Autour de la maison/Chapitre XI

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Édition du Devoir (p. 40-45).

XI


Marie et moi, nous avions chacune de soixante à quatre-vingts petites filles de papier, et cela ne faisait qu’une seule famille. Nous demandions des cahiers de modes pour nos étrennes, et nous découpions toutes les bonnes femmes qu’ils contenaient, en robes d’été, en manteaux d’hiver, en costumes de printemps ou d’automne, avec ou sans chapeaux, en robes de matin ou d’après-midi, en toilettes de bal, en costumes de bain, en chemises de nuit ! Toutes les petites filles qui avaient l’air d’avoir le même âge étaient une seule et même petite fille qui changeait de visage quand elle changeait de robe. Les familles se composaient alors de cinq ou six filles de dix-huit à trois ou quatre ans. Nous n’avions que rarement des garçons. C’était trop tannant, et puis, à vrai dire, dans les cahiers de modes, il n’y avait presque jamais de garçons ! Nous avions parfois un bébé, — mais c’était très difficile à trouver, et comme on ne pouvait pas le changer de robe, on le faisait mourir de la rougeole, quand on était fatigué de lui voir la même jaquette et le même visage.

Nos petites filles étaient si riches, voyez-vous ! Elles avaient de tout, ces enfants-là. En revêtant une robe neuve, elles avaient souvent une nouvelle poupée dans les bras, ou une balle, ou un miroir. Elles tenaient des fleurs à la main, et même j’en ai vu qui avaient un perroquet sur l’épaule ! Au bout d’une corde, les plus petites traînaient une charrette, et les plus grandes, en robes de matin, étaient parfois assises devant une table de toilette, à trois miroirs ! On découpait tout, vous pensez bien !

Le jeudi, chacune de nous s’installait à l’une des larges fenêtres de la grande salle. Nous érigions là nos châteaux. Ils se composaient de douze à quinze boîtes de différentes grandeurs, mises sur le cant, leurs couvercles servant de plancher. Les chambres étaient roses, ou mauves, ou bleues, avec des lits de papier d’argent, sur des ripes de papier de soie. Elles sentaient le chocolat ; c’étaient des boîtes de « Fry » à dix sous ! La salle à manger était une boîte de gomme, que l’on avait quêtée au prochain magasin de bonbons. Elle était vaste, rose en dedans, avec un couvercle à même, en dessous duquel on plaçait toutes les petites filles en pile, âge par âge ; c’était la garde-robe. Le salon, immense, était une boîte à chaussure. Comme, pour serrer le château, l’on mettait les chambres dans le salon, l’odeur de cuir s’atténuait d’un parfum de chocolat ! Il y avait aussi un boudoir, une salle d’étude, une cuisine, des galeries…

On disposait toutes ces boîtes, les grandes en dessous, les petites en dessus, à côté les unes des autres. On faisait la grande vie ; on recevait beaucoup, on s’habillait très bien. La famille de Madame Marie venait voir la mienne ; la mienne allait voir la famille de Madame Marie. On se vantait, on se mentait, on s’amusait !

« Figurez-vous, Madame, que Pauline a failli mourir, hier. Elle avait volé des ortolans à la cuisine, et en avait mangé, mangé ! » — ou bien : « Nous avons eu bien des inquiétudes, la petite Marguerite a déserté, s’en est allée dans le parc, et vous savez, Madame, si c’est immense ? Elle s’est perdue ! on ne la retrouvait plus ! »

Toto et Pierre s’ennuyaient, quand on jouait aux poupées de papier. Parfois, ils voulaient faire comme nous. On leur prêtait nos plus sales petites filles, ils s’arrangeaient des boîtes sur les autres fenêtres, et ils commençaient.

Mais, voilà ! Ils envoyaient, par exemple, un après-midi, leurs enfants demander les nôtres pour jouer, et notre servante leur répondait : « Madame ne veut pas que Marguerite et Pauline sortent avec vos petites, qui sont trop mal habillées, et trop malpropres ! » Les garçons disaient : « D’abord, nous serons les loups et nous les mangerons, vos petites filles ! » Mais on les amadouait, et Pierre devenait capitaine de vaisseau et promenait nos poupées dans son bateau blanc à tuyaux dorés. Toto se faisait ingénieur, et menait nos familles en excursion, dans son engin et son char à bagage !

Le salon était une forêt merveilleuse, semée de fleurs sans nombre, — les fleurs du tapis ! On y allait, en se rendant en char, jusqu’au passage. Ensuite, on traversait le passage, qui était le fleuve, en bateau, et l’on arrivait à la forêt merveilleuse. Par malheur, on y rencontrait toujours les bohémiens, qui enlevaient une ou deux de nos petites filles ! Alors, on revenait en poussant des cris de désespoir : « Ma fille ! j’ai perdu ma fille bien-aimée ! »

Mais la police de mon village étant une vigilante police, on retrouvait la petite fille perdue. Elle s’était échappée des mains des bohémiens, avait couru depuis trois jours, s’était égarée dans les bois, où on l’avait enfin retrouvée endormie sur les fougères. Je vous assure qu’elle nous en racontait des histoires ! Nous en avions la gorge sèche.

Les costumes de bain n’étaient point une vaine parure ; nos filles s’en servaient. On se rendait au fleuve en bateau. On montait l’escalier jusqu’à la moitié, et là, on faisait plonger les petites filles dans le fleuve. C’était une plage tout à fait chic, le coin des parapluies à côté de l’escalier ! Elles plongeaient en tournant sur elles-mêmes ; on allait les ramasser et on les renvoyait en soufflant dessus. Qu’elles s’amusaient au bain ! Si vous les aviez entendu rire et échanger leurs impressions. C’était délicieux, quand il n’y avait pas de noyades. Les petites filles ne jouent jamais sans faire les choses sérieusement. Elles se préparent aux épreuves de la vie, elles s’y exercent ! Et quand on retrouvait la petite noyée, on s’exclamait, malgré nos sanglots. Elle avait toujours grandi prodigieusement, comme une vraie noyée, quoi !

À la fin, Toto se fatiguait d’être ingénieur, Pierre, d’être capitaine. Ils se mettaient à martyriser nos poupées. Pierre prenait nos plus belles dans sa bouche, et criait en se sauvant : « Bibite à mange ! »

Nous poussions des cris de détresse ; tante Estelle arrivait et disait : « Tiens, vous êtes fatigués ! Rangez tout cela, et nous allons sortir ! »

Et les châteaux se démembraient, les chambres disparaissaient dans le salon ou la salle à manger. On serrait les boîtes en pile dans une grande armoire à notre usage, à même le mur de la salle ; et dehors !

On respirait allègrement en cheminant sur les étroits trottoirs de bois. On avait tant vécu, tant souffert, tant parlé dans l’après-midi !

Tante Estelle nous amenait au Sacré-Cœur dire notre prière. Ensuite, on se rendait jusqu’au milieu du village, où l’on se faisait encore acheter une boîte de chocolat, — future chambre de petite millionnaire de papier !