Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/32

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 868-876).
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XXXII


L’automne agonisait sur la crête des montagnes. À la pointe du jour, un brouillard humide flottait déjà sur les vallons. On ne voyait plus la mer, en bas, dans le lointain, par l’ouverture rocheuse.

Ce jour-là, Pierre était parti chercher la feuille d’avis. La nuit venait. Il neigeait sur les sommets, comme si l’air commençait à tomber en nappe blanche, des hauteurs. Un courant d’air froid soufflait contre le talus. Jella était sur le seuil, lorsque son mari surgit de la gueule du tunnel. Il marchait plus vite que d’habitude et il criait aussi quelque chose.

« André vient », pensa la femme. Son cœur frappait rapidement ses côtes, comme un marteau. Elle se fit mal aux yeux pour mieux voir ce que Pierre agitait dans sa main. L’homme apportait un papier et riait avec une bonhomie maligne.

— On lui a tout de même ordonné de revenir ; pourtant il ne le voulait absolument pas !

Jella aussi se mit à rire. Elle croyait n’avoir jamais ressenti un aussi grand bonheur.

— Et quand revient-il donc ?

Elle aurait voulu courir au devant de Pierre.

L’homme murmurait d’un air de bonne humeur, tout en avançant. Il était content de la vie, content de lui-même ; comme quelqu’un qui médite une grande surprise il releva mystérieusement ses sourcils sous la visière de sa casquette.

— Mais il y a encore une autre nouvelle !

Les genoux de Jella tremblèrent tout à coup sans raison.

— Quelle nouvelle ?

Sa voix devint étrangement rauque. Pierre se remit à lire la lettre, puis, comme si on l’avait volé, il heurta du doigt, avec mauvaise humeur, le papier.

— Ah ! Ah ! Ce n’est pas une nouvelle pour toi ! Tu ne m’avais jamais dit qu’André te l’avait écrit.

Jella s’impatienta. La joie de Pierre l’agaçait. Elle cria presque durement :

— Il ne m’a rien écrit. Je ne sais même pas lire !

Et pendant une seconde, elle se souvint de la lettre d’André qu’elle avait enfouie dans la forêt.

Le visage de l’homme se rasséréna.

— Bien sûr !… Hé bien, alors…

Le timbre avertisseur se mit à sonner dans la chambre de service. Pierre se hâta. Il dit rapidement, en se retournant pendant qu’il roulait dans sa main le petit drapeau rouge :

— Il sera ici dès demain. Il passera là devant nous, avec le train. À midi, il sera déjà revenu ici, à pied, de la station. On marche plus vite à deux. Car en fait, il ne revient pas seul…

Le front de Jella se couvrit de sueur par l’effet de la crainte et du tourment. Pierre avait abaissé la barrière et il était revenu. Sa joie était si grande qu’il n’avait pas cessé de sourire…

— Pas vrai ! Je t’ai toujours dit que ça finirait ainsi !

Et il se rappela qu’il n’avait jamais rien dit de tel.

Jella tendit le cou tout raide, comme si elle attendait un choc épouvantable qu’on ne peut éviter.

Soudain Pierre fit une figure solennelle :

— Comprends donc ! André Rez amène avec lui une femme de chez lui.

— Il amène une femme !…

Jella n’entendit ces paroles qu’au fond de sa gorge ; elle ne put les proférer, et pourtant, elle aurait voulu crier, courir, faire quelque chose afin d’empêcher un grand malheur. Mais comme si ses os s’étaient rompus dans son corps, une faiblesse croissante la gagnait. Dans sa tête et dans son cœur tout s’écroulait aussi. Elle n’était pas capable de diriger ses mouvements. Elle s’en alla, chancelante, vers la maison.

Des heures ou des minutes avaient passé ? Elle ne savait pas… Les taches lumineuses et déchiquetées d’un train coururent derrière la fenêtre. La lampe à pétrole grinça au plafond. La fumée du charbon, comme un colimaçon gris, rampa toute basse devant la porte ouverte.

Pierre et le garde ambulant entrèrent dans la cuisine en tâtonnant, transis de froid.

