner, à tout prix, le rétablissement de la paix. On mesure la portée d’une telle insinuation, l’impression qu’elle put faire sur l’âme molle et crédule du Roi.

Mais l’argument principal de Vergennes, celui qui, en diverses formes, revient constamment sous sa plume, c’est le péril pressant que fait courir, dit-il, à l’existence même du royaume l’effrénée passion de changement et de bouleversement qui respire dans tous les propos du directeur général des finances et qui dicte tous ses projets. L’intention primitive du Roi n’était, sans aucun doute, que de faire du banquier genevois « un simple directeur du Trésor royal, en état de dépendance. » Cependant « peu à peu M. Necker s’est relevé de cette première situation, « jusqu’à prétendre diriger toute l’administration française, et voici maintenant qu’il aspire à de « nouvelles faveurs, » qui augmenteront encore cette puissance usurpée. Quel usage fait-il donc du pouvoir que le Roi lui laisse ? Il s’aliène tour à tour, grâce à ses prétendues réformes, « toutes les classes les plus respectables, » tout ce qui compte dans le royaume : « A la Cour même se forme un parti contre lui. Les familles les plus distinguées dans l’administration et la magistrature ne cachent pas leur répugnance et leur haine,… et Votre Majesté voit chaque jour le nombre des mécontens s’accroître parmi ses sujets. »

Danger plus grave encore, par ses écrits comme par ses actes, il encourage « l’esprit d’innovation » qui s’élève de tous les côtés et qui menace les institutions séculaires, et « il tourmente des hommes qu’il fallait assoupir au lieu de les exciter. » C’est ainsi qu’aujourd’hui « l’administration du royaume, ce grand résultat de la sagesse de vos augustes ancêtres, se trouve menacée par toutes les folies du temps et des circonstances. » Le réquisitoire de Vergennes, — car on ne peut lui donner d’autre nom. — prend fin sur cette péroraison, qui en résume l’esprit et dont l’allure, quelque peu solennelle, n’est pas sans éloquence : « Si l’opinion publique de M. Necker peut prévaloir définitivement, si les principes anglais et genevois s’introduisent dans notre administration, Votre Majesté doit s’attendre à voir commander la partie de ses sujets qui obéit, et la partie qui régit prendre sa place… Je pense que Votre Majesté ne peut demeurer simple spectatrice de cet événement, ni tarder à sacrifier l’opinion publique de M. Necker à l’opinion, aux principes, à l’administration sage et pacifique des ordres et des corps qui, depuis des siècles, ont opéré la puissance et la grandeur de cet empire. Votre Majesté se voit encore une fois dans la situation où Elle se trouva vis-à-vis de M. Turgot, lorsqu’Elle jugea à propos d’accélérer sa retraite. Les mêmes dangers et les mêmes inconvéniens dérivent de la nature de leurs systèmes analogues. »


III

Tandis que le Roi consultait, que Maurepas goguenardait et que dogmatisait Vergennes, le contre-coup de ces incidens politiques se faisait sentir à Paris. Il s’y colportait les nouvelles les plus contradictoires. Le Journal de Hardy se fait l’écho de cette agitation et donne avec exactitude la note de l’esprit populaire. L’émotion du libraire lui suggère même parfois des métaphores, de grandiloquentes expressions, très nouvelles sous sa plume. « Le bruit, dit-il[31], se répandait que le sieur Necker, toujours en butte aux noires critiques de l’envie, placé comme au milieu des flots écumans d’une mer sans cesse agitée par les plus violentes tempêtes, avait encore offert au Roi sa démission, que Sa Majesté avait paru mécontente de ce que ledit sieur Necker lui mettait, pour ainsi dire, si fréquemment le marché à la main,… que, le lundi, le sieur Necker, de retour à Paris, avait donné des ordres pour terminer quelques besognes courantes, tendant à faire croire qu’il s’attendait à une retraite prochaine. » Mais, ajoutait-il peu après, d’après certaines informations, « la Reine, étant intervenue, avait arrangé les affaires, » si bien que le directeur général était « plus ancré que jamais » et qu’il « tenait comme Gibraltar, dont les Espagnols faisaient le siège depuis si longtemps, sans espérance de pouvoir de sitôt s’en rendre maîtres. »

Les jours suivans, même effervescence du public et même incertitude. Mille bruits se propageaient, se détruisant les uns les autres. Le Roi, s’adressant aux ministres, leur aurait dit : « Que celui d’entre vous qui croit pouvoir se flatter de faire mieux que M. Necker prenne sa place, mais qu’il se souvienne que, s’il vient à prévariquer, je le ferai pendre ! » Et l’on applaudissait ces peu vraisemblables propos. En revanche, d’autres assuraient que « Mgr le Comte d’Artois avait fait un pari de cent mille livres concernant la très prochaine retraite du directeur général, » et l’on craignait beaucoup qu’il ne gagnât cette gageure. Notons aussi la rumeur persistante que Necker, dans ces derniers temps, aurait reçu « plusieurs lettres anonymes, où on lui présentait, s’il s’obstinait à demeurer en place, l’affreuse expectative de périr par le fer ou par le poison, » si bien que le directeur général « n’osait plus rien manger que son épouse n’eût préparé elle-même et ne paraissait au milieu des personnes conviées à sa table qu’après qu’on avait servi le dessert ; encore ne touchait-il à rien[32]. »

D’ailleurs, tout le monde s’accordait pour maudire la « cabale » formée contre « un respectable étranger, imitateur de Colbert et de Sully, » pour regarder comme « une calamité » la chute possible de « ce sage administrateur ; » et, en envisageant cette éventualité, « certains comparaient le royaume à une nacelle percée et faisant eau de plusieurs côtés, que l’on s’entêterait néanmoins à exposer au courant rapide d’une rivière. » Dans les rues et dans les carrefours, on vendait pour trois francs une belle estampe allégorique, qui remportait un vif succès : on y voyait, sous la figure d’une femme, la France qui, « le Compte rendu à la main, indique une pyramide où est gravé le nom du directeur général des finances… Au bas sont l’Equité, l’Humanité, l’Abondance et la Charité. L’Economie ordonne à la Muse de l’Histoire d’effacer de nos fastes le mot impôt. » Et tout cela avait pour titre : La Vertu récompensée.

Plus encore que ces traits, un fait démontre sans réplique l’impression générale : chaque fois, au cours de ces journées d’attente, que le bruit s’accrédite de la démission de Necker, « on constate sur la place une baisse assez considérable des effets royaux ; » tandis que la nouvelle contraire provoque une hausse immédiate[33].


On vient de lire les bruits répandus dans la rue et les commentaires de la foule ; voici maintenant ce qui se passait réellement. Le samedi 19 mai[34], Necker se rendit à Marly, où résidait la Cour. Il vit d’abord Maurepas, auquel, en peu de mots, il renouvela l’espèce d’ultimatum dont on connaît les termes : ou il aurait entrée dans le Conseil d’Etat, ou il quitterait le ministère. Maurepas feignit quelque chagrin de cette résolution, lui rappela les promesses et « les paroles consolantes » de Louis XVI ; il maintint pourtant ses refus et, devant « son obstination, » il engagea Necker à présenter lui-même sa démission au Roi. Obéissant à ce conseil, le directeur se transportait à l’appartement du souverain. Il ne pouvait être reçu, « la porte venant d’être, à ce moment, défendue à tout le monde. » Peut-être se souviendra-t-on que même réponse, dans les mêmes circonstances, avait été faite à Turgot.

