Auguste Comte (RDDM)/01

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Auguste Comte (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 296-319).
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AUGUSTE COMTE

I.
SES IDÉES GÉNÉRALES ET SA MÉTHODE

M. E. de Roberty : Auguste Comte et Herbert Spencer (1894) ; Auguste Comte, sa. vie, sa doctrine, par le R. P. Gruber S. J. Traduction française (1892).

C’est un livre un peu confus que celui de M. de Roberty sur Comte et Spencer, et qui ne saurait dispenser de lire l’étude lumineuse de Stuart Mill sur Auguste Comte, ni la magistrale exposition de la philosophie positive mise en tête du Cours d’Auguste Comte par Littré, ni les beaux articles publiés ici même il y a vingt ans, par M. Janet, ni Auguste Comte, sa vie et sa doctrine, le compte rendu si scrupuleux et si consciencieux du R. P. Gruber, ni tant d’articles ingénieux et savans semés par M. Pierre Laffitte dans la Revue occidentale, ni la curieuse étude de M. Aulard sur Comte juge de la Révolution française, ni la réponse qui a été faite à M. Aulard sous ce titre : Comte et M. Aulard à propos de la Révolution, ni surtout les œuvres d’Auguste Comte lui-même ; — mais encore, dans le livre de M. de Roberty, la passion d’Auguste Comte pour l’unité, et tout l’effort qu’il a dépensé pour y ramener l’esprit des hommes, ne laissent pas d’être bien saisis, et en tout cas c’est une occasion de revenir sur le grand penseur trop souvent méconnu et pour essayer de s’en faire une idée nette.

I

Auguste Comte, né en 1798, à Montpellier, dans une famille « monarchique et catholique », ce qu’il ne faudra pas oublier, était un enfant nerveux, impatient, très intelligent, très avide d’instruction, d’une précocité d’esprit extraordinaire, de ceux qui ont des méningites tôt ou tard, comme disent les médecins. Il était sensible, ardent et indiscipliné, très capable de s’éprendre passionnément d’un maître favori, — et par deux fois, avec son professeur Encontre à Montpellier, et avec Saint-Simon, cela lui est arrivé, — plus capable encore de secouer le joug scolaire et la discipline, et d’avoir, relativement à l’autorité, une sorte de défiance ombrageuse ou de défi passionné. Il était à l’École polytechnique à seize ans, grand travailleur, grand dévoreur de livres, surtout philosophiques, ayant lu, paraît-il, Fontenelle, Maupertuis, Adam Smith, Fréret, Duclos, Diderot, Hume, Condorcet, de Maistre, de Bonald, Bichat, Gall, etc., et trouvait du temps pour diriger une insurrection de famille dans l’école et pour la faire licencier. Un instant secrétaire chez Casimir Perier, mais peu fait pour ce rôle, surtout auprès d’un homme aussi volontaire qu’il l’était lui-même, il le quittait vite, et allait droit à Saint-Simon, dont tout, en apparence, le rapprochait.

Saint-Simon, à cette époque (1817), était le réformateur abondant et tumultueux qui avait chaque matin un projet de reconstitution du monde entier sur de nouvelles bases. C’était un excitateur merveilleux ; mais, sans lectures approfondies, continuel improvisateur, il devait trouver en Auguste Comte, déjà si pourvu, comme un dictionnaire intelligent, toujours ouvert aux recherches et sachant les éclairer. D’autre part, Comte avait besoin d’un esprit original, prompt, impétueux, le sien étant à la fois rapide pour concevoir et très empêché et embarrassé pour exposer, comme il arrive à tous ceux qui ont une foule d’idées à la fois et même toutes leurs idées à la fois. Ils travaillèrent ensemble assez longtemps, cinq ou six ans, et l’empreinte de Saint-Simon sur Comte fut, comme nous le verrons, ineffaçable. lisse brouillèrent, l’un et l’autre étant extrêmement orgueilleux et personnels, ce qui rend difficile toute collaboration, étant du reste l’un au terme extrême et l’autre au point de départ de son évolution, ce qui fit que Comte fut choqué chez Saint-Simon de certain esprit religieux et « couleur théologique » où il devait arriver plus tard et s’enfoncer beaucoup plus que Saint-Simon lui-même.

A partir de ce moment Comte marcha tout seul, parfaitement séparé des saint-simoniens, des socialistes, des libéraux, et en un mot de tous les partis et de tout le monde, vivant péniblement de leçons de mathématiques, des fonctions de répétiteur à l’École polytechnique pendant quelques années, plus tard des subsides de ses disciples, ou plutôt de ses fidèles, soutirant d’un mariage peu heureux, puis d’un divorce pénible, trouvant dans un grand amour ou plutôt dans une de ces adorations mystiques dont il arrive assez souvent aux quinquagénaires d’être comme enivrés, un ravissement d’une année, puis, après la mort de l’idole, une occupation exquise du cœur, un « entretien » doux et cher qui a consolé et illuminé ses derniers ans ; triste du reste, aigri, très irrité et assez raisonnablement, s’il était jamais raisonnable d’être irrité, contre ceux qui ne l’avaient nommé ni professeur de mathématiques à l’École polytechnique, ni professeur de philosophie scientifique au Collège de France ; extrêmement orgueilleux, Dieu merci, et trouvant dans cet orgueil le réconfort de tous ses déboires ; laborieux jusqu’à la fin, ce qui est encore meilleur comme consolation et comme soutien ; mourant enfin, trop tard, disent quelques-uns, ce qui n’est pas notre avis, assez jeune encore, ayant à peine touché au seuil de la soixantaine, l’esprit plein de la grande œuvre qu’il avait faite, et le cœur tout ravi encore du souvenir de celle qu’il avait aimée.

C’était, ce me semble, un homme extrêmement naïf et prodigieusement orgueilleux. Il y avait en lui de l’enfant précoce, du polytechnicien et du professeur, c’est-à-dire un esprit très nourri, absolu dans ses idées, et très séparé du reste du monde. Il connaissait peu les hommes, comme tous ceux chez qui l’éveil des idées a été si hâtif et si enivrant qu’ils n’ont vécu qu’avec elles dans leur enfance et dans leur jeunesse. Il est très rare que le sens psychologique naisse dans l’âge mûr. Comte ne l’eut jamais. Il est comme effrayé de l’injustice des hommes à son endroit, comme s’il était possible aux hommes de démêler en quelques années le mérite d’un homme supérieur à eux. Il s’étonne de l’inconstance, de l’ingratitude, de l’étourderie, du peu de perspicacité, de l’absence de dévouement, comme si ce n’était pas là le fond commun, naturel et éternel de l’humanité, et comme si l’on ne devait pas, dès qu’elle n’est pas persécutrice, être très content d’elle. Une lettre de lui à Littré est un monument d’ingénuité. Il s’y plaint de sa femme « presque dépourvue de cette tendresse qui constitue le principal attribut de son sexe », dénuée de « l’instinct de bonté » et de « l’instinct de vénération », en un mot, — ce qui pour Comte est un arrêt des plus durs, — « nature purement révolutionnaire. » Il s’y étonne et s’irrite de ce que « Mme  Comte espéra toujours le transformer en machine académique lui gagnant de l’argent, des titres et des places. » Voilà les choses qui surprennent Comte comme des anomalies extraordinaires. Évidemment il a passé par ce monde sans y comprendre un mot, sans avoir un grain non seulement des facultés d’observation morale, mais même de cette clairvoyance élémentaire que l’on a à vingt-cinq ans, et qui sert, selon les natures, ou à se faire une place dans la société telle qu’elle est faite ou à la subir sans irritation.

