Au moulin de la mort/3

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Imprimeur Auguste Jaunin (p. 38-48).

II


La pauvre comtesse, d’une voix brisée de femme qui a aimé et souffert indiciblement, disait à son enfant :

— … Oui, Maurice, je dois t’avertir. C’est encore le plus pénible devoir que j’aie à remplir ; mais il le faut, car, autrement, le coup qui va te frapper serait trop douloureux. Je vais mourir…

— Mère, ne parle pas ainsi !…

— Il le faut, te dis-je ! Pourquoi te cacherais-je ce qui ne tardera pas à arriver ? Tu as déjà une assez grande connaissance des choses de ce monde pour comprendre qu’un jour ou l’autre nous devons payer notre tribut à la nature. Ah ! je te l’avoue, c’est un vif chagrin pour ta mère de s’en aller à présent, sans emporter la douce certitude que mon Maurice sera heureux ! Que ne puis-je te laisser la fortune de ton père, la situation qu’il occupait dans la société, le château où nous avons passé ensemble des jours si beaux, mais d’une si courte durée ! Non, je n’ai plus rien de tout cela ! La révolution, comme un vent de tempête, a tout détruit. Ah ! je devrais les maudire, les hommes qui ont ainsi bouleversé mon existence ; pourtant je ne le fais pas, car, dans cette destruction des choses de l’ancien temps, ils espéraient jeter les germes d’un monde nouveau. Ils ont peut-être réussi, je n’en sais rien, mais toi, mon Maurice, tu l’apprendras bientôt. Veuille Dieu que ce ne soit pas à tes dépens ! On ne peut pas changer le passé ; ce qui a été établi subsiste et subsistera longtemps encore, je le crois : il faut donc t’habituer aux conditions nouvelles de notre époque et oublier ce que nous avons été pour ne plus travailler qu’à ce que tu dois être…

Mais, voilà que la fatigue… me prend déjà… mes membres commencent à s’engourdir… j’aurais cependant tant de choses à te dire, mon cher fils… Ah ! que je t’ai aimé, Maurice ! je t’ai aimé pour lui, ton père, que tu n’auras pas connu, et aussi pour moi… Tu étais tout : le passé, le présent et l’avenir, mais le présent surtout. Cher Maurice !…

— Mère, balbutiait le jeune homme, mère, repose-toi ! Plus tard, quand tu seras mieux…

— Oui, plus tard… plus tard… je ne serai plus.

— Non, pas cette idée, mère !

— Eh ! n’est-ce pas notre destinée, de mourir un jour ? Ah ! si tu n’avais pas été là, près de moi, bien des fois je l’eusse appelée de tous mes vœux, cette mort qui m’eût délivrée de ma misérable existence ! Mais j’avais une tâche à laquelle je ne pouvais pas faillir : t’élever, afin que tu marches à ton tour, la tête haute, dans le chemin de l’honneur. Sais-tu, mon fils, que, pour une mère, c’est encore une joie, au milieu de l’écroulement de toutes ses autres joies, de se dire le matin et le soir, de jour et de nuit : ton enfant est bon, il est beau et il aime ce qui est juste. Et, cette joie, tu me l’as donnée, toi, mon Maurice. Mieux que cela encore : tu n’as jamais fait couler mes larmes. Aussi, à cette heure solennelle, je t’en remercie et je demanderai à Dieu de bénir tes pas…

Elle s’arrêta, après avoir murmuré :

— Honore ton père et ta mère !…

Puis, hâtivement :

— J’ai soif ! S’il te plaît, un peu à boire !

Maurice lui tendit un verre à demi rempli d’une tisane d’herbes douces, recueillies par la vieille Françoise.

— Assieds-toi là, plus près, je veux continuer, reprit la comtesse. Demain il me serait peut-être impossible.

Je n’ai rien d’autre à t’apprendre sur notre famille que tu ne connaisses déjà. Seul un point obscur reste en mon esprit. Je me proposais de l’éclaircir moi-même, dès que les temps seraient redevenus un peu plus calmes. Mais, depuis des années, on n’entend que des bruits de guerre ; et, à présent que la paix est faite, Dieu m’appelle dans l’autre monde. Cependant, avant de m’en aller, il faut que je m’entretienne avec toi de ce qui cause ma dernière peine.