Necker, en désespoir de cause, se décidait alors à demander une audience à la Reine, qui se montrait plus accueillante. Il entra dans la chambre, tenant en main, pour le soumettre à Marie-Antoinette, le billet qu’il venait d’écrire[35]et dont voici les termes : « La conversation que j’ai eue avec M. de Maurepas ne me permet plus de différer de remettre entre les mains du Roi ma démission. J’en ai l’âme navrée. J’ose espérer que Sa Majesté daignera garder quelque souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles, et surtout du zèle sans borne avec lequel je m’étais voué à la servir. — NECKER. »


L’entrevue de la Reine avec le directeur fut longue et d’un ton amical. « La conversation dura une heure, » spécifie le petit-fils de Necker[36]. Le ministre rappela toutes les difficultés qu’il rencontrait, exposa les refus qu’il essuyait sur des points essentiels, exprima le découragement qui remplissait son âme ; il termina en insistant, avec un accent résolu, sur « son désir de vivre désormais tranquille, » et de se dérober ainsi « aux persécutions d’ennemis trop puissans pour qu’il pût entreprendre de lutter contre eux[37]. » Il remit ensuite à la Reine la brève lettre de démission qu’on a pu lire plus haut, en la priant de la transmettre au Roi. Marie-Antoinette, à ces mots, fut véritablement émue. Elle comprenait qu’elle perdait un ami : elle sentait pareillement, sans peut-être en saisir toute la réelle portée, que le Roi, lui aussi, allait être privé d’un bon, d’un utile serviteur. Elle tenta donc encore de détourner Necker d’une si grave détermination ; elle versa même, assure-t-on, « quelques larmes, » que la clarté confuse du jour à son déclin déroba aux yeux du ministre ; il ne l’apprit que le lendemain, par la confidence d’un ami : « Je rends grâce à l’obscurité, s’écria-t-il alors avec attendrissement ; car si j’avais aperçu ces larmes, j’y aurais sacrifié ma réputation et mon bonheur[38] ! »

Voyant ses efforts inutiles, la Reine promit de remettre la lettre au Roi, et elle s’en acquitta sur l’heure. Aurait-elle pu faire davantage ? Si elle avait, pour conserver Necker, montré la même ténacité, fait entendre les mêmes prières, usé des mêmes moyens, que jadis pour chasser Turgot, aurait-elle pu obtenir gain de cause ? Mercy semble le croire, et il se peut qu’il ait raison. « La Reine, confie-t-il à Kaunitz[39], continue de reconnaître ouvertement les mérites de ce ministre ; mais soit par défaut d’expérience, soit par timidité, elle n’a pas réussi à dissiper ou à détourner l’orage, quelque agréable qu’il lui eut été de pouvoir maintenir plus longtemps en place un homme devenu si utile à la France. » La vérité, — Mercy ne le savait que trop, — c’est qu’il manquait à Marie-Antoinette la faculté de mettre une persévérance énergique au service de ses volontés ; elle n’en mettait qu’au service de ses fantaisies.

Au reste il était bien tard pour agir ; Louis XVI avait pris son parti. Le mémoire de Vergennes, les objurgations de ses frères dans ces dernières journées, tout le complot savamment préparé depuis de longues semaines, avaient eu finalement raison des objections dictées par son bon sens et son amour du bien public. « Depuis soixante-dix ans que j’habite la Cour, disait à ce propos le maréchal de Richelieu, je n’ai jamais remarqué autant d’intrigues, de cabales, de noirceurs, que durant les huit derniers jours du voyage de Marly. » Maurepas porta le coup suprême en venant annoncer au Roi son irrévocable intention, si Necker recevait son entrée au Conseil, de se retirer sur-le-champ, suivi par tout le Cabinet, à l’exception de Castries et de Ségur[40]. Enfin, il semble aussi, malgré la mesquinerie d’une pareille considération, que le ton résolu et les termes catégoriques du billet de Necker aient fâcheusement impressionné la susceptibilité du Roi. Il jugea ce billet, dit-on, « peu respectueux » et s’en montra profondément « piqué. » Deux ans après, dans une lettre adressée au maréchal de Castries, qui le poussait à reprendre Necker, il écrivait avec aigreur : « Quant à ce qui regarde M. Necker, je vous dirai franchement que, d’après la manière dont je l’ai traité et celle dont il m’a quitté, je ne peux plus songer à l’employer nulle part[41]. »

Quoi qu’il en soit, à peine eut-il reçu, par l’entremise de Marie-Antoinette, la lettre de Necker, qu’il fit passer cette note laconique à Maurepas : « La Reine m’a donné la démission de M. Necker. Je l’ai acceptée. Prévenez M. Joly de Fleury[42]. » Dans la nuit même, le directeur, à peine rentré dans son domicile parisien, fut averti que, par ordre du Roi, il eût, sans perdre de temps, à remettre son portefeuille. Il quitta le lendemain matin l’hôtel du contrôle général, et partit pour Saint-Ouen, où il avait une maison de campagne.


IV

L’annonce de ce grand événement fut répandue, dès le matin, dans toute la capitale. La sensation produite dépasse toute description. Augeard lui-même, ennemi déclaré de Necker, se voit obligé d’en convenir : « Ce furent, dit-il avec dépit, des cris, des hurlemens dans tout Paris, comme si la France était perdue ! » Toutefois, les manifestations bruyantes ne vinrent qu’au bout de quelques heures. Dans les premiers momens, ce fut plutôt une espèce de morne stupeur. Le 20 mai était un dimanche. Par les rues et par les promenades, on voyait l’affluence d’un beau jour de printemps. Mais cette foule restait muette et « la consternation était peinte sur tous les visages, » comme lorsque éclate la nouvelle d’un désastre. « Les lieux publics dit Grimm, étaient remplis de monde, mais il y régnait un silence extraordinaire ; on se regardait, on se serrait tristement la main[43]. » Le soir seulement, l’émotion générale fit explosion avec une soudaine violence. Les comédiens du Roi donnaient, au Théâtre-Français, que l’on appelait alors le théâtre du Louvre, une pièce du répertoire, La partie de chasse d’Henri IV. Le sujet de cette comédie était « la conduite admirable » tenue par le roi populaire quand « le vertueux Sully, » persécuté par des envieux et en butte aux intrigues de Cour, trouve auprès du souverain un suret ferme appui, qui déjoue les complots, fait taire les perfides calomnies. Y eut-il préméditation de la part de la troupe ? Les comédiens crurent devoir s’en défendre. Toujours est-il que jamais pièce ne parut davantage être « de circonstance, » ni prêter plus aux faciles allusions. La salle était bondée de monde. A l’une des premières scènes, lorsque Henri IV dit, à propos de Sully : « Ils m’ont trompé, les méchans ! » le parterre tout entier, comme un écho retentissant, répondit à plusieurs reprises : « Oui, oui, Sire, on vous trompe[44] ! » Peu après, à l’acte suivant, quand le bon Roi, voyant Sully tomber à ses genoux et les courtisans s’approcher, dit au ministre intègre : « Relevez-vous, Sully, ils croiraient que je vous pardonne, » il s’éleva une immense clameur ; l’assistance cria, tout d’une voix : « Le ministre resterai Monsieur Necker ! Monsieur Necker ! Vox populi, vox Dei ! » Le cri se renouvela, se prolongea tellement, « avec une si prodigieuse véhémence, » que le spectacle fut interrompu pendant « un gros quart d’heure. » Quelques jeunes gens, particulièrement excités, furent arrêtés, conduits au corps de garde, mais il fallut les relâcher, devant les réclamations de la foule[45]. Le soir, et les jours qui suivirent, on ne parlait que de cet incident dans les cafés et les endroits publics.

