Autour de la maison/Chapitre XXX

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Édition du Devoir (p. 111-114).

XXX


On se lassait de s’amuser en plein air, et quand le vent du nord avait enjolivé les vitres de paysages givrés, c’était délicieux, parfois, de rester dans la grande salle et de jouer autour du poêle chaud. Nous adorions la « chaise honteuse », et nous étions ravis de nous faire dire des sottises. Lorsque Lucette, Jean-Jacques, Gabriel, Jeanne se joignaient à nous, nous votions invariablement pour ce jeu-là, et nous déclarions ensemble : « C’est moi qui m’mets dedans ! » Alors, pour éviter la dispute et pour savoir qui aurait d’abord l’honneur du fauteuil, nous décidions au moyen de « ma petite vache a mal aux pattes », ou encore « un, deux, trois, nous allons au bois, quatre, cinq, six, pour cueillir des cerises, sept, huit, neuf, dans mon panier plein d’œufs, dix, onze, douze, elles seront toutes rouges »…, et ainsi jusqu’à je ne sais quel « tic, tac, to », qui nous faisait crier : « Sorti ! »

Celui qui ne sortait pas allait s’asseoir en triomphe sur la « chaise honteuse », et un ministre circulait dans les rangs, penchait son oreille vers chaque bouche, et, mettant sa main en paravent, louchait par-dessus ! Nous marmottions des lots d’amabilités. Quand il avait reçu tous les messages, il marchait vers le fauteuil, mais on ne manquait pas de le rappeler deux ou trois fois pour changer de propos, ou lui recommander de bien répéter notre bêtise. On lui lançait des « paires d’yeux ! » on lui faisait des signes, on lui parlait en « muet » pendant qu’il s’en allait à reculons, en grimaçant jusqu’à la « chaise honteuse » où il disait solennellement : « J’arrive du conseil ».

« Qu’est-ce que le conseil rapporte ? » répondait la « chaise honteuse », et l’énumération commençait : « Y en a un qui vous fait dire que vous ressemblez à la fée Carabosse, un autre, que vous avez l’air d’un manche à balai, un autre, que vous êtes pareille à une grosse grenouille enflée, un autre, que vous avez de grandes couettes de Chinois dans le dos, un autre, que vous êtes comme la vieille Angélique, avec votre robe plissée et votre poche de sœur ! »

La vieille Angélique, c’était une femme à barbe, qui lavait les planchers du couvent et faisait le « train » des vaches…

Plus c’était sot, plus ça plaisait à l’habitante de la « chaise honteuse », et la grenouille avait un succès jamais raté. Si on voulait être dedans, on n’avait qu’à envoyer dire ce compliment. Chaque fois, la petite demoiselle qui présidait répondait à son ministre : « J’prends celui qui a dit que j’avais l’air d’une grenouille enflée ! »…

Comme c’était Toto ou Pierre, il s’en allait s’asseoir au fauteuil et il cherchait à deviner ce que les autres murmuraient à l’oreille du passeur ; ensuite, il pourrait à son goût choisir son remplaçant…

Le ministre revenait, et à la question répétée : « Qu’est-ce que le conseil rapporte ? » il énumérait : « Y en a un qui vous fait dire que vous avez l’air d’un chien barbet enragé, un autre, que vous ressemblez à un singe botté, un autre, que vous êtes pouilleux comme le quêteux Nicaisse et qu’il vous manque juste un mouchoir rouge », et, soudainement, le trac prenant le ministre, il s’en allait trouver les autres pour se faire répéter les messages et il revenait finir : « L’autre vous fait dire que vous êtes beau comme un cœur, l’autre, que vous avez l’air d’un crapaud qui baille aux corneilles sur la glace, l’autre, que vous avez l’air d’un vieux cornichon salé ! »

Toto aurait aimé à parler en faveur du crapaud, mais connaître aussi qui le trouvait beau comme un cœur le tentait bien ; il choisissait ce compliment, et une petite fille venait en rougissant jusqu’à la chaise !

Ô jeux d’enfants, qui faisaient tinter tant de rires clairs ! Je revois encore la grande salle, le sofa où l’on se tassait comme des sardines, le petit pupitre où l’on se mettait pour écrire les lettres du jour de l’an. Entre deux fenêtres, une horloge à cadran doré marquait les heures.

Elle les marque encore dans une autre maison. Elle n’a pas changé, à peine a-t-elle vieilli au cours de ces longues années. Son tic-tac égal scande les secondes ; elle n’est pas usée, ou son usure ne paraît pas. Elle sonne, sonne les heures, et nous vieillissons. Nous n’avons plus notre visage d’hier et nous aurons bientôt notre visage de demain. Chaque jour nous apporte une joie ou un chagrin, et nous changeons, et nos yeux voient différemment, parce que les événements modifient malgré nous notre âme, nos illusions, notre vie…

Une chose nous reste, le rire. Après avoir ri petit enfant, parce que vous avez appris par la bouche du conseil que vous aviez l’air d’une grenouille ou d’un crapaud, vous riez encore aujourd’hui pour un rien, et aux éclats, même quand au fond vous êtes encore triste…

Vous n’êtes ni sans-cœur, ni fou. Non, le rire, c’est un tonique, c’est une grâce du bon Dieu !