Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/02

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 228-233).
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II


Au milieu des grandes montagnes assombries, le village s’allongeait démesurément. Près du rempart devenu vert s’élevaient deux vieux chênes. Plus bas, quelques toits rouges, le long de la route des maisons de bois pourri, en lignes zigzagantes, désordonnées… Les fenêtres obliques se regardaient méchamment, avec méfiance. Les toits enfumés avaient glissé de travers sous la pression de la « bora », comme le chapeau des gens ivres. Des petits nuages montaient des cheminées. Un chaud parfum de pain sortait de la maison du sonneur. « Peut-être bien qu’ils se préparent à une noce ! » pensa Jella. L’eau lui vint à la bouche. Affamée, elle continua son chemin.

La route était boueuse ; pourtant depuis longtemps il n’avait pas plu. L’eau croupissait en flaques bleuâtres parmi les pierres saillantes. Devant les maisons, des paysans étaient assis à terre, les jambes étendues, comme du bétail au repos. Le gars travaillait seul, encore, dans la forge. Son pied chaussé d’une savate piétinait, en claquant, la barre du soufflet. Le feu brûlait dans le foyer et sa lueur, lorsqu’il flambait, éclaboussait brillamment la figure noircie du garçon. Une minute, Jella cessa de marcher. Le gars leva la tête et courut à la porte.

— Jella !… Viens ici, ma Jellitza !

La clarté crue du feu, derrière lui, encercla sa silhouette et, debout sur le seuil, les jambes écartées, on aurait dit que le bas de son tablier de cuir et ses épaules brûlaient.

La fille secoua la tête, et pourtant, après quelques pas, elle se retourna en riant. Ce Davorin était un gaillard paresseux et grossier, mais lorsque, le dimanche, il s’était bien lavé et bien battu tout son saoul, c’était agréable de s’asseoir près de lui au bord du torrent.

Enfants, ils s’étaient roulés ensemble dans la poussière. Au moulin en ruines, ils s’étaient poussés, avec des cris perçants, sur les sapins écorcés. Jella se souvint d’un jour où leurs camarades se laissèrent glisser le long d’un tronc ; elle passa dessus en courant, pieds nus, d’un bout à l’autre. Elle se sentait la première du village. Depuis, elle ne regardait plus aussi fièrement autour d’elle ; depuis, elle savait qu’on la tenait pour la dernière de toutes.

Quand Davorin devint un jeune homme, il se détourna d’elle. L’automne précédent, ils se rencontrèrent à nouveau derrière l’église. La chemise de Jella glissait un peu sur son épaule. Ses cheveux flottaient. Davorin la regarda comme s’il était fort en colère : « Où vas-tu ? — Nulle part. » — Puis ils cheminèrent longtemps sans dire un seul mot. Ils redevinrent amis, bien que Davorin fût le frère cadet de Slatka. Lorsqu’il faisait du tapage, il ressemblait à sa sœur.

Jella se trouvait à la hauteur de l’église. À travers la fenêtre ouverte du presbytère, un murmure uniforme se répandait dans le crépuscule. À l’intérieur une lampe brûlait. Le prêtre était penché au-dessus de la table. Son large nez projetait sur le mur une ombre informe parmi les images saintes.

Jella continua de marcher en bâillant et son regard s’arrêta sur la grande cour en désordre du presbytère. Près du hangar, quelques blouses étaient blanches dans l’obscurité. Slatka, assise au milieu du linge, se balançait sur un panier renversé et parlait avec la grasse gouvernante du curé. Entre-temps, elles faisaient toutes deux des gestes menaçants qui révélaient la colère. Lorsqu’elles aperçurent la fille, elles ravalèrent prestement leurs paroles et s’entre-regardèrent niaisement. Personne ne répondit au salut de Jella qui se sentit soudain très abandonnée.

Ses chèvres la quittèrent l’une après l’autre, chacune entrant sous la porte de son étable, sans se tromper, dans la cour boueuse et se retournant pour contempler la pastoure. Seul, le favori de Jella, le petit cabri noir, la suivit, après avoir dépassé la maison de son maître, comme s’il désirait quelque chose. La fille comprit son regard, se pencha sur lui, entoura son cou. C’est ainsi qu’ils se disaient adieu tous les soirs. Ils se frottaient l’un contre l’autre comme deux petites bêtes qui se comprenaient bien.

Jella sentit longtemps sur son visage la chaleur et l’odeur herbacée de la chèvre et elle ne pensa plus à Slatka… Un instant, elle s’arrêta près de la maison de Franjo. Une sorte de hurlement douloureux, semblable à ceux que les chiens des villages font entendre dans les nuits claires où luit la lune, pénétra ses oreilles. Le son était d’abord profond, comme s’il venait du fond de la cave ; puis il s’élevait de plus en plus haut et se dispersait en gémissements sourds, enfantins. La femme dont Slatka avait parlé se lamentait, seule dans la maison. Franjo était assis sur les marches du vestibule et balançait au rythme des accents larmoyants sa tête penchée sur ses deux mains.