Un autre petit fait, non moins rare que touchant, causa un grand attendrissement. Le surlendemain de la démission de Necker, l’un de ses serviteurs « étant allé aux Halles pour la provision de la maison, » les harengères et les poissardes, après l’avoir servi, refusèrent tout paiement, en hurlant à tue-tête « qu’elles ne voulaient point recevoir d’argent d’un homme qu’elles considéraient comme leur père[46] ! »

Cette violente agitation ne se calma pas vite. A quelques jours de là, un certain Bailli du Rollet, compositeur d’une Iphigénie en Aulide, ayant déclaré publiquement, dans le foyer de l’Opéra, « qu’on était fort heureux d’être délivré d’un homme tel que M. Necker, » fut entouré, hué par la foule, et il fallut, pour le soustraire aux coups, l’intervention de la police. Un peu plus tard, au jardin du Palais-Royal, Bourboulon, auteur du libelle qui avait été l’occasion de la retraite du directeur, reconnu par quelques promeneurs et dénoncé par eux, dut fuir en toute hâte, sous peine d’être saisi, houspillé, « jeté au bassin » par la multitude irritée[47]. Le 11 juillet, près de deux mois après la démission de Necker, plusieurs marchands d’estampes furent conduits en prison pour avoir colporté, avec un succès incroyable, une image populaire représentant l’illustre financier, avec ces quatre vers au bas :


Necker, victime de l’envie.
Fait pleurer tout bon citoyen.
Pauvres, à qui sa femme a conservé la vie,
Gémissez sur sa perte et n’espérez plus rien[48] !


Enfin, beaucoup plus tard encore, dans les derniers jours de septembre, Necker, faisant visite au « Salon des tableaux du Louvre, » était l’objet d’une ovation inouïe. Une foule nombreuse l’escorta d’abord en silence ; puis, une voix s’étant écriée : Voici le restaurateur des Finances ! Vive M. Necker ! » tout le monde fit chorus, avec des battemens de mains, des acclamations enthousiastes. Confus, Necker voulut se retirer ; plus de deux mille personnes se précipitèrent sur ses pas, l’accompagnèrent « jusque dans son carrosse[49]. »

Dans le monde des affaires la désapprobation se traduisit d’une manière plus frappante encore. « On voyait à la Bourse, dit Hardy[50], tout le monde muet et consterné ; il y avait beaucoup de vendeurs d’effets royaux, mais point d’acheteurs, ou fort peu, et ces effets commençaient à éprouver déjà une diminution considérable. » Les chiffres que cite le libraire viennent à l’appui de cette affirmation. Le lendemain même de la démission de Necker, les actions de la Compagnie des Indes perdaient 70 francs sur les cours de la veille et les billets d’emprunt baissaient de 25 livres. Les gazettes de l’époque font des constatations analogues. « La confiance du public étant ébranlée, on ne trouve plus d’argent pour les emprunts, » affirmera l’un d’eux. On se plaindra bientôt aussi des retards apportés au paiement des rentes sur l’Etat, naguère si ponctuellement versées. Dès le mois de juillet, Hardy remarque avec aigreur que les « payeurs du Roi, » au lieu de verser au public « l’argent promis pour la Saint-Pierre, » c’est-à-dire pour le 29 juin, ont ajourné les paie-mens à huitaine, « comptant sans doute sur beaucoup plus d’indulgence et surtout moins d’exactitude à cet égard, de la part du sieur Joly de Fleury, aujourd’hui ministre des Finances[51]. » Bien que peu grave en soi, ce changement dans les habitudes faisait mal augurer du reste.

Il résultait de tout cela une défiance grandissante, un découragement général, qui se propageaient peu à peu dans les couches profondes du pays. « On craignait de voir se renouveler l’affreux chaos que l’on avait vu subsister sous le précédent règne et que deux hommes doués d’une âme honnête, les sieurs Turgot et Necker, avaient osé entreprendre de débrouiller, en faisant succéder l’ordre à la confusion, la confiance publique à l’ancien découragement, par l’intégrité des procédés et des opérations… Conduite admirable sans doute, mais que n’avaient pu soutenir les ennemis de tout bien, les âmes bassement cupides, sans cesse appliquées à fuir la lumière, parce que leur soif ardente de l’or ne peut trouver à s’étancher que dans les plus épaisses ténèbres[52]. » Ce langage du libraire Hardy interprète fidèlement les sentimens de la bourgeoisie parisienne. Aussi, dans ces milieux, une vive appréhension, une suspicion trop justifiée, répondaient à la « joie tumultueuse, indécente » manifestée par certains financiers, joie qui trouvait écho chez certains puissans personnages. Une brochure fort en vogue rappelait, à ce propos, le mot sanglant de Marmontel après le renvoi de Turgot : « Je me représente, d’après tout ce que je vois, l’image d’une troupe de brigands assemblés dans la forêt de Bondy, à qui l’on vient d’annoncer que le grand prévôt est renvoyé. »


D’ailleurs, les satisfaits sont rares. Les regrets populaires sont généralement partagés par les classes plus élevées, sans distinction de nuances. Dans les salons où règne l’Encyclopédie, la tristesse et la déception se font jour, même chez ceux auxquels Necker est le moins sympathique. « Quoique ce ministre n’aimât ni les lettres, ni les gens de lettres, je regarde sa démission comme un malheur. Je le crois bien difficile, ou même impossible à remplacer[53]. » C’est d’Alembert qui parle ainsi, et Galiani renchérit de la sorte : « Faut-il croire[54]qu’il y ait une loi éternelle, qui ait livré les hommes aux méchans et aux imbéciles, et exclu à jamais les héros ? Si cette loi existe, il faut courber le dos et plier la tête. Si elle n’existe pas, je maudirai les parlemens, les intrigans, les cabalans et les rien-entendans, d’avoir fait ce massacre. » Buffon, sous une forme plus grave, exprime au fond la même idée : « Il semble, en vérité, que le génie ou l’incapacité, le vice ou la vertu, soient indifférens au maintien de ce monde… Si de tels maux se font sous un bon Roi, que peut-on espérer des autres[55] ? »

Tel est le ton des philosophes. Parmi beaucoup de grands seigneurs et de dames haut titrées, le chagrin est pareil et la protestation semblable. Pendant toute la semaine qui suivit l’événement, le chemin qui menait de Paris à Saint-Ouen, où s’était retiré Necker, fut, du matin au soir, « sillonné de carrosses. » Parmi les visiteurs, l’archevêque de Paris, les ducs d’Orléans et de Chartres, le prince de Condé, le maréchal de Richelieu, les ducs de Luxembourg, de Noailles, de Choiseul, deux ministres en exercice, MM. de Castries et de Ségur.

Quant aux lettres de sympathie et de condoléance, elles sont réellement innombrables. Mme Necker, en les classant, aura le droit d’écrire : « L’effet produit par la retraite de M. Necker fut si extraordinaire, qu’il nous étonna nous-mêmes ! » La plupart de ces témoignages furent détruits, ajoute-t-elle, dans les premières semaines, l’ourlant ce qui subsiste encore aux archives de Coppet remplirait tout un gros volume. Les femmes notamment se distinguent par leur ardeur et leur sincérité d’accent. C’est la duchesse de Rohan, née d’Uzès, écrivant à Mme Necker qu’elle « s’affligeait comme citoyenne, » et c’est la marquise de Créqui s’écriant avec désespoir : « En prévoyant le très prochain avenir, je dis : O Aristide, comme vous nous auriez donné du secours ! Et je pleure seule et sans témoin. » Il faut encore noter, en raison de sa signataire, le billet ci-après de Madame Louise de France, la propre tante du Roi, qui s’adresse à l’ex-directeur, de son monastère de Saint-Denis : « Votre retraite, monsieur, me désole, ainsi que tout le monde. N’avez-vous pas quelque regret de laisser imparfait un si bel ouvrage, si bien commencé ? Mais ce que vous n’avez pas fait ne nous empêche pas de reconnaître ce que vous avez fait[56]. »