Jella avait oublié de s’éclairer. Elle était assise, toute raide, près de l’âtre froid. Ses membres étaient engourdis. Elle respirait avec peine. Quand Pierre eut allumé une lampe, son épaule frissonna un peu, comme si la lumière lui faisait mal. Elle détourna la tête pour que ses yeux ne rencontrassent le regard de personne. Elle se sentit fatiguée et abandonnée. Sa misère était plus lourde que ce qu’elle pouvait supporter et elle frémit à la pensée qu’il faudrait supporter cela demain, et après, et toujours, jusqu’à ce qu’elle devînt vieille, jusqu’à ce qu’on l’enterrât. Cela pouvait durer encore longtemps. Elle se mit à compter. Elle devait avoir vingt ans ; elle ne savait pas au juste. Les hommes disaient qu’elle était encore jeune, mais cet âge lui suffisait grandement. Inconsciente, elle se replongea dans le passé : paroles effacées, images pâlies, grandes souffrances solitaires, et rien de plus. À quoi bon tout cela ? Épuisée, elle appuya sa tête contre le mur, et alors, soudain, tout le passé se tissa comme une toile devant elle, et elle revit André dans son imagination. Elle s’effondra ainsi qu’une malheureuse bête blessée.

Pierre avait renoncé à l’interroger. Il descendit de la planche l’eau-de-vie de prune, se versa un verre et un autre verre, au garde ambulant. Le Croate se mit à raconter des histoires sur la guerre de Bosnie. Il en parlait toujours en faisant de grands mensonges. Pierre hochait la tête, mais son attention était ailleurs.

Jella était de nouveau assise, immobile. Elle avait réuni ses mains sous son genou et regardait devant elle avec des yeux sans vie, comme si elle contemplait un feu mourant. Elle écoutait obstinément le vent. Tout d’abord, il ne gémit que vers le défilé du nord ; mais la maison de garde fut tout à coup secouée. Les timbres avertisseurs se mirent à vibrer, la porte se courba à l’intérieur en craquant. Un silence se fit. Puis le vent recommença… Dehors, comme si dans sa douleur une vaste poitrine haletait au-dessus des montagnes, on entendit un soupir géant.

Jella aussi soupira.

La bora se déchaîna et la nuit hurla sous son assaut. Le vent galopait en sifflant sur les fils télégraphiques. Il se jetait en se lamentant contre le mur de roc. Il emportait les tuiles du toit et arrachait avec des craquements les planches de la palissade abri-vent.

Sajo tremblant se cachait dans un coin. Les hommes se regardèrent avec inquiétude. Soudain Jella se redressa. De nouveau, elle se sentait seule au monde comme jadis. Seule, contre tout le monde, car tout le monde était son ennemi. Et dans cette solitude, elle redevint forte. Sa poitrine s’élargit. Elle aspira la tempête. Elle ne pensait plus, et pendant ce temps, sa volonté, agissante à son insu, prenait une résolution qui la remplit d’un calme redoutable.

Elle se leva. Elle traversa la cuisine, alluma la veilleuse devant la Sainte-Vierge. Elle marchait lentement, raide, sachant bien qu’elle cherchait à gagner du temps. Elle regarda par la fenêtre. Le vent mugissait dans les montagnes, l’orage bouillonnait dans les précipices, comme si des débris de verre, des chaînes grinçantes, des cloches sonnantes, avaient tournoyé dans de grandes cuves. Sur les pentes, des rochers roulaient dans l’invisible avec un bruit effrayant. Leur fracas tonna longtemps dans le chaos.

Le garde ambulant clignait de l’œil avec défiance vers le plafond qui craquait. Les verres d’eau-de-vie trinquaient tout seuls sur la table. L’homme n’osait plus mentir. Il aurait aimé à être chez lui, mais l’orage le rejetait du seuil.

— C’est le jugement dernier. Cela ne signifie rien de bon — dit le Croate, et il fit le signe de la croix.

— Jugement dernier ! — répéta Jella, et il y avait dans sa voix une menace étouffée. Comme autrefois, avant qu’elle sût aimer, elle sentait de nouveau des pierres en elle, des pierres dures, avec lesquelles on pouvait assommer quelqu’un.

Le pétrole avait brûlé dans la lampe. En face, dans le mur, lentement, lentement, un carré couleur de plomb apparut ; dans le carré une croix noire.

Jella passa sa main sur son front. Quand avait-elle vu ainsi le petit jour ? On aurait dit que le croisillon se rapprochait d’elle.

— Quelqu’un meurt.

Elle frissonna frileusement, et elle se rappela sa mère, le fichu rose, le cimetière, bien des choses auxquelles elle n’avait plus pensé depuis longtemps. Tout à coup, il lui sembla voir Jagoda, dans la porte. « N’est-ce pas qu’il revient ? Mais pas comme tu l’attendais ! » Puis la petite vieille desséchée était assise sur le sol, devant l’âtre, et elle la regardait par-dessous, avec son visage de travers. « La vie est épouvantable. L’action de mourir est encore de la vie. La mort est bonne ; la mort est paisible. »

Jella ferma les yeux et pria.

