Autour de la maison/Chapitre XIX

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Édition du Devoir (p. 72-76).

XIX


La petite fille, pendant la classe, sous le couvert de son pupitre, m’avait « babillé » qu’elle avait chez eux des jouets extraordinaires : une poupée longue comme le bras, qui fermait les yeux et parlait autant qu’une grande personne, disant : oui, non, papa, maman ; un poêle avec un tambour chauffeur, une bavette et deux feuilles de tuyau ! Elle m’assurait qu’elle avait un plein grenier d’affaires, et ajoutait : « Si tu veux venir me reconduire, après la classe, je te montrerai tout ça. »

Tant de richesse m’étonnait ; c’était une petite « habitante » qui demeurait assez loin en dehors du village, et qui n’était jamais allée à la ville. Où avait-elle pris tant de merveilles ? Elle insista : « Vas-tu venir ? » J’hésitai, puis je promis.

À trois heures, nous partions toutes les deux, nos sacs d’école en bandoulière. Les rues étaient désertes ; l’automne, à la campagne, les gens restent au coin du feu. Nous avions sorti nos règles et nous nous amusions à les laisser traîner sur les clôtures de broche ou de bois ; ça faisait une musique brusque, un bruit sec et répété, qui plaisait à nos oreilles. Dans la rue de sable, une voiture passait de temps en temps. Les feuilles sèches volaient au vent. Au bord de l’eau, les saules n’étaient pas encore tous dépouillés.

Devant chez le père Forest, nous jouâmes à faire tourner des feuilles d’érable en plomb, peintes en vert, qui étaient fixées, comme parure mobile, à chaque broche de la clôture du parterre. Ces feuilles sont restées une des admirations de ma petite enfance, de même que l’horloge grand-père que ce monsieur Forest avait dans sa cuisine et qui était ornée, au-dessus du cadran, d’une mer portant un bateau à voile, et d’une lune jaune. La lune et le bateau changeaient de place, à des époques déterminées, pour indiquer des phénomènes ou des choses ordinaires, je ne sais plus !

La belle clôture dépassée, le trottoir finissait. On marchait ensuite sur un chemin battu, un chemin d’amoureux ou une route à vache, large de deux pieds. On suivait maintenant des champs vastes et nus, on passait vis-à-vis des granges muettes. Il y avait trois maisons avant d’arriver chez la petite fille, trois maisons éloignées les unes des autres, aux contrevents bien clos, car les habitants vivent surtout en arrière des maisons. Le salon ne s’ouvre que pour les noces et les morts. Vive la cuisine !

Enfin, on fut chez mon amie d’occasion. C’était une vaste ferme. À côté de la maison, il y avait un puits avec une grande brimballe. En avant, une petite coulée allait à la rivière, et je me souviens d’une immense marmite de fer, suspendue à une grosse branche d’arbre, au-dessus de roches noircies. Je demandai à la petite fille pourquoi cela. Elle me dit que c’était pour faire cuire des dindes. Je ne la crus pas et pensai à quelque bonne fricassée de sorcière, au bord de l’eau, la nuit.

Je questionnai la petite fille sur les jouets qu’elle allait me montrer. Elle osa dire : « J’sais pas si mouman va vouloir que je les sorte. » Je la suivis cependant. Par la cour, on entra dans la cuisine, une grande pièce à plancher jaune, obscure à cause du soir qui venait déjà. Sa mère fricotait. La maison sentait les animaux, le voisinage de vaches, de porcs, de poules. Je n’aimais pas cela. La petite fille s’en alla « en avant », toute seule, et me laissa sur une chaise boiteuse. Elle revint avec un poêle en tôle, peint en rouge, qui avait un tuyau et un tambour chauffeur, mais qui valait au plus trois gros deux-sous ! tandis que le mien était en vrai fer et pouvait endurer une attisée !

Je lui demandai sa poupée merveilleuse, et elle me dit : « Ben, j’peux pas te la montrer. On va aller voir les moutons à la place, veux-tu ? » J’acceptai, certaine maintenant que la petite fille s’était vantée et n’avait pas de poupée. Nous traversâmes la cour, le jardin, et, enfin, dans un champ, je vis les moutons. Ils étaient stupides, d’un blanc jaune et sale. Ils avaient l’air tocson, ne venaient pas quand on les appelait. Au contraire, ils se sauvaient à l’autre bout du pacage, en se tassant comme des sardines. Qu’ils étaient loin de ressembler aux jolis agneaux du bon Pasteur sur les images que Mère S.-Anastasie nous donnait ! et aux petits moutons de l’Enfant Jésus de Noel !

Je me sauvai brusquement sans attendre qu’elle me reconduisît, la vilaine menteuse qui m’en avait tant fait accroire ! La route s’obscurcissait sous le ciel gris. Le vent s’élevait, les feuilles des saules s’en allaient au vol se noyer dans la rivière. J’étais triste. Est-ce que j’aurais dit, moi, à cette petite fille, que j’avais un poêle extraordinaire, si j’avais eu seulement cette affaire de fer-blanc, comme il y en avait à tous les vitraux des magasins du village ? Je lui en voulais de m’avoir trompée et je souffrais.

Si j’avais raconté cela à cette bonne Mère S.-Anastasie, elle m’eût sûrement dit : « Voilà, ma petite, le plaisir que l’on gagne à écouter les enfants qui babillent en classe, malgré la défense de leurs maîtresses ! »