Son orgueil, que j’ai qualifié de prodigieux, et qui n’était peut-être pas plus grand que celui d’un autre, mais qui paraît immense parce qu’il n’a pas pour contrepoids le sens du réel et qu’il est comme mis en liberté par sa naïveté même, ne connaissait pas de bornes. Cet homme, tranquille et simple, dans sa petite chambre d’étudiant, sans faste dans ses manières froides et polies, sans aucune vanité, ne voyait pas de rang dans le monde, et non pas même le plus élevé de la hiérarchie spirituelle, qui ne lui fût dû, et du reste réservé, assuré dans l’avenir, comme au seul être qui peut-être l’eût jamais mérité. Les orgueils mêmes des poètes lyriques les plus adulés par les autres et par eux-mêmes n’approchent pas de celui-là, encore qu’en pareille affaire il soit difficile de mesurer.

Absolu, intransigeant, indiscipliné, orgueilleux et naïf, c’est de ces défauts ou de ces qualités, car qui sait ? que se font d’ordinaire les individualistes ombrageux et les libéraux jaloux. Benjamin Constant en est le type le plus net et le plus frappant. « Ce que je veux, disent ceux-là, c’est penser à ma guise, vivre à mon gré, croire à ma façon, et ce que je demande à la société assez impertinente où la naissance m’a placé, c’est qu’elle ne me gêne point dans ces manières de vivre, dépenser et de croire. En retour je ne la gênerai point non plus, et je ne prétends lui imposer aucune manière d’être et d’agir ; et laissons-nous tranquilles mutuellement : c’est la meilleure façon de nous aimer les uns les autres. » Mais il peut arriver un résultat tout contraire des mêmes tendances d’esprit. Un homme constitué de la même manière que celui que nous venons d’entendre peut être frappé de l’état d’anarchie générale où de pareils penchans risquent de mener tout droit l’humanité. Il peut se dire que si l’homme est sociable, c’est sans doute pour vivre en commun, ce qui n’est pas possible s’il ne vit pas dans une pensée commune, une croyance commune, un dessein commun ; que le pire mal n’est peut-être pas de se tromper, départager une erreur collective, mais peut-être « que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière » ; parce que de ces efforts dispersés il ne résulte rien que le plaisir pour chacun de la recherche, et parce que ce n’est là qu’une promenade dans une forêt d’une foule d’hommes qui ne se voient ni ne s’entendent, exercice peut-être agréable et certainement stérile. Ce qu’il faut c’est donc, au lieu de tendre à l’anarchie, la combattre au contraire ou la prévenir. Ce qu’il faut c’est donner aux hommes la même méthode de penser, et par suite la même pensée, et par suite la même façon de vivre. Il faut tendre à l’unité, comme de Maistre le disait hier. Unité de pensée, unité de morale, unité d’efforts, c’est à la fois le but de l’humanité et à cette condition qu’elle peut marcher. Au fond le libéral est un sceptique. S’il ne tient pas à l’entente et à la discipline, c’est qu’il ne croit pas que l’humanité puisse gagner quelque chose à faire quelque chose ; car il doit bien se douter qu’en ordre dispersé elle ne fera rien. Quiconque croit à l’œuvre de l’humanité, quiconque croit un progrès possible, doit vouloir l’unité de plan, par conséquent l’unité de pensée et l’unité de foi. C’est là le fond même de la pensée d’Auguste Comte, comme c’est le contraire de la pensée de Constant, parce que Constant est un individualiste toujours sur la défensive, et Comte un concentrationniste décidé ; Constant un sceptique découragé, et Comte un optimiste et un progressiste résolu : si l’on veut encore, Constant un homme né protestant, et Comte un homme né catholique et qui au fond l’est toujours resté.

Mais entre unitaires il y a un désaccord possible. Les uns disent : « Il faut l’unité. Il la faut absolument, sous peine de mort, ou de régression indéfinie vers un état primitif inconnu, mais peu engageant. Mais cette unité, elle existe ; elle est forte. C’est le catholicisme. Il n’y a rien de plus unitaire au monde que la pensée catholique. Unité, continuité, c’est l’esprit même du catholicisme. Gardons le catholicisme, restaurons-le, restituons-le dans son intégrité. » D’autres disent : « Il ne faut pas attacher la cause de l’unité à celle d’un système qui est ruiné. Il ne faut pas la compromettre et la perdre en cette compagnie. Le catholicisme est condamné ; il l’est comme une conception du monde qui a reçu tant de démentis de l’expérience, qu’en écartant cette conception l’humanité a fini par réprouver l’esprit même du catholicisme, lequel était bon. Garder cet esprit, cela est possible, et même c’est ce que l’on peut faire de mieux, et même il n’y a pas autre chose à faire ; mais le garder pour coordonner et organiser une nouvelle conception générale des choses, laquelle aura pour elle l’autorité de l’expérience acquise, des lumières nouvelles que l’humanité s’est faite, voilà le but. » C’est une religion nouvelle à fonder, et c’est, dès le principe, dès ses commencemens, quoiqu’il ne prononçât pas encore le mot, ce qu’Auguste Comte a voulu faire. Et ici reparaissent, pour trouver leur emploi, tous ces penchans qui auraient pu, n’eut été l’effroi et l’horreur de l’anarchie, faire de Comte un individualiste et un libéral radical. L’indépendance farouche de l’esprit fait des individualistes de ceux qui ne tiennent pas à imposer leurs idées aux autres, et des autoritaires de ceux qui caressent cette espérance ; et ceux-ci seront les autoritaires de leur autorité et non pas d’une autre, mais ils n’en seront qu’autoritaires plus obstinés. Indiscipliné, Comte continuera à l’être, mais en prétendant imposer aux autres une discipline très rigoureuse ; absolu dans ses idées, il le sera toujours, en n’autorisant que lui à l’être, et en exigeant des autres la foi en lui ; et son orgueil trouvera son compte à cette œuvre de création intellectuelle et morale, et sa naïveté l’aidera à croire qu’elle est relativement facile et de prompte réalisation. Avec ses instincts-Comte ne pouvait être qu’individualiste solitaire et retranché, ou chef très dominateur et haut placé de quelque chose. Dans les deux cas, c’est être isolé. Et avec sa croyance au progrès et sa passion de l’unité, il ne pouvait pas être individualiste. Restait qu’il voulût être pontife suprême d’une religion nouvelle, et c’est ce qu’il a voulu être et ce qu’il a été.


II

Ne voir de salut que dans l’unité de pensée, combattre l’anarchie sous toutes ses formes, ç’a donc été l’œuvre continue d’Auguste Comte. L’anarchie, il l’a aperçue tout de suite, dès 1820, tout autour de lui. Qu’y voyait-il ? Des savans, des hommes politiques, des moralistes, des philosophes, tous inspirés par les principes et guidés par les méthodes les plus différentes, travaillant chacun sur un plan qui est à lui, nullement tous ensemble sur un plan commun. Voilà un chantier bien mal tenu et sur lequel on ne bâtira rien de solide.

Ce qui frappe d’abord c’est la division du travail, non soumise à un dessein général. La division du travail est chose excellente à la condition qu’elle soit établie par quelqu’un qui sache vers quoi convergent les efforts ainsi divisés. S’ils ne convergent nulle part, elle ne produira absolument rien. Ou plutôt elle aura un résultat déplorable : la séparation et l’éloignement de plus en plus grand des hommes les uns relativement aux autres. En industrie la division du travail abêtit les ouvriers, en science elle sépare et éloigne les uns des autres les hommes instruits. Nous travaillons depuis-quelques siècles à nous désunir. L’état d’esprit d’un littérateur ou d’un moraliste est tellement différent de celui d’un ingénieur ou d’un industriel qu’ils ne se comprennent les uns les autres qu’à condition de parler de futilités.