L’orage s’apaisa avec lenteur. Il siffla péniblement au-dessus des rails. Un brouillard épais et gluant tomba de la gorge au talus ; des nuages mouillés se déroulaient des montagnes. Ils étranglèrent le vent.

Pierre alluma la mèche dans la lanterne et ouvrit la porte. La fumée de la pipe monta en tournoyant dans l’air froid. On entendait déjà au dehors la toux de l’homme. Le nimbe brillant de la lanterne qui s’éloignait, s’amollit et se désagrégea dans le brouillard.

Jella, demeurée seule, crut que la pendule tictaquait plus lentement encore que les autres fois.

Pourtant, elle aurait voulu que le temps passât avec une vitesse folle ; car il ne lui était plus possible de vivre ainsi sans agir. Elle referma les mains en l’air. Elle aurait voulu étrangler quelqu’un. Puis elle entendit de nouveau le toussotement de Pierre. Elle devint furieuse d’être troublée. L’homme vint sous la fenêtre à pas glissants de veilleur. Il s’arrêta sur le seuil. Il se rappela que Jella ne s’était pas couchée de la nuit.

Il murmura, en bâillant, une phrase qui voulait dire qu’elle pouvait bien dormir jusqu’à ce que le train passât, amenant André et la femme.

Brusquement, Jella releva la tête d’une façon menaçante. Pierre, stupéfait, posa la lanterne sur le seuil. Il vint à Jella et, de ses bons yeux gris, il la regarda aussi anxieusement que lorsqu’il la vit pour la première fois.

— Es-tu malade ? — demanda-t-il peureusement ; — enfin ! il va y avoir une femme dans le voisinage.

— Une femme ?

— Eh bien ! celle d’André, — grogna l’homme, et il y avait de la joie dans sa voix.

— Celle d’André !

Jella sauta du banc comme un fauve. Elle haïssait Pierre de pouvoir se réjouir tandis qu’elle souffrait, et parce qu’il ne savait rien. Elle aurait voulu qu’il sût aussi. Et la puissance destructive se remit à brûler dans ses yeux.

— Je les détruirai.

Pierre ne comprenait toujours rien. Il la regarda avec un étonnement figé.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi ? Es-tu devenue folle ?

Jella ne savait plus ce qu’elle voulait, ce qu’elle disait. Les torrents sauvages qui bouillonnaient dans son sang l’entraînaient.

— Pourquoi ?

De ses deux mains, elle froissa sa poitrine comme si elle avait voulu, dans son tourment, déchirer son propre cœur.

— Pourquoi ?

Et sa voix se brisa :

— Mais c’était mon amant !

Les yeux de Pierre devinrent subitement troubles. Ses genoux chancelèrent, et une expression de ressouvenir hébété se peignit sur son visage, puis, lentement, ses lèvres prirent une teinte violacée.

Il respira en râlant :

— C’est impossible ! Tu mens ! Dis que tu as menti !

Les mots se collaient à sa langue. Son corps pencha de travers et se ramena sur lui-même épouvantablement.

Jella se sentait allégée, depuis qu’elle ne souffrait plus seule. Elle portait haut la tête, comme si, avec un cruel plaisir, elle avait voulu contempler toute la dévastation.

— Je n’ai pas menti.

Pierre s’avança en trébuchant

— Tu mens ! Tu mens !

Sa poitrine sifflait, ses épaules tremblaient et il saisit la femme à la gorge. Hors de lui, il sentait sous ses doigts la pulsation de chaque petite veine sur le jeune cou. Il aurait voulu la traîner à terre, piétiner sa face de ses bottes ferrées, pour qu’elle ne pût regarder personne avec ses beaux yeux.

Jella le fixa avec une terreur curieuse. Puis elle arracha de son cou les mains qui l’enserraient :

— Pas moi ! Lui ! Lui !

Elle était plus forte que Pierre. Elle le rejeta en arrière d’un air de mépris et l’homme chancela en poussant un épouvantable cri d’impuissance. Il tomba sur le banc. Ses yeux s’éteignirent. L’une de ses mains pendit, comme estropiée, vers la terre ; l’autre montra la porte. Il ne pouvait parler, et pourtant, Jella se recula devant lui, terrifiée.

Elle se mit à courir, dehors, dans le brouillard de plomb, vers la gare. Une sonnerie sourde parvint de la maison de garde jusqu’à elle, à travers l’air humide. Un instant elle se retourna. Elle se rappela que ce timbre signalait le train d’André. Elle se remit à courir.