Necker, crut devoir, le jour même, répondre à ce billet, et sa réponse éclaire d’un jour précieux ses sentimens intimes, en cette phase cruelle de sa vie : « Je suis bien sensible aux regrets que Madame me témoigne. Ce n’est pas sans un véritable déchirement, dont je ne serai pas de sitôt guéri, que j’ai quitté une administration où j’avais placé mon unique intérêt, et que je me suis séparé d’un maître dont les qualités personnelles m’avaient sensiblement attaché. Je croyais n’avoir demandé qu’une marque de confiance raisonnable, efficace, à mes yeux, au service du Roi, et que des attaques de toute espèce avaient rendue nécessaire. Mais, sans doute, je me trompais, puisque le Roi m’a refusé. Ce sera le malheur de ma vie, et je ne trouverai pas de consolations suffisantes dans le souvenir de tout ce que j’ai fait pour le servir, avec un absolu dévouement[57]… »


V

Cette mélancolie de Necker, ce regret de l’œuvre inachevée, c’est chez lui la note dominante dans les premières semaines. Quelques jours après sa retraite, en classant ses papiers, ses regards se portèrent sur les cahiers où se trouvaient, sommairement résumés, ses plans de réformes futures : suppression des gabelles, changemens dans le régime des douanes, extension à la France entière de son système d’administrations provinciales. Il ne put soutenir cette lecture : « Par un mouvement involontaire, il rejeta ces écrits loin de lui, se couvrit le front de ses mains ; des larmes coulèrent sur ses joues[58]. » A quelque temps de là, à l’heure du décès de Maurepas, survenu l’année même, des remords se mêlèrent à ces honorables regrets. Il se rappela le mot de son ami le marquis de Castries : « Nous ne vous demandons que six mois de patience ! » Avec plus de souplesse d’humeur, de facilité résignée, avec moins de hauteur surtout, peut-être aurait-il pu demeurer au pouvoir, jusqu’à l’instant prochain où la mort d’un octogénaire lui aurait laissé les mains libres…

Ces tristesses, ces scrupules le hantèrent si assidûment, le tourmentèrent si fort, qu’il en tomba malade et qu’on craignit un moment pour ses jours. « Il a été attaqué à Paris, chez un ami, rue des Jeûneurs, paroisse Saint-Eustache, de la maladie dite le pourpre blanc, espèce de millet, annonce d’un sang décomposé, qui le met dans le plus grand danger. Sa Majesté a paru d’autant plus consternée, en recevant cette nouvelle, qu’Elle croyait devoir se faire aider relativement à toutes les opérations de finance par ledit sieur Necker[59]. » Il se remit pourtant ; il retrouva son équilibre ; sous l’empire de la réflexion, ses sentimens se modifièrent. Il en vint à se persuader, — et cette manière de voir est sans doute mieux fondée, — que la jalousie de Maurepas, l’hostilité des parlemens, fussent, en tout cas, promptement venues à bout de la molle résistance du Roi, qu’il eut été, quelques semaines plus tard, brutalement sacrifié, congédié comme Turgot, et qu’en tombant ainsi, il aurait perdu à jamais toute chance de rentrer aux affaires, compromis l’avenir sans retour. Puis, suivant la pente naturelle qui le portait à s’admirer lui-même, il regarda bientôt sa retraite spontanée comme une action méritoire et glorieuse. Dans une note manuscrite, espèce d’examen de conscience rédigé par lui-même, dont j’ai déjà donné quelques extraits : « J’ai quitté le ministère, écrira-t-il, en laissant des fonds assurés pour une année entière, dans un moment où il y avait au Trésor royal plus d’argent comptant et d’effets disponibles qu’il ne s’en était jamais trouvé de mémoire d’homme, et où la confiance publique, entièrement ranimée, s’était élevée au plus haut degré… Il est une pensée méprisable, qu’on découvre aisément dans les replis du cœur humain, c’est de choisir pour sa retraite le moment où l’on peut jouir de l’embarras de son successeur. J’aurais eu honte à jamais d’une pareille conduite ! J’ai choisi la seule (conduite) convenable à un homme qui, ayant aimé sa place pour des motifs honorables, ne peut, en la quittant, se séparer un instant de la chose publique[60]. »

Toute modestie à part, le raisonnement est juste. Necker, en s’en allant, a servi sa gloire personnelle. Son départ, on l’a vu, eut quelque chose de triomphal ; l’éclat en rayonna jusque par-delà les frontières. La Grande Catherine célébra les mérites de l’ex-directeur général ; l’empereur Joseph fit mieux, il écrivit à Mercy-Argenteau : « Serait-ce un rêve bien ridicule que de vous prier de me dire bien sincèrement si vous croyez que cet habile Genevois serait capable de sortir de France et de se transporter en Allemagne ? » Et l’ambassadeur impérial, tout en répondant à Joseph qu’il doutait fort du succès de cette offre, concluait par ce bel éloge du ministre tombé : « Son administration aurait infailliblement remonté cette monarchie au-delà peut-être de la convenance de l’Europe[61]. »


Voilà quelle fut l’opinion concordante des citoyens français et des cours étrangères. On s’est pourtant demandé, de nos jours, si la démission de Necker fut véritablement, comme le crurent ses contemporains, une calamité nationale. Son administration, sa politique surtout, pendant son premier passage au pouvoir, ont rencontré des juges sévères. Certains ont discuté ses chiffres et contredit ses comptes, critiqué ses méthodes et contesté leurs résultats. Si les fonds publics, a-t-on dit, se sont rapidement relevés à dater de son avènement et ont constamment progressé durant son ministère, les cours sont restés, à tout prendre, plus bas qu’ils n’étaient sous Turgot, et, sauf quelques crises passagères, ils ont continué à monter pendant deux ans après sa chute. A quoi l’on peut aisément répliquer qu’après les ravages de Clugny, et au cours de « cinq ans de guerre ou de préparation de guerre[62], » avoir relevé le crédit et rempli les coffres du Roi, sans recourir à un impôt nouveau, peut être envisagé comme un assez beau tour de force, et que, si la montée des fonds a continué sous le successeur de Necker, il est permis de l’attribuer, tout au moins pour partie, à ses heureuses réformes, à l’esprit d’ordre et d’honnêteté, aux habitudes d’économie, à tous les progrès, en un mot, réalisés par lui dans la gestion des finances du pays. S’il est exact qu’un système d’administration doit être jugé sur ses fruits, le système de Necker ne peut que faire bonne figure dans l’histoire.

Mais l’objet des plus graves critiques est moins l’administration financière de Necker que sa politique générale et ses vues d’homme d’Etat. Quand, dans son Compte rendu au Roi, il dénonçait avec éclat les abus et les vices de l’ancien régime monarchique, il fournissait, lui reproche-t-on, une arme redoutable aux adversaires du trône, il attirait les regards du pays sur ce qui eût gagné à demeurer dans l’ombre. De même, par ses essais d’assemblées provinciales, il provoquait chez la nation française l’idée, le goût de gérer ses propres affaires, d’où découlerait nécessairement le désir de se gouverner elle-même. Il a donc doublement aidé au déchaînement de la Révolution ; il en a, tout au moins, précipité la marche. Cette argumentation paraît irréfutable. Reste à savoir si, en frayant la voie à tout ce qui, dans la Révolution française, fut juste, utile et bienfaisant, en devançant par des réformes sages, et en atténuant par là même, le mouvement qui poussa les Etats-Généraux à tout jeter à bas pour tout refaire ensuite, reste à savoir, — en supposant qu’il ait pu terminer son œuvre, — si Necker n’aurait pas rendu à la royauté défaillante le plus grand des services, s’il n’eût pas limité à 1789 la rénovation nécessaire. Qu’on puisse, à son propos, se poser cette question, n’est-ce pas déjà, pour sa mémoire, un rare et magnifique hommage ?