Cet état est déplorable, prohibitif de tout progrès. Dès 1825, dans un article du Producteur (Considérations philosophiques sur les sciences et les savans), Comte le signale avec effroi : « Le perfectionnement de nos connaissances exige indispensablement sans doute qu’il s’établisse dans le sein de la science une division du travail permanente ; mais il est tout aussi indispensable que la masse de la société, qui a continuellement besoin de tous ces divers résultats à la fois pour adopter les doctrines scientifiques comme ses guides habituels, les tienne pour branches diverses d’un seul et même tronc. » C’est ce qui est très loin d’être la vérité. Comte dira plus tard : « Tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division, il est indispensable de ne pas être frappé des inconvéniens capitaux qu’elle engendre par l’excessive particularité des idées qui occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Craignons que l’esprit humain ne finisse par se perdre dans les travaux de détail. » Et encore : « La spécialité croissante des idées habituelles doit inévitablement tendre en un genre quelconque à rétrécir de plus en plus l’intelligence. C’est ainsi que la première cause élémentaire de l’essor graduel de l’habileté humaine paraît destinée à produire ces esprits très capables sous un rapport unique et monstrueusement ineptes sous tous les autres aspects. »

Voilà une première cause d’extrême division et dispersion qui aura les conséquences les plus graves parce qu’elle ne peut que s’accroître de tous les progrès mêmes auxquels elle contribuera.

Il y en a bien d’autres : tous les penseurs, et même ceux qui se croient les plus énergiques adversaires de cette idée nouvelle, sont dominés par le dogme très antidogmatique et très « antisocial » de la « liberté de conscience ». La liberté de conscience est excellente comme arme de combat pour détruire le pouvoir théologique, comme le dogme de la souveraineté nationale pour renverser la souveraineté royale ; mais ce ne doit être qu’une opinion transitoire, car elle est toute négative, nullement féconde, nullement directrice, et tout le contraire de directrice. C’est ce que Comte s’efforçait de faire entendre dans ce même Producteur (Considérations sur le pouvoir spirituel), et c’est ici que l’on vit bien éclater le contraste et le conflit entre l’esprit du XVIIIe siècle et l’esprit de la petite école nouvelle. Benjamin Constant protesta très vivement : «… Et enfin, s’écria-t-il ironiquement (dans une lettre au journal l’Opinion) la liberté de conscience elle-même, ce qui est bien plus grave, la liberté de conscience elle-même, n’étant qu’un moyen de destruction, bon aussi longtemps que l’erreur subsiste, ne doit plus exister quand on a découvert la vérité ! » — À quoi Bazard répondait : Mais, après avoir été une œuvre de combat, la liberté de conscience à l’état de règle, de loi générale, n’est qu’un état d’esprit stérile et comme puéril, parfaitement impuissant. Elle est « l’effet d’une désorganisation, d’une destruction », et, « prise comme dogme, elle suppose que la société n’a pas de but » ; elle suppose « qu’il n’y a pas de liberté sociale ; car enfin on ne songe pas à l’invoquer contre la physique », et si elle a un office, « sa tâche, ayant été jusqu’à présent de détruire, est désormais d’empêcher que rien ne s’établisse. » Débat infiniment intéressant qui montre assez que dans ce petit cénacle du Producteur, sous l’inspiration de Saint-Simon, c’était bien une école autoritaire toute nouvelle qui essayait de se fonder et qui avait déjà tout son esprit.

Il n’y a pas jusqu’au mot de Bazard : « On ne l’invoque pas contre la physique », qui ne soit bien significatif. Ce que Comte voudra fonder, c’est une « physique sociale » contre laquelle on ne puisse pas plus invoquer la liberté de conscience que contre la physique, et déjà dans le Producteur il dit le mot : « Nous avons une physique céleste, une physique terrestre, une physique végétale et une physique animale. Il nous faut encore une physique sociale. » Dès le premier jour, Auguste Comte veut qu’on arrive à constituer une autorité intellectuelle qui soit invincible à toute anarchie et répressive de toute anarchie.

Mais une cause d’anarchie intellectuelle bien plus profonde et d’effets bien plus grands que les précédentes, c’est le mouvement de la civilisation elle-même. Nous en avons déjà vu un effet dans la division et subdivision des sciences qui va précisément contre la constitution de la science à mesure même qu’elle crée la science ; un autre effet de cette marche de la civilisation, c’est ce qu’elle laisse derrière elle de principes caducs, utiles à un certain moment, inutiles un peu plus tard, nuisibles enfin, et qui à l’heure où nous sommes, par exemple, luttant entre eux, luttant aussi avec les principes nouveaux qui devraient les avoir remplacés tous, font, dans un même cerveau humain, un conflit d’idées maîtresses inconciliables, un conflit de siècles différens dans une même minute, un conflit de plusieurs anachronismes se heurtant les uns contre les autres, et d’autre part se heurtant contre des actualités ; bref, la plus terrible et dévastatrice psychomachie qui se soit vue, mais non pas qui doive se voir, car elle puisera dans les temps qui viendront de nouveaux élémens et de nouvelles ressources de combat. Pour bien comprendre cela, c’est l’histoire de l’humanité intellectuelle qu’il faut faire. On peut, pour abréger, la diviser en trois grandes périodes : il y a eu un âge théologique, un âge métaphysique, et il y a un âge scientifique.

L’âge théologique, qu’on peut subdiviser lui-même en période fétichique, période polythéique et période monothéique, est un âge de l’humanité où l’on attribuait tout phénomène à un agent, à un être semblable à l’homme.

Autant de phénomènes, autant de dieux particuliers qui les créent, comme nous soulevons une pierre ou brandissons une massue : voilà le fétichisme.

Autant de groupes de phénomènes, autant de dieux qui y président, qui les veulent, phénomènes maritimes relevant de Poséidon, phénomènes célestes relevant de Zeus ; voilà le polythéisme ; c’est une concentration du fétichisme.

Tous les phénomènes possibles ayant pour cause continue un seul être, une seule volonté, relevant de lui, dépendant d’elle, voilà le monothéisme ; c’est une concentration du polythéisme.

Dans ces trois périodes, cent mille, cent ou un être, semblables à l’homme, qui meuvent ou qui meut, qui régissent ou qui régit les phénomènes naturels ; de l’une à l’autre période une centralisation successive de ce pouvoir jusqu’à ce qu’il soit ramassé en un seul être tout-puissant : voilà l’âge théologique de l’humanité.

L’âge métaphysique, beaucoup plus court du reste, est beaucoup moins net, et n’est qu’une transition. En cet âge l’humanité attribue la création des phénomènes non plus à des êtres, non plus à un être, mais à des abstractions. On ne dira plus Cérès, on dira la Nature ; on ne dira plus Zeus, ou dira l’Attraction, et l’on sera porté à croire que la Nature est un être et que l’Attraction en est un autre. C’est l’état naturel d’un esprit qui est habitué à voir dans le monde des causes qui sont des êtres, et qui, déjà n’y saisissant plus que des lois, prend ces lois pour des causes et ces causes pour des êtres, et leur donne, par habitude, des noms propres. Si cette opération de l’esprit était très précise et si cette tendance de l’esprit était très forte, elle ramènerait au polythéisme ; elle peuplerait l’univers de lois prises pour des causes habillées eu êtres, qu’on adorerait. Mais ce penchant est faible ; il n’est qu’un reste de théologie exténuée et effacée, et il ne va pas plus loin qu’à créer un système d’allégories ; mais encore il habitue trop l’esprit à se payer de mots, ou il le maintient dans l’habitude de s’en payer.

