Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/09

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 561-565).
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IX


Sous les grands murs rocheux du Karst, seuls, deux hommes se tenaient debout, le long des rails. Un halètement étouffé s’entendait dans le tunnel. Écho retentissant — comme si l’on frappait de mille marteaux l’intérieur de la montagne… Tout à coup l’obscurité se déchira. Des taches rouges se précipitant, surgirent. Deux rubans de sang giclèrent vertigineusement sur les rails.

Le train passa comme un tonnerre devant les petites maisons de garde. Les carrés lumineux des fenêtres glissaient au-dessus des formes humaines s’estompant dans la vapeur. La terre, l’air, étaient ébranlés par la tempête du train et sa fumée, scintillante de feu, enflammait la nuit.

À un tournant, le train s’enfonça encore dans un tunnel. Il disparut. Sa fumée éteinte sortit en rampant sournoisement de la gueule de la montagne. Elle s’étendit comme un voile au-dessus des crevasses. Un caillou roula du talus dans le vide avec un bruit trépidant.

Silence. Au milieu des pierres, de nouveau les deux hommes furent les seuls êtres animés.

Comme si la force lancée à travers le silence engourdi les avait secoués, les fanaux se balancèrent dans leurs mains. C’est ainsi qu’ils se parlaient dans le lointain, en un muet langage. Ils étaient livrés l’un à l’autre, dans le grand abandon. Là-bas, sur les hauteurs, les tunnels resserraient les maisons des gardes-barrières. Elles étaient là, seule vie du paysage : blancs rochers morts, crevasses froides, champs de pierres grises. La forêt, seule, gémissait d’une manière vivante.

Le domaine de ces hommes finissait au-delà des tunnels. Mais ici, tout leur était connu : les fils télégraphiques roussis par la foudre, les traverses tachées de rouille, certains coins, près du tournant et près de la rigole, qui se desserraient plus facilement que les autres. Ils se connaissaient tous deux, aussi bien que les boulons des rails, et chacun savait à l’avance ce que l’autre allait répondre dans la seconde suivante…

L’un avait femme et enfants, et souhaitait de quitter ces lieux. L’autre vivait solitaire, dans la petite maisonnette, sous le pommier qu’il avait lui-même planté vingt-deux ans auparavant.

L’homme entra dans la maison. La lampe à pétrole, baissée, répandait une odeur suffocante. Il s’assit sur le seuil, et sans s’en apercevoir lui-même, il pensa de nouveau à Jella. Il soupira. On ne pouvait vivre ainsi…

L’été avait fini depuis que la fille était venue à lui pour la première fois. Bien souvent, depuis, il l’avait attendue près du talus, et il regardait si fixement les arbres, que ses yeux en pleuraient, et que sa pipe s’éteignait. Il ne s’en rendait pas compte et continuait de fumer. Jella était encore très loin, en bas, dans la vallée, mais sa chanson atteignait déjà la hauteur. Sa voix était belle et jeune, comme si elle avait filtré à travers le murmure des ruisseaux. Puis elle surgissait de la forêt, avec ses chèvres, et se mettait à rire. Ses lèvres étaient humides, ses dents blanches. Sa chevelure brillait en désordre autour de sa tête fine et l’on croyait voir encore sur son visage la chaleur dorée du soleil qui l’avait hâlée.

Bien des fois elle vint ainsi vers l’homme. Au début, Pierre ne savait pas qu’il l’attendait ; il le sut plus tard, lorsqu’il ne pouvait plus penser qu’à cela. Et chaque fois qu’ils se rencontraient, l’homme aurait voulu dire quelque chose à la fille. Mais lorsqu’il était temps de parler, il ne pouvait exhaler qu’un soupir.

Seul, il regardait beaucoup sa montre, et il était d’humeur nerveuse et maussade.

L’autre jour, lorsque les néfliers rougeoyaient encore, Jella avait parsemé ses cheveux de baies rouges. Pierre avait regardé en souriant la couronne sauvage, sur sa tête, et lui avait demandé si elle pourrait se marier. Ce mot avait échappé à ses lèvres, comme par hasard, et il avait eu presque peur, en s’entendant formuler à voix haute sa pensée.

Jella regardait dans la direction de son village, au-dessus des gorges. Ses yeux devinrent sombres ; elle pensait à Davorin.

— Jamais, — dit-elle, — à présent, c’est fini.

Pierre n’osa plus parler de mariage et lorsque, parfois, il avait la sensation que son sang refluait à travers ses yeux vers la jeune fille, il détournait la tête. Il ne voulait pas qu’elle le détestât comme ces villageois qui l’avaient contrainte à se réfugier auprès de lui.

Jella parla souvent à Pierre Balog de sa mère et aussi des montagnes. Elle était perchée sur la barrière et balançait ses pieds au-dessus des fleurs. Elle agissait toujours ainsi quand elle était d’humeur joyeuse. L’âpre brise des montagnes faisait flotter ses cheveux. L’homme était assis devant elle, sur une pierre, et sans l’écouter, entendant pourtant sa voix.