A quoi bon d’ailleurs s’attarder à ces problèmes oiseux et errer à travers le champ, vaste et stérile, de l’hypothèse ? Il est un fait certain, palpable et hors de discussion, c’est qu’à partir du départ de Necker, les affaires de l’Etat ne cesseront de péricliter et de s’acheminer vers la ruine, jusqu’à la catastrophe finale ; c’est que, plus spécialement, le département des finances ne sera plus administré que par de médiocres sous-ordres, comme Joly de Fleury et son successeur d’Ormesson, ou bien par des jongleurs et par des charlatans, tels que Calonne et Loménie de Brienne. Or nul n’ignore que c’est le déficit qui désarma la monarchie française, la mit à la merci de ceux qui complotaient sa perle. Le sage, l’honnête Malouet a, dans ses mémoires impartiaux, inscrit cette phrase, qui est le jugement de l’histoire : « Quoi qu’on puisse dire, c’est de la retraite de M. Necker, en 1781, et de l’impéritie de ses successeurs, que datent les désordres qui nous ont conduits aux Etats-Généraux. »


VI

Sur la manière dont fut choisi le nouveau chef du département des Finances, il existe une légende, dont Marmontel s’est fait l’écho. Il raconte que Maurepas, le soir de la démission de Necker, rentrant « tout joyeux » au logis, fut questionné par des amis présens sur le choix du futur contrôleur général et qu’il avoua n’y avoir point pensé. « Le cardinal de Rohan, qui se trouvait là par hasard, prononça le nom de Joly de Fleury, et ce fut lui qui fut nommé. » Les quelques lignes adressées par Louis XVI à Maurepas, dont j’ai plus haut donné le texte, suffisent à détruire cette version et à démentir l’anecdote. Dans la réalité, depuis l’origine de la crise, quatre noms étaient discutés entre le Roi et le Mentor : Lefèvre d’Ormesson, Charles-Alexandre de Calonne, Foulon et Joly de Fleury. Pour le remarquer en passant, trois de ces quatre personnages devaient se succéder à la tête des Finances. Mais, dans l’instant, le choix tomba sur le dernier, Jean-François Joly de Fleury, conseiller d’État ordinaire depuis l’an 1760 et récemment entré au Conseil des Dépêches. Il y avait, dit l’abbé de Véri, la spécialité exclusive des « questions de procédure, » et il y montrait « quelque esprit, du travail, une intelligence assez souple. » Par ses alliances avec « de vieilles familles de robe, » et par son attitude au temps du parlement Maupeou, on pouvait espérer qu’il serait persona grata auprès de la magistrature, et cette idée était faite pour plaire à Maurepas. Mais son âge, ses infirmités, la faiblesse de son caractère, le rendaient suspect à l’avance « aux gens droits et désintéressés et aux bons citoyens, » en même temps qu’« agréable aux courtisans et aux agioteurs[63]. » Au reste, on doutait fort qu’il pût rester en place. La plus grande partie du public, au rapport de Hardy, « ne lui donnait guère que trois mois pour mourir de perplexité ou se trouver forcé de demander de lui-même sa retraite. » Il courait dans la capitale le petit billet que voici : « On annonce que Le Glorieux, capitaine Necker, a été coulé bas par les ennemis de l’État, après la plus honorable résistance. Il a été remplacé par Le Joli, capitaine Fleury, qui fait eau de toutes parts. On craint que ce vaisseau, étant déjà fort usé, ne tienne pas longtemps la mer[64]. »

Le trait distinctif de Fleury était l’absence de tout plan préconçu et de toute méthode personnelle. Maintiendrait-il les principes de son devancier ? Ou bien détruirait-il son œuvre ? S’en tiendrait-il au système de l’emprunt ? Ou bien recourrait-il au système de l’impôt ? Lui-même n’en savait rien ; Louis XVI n’était pas plus fixé. Dans la lettre où le Roi annonce à Joly de Fleury son avènement au contrôle général, on lit cet aveu ingénu : « Ne voulant pas encore nous expliquer sur la forme en laquelle nous nous proposons de gouverner un département aussi important au bien du royaume, nous avons cru ne pouvoir faire un meilleur choix que celui de votre personne pour l’administrer. »

Au cours de la première audience qu’il accorda aux receveurs et fermiers généraux, Fleury se contenta de déclarer, en peu de mots, qu’il n’avait accepté cette place que par soumission aux ordres du Roi, qu’il suivrait d’ailleurs, en tous points, « les erremens et les engagemens de son prédécesseur, et n’apporterait nul changement à l’ordre de choses établi. » Il fit tenir, le lendemain, même langage à la Bourse. « Ce n’était donc pas la peine de renvoyer M. Necker ! » s’écria l’un des assistans, ce qui causa quelque scandale[65]. On reconnut pourtant bientôt que l’affirmation était fausse et que tout changeait, au contraire, dans l’administration fiscale. Fleury n’était pas de trois mois en place, que des taxes nouvelles excitaient les murmures de la population. « Deux sols de plus par livre » sur les droits de consommation, et un « troisième vingtième sur les biens fonds, » augmentaient les impôts d’environ quarante-cinq millions par an. Ce fut, à cette nouvelle, un grand mécontentement parmi « les citoyens et habitans de la bonne ville de Paris, qui regardaient comme un fort mauvais début ce premier effort du génie du successeur immédiat du sieur Necker, que l’on regrettait plus que jamais, et l’édit crié par les rues échauffait toutes les têtes[66]. » Les récriminations ainsi mentionnées par Hardy étaient sans doute peu justifiées, car les emprunts s’annonçaient mal depuis le nouveau ministère[67], et force était au contrôleur de se procurer de l’argent pour couvrir les frais de la guerre. Mais, depuis bientôt cinq années, comme l’observe un contemporain, « le peuple s’était accoutumé à voir les charges de l’Etat se succéder sans que les siennes augmentassent, et il ne prévoyait pas qu’elles s’accumulaient pour l’écraser un jour[68]. »

D’ailleurs, d’autres mesures, moins nécessaires et plus fâcheuses, achevaient d’irriter l’opinion. Bon nombre des emplois supprimés par Necker étaient rétablis tour à tour. De douze, les receveurs généraux des finances étaient portés à quarante-huit, les receveurs des tailles de deux cent quatre à quatre cent huit ; plusieurs des charges abolies dans la Maison de la Reine, — trésoriers, contrôleurs et autres sinécures, — ressuscitaient, sans prétexte valable, et simplement, disait le préambule, parce que « cela s’est toujours observé pour les maisons des dauphines et reines de France. » Tout cela joint à l’abandon tacite du projet de Necker sur les assemblées provinciales, donnait à supposer que le gouvernement royal « revenait en arrière, » que la politique de réforme était définitivement condamnée, que l’on allait voir de plus belle refleurir les abus et renaître les privilèges. Et, à cette seule idée, de longs murmures s’élevaient parmi les plus honnêtes et les plus pacifiques bourgeois. « On disait assez hautement que la poule au pot, promise dès le commencement du règne actuel, s’éloignait furieusement de la marmite du pauvre pour tomber dans celle des fermiers généraux et autres gens de finance[69]. »

Toutes les gazettes y font écho. Elles fourmillent de vertes critiques, d’acerbes épigrammes, dont certaines sont assez piquantes. « Les financiers, écrit Métra en octobre 1781, voient avec bien de la joie renaître un véritable âge d’or, au moment même où beaucoup d’entre eux y renonçaient. M. de Fleury aura une belle place dans leurs litanies des saints… Les receveurs généraux sont déjà plus nombreux, les trésoriers généraux sont réinstallés dans leurs places, le tout pour leurs écus[70], disent-ils, mais nous croyons un peu que ce sera pour les nôtres… On dit que M. de Fleury guérit fort bien par des saignées tous ceux qui sont malades de quelque suppression. On s’attend avoir bientôt tous ces ressuscites convaincre le peuple que, s’ils financent aujourd’hui avec tant de joie, c’est parce qu’ils n’ont en vue que son bien. » Qu’on ne voie pas dans ces insinuations un simple badinage ; le grave Mercy, dans ses dépêches, n’est guère plus bienveillant pour le nouveau régime : « Les anciens abus reviennent en foule, mande-t-il à Joseph II. Le contrôleur général actuel ne jouit d’aucun crédit, d’aucune considération, ni, à ce que croit le public, d’aucune capacité. Le comte de Maurepas, plus affaissé que jamais par l’âge et les infirmités, n’est ni en état, ni, par caractère, en volonté de remédier à tant d’inconvéniens, et toutes les branches du gouvernement restent en souffrance[71]. »