Le troisième âge est l’âge scientifique. Dans celui-là l’homme renonce à connaître les causes des phénomènes. Qu’elles soient des êtres multiples, un être unique, des entités métaphysiques, il n’en sait rien, et ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne le saura jamais. Il se borne à découvrir les lois des phénomènes ; c’est-à-dire à savoir, autant qu’il peut, comment les phénomènes ont l’habitude de se passer. C’est tout ce qu’il s’accorde, et, tout le reste, il se l’interdit. Il n’est ni déiste ni athée : il est ignorant ; il n’est ni métaphysicien ni antimétaphysicien : il est citraméta-physicien ; c’est à la métaphysique, exclusivement, qu’il s’arrête, sans savoir s’il y en a une ou s’il n’y en a pas, et ne sachant rien sur ce point si ce n’est qu’il ne peut rien en savoir. Il ne connaît que des faits et certaines répétitions constantes des faits, qu’il appelle les lois de ces faits, et son savoir n’ira jamais au-delà, et jamais au-delà n’ira sa recherche, qui du reste est indéfinie.

Or de chacun de ces états successifs reste dans le suivant et dans tous les suivans un résidu qui s’amincit toujours, jamais ne disparaît, et qui l’encombre et qui les encombre. Il reste du fétichisme dans le polythéisme : par exemple Poséidon est bien le dieu de la mer, mais chaque flot est un triton qui obéit à peu près à Poséidon, mais qui a encore sa petite personnalité. Il reste du polythéisme et du fétichisme dans le monothéisme : par exemple Dieu est Dieu ; mais il y a des saints qui ont leur autorité et des vierges locales qui font des miracles. Il reste dans l’âge métaphysique du monothéisme avec du polythéisme et du fétichisme, et, derrière les entités métaphysiques, le métaphysicien adore un Dieu, et ce Dieu a son cortège mentionné tout à l’heure. Et dans l’âge scientifique il reste des préjugés métaphysiques et des conceptions monothéiques, polythéiques et fétichiques.

De telle sorte que l’humanité croit s’affranchir et se surcharge, croit marcher à la simplification et se complique. Chaque homme moderne, selon son tour d’imagination, est plutôt monothéiste qu’autre chose, ou plutôt fétichiste qu’autre chose, ou plutôt scientifique qu’autre chose, et voilà une cause d’anarchie, de conflit habituel entre lui et les autres hommes ; mais de plus celui-là qui est surtout monothéiste est en même temps un peu polythéiste, un peu fétichiste et un peu métaphysicien ; celui-là qui est surtout métaphysicien est en même temps un peu polythéiste, un peu monothéiste, un peu scientifique, et ainsi de suite, et cela fait une anarchie dans chaque cerveau. Chaque esprit humain est un raccourci de l’humanité et présente le même spectacle d’incohérence intellectuelle que l’humanité tout entière. Le monde surabonde d’idées maîtresses inconciliables qui s’entrelacent et de croyances contradictoires qui s’enchevêtrent. La civilisation, en accumulant idées générales sur idées générales, entasse l’une sur l’autre des lumières qui deviennent des ombres. Le cerveau humain est une nuit profonde où circulent et luttent des feux follets de diverses couleurs qui, éblouissant l’esprit sans l’éclairer, ne font que l’obscurcir davantage.

Tels sont les principaux élémens de l’anarchie intellectuelle du monde moderne.

Les derniers siècles l’ont-ils diminuée ? Ils l’ont augmentée. Ils ont été un effort pour affranchir l’humanité des derniers restes de l’esprit théologique et de l’esprit métaphysicien, et, à cet égard, ils ont en apparence diminué l’anarchie intellectuelle. Mais ils n’ont en ceci que donné un des moyens de la diminuer plus tard, et en attendant ils l’ont aggravée. Car par quoi ont-ils remplacé ou prétendu remplacer et théologie et métaphysique ? Par la liberté de penser, la liberté de croire et la liberté de parler. Rien de meilleur pour détruire ; rien de plus vain pour fonder. On s’est habitué à croire que la liberté était quelque chose en soi, était une doctrine, une doctrine capable de se transformer en réalité, de produire des faits, de créer un état moral et un état social. C’est faux. La liberté est quelque chose de négatif, ce qui veut dire en français qu’elle est un rien. La liberté est le droit de ne pas accepter l’état moral et l’état social que l’on rencontre, elle n’est pas une force capable de créer un état moral ou un état social quelconque. Elle est désorganisatrice par avance et inorganisatrice par définition. Elle consiste à dire : « Vous croirez ce que vous voudrez. » D’accord, et, s’il s’agit de briser un joug, excellent ! S’il s’agit de fonder une communauté par l’embrassement d’une idée commune, néant. De l’état de liberté ne peut sortir aucune idée créatrice de quelque chose, sinon à condition qu’on sorte de cet état. C’est une idée uniquement négatrice et un état uniquement négatif. Les libéraux sont gens qui ne savent que dire : non. La liberté est un nolo et un veto individuel. De « je ne veux pas » et « je vous arrête » prononcé et posé avec énergie par trente millions d’hommes rien ne saurait résulter qu’une sorte d’immobilité farouche. Il s’agit pourtant de marcher, d’agir, et de faire quelque chose.

Il y a plus : l’état de liberté est non seulement état d’impuissance ; il est état de conflit et de discorde. Il est la discorde considérée comme un dogme et tenue pour une institution. Ces trente millions d’hommes ne disent point « Je ne veux pas » seulement à leurs chefs, aux maîtres que la suite des temps a pu leur laisser ; ils se le disent les uns aux autres. L’esprit de liberté devient une habitude sociale. On ne s’attache pas à la liberté seulement connue à un droit, on y prend plaisir comme à l’exercice d’une passion. Il y a une passion libérale, et un libéralisme passionné. L’homme est très fier de « penser par lui-même », et comme, à l’ordinaire, il ne pense pas, c’est la liberté on soi, le plaisir de nier ceux qui pensent, sans penser lui-même, qu’il chérit. Trente millions d’orgueils solitaires, sans raison d’être et sans prétexte, exaltés par la conscience d’exercer un droit sacré, inquiets dès que, par un acquiescement momentané à la pensée d’autrui, ils s’avisent qu’ils cessent ou vont cesser de l’exercer : donc conflit voulu, créé de rien quand il n’a pas de matière, inventé pour le plaisir quand il n’a pas d’occasion, discorde cultivée avec amour, honorée et consacrée de noms honorables, voilà en son fond l’état de liberté. C’est l’anarchie sacrée reine du monde.

Les philosophes du XVIIIe siècle, à la suite du protestantisme, ont créé cet individualisme affolé. Ont-ils eu tort ? Pas le moins du monde : à chaque siècle suffit sa peine. L’urgent c’était de briser les anciennes idoles. Le plus important pour le penseur, qui ne fait jamais qu’aider un peu la marche naturelle des choses, c’est de voir ce qu’il a à faire au siècle où il est. Au XVIIIe siècle ce qu’il y avait à faire c’était une table rase. On l’a faite, soit ; mais nous n’avons plus rien à raser. La période de transition est passée. Continuer à crier liberté, c’est vouloir que la société, parce qu’on l’a désorganisée comme étant mal organisée, ne s’organise plus. C’est faire d’un cri de guerre une constitution ; c’est faire d’une négation un principe de vie nouvelle. Assez de négatif : c’est un principe positif que maintenant il faut trouver. Qu’on fasse bien attention à ce sens du mot positif. C’est le premier sens du mot, et c’est le vrai dans la pensée des premiers positivistes. Positivisme, dans l’acception courante du mot, est devenu l’opposé d’hypothétique et de conjectural. Il signifie ne croire qu’aux faits et à certains rapports reconnus constans entre les faits. Dans les commencemens son vrai sens était autre. Il signifiait le contraire de négatif, comme le veut la bonne langue traditionnelle ; il était opposé à ce qu’il y avait de purement négatif, prohibitif et destructeur dans la philosophie du XVIIIe siècle. Il signifiait mettre quelque chose à la place de rien. C’est dans ce sens que Comte emploie sans cesse l’expression de politique positive dans le Producteur de 1825.