Plus loin, encore une maison abandonnée, ayant la forme d’une fourmilière, des haies défoncées ; une cour déserte. Plus de chemin ; la fille marchait dans l’herbe mouillée, et elle aperçut, enfoui dans la masse sombre de la forêt, le sommet bosselé du toit de la chaumière maternelle. Il n’y avait pas, dans le village, un toit aussi extraordinaire que celui-là. Le vent l’avait profondément enfoncé dans les murs de torchis. Ces murs s’étaient affaissés sous le poids. Un enfant même aurait pu atteindre l’auvent. Jella se souvint que, lorsqu’elle était plus petite, elle aimait beaucoup ce toit bizarre que la mousse avait envahi, comme un velours brun. Lorsqu’on allumait du feu à l’intérieur, toute la maison fumait ainsi qu’une pipe, et la fumée se roulait au dehors, en filaments bleus, là où elle trouvait une issue. Lorsque l’étroit vallon était battu par la pluie, l’eau du ciel coulait dans l’unique chambre. Il en était ainsi depuis toujours, depuis que Jella avait conscience des choses. Pourtant, sa mère disait qu’autrefois elles demeuraient dans un autre pays ; elles étaient venues de loin, avec le père de Jella, qui, dans ce temps, travaillait sur des bateaux charbonniers. Jella n’aimait pas son père ; il l’effrayait et elle priait Dieu de ne jamais le revoir. Lorsque parfois il descendait, de jour, au village, il lui donnait une raclée et aussi à la mère ; il vendait pour boire tout ce qu’il y avait dans la maison ; il jurait ; il dormait. Puis il partait avec les charbonniers, dans la montagne, et l’on pouvait l’oublier quelque temps.

Un oiseau se détacha de la forêt, comme une flèche noire. La fille ouvrit brusquement la porte branlante. Elle dut se baisser sous le linteau bas et elle descendit du seuil en trébuchant. La chèvre — leur unique chèvre — sautilla derrière elle en la poussant dans la pièce humide, sentant la fumée.

La mère de Jella était assise devant l’âtre ouvert et faisait un filet. La lueur des fagots flambants vacillait en courant sur elle. Pendant que ses mains remuaient machinalement au milieu des cordages, elle fredonnait un air étranger, incompréhensible. Jella se dirigea en silence vers la table. Elle tira d’un linge de toile écrue la galette de maïs moisie, mordit un gros morceau, puis commença de traire la chèvre. Sa tête ensommeillée se penchait de temps en temps sur son sein. Alors, la chèvre tournait son regard vers elle avec un air d’étonnement et de patience.

La mère laissa tomber la longue aiguille de bois qui tend le fil. En se penchant pour rattraper l’aiguille, elle cessa de chanter.

Le silence réveilla la fille. Tant de fois, elle avait entendu les chansons de sa mère, et pourtant elle écoutait celle-ci pour la première fois. Elle chassa le sommeil de ses yeux en les frottant, et continua de traire. Le lait giclait dans le pot avec un petit bruit régulier.

— Où as-tu appris à chanter, toi ?

— Pas besoin d’apprendre… Chez nous tout le monde chante.

— Chez vous ? Et on vivait bien là-bas, chez toi ?

Lorsque la femme releva, longtemps après, la tête, le feu éclaira en plein son visage. Sur ses traits fatigués, on voyait la flétrissure d’une ancienne beauté rude. Ses cheveux noirs, grisonnants, couvraient en masse épaisse son front bas ; un cerne bleuâtre s’étendait au-dessus de sa forte lèvre. Dans ses yeux sombres comme ceux des Italiennes, la clarté de la flamme brillait de temps en temps.

— Alors, la vie était bonne partout ; — elle allongeait mollement les mots croates — à présent le sort est partout mauvais.

Elle soupira, passa lentement ses deux mains sur son visage, comme si ses doigts s’étaient accrochés à chaque ride.

— Mauvais !… très mauvais !

Elles se turent encore longtemps. Le torrent grondait derrière la chaumière et les cordelettes se froissaient dans le giron de la femme.

— Et moi, je suis née là-bas, chez toi ?

La femme fit un signe d’assentiment.

— Et nous demeurions, là-bas aussi, au bout du village ?

— Au bord de la mer…

La fille posa sur la table le pot au lait. Elle s’assit près de l’âtre, sur le petit banc.

— Au bord de la mer ? Là où tu vas vendre les filets ?

La réponse se faisant attendre, elle appuya son menton contre la paume de sa main.

— Mère !…

La femme sursauta.

— Non !… plus loin, bien plus loin !…

Pensive, la fille plongea son regard au creux de l’âtre noir de suie où la clarté de la flamme oscillait lentement, çà et là.

— Comment est cette mer ?

— Grande, profonde aussi, fit la femme, en décrivant plutôt par le geste que par les mots.

— Plus profonde que les crevasses ? Plus grande que le champ de pierres ?

Jella haussa les genoux jusqu’à son menton.

— Était-ce là où de grands filets séchaient au vent sur deux piquets ?

La femme soupira.

— Tu ne te souviens donc pas de la mer ?

La fille secoua la tête et son cou se raidit soudain, comme si elle avait aperçu la chose qu’elle cherchait :

— Attends !… Je me souviens d’un coquillage. Il reposait sur le sable, et l’eau vint le prendre et l’emporta. Je me rappelle aussi des hommes étrangers qui chantaient comme toi tout à l’heure, et encore une vieille femme courbée…

La femme laissa tomber sa main sur ses genoux :

— C’était ma mère !

— Comme elle savait jurer ! Et elle portait toujours au cou un fichu jaune à franges ; elle m’en frappait lorsque ces hommes étrangers ne lui avaient pas donné d’argent.

Jella ferma les yeux. Elle se souvenait de tout, mais ne se rappelait plus le visage de sa mère.

Le crépi du mur se détachait, avec un bruit sourd, dans le coin sombre, et Jella pensait au coquillage, à la femme, à ce fichu jaune à franges…