VII

Maurepas, d’ailleurs, tout penchant qu’il fût vers la tombe, redoublait d’insouciance, de légèreté, de gouailleuse ironie. Jamais homme ne fut à la fois plus clairvoyant et plus frivole, n’eut une plus claire vision des périls menaçans et n’en prit son parti avec une plus aimable aisance. Jamais chef de gouvernement n’entassa gaiement plus de ruines. La Reine elle-même, si éloignée qu’elle fut du sérieux de la vie, était parfois scandalisée de sa futilité, souffrait du ton dont il traitait les questions les plus importantes. Elle raconte à Mercy, un mois après le départ de Necker, que le Mentor, dans un entretien tête à tête, lui a confié que Joly de Fleury serait sans doute « de bonne humeur » tant qu’il aurait de l’argent dans ses coffres, mais que l’heure approchait où il serait k bout de ressources et que l’on ne tarderait guère à « le voir déchanter, » et il mêlait ces confidences de rires, de brocards, de bons mots,, au point que Marie-Antoinette sentait, en l’écoutant, son cœur se gonfler de mépris, d’indignation contenue[72].

C’était, ou peu s’en faut, un moribond qui parlait de la sorte. A quelques mois de là, dans les premiers jours de novembre, une crise de goutte se déclarait et se portail bientôt au cœur, le mettant dans un grand danger. Le vieillard le savait, et son unique souci était de s’assurer un héritier selon son goût. « Depuis deux jours, écrit Kageneck[73], il est à toute extrémité. Il s’en rend compte, et il fait des efforts désespérés pour faire agréer à sa place le duc d’Aiguillon. » Pour tenter de le prolonger, on recourait, en désespoir de cause, à un médecin de Montpellier, le sieur Barthès, possesseur d’un remède secret. L’effet parut miraculeux ; le cœur se dégagea, le mal se jeta sur le bras. Le 11 novembre, le vieux ministre, couché sur un sofa, recevait ses collègues, leur parlait des affaires avec sa lucidité coutumière[74]. « On le disait hors de tout danger, dit Mercy ; je ne sais si on le croyait. » Au fond, nul ne doutait que le répit fût court, et les intrigues allaient leur train, certains travaillant pour Choiseul, d’autres pour d’Aiguillon, d’autres encore pour le cardinal de Bernis ou pour le duc de Nivernais. Quant à Louis XVI, livré à sa douleur, il ne paraissait occupé que de la perte d’un ami et demeurait « impénétrable. »

Le malade gardait son sang-froid et rédigeait, pour être remise à Louis XVI au lendemain de sa mort, une note où il consignait les leçons de sa vieille expérience. Un des chapitres de ce « testament » était intitulé : Liste des personnes que le Roi ne doit jamais employer après ma mort, s’il ne veut voir, de ses jours, la destruction du royaume. Il montra cette liste à Augeard : on y lisait les noms de Loménie de Brienne, du président de Lamoignon, de M. de Calonne ; une mention spéciale était consacrée à Necker, dont il déconseillait instamment le retour. Ainsi sa jalousie s’étendait par-delà la tombe. Ces exclusions posthumes furent d’ailleurs sans effet ; il est à remarquer que tous les personnages ci-dessus désignés furent, par la suite, employés par Louis XVI.

Maurepas n’eut qu’une semaine de grâce. L’accès, momentanément arrêté, reprenait le 18 novembre avec une nouvelle violence. Une sorte de gangrène parut sur le membre goutteux, et les médecins déclarèrent tout espoir perdu. Le lendemain, à l’aube du matin, dans son petit appartement du château de Versailles, situé juste au-dessus de la chambre du Roi, le ministre reçut les derniers sacremens. Sa tête restait entière. Il eut, quelques momens après, la visite d’Amelot, son parent, ministre de la Maison du Roi ; il s’entretint fort paisiblement avec lui. Comme Amelot se levait et lui disait adieu : u Nous partons tous ensemble, » murmura le mourant, et ce fut sa dernière parole. Entendait-il par là, comme la plupart le crurent, que le Cabinet tout entier succomberait sans doute avec lui ? Ou, avec cette prescience qu’on a parfois à l’heure suprême, entrevit-il alors, tout proche et comme déjà béant, l’abîme où allait s’engloutir le régime dont il fut l’incarnation suprême ? Il est permis de le penser. Maurepas n’était pas incapable d’un éclair de divination, tardive au reste et inutile ; car il eut toujours le cerveau plus vaste que le cœur.

Le 21 novembre au soir, quelques minutes après onze heures, il expirait, parmi les sanglots de sa femme, auxquels, de loin, faisaient écho les larmes de Louis XVI. Quand le duc d’Estissac, fort intime ami du défunt, vint annoncer au Roi que tout était fini : « Vous faites une bien grande perte, lui dit le prince avec une émotion profonde, mais j’en fais, moi, une bien plus grande ! » Le surlendemain, le corps fut présenté en l’église Notre-Dame, paroisse du château de Versailles, puis transporté, sans pompe aucune, à Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, où il fut inhumé dans le caveau de la famille, « sous la chapelle sise à côté de l’ancien autel de paroisse[75]. » Une oraison funèbre fut prononcée, un peu plus tard, en l’église Saint-Sulpice, Tous les ministres et toute la Cour y assistèrent, sur l’ordre exprès du Roi.


Dans les rangs du public, la disparition de Maurepas fut accueillie, par la majorité des gens, avec indifférence, par certains avec soulagement. Comme Marie-Antoinette avait, un mois plus tôt, donné un héritier au trône[76], on fît courir à Paris ce distique :


O France, applaudis-toi, triomphe de ton sort :
Un dauphin vient de naître et Maurepas est mort !


C’est que les événemens récens avaient achevé de détacher de lui ceux qui, longtemps, avaient fait fond sur ses capacités, sur son expérience politique. Pourtant, comme beaucoup d’hommes, Maurepas valait mieux que ses actes. On ne peut nier sa probité, son désintéressement, l’agrément de son caractère et la souplesse de son fertile esprit. Il n’avait point de méchanceté réelle ; il était même, à l’occasion, capable d’attachement et de reconnaissance. Il aima sincèrement Louis XVI et il lui fut personnellement dévoué. Il contribua, pendant les premiers temps du règne, à fortifier chez le jeune prince l’amour du bien public et certains principes de sagesse. Il avait assez de lumières pour discerner clairement tout ce qui menaçait l’avenir de la royauté bourbonienne et pour pressentir, tout au moins, de quel côté il faudrait chercher le remède. Il devina, il désigna Turgot, Saint-Germain et Necker.

Mais, comme le dit avec justesse son ami l’abbé de Véri, « tout fut gâté par les deux vices » qui constituaient le fond même de son caractère : « une insouciance quasi universelle pour tout ce qui n’était pas lui, la faiblesse de sa volonté dès qu’il rencontrait des obstacles, » à quoi il s’ajouta, dans les dernières années, une puérile impatience à l’égard de tous ceux dont il sentait la supériorité. C’est ainsi qu’il abandonna des hommes dont, au fond de son cœur, il reconnaissait le mérite, pour se confier à d’autres qu’il considérait à part soi comme de médiocres subalternes, qu’il préféra conserver de mortels abus plutôt que de livrer de difficiles batailles, et que, par suite, il agit fréquemment contre ses propres sentimens et ses propres idées. C’est grâce à ces défauts, à cette inconsistance, qu’il laissa peu à1 peu l’autorité royale, dont il devait être le guide, flotter à la dérive entre des plans de conduite opposés, tantôt lutter contre les parlemens, et tantôt servir leurs rancunes, porter un jour la philosophie au pouvoir, la livrer le lendemain à la risée publique, osciller constamment du système libéral au système despotique, de la réforme à la routine, de la réaction au progrès.