Voilà donc l’état anarchique de l’humanité et plus particulièrement de la France au lendemain de la Révolution française. Par la division du travail dans le domaine scientifique, par le conflit des différentes et contraires idées maîtresses que les phases successives de la civilisation ont laissées dans les cerveaux humains, par les idées de liberté et le tort qu’on a de croire qu’elles sont la solution définitive, par l’individualisme et le tort qu’on a de s’y attarder comme à un état définitif, l’anarchie intellectuelle et par suite morale la plus complète règne partout. Le XIXe siècle piétine sur place avec impatience, avec colère, avec inquiétude, et, qui bien pis est, avec complaisance. Il est une halte dans l’incertitude. Il faut probablement sortir de là.


III

Pourquoi ? dites-vous. Parce que « l’esprit humain tend constamment à l’unité de méthode et de doctrine ; c’est pour lui l’état régulier et permanent : tout autre ne peut être que transitoire » ; parce que jamais le monde n’a vécu que rassemblé autour d’une idée générale qui lui donnait sa méthode de recherches, d’études, d’explications pour toutes choses ; parce qu’il change de principe directeur, mais non pas de nature, et que sa nature est d’avoir un principe directeur ; parce que, donc, il en faut un nouveau, les anciens ayant l’un après l’autre disparu, en laissant derrière eux des ombres gênantes d’eux-mêmes, mais en perdant leur vertu directrice, leur force d’idées vivantes. Il faut un nouveau principe directeur pour sortir de l’anarchie, ou l’on en sortira tout de même, mais en retournant aux principes directeurs anciens et en leur donnant la vie factice qu’ils peuvent toujours recouvrer, parce que toujours ils laissent d’eux-mêmes quelque chose dans l’esprit des hommes. Sortons donc de l’anarchie par la découverte d’un nouveau principe.

Mais comment ? — Réfléchissons un peu. Nous disions peut-être un peu trop tout à l’heure que liberté de penser n’importe quoi était tout ce que les deux ou trois derniers siècles avaient laissé derrière eux. Ils ont laissé cela surtout, et ce que l’homme moderne aime en apparence le plus c’est n’accepter aucune doctrine et croire qu’il en a une à lui ; cependant il semble qu’une nouvelle puissance intellectuelle s’est levée depuis trois siècles qui a quelques-uns au moins des caractères qu’avaient les anciennes. Les hommes croient à la science un peu comme ils croyaient autrefois aux choses de foi. Sceptiques, oui, en religion, en philosophie, en politique quelquefois, en morale souvent ; penseurs libres ou libres penseurs, oui, en théologie, en métaphysique, en sociologie et en éthique ; en physique, non, en astronomie, non. Voilà des millions d’hommes qui croient que la terre est tournante et le soleil fixe, qui le croient absolument, sans être aucunement capables de se le démontrer. Ceci est une foi, une foi d’un nouveau genre, qui n’est pas accompagnée de sentiment ni de passion, mais c’est une foi. La foi consiste à croire sur parole quelque chose qu’on n’a pas découvert soi-même, qu’on ne peut pas se prouver, et qu’on n’a la prétention ni d’avoir découvert ni de pouvoir prouver. Voilà une foi nouvelle.

Elle n’est même pas si dépourvue de sentiment et de passion que nous le disions tout à l’heure ; car elle sait, ou sent, qu’elle est en opposition avec les anciennes, et cela lui donne une certaine ardeur et zèle d’apostolat, du moins pour quelque temps. Enfin voilà une foi. Si le mot paraît bien ambitieux, disons qu’une nouvelle autorité intellectuelle s’est élevée entre les hommes qui a quelque chose du prestige qu’avaient en elles les religions anciennes, de leur majesté, de leur puissance, de leur décision. Elle est quelque chose que l’on croit et qu’on ne discute pas.

Notez de plus que la science semble bien gagner progressivement, continûment, tout le terrain que les religions et les métaphysiques paraissent perdre. Non seulement la science est une nouvelle manière de croire ; elle est une nouvelle manière de jouir par l’esprit ; elle est un goût, et un goût de plus en plus vif. Le vieil homme, l’animal métaphysicien, disparaît ; l’homme nouveau, l’animal qui collectionne des faits et groupe des faits, se fait légion. Il y a là une mode. Une mode qui dure trois cents ans en s’accusant de plus en plus est un signe très considérable. Dans les habitudes d’esprit, dans les livres, dans les journaux et brochures, la science, l’observation, la découverte, la statistique occupent la place que jadis les discussions théologiques, philosophiques, casuistiques, occupaient. C’est un âge nouveau de l’humanité qui commence. C’est un nouveau principe directeur qui paraît dans le monde et qui s’y installe avec tout les caractères principaux des principes directeurs anciens. Voilà qui est dit, l’humanité sera désormais scientifique, comme elle a été polythéiste, monothéiste et métaphysicienne.

Seulement le nouveau principe directeur est encore très gêné par la persistance des précédons et par leur obstination à ne pas mourir. Ce qu’il faut c’est débarrasser le nouveau principe de ses voisins et rivaux peu dangereux, mais qui l’offusquent, impuissans mais qui le voilent, qui surtout l’empêchent d’être seul. Il faut donc d’abord repousser, exterminer absolument l’esprit théologique et l’esprit métaphysique ; — ensuite débarrasser la science de ce qu’elle a gardé en elle-même de l’esprit théologique et métaphysique, et ceci est le plus important, parce que, de ce qu’elle en garde ainsi, elle soutient d’autant l’esprit rival et prolonge l’existence de son ennemi par elle-même aux dépens d’elle-même ; — enfin systématiser les sciences et en former un seul corps, animé d’un esprit unique très nettement déterminé, et ceci est le plus important, parce que la science a cette infériorité sur les principes anciens d’être multiple au lieu qu’ils étaient uns : il y a eu la religion ; il y a eu la métaphysique ; mais c’est jusqu’à présent, par une sorte de complaisance littéraire, qu’on dit la science : il y a des sciences, séparées les unes des autres ; il faut pour qu’elles soient fortes qu’elles soient ramenées à l’unité ; et c’est pourquoi la systématisation des sciences est le plus important des trois projets que nous venons de former.

Le premier va de soi, et la réalisation en est presque achevée. C’est précisément la tâche que le XVIIIe siècle s’est donnée et a accomplie, la tâche destructrice. Sur ce point, il n’y a qu’à le répéter ; redire que par définition le surnaturel est inaccessible à l’homme, qui est naturel ; redire que la métaphysique est le rêve d’un être qui, saisissant des lois, croit saisir des causes, ou la rhétorique d’un homme d’esprit qui, donnant un nom à une loi, la voit dès lors, par une sorte d’allégorie, comme un être réel et un petit dieu vivant. Tout cela a été dit, doit être répété tant qu’il y aura des gens qui n’en seront pas convaincus, mais peut être laissé comme tâche aux ouvriers en sous-ordre de la réforme intellectuelle. Et précisément ce sera l’office des héritiers attardés du XVIIIe siècle, des légataires de l’esprit négatif, des hommes qui ne vont pas plus loin qu’à dire : « Nous repoussons les anciennes croyances. » Il faut bien qu’ils servent à quelque chose.