Notre famille, de tempérament campagnard, n’a jamais eu de fréquentes relations avec les nobles du voisinage. Nous n’avons donc, je veux dire tu n’as rien à attendre de ce côté, bien que les de Laroche soient de bonne et franche noblesse. Par contre…

Elle eut un étouffement, occasionné par une petite toux sèche et dure. Au bout de quelques instants, le mieux revint.

— Où en étais-je ? fit-elle. Ah ! oui, je retrouve le fil. La veille de son départ pour me rejoindre ici, ton père a dû causer avec le notaire qui prenait soin de nos affaires. Que s’est-il passé entre eux ? Je l’ignore, puisque, à dater de ce jour, le comte a disparu sans laisser la moindre trace. Or, mon fils, quand je reposerai dans la tombe, tu t’en iras à la recherche de ce notaire, à Vercel. Il s’appelait, je crois, Me Jules Ferrand. Si, par malheur, il n’est plus de ce monde, son étude sera sans doute en la possession de son fils, car il en avait un. Et c’était un brave homme, du moins à ce que j’ai pu en juger, et il faut espérer que les troubles de la révolution ne l’auront pas changé. De lui, tu apprendras peut-être quelque chose. Ah ! si seulement, fidèle à la tradition de sa famille qui a toujours été, de père en fils, dévouée à la maison de Laroche, il avait réussi à sauver quelques bribes du patrimoine qui devait te revenir ! Mourir avec cette certitude n’eût pas été si pénible pour moi.

Mais, ton père, qu’est-il devenu ? Voici vingt-cinq ans que j’ai vainement essayé d’approfondir ce mystère. Cette disparition, aujourd’hui comme au lendemain de notre arrivée dans ce pays, demeure inexplicable. On se perd en conjectures. J’avais espéré, contre toute raison, qu’il reparaîtrait un jour inopinément devant mes yeux.

Non, cette fois, je ne puis plus caresser l’illusion de le revoir. S’il eût été encore parmi les vivants, il nous eût donné de ses nouvelles, il n’aurait oublié ni sa femme ni son enfant. Mais, alors, comment est-il mort ? A-t-il été assassiné ? Par qui ? Où ? Autant de questions qu’il faut laisser sans réponse. Le chemin que nous avons pris pour venir ici, qu’il a dû suivre, favorisait un crime. Les Echelles, le Doubs mugissant dans le fond de la vallée, cette nuit sombre et l’aubergiste qui nous reçut, là-bas, il me semble que je vois tout cela encore, comme si ces choses étaient d’hier. Oui, là, dans cette auberge…

Elle eut un nouvel accès de faiblesse. Cependant, ayant réagi de toute sa volonté contre son extrême lassitude, elle continua de parler. Sa voix passait maintenant comme un souffle entre ses lèvres décolorées : c’était le dernier effort d’une nature d’élite que le chagrin avait usée avant l’âge.

— Oui, mon cher Maurice, je m’en vais… Dans quelques heures, moins de temps peut-être, je ne serai plus là… Tu vas donc rester seul, avec très peu d’expérience, sans lendemain assuré… Ah ! que c’est douloureux, pour une mère, de se séparer de son unique enfant ! Mais je me sens un peu consolée, à la pensée que tu aimes le travail, que tu es bon et que tu marcheras dans la voie de l’honneur… Vois-tu, ces biens-là sont toujours les meilleurs… Je sais qu’il faut avoir une certaine grandeur d’âme pour s’en contenter… Mais ces vertus ont été, depuis des siècles, l’apanage de notre famille ; tu les conserveras pieusement pour les transmettre… à tes enfants… Car, un jour, tu auras aussi des enfants, si Dieu le veut. Je le prierai, là-haut, de mettre devant tes pas la compagne adorée,… celle dont les doux regards éclairent le foyer et jettent dans la vie de l’homme les seuls instants de bonheur…