Pierre aussi frémit en entendant le signal. Lui aussi sortit en courant de la maison, mais il ne vit plus la femme dans le brouillard.

Jella marchait sous le mur de roc blanchâtre. Elle s’élança, aveuglée, devant la maison d’André et galopa vers le tunnel du nord. Au tournant, elle s’arrêta soudain. Sa tête ne brûlait plus. Elle regarda devant elle, toute pâle. Dans le brouillard une masse grise se tassait le long des rails. Jella venait de trouver ce qu’elle cherchait instinctivement. L’orage de la nuit avait poussé un morceau de rocher au bord du talus. Elle grimpa rapidement, prête à jeter un cri de triomphe, et s’élança vers la pierre. Dans cette minute, elle haïssait André pour tout ce qui était arrivé ; elle voulait détruire en lui, d’un seul coup, toutes choses ; elle-même, la souffrance, l’amour, la vie. Elle voulait se venger sur lui de tout.

Elle se coucha sur la terre, elle appuya son épaule contre la pierre. Son cou tremblait. La sueur lui coulait dans les yeux et la pierre remua lentement : elle retomba, bougea de nouveau, et fit un tour avec un bruit flasque.

Jella glissa dans la boue. Elle s’écorcha l’épaule ; sa main saigna. Elle redoubla d’efforts en gémissant, et la pierre continua de rouler, puis retomba sur le rail avec un tintement étouffé. La femme s’affaissa avec elle, et, appuyée sur ses deux mains, demeura à genoux un moment. Sa tête se balança ; sa bouche s’entrouvrit. Il lui sembla entendre des pas. Pierre peut-être ? Elle n’en était pas sûre. Ce pouvait être aussi les battements de son cœur. Elle se mit debout d’un saut. Elle recommença de courir au milieu des rails, vers le tunnel.

Pierre la serrait de près, sans pouvoir l’atteindre ; il la suivait sans savoir lui-même pourquoi. Peut-être voulait-il la revoir encore une fois ; peut-être voulait-il lui pardonner. Hélas ! en la chassant, il avait chassé la vie. Il voulait rappeler la vie.

Lorsqu’il parvint jusqu’à la pierre, il fit un haut-le-corps. Il ne comprit pas tout de suite. Tout à l’heure, quand il était sorti, la voie était libre. Il se souvint. Il regarda les rails avec des yeux vitreux. Soudain il vit clair ; il comprit tout ; et eut la sensation que Jella avait ôté cette pierre de dessus sa poitrine. Il respira plus librement un instant ; puis sa gorge se resserra de nouveau. Il se pencha et contempla le précipice. « Tout croulera là dedans ! » Il se recula avec horreur. Il ne pouvait pas oser. Depuis vingt-sept ans, il surveillait la route des trains ! Et comme une pauvre machine qui ne peut même pas se rebeller dans son tourment, il empoigna le morceau de roche. Il le secoua, le poussa, lutta contre lui. À présent qu’il défendait le train, il était plus fort que lorsqu’il attaquait la femme.

La pierre se détacha lourdement du talus. Elle roula, en retentissant, dans l’abîme.

Jella courait toujours. Elle sautait avec sûreté, d’une traverse à l’autre. Elle s’élançait au-devant du train.

— C’est leur fin.

Le brouillard se déchira au-dessus du précipice ; au-dessous, le soleil levant brilla de biais. Dans le vallon des toits rouges surgirent. Les faîtes des sapins trouèrent l’épaisse grisaille. Une grande masse s’enflait dans le ciel. Jella leva les yeux. Elle entendit un halètement. Une tache noire bondissait rapidement vers elle, de la gueule de la montagne.

Elle ne comprenait plus que cette tache noire amenait André et un morceau de terre vivante, une femme de la puszta. Elle ne comprenait plus rien. Elle s’élançait vertigineusement comme une roche sauvage, détachée dans le gouffre, pour s’écraser elle-même.

La locomotive grandissait devant elle ; elle devint haute et effrayante, comme une montagne précipitée. Un vent chaud lui fouetta le visage. Un épouvantable fracas… Tout à coup, elle aurait voulu vivre, et avec un cri de mort effrayant, elle tomba en arrière, étourdie.

Sa voix perça le bruit trépidant de l’acier ; une seconde encore, elle se répercuta sur les sommets. Puis le silence se fit sur les hauteurs. La petite âme vagabonde des montagnes était morte.

Et, à la maison de garde, Pierre, le corps raidi, salua le train.


Cécile de Tormay
Textes français de Marcelle Tinayre et Jean Guerrier.