Le second projet est plus vaste, plus minutieux aussi, et plus rude. C’est une sorte d’épuration des différentes sciences pour les purger de ce qu’elles gardent en elles-mêmes d’esprit théologique et d’esprit métaphysique. Ce n’est pas si peu qu’on pourrait croire. Les physiciens parlent du « fluide électrique » et de l’« éther lumineux », les chimistes, des « affinités », comme si c’étaient des êtres très puissans mettant en mouvement la matière parce qu’ils le veulent ; les biologistes parlent du « principal vital » et des « forces vitales », comme s’ils étaient des personnages qu’ils auraient vu tendre les tissus et charrier le sang ; les psychologues parlent du moi comme si, au fond de l’homme, il y avait un homunculus, prenant conscience de tout ce qui se passe dans la machine humaine et la dirigeant. Ce sont là des entités toutes gratuites, produits de l’imagination spéciale qui est l’imagination métaphysique. Ces prétendues solutions « présentent évidemment le caractère essentiel des explications métaphysiques », à savoir « la simple et naïve reproduction en termes abstraits de l’énoncé même du phénomène. » Les pierres lancées de la terre y retombent. La cause en est l’attraction, nous dit-on. Cela veut dire : « Les pierres lancées de la terre y retombent. » Absolument rien de plus. Disons donc : « Les pierres lancées de la terre y retombent, » ce qui est une loi, et ne parlons pas d’attraction, ce qui a l’air d’être une cause, et ce que, l’esprit tout pénétré d’imagination métaphysique, nous allons prendre pour une cause, et vaguement pour un être, dans cinq minutes. Toutes les sciences possibles sont ainsi peuplées d’entités dont on pourrait faire tout un système allégorique, et rien n’est plus naturel ; car ces trois états, théologique, métaphysique, scientifique, et même ces cinq états, fétichique, polythéique, monothéique, métaphysique, scientifique, par lesquels l’humanité a passé, chaque science y a passé elle-même ; ou plutôt, ce qui revient au même, chacun de ces états étant simplement le résumé des tendances de l’esprit humain, l’esprit humain, en chacun de ces états, n’étudiait chaque science qu’avec des tendances dominées par ce penchant général, et à chaque science a donné successivement un tour fétichique, un air polythéique, une couleur monothéique et un caractère métaphysique ; et c’est des résidus de tout cela qu’il faut nettoyer la science actuelle.

Mais la plus métaphysique et la plus détestable des entités, c’est la finalité. L’ancienne conception de l’univers se ramenant toujours à considérer ce qui s’y passe comme analogue à ce que fait l’homme. De même que l’on considérait un arbre comme un homme qui lève les bras au ciel, et la mer tempéteuse ou le ciel tonnant comme un homme en colère, de même, l’homme agissant toujours dans un dessein et en vue d’un but, on considérait l’univers comme une œuvre ayant un but, dirigée par une volonté, présidée par une intention, marchant où quelqu’un la guide, et chaque partie de l’univers, tout pareillement, comme une fin où a tendu une intention, en même temps que comme un moyen tendant à une fin plus générale. Ainsi, la terre n’est ni trop froide ni trop chaude pour nous tuer, ni trop molle ni trop dure pour notre poids et pour nos charrues : c’est qu’elle a été faite pour nous, pour nous servir de séjour et d’empire. Elle a été composée de telles et telles matières pour être ce qu’elle est, voilà un premier dessein ; elle est ce qu’elle est pour que nous y puissions vivre, voilà un second dessein plus général ; nous y vivons pour une fin plus générale encore et plus haute que c’est à nous de comprendre. Creusons ceci : il revient à dire que si la terre était autre, nous n’existerions pas ; voilà tout. La terre étant ce qu’elle est, nous y sommes ; mais ce n’est pas une raison pour qu’elle ait été faite ainsi pour que nous y soyons. Cela, nous n’en savons rien. Où l’on voit dessein poursuivi, on n’est légitimement autorisé qu’à voir effet produit ; où l’on voit finalité, on n’est légitimement autorisé à voir que conditions d’existence. « Pour qu’il y ait végétation il faut qu’il y ait terre végétale » ne signifie pas du tout que la terre végétale a été faite avec prévoyance pour qu’il y eût végétation, mais simplement qu’il y a végétation là où il y a terre végétale.

Il n’y a pas une finalité qui résiste à cette réflexion si simple. Les causes finales sont un immense système anthropomorphique. Elles viennent de l’impossibilité où l’homme a été longtemps de concevoir autre chose que lui, et de concevoir quoi que ce soit de créé comme fait autrement que ce qu’il fait lui-même. Le monde est un beau mécanisme ; jamais l’homme n’a fait une mécanique autrement que pour un de ses besoins et dans un but très déterminé : donc le monde a un sens et un but. Il est possible ; mais rien ne nous le dit ; nous n’en savons rien. Le raisonnement précédent repose sur cette prémisse que le monde a été fait par un homme, ce qui n’est pas prouvé, et ce qu’il faut prouver avant de faire le raisonnement qui précède. La finalité n’a donc aucun caractère scientifique. Elle doit être reléguée dans le domaine des hypothèses. C’est de la pure métaphysique. Encore une idole, comme dit Bacon, à éliminer du domaine de la science. C’est la plus imposante, la plus antique et la plus fortement enracinée.

Voilà les principaux résidus métaphysiques qu’il faut écarter de la pensée humaine pour qu’elle devienne purement et simplement scientifique. Au fond, cette élimination, si radicale qu’elle paraisse, se ramène au mot de Bacon : « Je ne fais pas d’hypothèses. » Toutes ces entités métaphysiques sont simplement des conjectures qui dépassent les faits, avec ce caractère particulier qu’elles sont de nature à les dépasser toujours. L’hypothèse non seulement est permise en recherche scientifique, mais elle y est utile, à la condition d’être telle qu’elle soit destinée à disparaître dans sa vérification. Au cours de mes observations je suppose que tel fait, que je rencontre souvent dans telles circonstances, se rencontrera toujours dans ces mêmes circonstances : je fais une hypothèse. Mais voyez bien le caractère de cette hypothèse : elle est destinée à périr si elle n’est pas vérifiée et aussi si elle l’est. Ces circonstances de tout à l’heure, je les provoquerai mille fois. Si le fait que j’ai observé ne s’y reproduit que de temps en temps, j’abandonne l’hypothèse ; la voilà morte. Si le fait se reproduit mille fois, l’hypothèse est vérifiée, elle est une loi : donc elle n’est plus une hypothèse ; comme hypothèse la voilà morte. Les entités ou les lois universelles que nous avons appelées métaphysiques ne sont pas de même nature. Elles ne sont pas destinées à s’absorber dans les faits dont elles auront provoqué la découverte ; elles sont destinées à les dépasser toujours. Rien ne prouvera jamais l’existence du principe vital considéré comme force à part dans le tourbillon d’une vie animale. C’est une hypothèse agréable à l’esprit, qui paraîtra toujours vraisemblable et ne se vérifiera jamais, parce qu’elle domine trop les faits pour y rentrer et s’y perdre. Rien ne prouvera jamais l’existence du moi distinct des phénomènes psychologiques. C’est une conjecture commode, mais qui planera toujours sur les faits sans qu’il y ait aucune raison pour qu’elle se confonde avec eux et s’évanouisse à s’y incorporer. Rien ne prouvera jamais la finalité. C’est une vue générale très séduisante et très satisfaisante, mais qui n’est pas vérifiable parce qu’elle trangressera toujours les faits qu’elle prétend expliquer. Ils n’y entreront jamais de manière à la remplir. Elle ne disparaîtra donc jamais, elle n’est pas destinée à disparaître. C’est pour cela qu’elle est fausse a priori : c’est pour cela qu’elle n’a pas le caractère d’hypothèse scientifique. L’éternité probable d’une hypothèse est sa condamnation. Une hypothèse n’est recevable qu’autant qu’elle est caduque, qu’autant qu’on peut prévoir qu’elle n’aura pas la vie longue, puisque c’est sa mort même qui doit être son triomphe. La science repousse donc les hypothèses qui ont l’air de vouloir être immortelles : c’en est la marque.