Bien peu de mois avant sa fin, causant familièrement avec l’abbé de Véri, Maure pas disait, d’un ton mélancolique : « Je ne fais pas tout le bien qu’il y aurait à faire ; mais j’empêche plus de mal qu’on ne pense. On le verra bien après moi[77]. » Cette phrase renferme, semble-t-il, une part de vérité. Il avait fait, quand il mourut, à peu près tout le mal dont il était capable ; peut-être, s’il eût survécu, aurait-il pu, dorénavant, rendre quelques services. Dans l’état d’anarchie, de décomposition, d’irrémédiable décadence où, — beaucoup par son fait, — était dès lors tombé le régime monarchique, lui seul pouvait maintenir encore une ombre de discipline extérieure, une apparence de dignité, toute de surface, toute de parade, servant du moins, ainsi qu’un voile léger, à couvrir les misères et les décrépitudes toutes prêtes à s’étaler au jour. Son âge, sa longue habitude du pouvoir imposaient quelque déférence aux cours européennes, de même qu’à la cour de Versailles elles obligeaient à respecter certaines formes anciennes, favorables à l’illusion. Lui parti, tout se relâcha, tout s’en fut à la débandade, tout prit l’aspect d’une année en déroute.


VIII

Au lendemain de cette mort, une même question était sur toutes les lèvres : qui deviendra « le principal ministre ? » Qui dirigera la politique du Roi ? La surprise fut extrême, lorsque l’on apprit que Louis XVI ne remplacerait pas son Mentor, et, qu’il n’y aurait, à l’avenir, aucun « chef du Conseil. » Quelques bonnes âmes crurent devoir s’en réjouir. L’honnête duc de Croy est de ces optimistes : « C’était, écrit-il de Louis XVI, une des grandes époques de son règne, et où on l’attendait… Il ne changea pas la moindre chose à sa vie et à son Ion. Il allait à la chasse et travaillait, aux heures de règle, avec chaque ministre, ayant bien soin de ne parler à aucun que de sa partie, se montrant d’ailleurs assez ferme et décidé… En sorte que, sans aucune affectation et ne paraissant pencher vers personne, il gouvernait réellement par lui-même, en gros. » Bref, déjà ces esprits candides évoquaient l’image du Grand Roi, après la mort de Mazarin.

Combien fut déçu cet espoir ! Louis XVI n’était pas Louis XIV ; Louis XVI n’avait ni Colbert, ni Louvois ; et les aurait-ils eus, qu’il les aurait vite sacrifiés. Echappant à ses mains sans force, la direction des affaires du royaume appartiendra désormais tour à tour, — ou en même temps, ce qui est pire, — aux courtisans ambitieux et cupides, comme les favoris de la Reine, aux hommes d’Etat rétrogrades et à courte vue, comme Vergennes, aux faiseurs, comme Galonné, aux intrigans, comme Loménie de Brienne. Aussi, bientôt, à ce spectacle, au vu de cette abdication, l’idée se formera, au fond des cerveaux populaires, que, la volonté d’un seul homme étant insuffisante, il convient de la remplacer par la volonté générale. Le moyen paraîtra bien simple : il n’y aura « qu’à rassembler des hommes pour les mettre d’accord[78], » et l’on donnera ainsi la parole au pays. « La royauté s’étant dérobée à la tâche, » cette tâche, on l’entreprendra donc sans elle, malgré elle, au besoin contre elle.

Pour revenir à l’heure présente, une vérité s’impose : la politique entrevue par Louis XVI lors de son accession au trône, la politique de réformation financière et de rénovation sociale, la seule sans doute qui aurait pu conjurer ou prévenir la tourmente révolutionnaire, cette politique de salut monarchique est désormais finie et abandonnée sans retour. Les grands moyens ayant échoué, il ne reste au pouvoir royal que les procédés empiriques et les expédions dilatoires ; dans la descente effrayante et rapide, il ne reste qu’à s’accrocher aux touffes d’herbes, aux menues branches, pour retarder l’instant, l’inévitable instant, de rouler au fond de l’abîme. Et de ce tragique dénouement, le Roi ne peut, en bonne justice, s’en prendre qu’à lui-même. Deux fois, en l’espace de sept ans, avec Turgot d’abord, avec Necker ensuite, il avait eu cette bonne fortune de rencontrer des hommes honnêtes, clairvoyans, courageux, tout prêts à se dévouer pour sauver sa couronne. Il les avait, en pleine besogne, chassés, ou laissé chasser, l’un et l’autre ; après leur chute, il avait, sans mot dire, assisté à la destruction de tout ce qu’ils avaient réalisé au prix d’un dur labeur. Par cette faiblesse, par cet aveuglement, il avait à jamais usé toute la somme de confiance que la nation lui avait accordée. Ces deux faillites retentissantes avaient épuisé son crédit. L’immense désillusion entraînait une immense rancune, où il entrait quelque mépris.


Ce qu’il est cependant nécessaire d’ajouter, avant de clore cette douloureuse étude, c’est que, si le régime royal était irrémédiablement atteint, la nation française demeurait pleine de vigueur et de vitalité. Sous la ruine apparente, il subsistait des ressources profondes ; les réserves étaient intactes. Même malgré l’indigence de certaines régions isolées, le pays, dans l’ensemble, était sensiblement plus riche qu’au commencement du siècle. Des témoignages nombreux et concordans constatent, dans la dernière partie du règne de Louis XVI, l’état prospère et florissant de nos plus grandes provinces, — l’Artois, l’Orléanais, les plaines de la Garonne, la Charente, l’Anjou, la Touraine, — la fertilité des campagnes, le développement de l’industrie et du commerce dans les villes, le nombre des canaux, le bon état des routes, l’accroissement du bien-être parmi les ouvriers et les cultivateurs[79]. « Combien, s’écriait Arthur Young, les pays et les peuples que nous avons vus depuis que nous avons quitté la France perdent à être comparés avec ce pays plein de vie ! »

On a même pu soutenir, — et la thèse est fort défendable, — que cette prospérité relative du peuple français précipita l’essor de la Révolution, en rendant les hommes « plus sensibles aux vexations qu’ils subissaient et plus ardens à s’y soustraire. » Le paysan propriétaire dut souffrir davantage de l’injustice de la corvée, de l’inégalité des charges, de toutes les tracasseries fiscales, que le salarié misérable travaillant au compte du seigneur et labourant un champ dont il n’engrange pas la moisson.

Ainsi, dans la période dont j’ai tenté de retracer l’histoire, la France était pareille à un homme travaillé par de multiples maladies, plus ou moins graves, plus ou moins douloureuses, les unes aiguës et les autres chroniques, des maladies dont nulle n’était mortelle et qui toutes étaient guérissables. Elle demeurait vivace ; elle gardait du sang et des muscles. Mais, par-dessus cet organisme encore robuste et sain, le vieil appareil monarchique, qui lui était depuis si longtemps adapté qu’il semblait faire corps avec lui, était comme une armure usée, trouée, disjointe et rongée par la rouille, qui ne tenait plus aux épaules que par la longue accoutumance et qu’une forte secousse achèverait de jeter à terre. Après dix siècles d’existence, la royauté traditionnelle, faute d’avoir su se rajeunir, eût pu s’approprier la parole fameuse de Fontenelle a sa centième année : « Je meurs d’une impossibilité de vivre. »


SÉGUR.