— Monte avec moi sur le Javorjé ; je te montrerai où pousse la rose des monts neigeux.

Quand Pierre levait les yeux vers le grand sommet, il sentait la fatigue envahir ses reins. Il se mettait involontairement à dénombrer en lui-même ses années. Il y en avait beaucoup ; trois fois autant que les années de Jella.

Et soudain, il croyait sentir chacun des sillons marqués sur son visage, soudain les plis devenaient lourds autour de sa bouche.

Il se taisait ; il savait pertinemment qu’il n’oserait jamais, de lui-même, dire cette pensée qui l’obsédait.

La fille penchait la tête. Elle lui jeta un coup d’œil. On aurait dit que dans les derniers temps, la blouse bleue se creusait davantage encore sur la poitrine de l’homme. Il toussotait même quand il ne riait pas.

— Es-tu malade ?

— Je le crois…

— Tu ne le sais donc pas ?

— Comment pourrait-on le savoir ?

Jella ne le comprenait pas ; elle aimait monter à la maison de garde, parce que, là-haut, les monts cachaient le village, et parce qu’elle pouvait parler de tout ce qu’elle avait dans l’esprit. Et aussi, parce qu’elle voyait parfois le train qui allait vers la mer de sa Giacinta.

En bas, elle ne parlait à personne ; une fois seulement, elle s’arrêta devant l’auberge, avec Dusan l’Ours. Depuis, les gars l’évitaient comme s’ils avaient eu peur d’elle. Quand elle s’en aperçut, elle s’enhardit, elle ne voyait presque jamais Davorin, et lorsqu’elle pensait à lui, c’était comme à un danger qu’elle aurait pu aimer, qui était passé, dont elle se moquait…

Un jour, il y avait une noce au village. La face de la Zorka de l’aubergiste-maître d’école était plus rouge que jamais, et les bottes de Davorin étaient si étroites qu’il en devenait blême. Jella ne se retourna pas devant l’église, pour regarder le couple.

Davorin se saoula et hurla le nom de Jella ; Zorka pleura sur le seuil, et les femmes la consolèrent. Puis tout rentra dans l’ordre et Jella se détacha de plus en plus du village. Elle était comme un sauvage buisson qui n’appartient à aucun jardin.

Elle n’aimait que Pierre Balog et ses chèvres. Elle les aimait de la même façon. Elle aurait volontiers frotté son visage au visage maigre de Pierre, mais lorsque l’homme se penchait vers elle, elle s’éloignait de lui d’une manière incompréhensible, comme si elle était fâchée.

Ils allaient, sans dire un mot, sur le talus. Jella marchait en avant ; l’homme la suivait. Le vent chassait dans l’herbe, en bruissant, les feuilles mortes. L’automne sifflait dans la sapinière. La fille pensait à l’hiver. Elle s’arrêta soudain et attendit Pierre :

« Après que les grandes neiges seront tombées je ne reviendrai pas de longtemps. »

Elle se pencha, involontairement, si près, que l’autre sentait, à travers l’air frais, sa chaude haleine.

Pierre se rejeta en arrière et serra les dents. La tige de la pipe craqua dans sa bouche.

Lorsqu’ils arrivèrent à la forêt, ils s’arrêtèrent. Jella cassa, près d’elle, un morceau de l’écorce du vieux sapin et le lança distraitement en l’air. Puis elle rit en boudant :

— Demain non plus, je ne reviendrai pas.

Elle aurait voulu se faire prier.

— Ne reviens pas ! — dit sourdement l’homme.

La fille le regarda, stupéfaite. Mais la figure de Pierre demeura grave et raide ; seule, la bouche tremblait.

— Qu’est-ce qui te prend ?

La demande demeura sans réponse. Une colère mutine gagna Jella, comme si on l’avait outragée.

— Alors, je ne dois jamais plus revenir ?

— Jamais ! — répliqua l’homme avec désespoir.

Il aurait voulu dire autre chose ; mais ce seul mot lui était venu à l’esprit ; il étendit la main, effrayé, comme s’il avait voulu le saisir pour le reprendre. Jella le repoussa impitoyablement. Puis elle partit sans se retourner.

Pierre resta debout, les yeux secs, immobile, sous le vieux sapin dont l’écorce montrait la plaie que la fille avait faite d’une main inconsciente. L’aspect de l’homme ne révélait rien de la blessure secrète…

Le vent sifflait sur les fils télégraphiques et du côté de la maison de garde il chassait dans le vide le son du timbre avertisseur.

Jella s’assit sur une pierre et secoua tristement la tête. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer, mais elle s’en étonnait à peine. Depuis longtemps, elle était accoutumée à l’imprévu. Tout est si incompréhensible : les hommes, la vie aussi…

De nouveau, elle se sentit seule au monde.