J’avais rêvé, pour toi, d’une jeune fille qui a dû devenir bien belle si elle ressemble à sa mère, à mon amie Claire de Bellefontaine… Claire avait épousé, à sa sortie du couvent, un homme déjà d’un certain âge… Ils s’étaient réfugiés dans le village des Bois,… où leur est née une fille, celle que je t’aurais destinée si cela eût été en mon pouvoir… Peu après,… M. de Bellefontaine mourait,… Claire, avec son enfant, repartait pour la France, au commencement du siècle… chez un vieil oncle que la Terreur avait épargné… Depuis, nous sommes venus nous établir ici… et mon amie d’enfance n’a pas donné signe de vie. Elle est peut-être morte, aussi. Quelle misérable destinée que celle de nombreuses familles, à travers ces temps de troubles, de guerres et de meurtres !… Puisses-tu en avoir une plus heureuse en partage !…

Elle s’arrêta encore une fois et n’eut bientôt plus qu’un balbutiement, que Maurice écoutait, sans bien se rendre compte de ce qui se passait autour de lui, écrasé par la douleur que lui causait cette mort prochaine et l’esprit vaguement préoccupé des choses qu’il venait d’entendre.

— Oui… ton père… il était bon… je l’aimais… Oh ! cette nuit affreuse… à travers les bois… Non ! je ne puis descendre… j’ai du courage, pourtant !… Là-bas, le bruit du Doubs… le bruit qui m’épouvante… voilà l’auberge… ces gens ! Leurs visages m’effraient… Maurice… tu seras bon, toi aussi, n’est-ce pas ?… Pense… à ta mère… elle t’a bien aimé… Adieu… au revoir… pense…

Ce fut son dernier mot.

La comtesse Jeanne de Laroche avait cessé de vivre. Elle s’était éteinte, à la fin d’une existence cruellement ravagée, loin de son pays, des lieux où ses années de jeune fille, de fiancée et d’épouse avaient coulé trop vite. Et elle laissait un fils, fort et sage il est vrai, mais exposé néanmoins aux misères qu’une vie sans avenir allait probablement faire tomber sur sa tête.

Maurice, d’abord, eut comme la sensation très nette qu’un vide s’était brusquement produit dans son cerveau. De toutes les idées qui tourbillonnaient dans sa tête, il n’avait plus la notion que d’une seule, celle qui le rattachait à sa mère, déjà toute pâle et froide sous son masque de morte. Pendant vingt ans et plus, il l’avait toujours vue à ses côtés, le soignant quand il était malade, l’encourageant lorsqu’il accomplissait son devoir. Ah ! lui-même aussi avait chéri saintement la noble femme ! Toutes ses actions n’avaient eu pour cause et pour but que le plaisir, la joie et le contentement de celle qui n’était plus. N’avait-elle pas été pour lui toute la famille ? À cette heure il se rappelait les conseils qu’elle lui avait donnés, les moments heureux qu’ils avaient vécus l’un près de l’autre. Quelle chose désolante que notre passage sur cette terre ! Nous n’avons, à part les quelques instants de bonheur qu’un destin favorable nous mesure, qu’à jeter des fleurs sur les tombes des personnes que nous pleurons.

Et il pleura, Maurice, de même que la vieille Françoise, quand le cercueil renfermant la dépouille mortelle de la comtesse de Laroche s’achemina lentement vers le champ du repos. Toute la population des environs suivit le convoi : on avait une si profonde affection pour la dame vêtue de noir qui, bien que pauvre aussi, trouvait cependant le moyen de soulager de nombreuses misères. Et lorsque, aux paroles liturgiques : Rappelle-toi, ô homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière, la première pelletée de terre, résonna, dans la fosse, sur le bois de sapin verni, il sembla à Maurice que l’on venait de mettre une grosse pierre sur son pauvre cœur d’orphelin. Il était décidément seul, cette fois, sans parent aucun, n’ayant plus, pour lui parler de sa mère, que Françoise dont les cheveux blancs et les joues ridées disaient aussi la fin prochaine…

Ce soir-là, dans la maisonnette située non loin de la route qui reliait La Ferrière au village des Bois, avec un jardin tout fleuri de roses, bien des larmes coulèrent et bien des regrets restèrent inexprimés. Les vraies douleurs s’épanchent plus librement au sein de la solitude que d’ordinaire elles recherchent.