De plus, ces résidus métaphysiques que contient encore la science, sans compter qu’ils favorisent la paresse d’esprit en le payant de mots, l’inclinent à la métaphysique proprement dite. Rien n’est plus sain à l’esprit humain que de grouper des faits et d’en chercher les lois ; rien ne lui est plus dangereux que de croire découvrir des causes. La cause trouvée, ou crue découverte, il se repose sur elle, explique tout par elle, et ne cherche plus rien. Les phénomènes les plus intéressans passent devant lui sans qu’il se baisse pour les étudier. Il arrive à une sorte d’extase continue qui l’endort et le paralyse. Il y a une sorte de fatalisme intellectuel qui est un produit assez ordinaire, presque nécessaire, du moins très naturel, de l’esprit métaphysique.

Il y a plus encore. Une cause trouvée ou crue découverte, c’est une espèce de Dieu qu’on adore jalousement, et avec une passion, comment dire ? une passion théologique, et c’est tout dire. Il y a beaucoup d’esprit théologique dans l’esprit métaphysique. L’homme qui a découvert une loi en cherche une autre ; l’homme qui a cru découvrir une cause est une espèce de dévot et de prêtre qui admire et adore cette cause d’autant plus qu’il s’y admire et s’y adore. Il est dans le secret d’une force du monde revêtue d’un caractère auguste et sacré, et il participe à ses mystères. Il devient irritable, intraitable et orgueilleux.

Ces défauts, qui du reste sont toujours à craindre avec les hommes, même avec ceux qui ne connaissent ni théologie, ni métaphysique, ni science, ont cependant quelque chance d’être moindres dans un esprit exclusivement scientifique. Ce serait déjà bonnes conditions de sagesse quand il n’y aurait que ceci que le pur homme de science vit constamment avec les faits et ne consent jamais à les perdre de vue. Le commerce des faits est excellent, parce que nous sommes des faits nous-mêmes, très contingens, très éphémères et très bornés, et que nous sommes évidemment destinés à vivre avec eux. C’est vivre conformément à notre nature que de disséquer des grenouilles et faire attention aux valves des pétoncles, qui, du reste, sont des chefs-d’œuvre que Bernard Palissy admirait. — Et puis l’homme qui collectionne des faits, qui fait des classifications et qui cherche des lois n’a jamais fini, et par conséquent n’arrive jamais ni à la contemplation extatique, ni au dogmatisme hautain et colérique. Les lois naturelles à découvrir et à vérifier, c’est, Dieu merci, le travail de Pénélope, lequel est le plus intelligent et le plus avisé qui ait jamais été, parce qu’il n’a pas de raison de finir. La nature à la fois se prête si largement et échappe si subtilement à nos recherches qu’une fois que nous avons établi patiemment une loi de certains faits, raisonnable, judicieuse et qui résiste, et subsiste, très bonne à garder par conséquent, de nouveaux faits se présentent qui la vérifient ; de nouveaux aussi, cherchés pour la vérifier, qui la démentent, la déforment au moins, et la gauchissent, nous forcent à l’élargir, à la redresser, bref à la changer. Ainsi de suite et ainsi toujours. C’est précisément cela qu’évite l’homme qui trouve une cause très générale expliquant tous les faits possibles, à l’avance, parce qu’elle les dépasse tous éternellement. Ce qu’il supprime, lui, c’est l’infini de la nature ; il passe d’un bond par-dessus. L’homme de science l’accepte. Il l’accepte parce qu’il est raisonnable de l’accepter, puisqu’il existe, puisqu’il est là ; aussi parce qu’un instinct secret l’avertit qu’à l’accepter il sera toujours ramené à l’étude, à la fréquentation quotidienne, au commerce continu des faits ; commerce infiniment salutaire à l’esprit par les habitudes de travail, de prudence, de patience et de modestie qu’il donne infailliblement, à ceux, bien entendu, qui les ont déjà.

Et, donc, purifier la science de tous les résidus métaphysiques qu’elle contient encore, et, très particulièrement, comme Buffon le voulait déjà, de l’idée de finalité, voilà le second projet du philosophe positiviste.

Le troisième est de systématiser les sciences, de manière à en former un corps de doctrines, une philosophie. Ce projet, comme nous en avons averti, est le plus important des trois parce qu’il y a quelque chose de très particulier dans le conflit entre la science et la théologie persistante et la métaphysique résistante. Dans ce conflit, ce n’est pas la science qui lutte contre la théologie et la métaphysique, c’est l’esprit scientifique qui lutte contre la métaphysique et contre la théologie parce que métaphysique et théologie sont constituées, la science ne l’est pas. Ce n’est donc ici qu’un tour d’esprit, qu’une habitude intellectuelle qui lutte contre des doctrines établies, organisées et solides. Ce qu’il faudrait c’est que la science, animée tout entière du même esprit, soutenue de la même méthode, solidement engrenée, de manière que chacune de ses parties, liée aux autres, appuyât les autres et fût appuyée par elles, tout entière présentât un corps de doctrines capables de satisfaire l’esprit et de lui donner une assiette ferme. En un mot, il faudrait tirer de la science une philosophie et constituer une philosophie exclusivement scientifique.

Il y aurait à cela un immense avantage. D’abord cette philosophie répondrait au tour d’esprit signalé plus haut ; elle serait de notre âge. Ensuite, ferme et consistante en ses idées générales, elle serait mobile et progressivement évolutive, comme la science même. La théologie a pour caractère, une fois constituée, d’être immobile. La métaphysique a pour caractère de tellement dépasser les faits que les faits nouveaux ne l’émeuvent pas ; les faits qu’on découvre, s’ajoutant à ceux qu’on a découverts, passent au-dessous d’elle et ne la touchent point, et c’est ainsi qu’elle est aussi immobile que la théologie. La philosophie scientifique pourrait probablement, sans jamais changer ni d’esprit ni de méthode, avoir une plus grande élasticité et comme une faculté de compréhension progressive. Elle aurait des chances ainsi de constituer un troisième état qui serait plus durable que les deux autres, ou plutôt de faire du troisième état, où nous sommes déjà, un état qui serait définitif. Il faut donc essayer de systématiser les sciences pour en tirer une philosophie, extraire de l’ensemble des sciences cette « philosophie première » dont a parlé Bacon.

Pour former des sciences un seul corps, il faut d’abord les classer. D’après quelles règles ? Cela a déjà été essayé par Bacon, par d’Alembert, par d’autres encore ; mais remarquez comme l’ancien esprit — qu’on le regarde comme théologique ou comme métaphysique, l’ancien esprit qui dominait toute philosophie autrefois, l’esprit par lequel l’homme se considérait comme le centre de toutes choses, l’esprit anthropocentrique, — a encore dirigé ces essais de classification. Bacon classait les sciences selon qu’elles se rapportaient à la mémoire, à l’imagination ou à la raison ; d’Alembert adoptait cette classification et en proposait en même temps doux ou trois autres selon qu’il considérait l’ordre logique de nos connaissances ou l’ordre historique dans lequel il supposait que l’humanité les a acquises ; mais toujours ces classifications avaient un caractère subjectif ; elles étaient le résultat d’une analyse plus ou moins bien faite de l’esprit humain. La véritable classification doit avoir un caractère objectif. Les sciences sont des constatations et des compte rendus de phénomènes. Ce sont les phénomènes qu’il faut regarder et les caractères de ces phénomènes qu’il faut bien saisir pour les grouper, puis pour de chacun de ces groupes faire l’objet bien défini d’une science bien délimitée, puis pour rattacher chacune de ces sciences à une autre de manière à former une chaîne continue.

