Autour de la maison/Chapitre XII

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Édition du Devoir (p. 45-48).

XII


La nuit, le vent hurlait parfois autour de la vieille maison ; il dansait des sarabandes folles sur les toits, faisait résonner les dales, grincer la girouette, battre les contrevents. Il sifflait de longues plaintes dans les feuillages, puis se fâchait soudainement, et les arbres craquaient. Il remplissait la nuit de sa grande voix, qui se lamentait ou menaçait…

Et les petites filles, éveillées dans leur lit, croyaient venue leur dernière heure. Elles écoutaient, apeurées, et voyaient sur les murs, dans l’obscurité, des bêtes fantastiques, des dragons à sept têtes comme dans les contes de fées. Elles s’abriaient par dessus la tête, mais les visions effrayantes restaient dans leurs yeux. Une rafale plus forte semblait enlever les toits. On entendait un craquement, puis une masse lourde qui tombait en gémissant. Qu’était-ce ? Les petites filles frémissaient, retenaient leur souffle, et le sommeil venait et les emportait loin des bêtes à sept têtes et du vent furieux.

Le lendemain, dans la cour, un des chers vieux érables avait une branche qui traînait par terre, brisée ; une branche énorme et belle, le tronc ayant plus de cent ans. C’était un joli spectacle, les enfants qui jouaient autour, qui sautaient, qui tressaient des couronnes de feuilles et s’en faisaient des parures. Tante Estelle trouvait cela triste. Deux hommes venaient, détachaient la branche de l’arbre, à coups de hache. Elle tombait tout à fait. On se mettait à cheval dessus, les garçons criaient : « Arrié donc ! »

Mais les hommes nous chassaient ; ils plaçaient la branche sur le chevalet, et tirant chacun leur bout du godendart, ils la taillaient et retaillaient. Au grincement de la scie sur le bois frais, on jouait autour des hommes, qui nous racontaient des histoires. Marie et moi, nous ramassions du bran de scie, pour bourrer des poupées que Toto ou Pierre avait éventrées !

À la fin, la branche n’était plus que de petites bûches, que les hommes fendaient encore avec la hache, et que l’on aidait ensuite à transporter jusqu’au hangar, dans la brouette. Et en revenant du hangar, on voulait tous embarquer dans la brouette pour faire un tour, et l’on se battait !

Quand tout était terminé, tante Estelle apparaissait au bout de la galerie, et on lui criait, joyeux : « On a travaillé ! » Mais elle, ne voyant que l’arbre, disait tristement : « Ils s’en vont nos vieux érables, ils s’en vont ! »

On cessait de regarder la terre couverte de feuilles fraîches et on levait les yeux. Tout à la joie de l’événement, nous n’avions pas remarqué que l’arbre était infirme, qu’il avait une grande blessure ronde, et qu’il semblait manchot sans cette grosse branche. On voyait plus de ciel, mais il y avait beaucoup moins d’ombre et la couronne de feuillage était ébréchée ; il manquait un tiers de l’arbre.

« Ils s’en vont nos vieux érables. » Alors, ce n’était pas drôle, une branche qui tombait ? C’était triste ? C’était quelque chose comme un malheur ?

Nous n’osions plus être si gais. Nous sortions de la cour. Parfois nous allions nous asseoir sur la clôture, au bord de l’eau. Le grand vent n’avait rien fait à la petite rivière. Elle coulait calme, claire sous le soleil, et jolie avec ses rives bordées de saules et de framboisiers. Elle faisait une courbe que la rue suivait et, comme on la voyait de chez nous, elle tournait en cercle d’argent, uni, lumineux. C’était la paix toute pure, notre petite rivière, la paix qui s’en allait se perdre on ne sait où, qui s’en allait peut-être retrouver les nuages roses que le soleil laissait au ciel quand il se couchait ? Et l’on regardait la rivière qui était belle, qui était la même chaque jour, qui s’en allait, mais qui restait toujours.

Ce n’était pas comme les vieux érables « qui s’en vont ». Si l’on se retournait, on avait un peu de peine maintenant, en regardant au coin de la cour l’arbre qui n’avait plus tous ses bras. Qui sait ? La rivière avait sans doute du chagrin des malheurs de notre érable, son voisin.

Elle devait ainsi souffrir de toutes les tristesses qui passaient autour d’elle. Mais elle était comme une âme courageuse et paisible, qui marche avec sérénité et confiance, malgré les choses qui blessent, vers un but infini et éternel, vers le pays d’or où reste le bon Dieu !