  1. Copyright by Calmann-Lévy 1912.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre.
  3. Lettre du 21 avril 1781. — Correspondance publiée par Flammermont.
  4. L’Espion anglais, t. IV.
  5. L’archevêque d’Arles. Procès-verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France, tenue à Paris en 1780.
  6. Correspondance secrète de Métra, 24 juin 1780.
  7. Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville, t. II.
  8. Lettres de Kageneck. — Correspondance de Métra.
  9. Journal inédit, passim.
  10. Journal de Hardy, avril 1781.
  11. Ibidem.
  12. Journal de Hardy, 30 avril 1781.
  13. Ibidem.
  14. Dépêche de Mercy à Kaunitz, du 21 avril 1781. — Correspondance publiée par Flammermont.
  15. Journal de Hardy, 25 et 28 avril 1781. — La Correspondance secrète publiée par Lescure mentionne le même bruit, à la même date.
  16. Voyez le Journal de Hardy, les Mémoires secrets de Bachaumont. — Voyez aussi les Finances de l’Ancien régime, par Stourm.
  17. Le sieur Radix de Sainte-Foix, d’abord trésorier de la marine, avait obtenu les bonnes grâces du Comte d’Artois en le servant dans de basses galanteries. Plus tard, trois mois après la chute de Necker, il fut impliqué dans une affaire véreuse, décrété de prise de corps, obligé de s’enfuir à Londres. Quatre ans à près, en 1785, la protection du Comte d’Artois lui valut l’annulation de cette procédure et la permission de revenir à Paris. Il y étala un luxe tapageur, se promenant par les rues « dans un cabriolet doré, avec un jockey derrière, » de l’air « d’un triomphateur sur son char de victoire. » — Mémoires secrets de Bachaumont.
  18. Ledit sieur Bourboulon était fait pour s’entendre avec le sieur de Sainte-Foix. Six ans après l’épisode que je rapporte ici, le « trésorier du Comte d’Artois, » à la suite d’une « banqueroute frauduleuse de quatre ou cinq millions, » était contraint de s’enfuir hors de France pour échapper à la Bastille. — Mémoires secrets de Bachaumont, 5 mars 1787.
  19. Mémoires de Marmontel.
  20. Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville, tome II.
  21. Mémoires de Marmontel.
  22. Pour le récit de l’épisode qui suit, j’ai consulté le Journal de l’abbé de Véri, le Journal de Hardy, les dépêches de Mercy-Argenteau publiées par Flammermont, la Notice d’Auguste de Staël sur M. Necker, les Mémoires de Marmontel, de Soulavie, etc., etc.
  23. Note écrite pur Necker après sa retraite et reproduite par Soulavie dans ses Mémoires sur le règne de Louis XVI.
  24. Journal de Véri, — Mémoires de Marmontel. — Véri et Marmontel rapportent tous deux ce dialogue presque dans les mêmes termes, le premier d’après Maurepas, le second d’après Necker.
  25. Mémoires de Soulavie, tome IV.
  26. Mémoires d’Augeard.
  27. Le mercredi 16 mai 1781.
  28. Dépêche de Mercy, loc. cit. — Journal de Hardy. — Mémoires de Marmontel. — Notice déjà citée d’A. de Staël.
  29. Journal de Véri.
  30. Cette note, retrouvée par Soulavie dans l’armoire de fer, parmi beaucoup d’autres, a été publiée par lui dans ses Mémoires sur le règne de Louis XVI, t. IV.
  31. Journal de Hardy, 16 mai 1781.
  32. Ibid., 22 mai 1781.
  33. Journal de Hardy, 16, 17, 20 mai 1781.
  34. D’après la version donnée dans les Mémoires secrets de Bachaumont, Necker aurait déjà, la veille, tenté cette même démarche, qui aurait également échoué. Mais il est plus probable que le nouvelliste fait ici une légère confusion de dates. — Pour le récit qui suit, j’ai consulté le Journal de l’abbé de Véri, le Journal de Hardy, la Notice d’Auguste de Staël sur M. Necker, les Mémoires de Soulavie, les dépêches de Mercy au prince de Kaunitz, publiées par Flammermont, etc., etc.
  35. « Un billet de trois pouces et demi de haut, sur deux et demi de large, sans titre, ni vedette, » ainsi le décrit Soulavie, qui eut l’original en mains au sortir de l’Armoire de fer.
  36. Notice sur M. Necker, passim.
  37. Journal de Hardy, 21 mai 1781.
  38. Notice d’A. de Staël, passim. — « Une consolation pour nous dans le monde, écrira quelques jours plus tard Mme Necker à l’un de ses amis de Paris, c’est que la Reine partage notre patriotisme. Elle a pleuré samedi toute la journée. » — Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville, t. II.
  39. Lettre du 31 mai 1781. — Correspondance publiée par Flammermont.
  40. Journal de Véri. — Mémoires de Soulavie, t. IV.
  41. Mémoires de Soulavie.
  42. Journal de Véri.
  43. Correspondance de Grimm, mai 1781.
  44. D’après la version de Kageneck. une voix cria du parterre : « Oui, f…, ils vous ont trompé : » Et le parterre répéta la phrase, avec des applaudissemens sans fin.
  45. Journal de Hardy, 21 mai 1781.
  46. Ibidem. 5 juin 1781.
  47. Lettres de Kageneck, 30 mai 1781.
  48. Lettres de Kageneck, 11 juillet 1781. 8i l’on en croit Soulavie, la démission de Necker fut l’occasion et le sujet de soixante-dix estampes, exprimant toutes la déception et l’irritation populaires.
  49. Correspondance secrète de Métra.
  50. Journal de Hardy, mai 1781.
  51. Journal de Hardy, juillet 1781.
  52. Ibidem, juin 1781.
  53. Lettre à Caraccioli, 3 juillet 1781.
  54. Lettre à Mme d’Epinay, 9 juin 1781.
  55. Lettre à Mme ecker, du 27 mai 1781, — Archives de Coppet.
  56. Lettre du 2 juin 1781. — Archives de Coppet.
  57. Lettre du 2 juin 1781, — Ibidem.
  58. Mémoires de Soulavie, tome IV.
  59. Journal de Hardy, 17 juin 1781, et lettre de Mercy à Joseph 11 du 23 juin. — Correspondance publiée par Flammermont.
  60. Document cité par Soulavie dans ses Mémoires sur le règne de Louis XIV.
  61. Lettres des 12 et 23 juin 1781. — Correspondance publiée par Flammermont.
  62. Note de Necker, citée par Soulavie, passim.
  63. Journal de Hardy, mai 1781, et Journal de Véri, même date.
  64. Archives de Coppet, et Journal de Hardy.
  65. Correspondance de Métra. — Journal de Véri. — Mémoires secrets de Bachaumont.
  66. Journal de Hardy, 3 août 1781.
  67. Correspondance publiée par Lescure.
  68. Lettres de Kageneck, 27 août. 1781.
  69. Journal de Hardy, août 1781.
  70. Les offices de finance étaient, comme on sait, achetés par leurs titulaires, ce qui fournissait à l’État une ressource momentanée.
  71. Lettre du 18 octobre 1781. — Correspondance publiée pur Flammermont.
  72. Dépêche du 21 juin 1781. — Ibidem.
  73. Lettre du 9 novembre 1781.
  74. Journal de Hardy. — Mémoires de l’abbé Georgel. — Lettres de Kageneck.
  75. Journal de Hardy, 23 novembre 1781.
  76. Le 22 octobre 1781.
  77. Journal de Véri.
  78. A. Sorel, l’Europe et la Révolution, tome I.
  79. Voyages d’Arthur Young. — Journal de Mme Cradock. — Œuvres du marquis de Mirabeau, etc., etc.