Suivant quel ordre sera faite cette chaîne ? Ne sera-t-il pas naturel d’aller ici du simple au composé, et de ranger les sciences suivant la complexité de plus en plus grande de leur objet ? N’est-il pas naturel de considérer que les phénomènes les plus simples et les plus généraux sont le fondement sur lequel les plus compliqués viennent s’établir ? L’homme par exemple est évidemment un être très complexe ; la science de l’homme est à un degré très élevé de complexité. Or l’homme est un animal pensant, un animal moral, un animal sociable ; voilà des choses à étudier, psychologie, éthique, sociologie. Mais l’homme ne penserait, ni n’aurait d’idées ou sentimens moraux, ni n’aurait d’idées ou sentimens sociaux s’il ne vivait pas dans telles et telles conditions. Sa vie physiologique est donc la base sur laquelle repose sa vie psychique, morale, sociale. Il faut donc rattacher psychologie, éthique, sociologie à la physiologie et n’étudier celles-là que quand on est sûr de celle-ci. Mais la vie physiologique de l’homme dépend des actions et réactions chimiques des élémens dont son corps est constitué. La physiologie repose donc sur la chimie comme sur sa base. Mais la chimie dépend des conditions générales dans lesquelles vit la planète que nous habitons ; elle repose sur la physique comme sur son fondement. Mais la vie de la planète dépend du système astronomique où elle est placée et des conditions dans lesquelles elle y est placée ; elle serait autre, et autre sa constitution physique, et autres les lois chimiques de ses élémens, et autres les physiologies de ses animaux, et autres nous serions nous-mêmes si elle appartenait à un autre système, ou si, dans le même système, elle était plus proche ou plus éloignée du soleil, ou si l’inclinaison de son axe sur l’écliptique était différente. La physique terrestre repose donc sur la physique céleste et en dépend, et l’astronomie est la hase de toutes les sciences humaines. Enfin l’instrument essentiel avec lequel nous mesurons, pesons, évaluons toutes choses et notons exactement les rapports des choses entre elles est une science qu’on appelle la mathématique, et qui est comme l’introduction à toutes sciences parce qu’elle en est la clef. Mathématique, astronomie, physique, chimie, physiologie, morale, sociologie — voilà donc l’ordre dans lequel doivent se ranger les sciences par ordre de dépendance, voilà proprement la hiérarchie des sciences.

On voit que la loi qui règle cette hiérarchie des sciences est leur généralité décroissante et leur complexité croissante. Au principe une science pure qui n’embrasse aucune matière, qui ne s’applique à rien de matériel ; puis une science qui n’est presque encore que la précédente, puisqu’elle ne s’applique qu’à des phénomènes très généraux, qu’à des distances et des mouvemens ; puis, successivement, des sciences, physique, chimie, physiologie, etc., qui s’appliquent à des phénomènes de plus en plus complexes, et enfin les sciences de l’homme qui s’appliquent à l’être le plus complexe que nous connaissions.

Cette classification, si on l’accepte, entraîne déjà toute une philosophie. Si l’on consent à faire dépendre la science de l’homme de la physiologie, la physiologie de la chimie, la chimie de la physique, la physique terrestre de la physique céleste, c’est l’ancienne conception générale des choses qui est retournée pour ainsi parler. La tendance ancienne de l’homme dans l’état théologique, et encore dans l’état métaphysique, était d’aller au monde en partant de lui-même. Tel il se connaissait ou croyait se connaître, tel il connaissait ou croyait connaître l’univers. Ce qu’il connaissait de lui-même, il l’appliquait à l’univers pour l’expliquer. Il se connaissait comme volonté ; et, successivement, il logeait une volonté dans chaque phénomène, dans chaque grand groupe de ces phénomènes, dans l’ensemble, dans l’universalité des phénomènes. Il se connaissait comme sensibilité, et, successivement, il logeait un être sensible, bon, méchant, irascible, reconnaissant, vindicatif dans chaque objet, dans chaque grand groupe d’objets, dans l’univers entier. Il se connaissait comme moralité, et successivement il logeait un être facteur de moralité, voulant le bien, bon au bon, méchant au méchant, dans chaque chose, dans chaque grand groupe de choses, dans l’ensemble éternel des choses. Il se connaissait comme intentionalité, comme n’agissant jamais ou ne croyant jamais agir que dans un dessein, en vue d’un but ; et successivement il logeait dans chaque coin de l’univers, dans quelques grandes régions de l’univers, dans la totalité de l’univers, un être qui avait un dessein et qui le poursuivait ; de telle sorte que, successivement, l’univers était une collection de petits royaumes, de grands royaumes, et enfin un seul royaume, gouverné par un roi qui le menait vers une fin connue de lui ; l’univers avait un sens et un but ; il n’était pas un fait, il était une œuvre, une œuvre se continuant sous nos yeux dans la direction de son achèvement.

Ainsi l’homme faisait l’univers à son image, projetait son portrait dans l’infini. L’univers était un agrandissement de lui-même. Quand il s’appelait lui-même microcosme, ce qu’il voulait dire c’est que l’univers était un géant. Toutes les sciences étaient des dépendances de la science de l’homme, et en étaient, du reste, des imitations.

Si, à l’inverse, nous admettons que la science de l’homme est une dépendance de toutes les sciences, ce n’est plus l’univers qui est un prolongement de l’homme, c’est l’homme qui est un prolongement de l’univers. Il dépend de lui, vit de sa vie, a des lois seulement plus complexes, mais qui sont en leur fond les mêmes que celles qui régissent la matière universelle. Il est une résultante du monde entier, au lieu qu’il semblait autrefois que le monde résultat de lui. Au fond, dans les anciennes conceptions, l’homme créait l’univers. A le comprendre organisé sur le modèle de lui-même, vraiment il le créait à son image ; il entretenait en lui-même cette illusion que le monde procédait de lui. Ce n’est pas l’homme qui crée le monde, c’est le monde qui crée l’homme. Dès que l’homme aura cette idée bien nette en son esprit, c’est précisément tout l’inverse de l’ancienne philosophie qu’il aura comme à la base de toutes ses conceptions possibles.

Voilà ce que contient déjà la simple classification nouvelle des sciences, la hiérarchie des sciences.

Il n’est pas besoin de faire observer de plus, que Comte a été guidé dans le tracé de sa nouvelle classification par son horreur et sa défiance de la métaphysique. D’instinct il a donné le premier rang aux sciences absolument dépouillées de toute métaphysique, et fait dépendre les sciences mêlées d’éléments métaphysiques de celles qui n’en contenaient pas. De la mathématique et de l’astronomie à la psychologie et à la morale il y a pour lui comme un decrescendo de pureté scientifique. Mathématique et astronomie sont pures de tout mélange métaphysique ; physique, chimie et physiologie le sont moins ; psychologie et morale en sont pénétrées. Ce qu’il faut donc c’est bien mettre, sous la dépendance des sciences qui ne contiennent pas de métaphysique, celles qui en contiennent encore : « L’astronomie est aujourd’hui la seule science qui soit enfin réellement purgée de toute considération théologique ou métaphysique. Tel est, sous le rapport de la méthode, son premier titre à la suprématie. C’est là que les esprits philosophiques peuvent efficacement étudier en quoi consiste véritablement une science. » En allant de l’astronomie à la morale « nous trouverons dans les diverses sciences fondamentales des traces de plus en plus profondes de l’esprit métaphysique ». La guerre à la métaphysique est donc à la fois le but de Comte et sa méthode. A la fois il veut la détruire, et il est guidé dans la constitution de son système par la présence ou l’absence de la métaphysique dans l’objet de ses recherches. Le critérium de la vérité est pour lui l’absence de l’esprit métaphysique et ce critérium lui donne sa méthode même.

Tant y a que la classification vraie des sciences, selon Auguste Comte, est celle que nous venons de résumer. Maintenant quel en est le but ? Le but est de constituer une science de l’homme et une morale qui n’aient pas besoin de métaphysique ; c’est ce que Comte tient pour le plus important de son œuvre ; c’est à quoi il a appliqué son plus grand effort. Cet effort, il sera intéressant quelque jour d’en tracer le progrès, d’en mesurer la grandeur, d’en estimer les résultats.


EMILE FAGUET.