Autour du sofa/La destinée des Griffith

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 271-319).

LA DESTINÉE DES GRIFFITH.

CHAPITRE I.

J’ai toujours écouté avec un vif intérêt les traditions répandues dans tout le nord du pays de Galles sur Owen Glendower, et je comprends à merveille que le paysan gallois ait conservé pour ce héros une admiration profonde. On ne se figure pas combien les habitants de la principauté furent joyeux lorsque, il y a quinze ou seize ans, l’université d’Oxford proposa l’histoire d’Owen Glendower pour sujet de poésie galloise ; il était impossible, en effet, de choisir un thème qui flattât davantage la fierté nationale.

Peut-être ne savez-vous pas que, même à notre époque de lumières, ce grand capitaine est tout aussi révéré par les Gallois pour la puissance qu’il avait comme magicien, que pour son courage et son patriotisme.

Owen a dit en parlant de sa personne, ou Shakspeare a dit pour lui, ce qui est à peu près la même chose :

« À ma naissance, la voûte du ciel était remplie de corps flamboyants.

« Je peux faire surgir les esprits du sein de la mer profonde. »

Et parmi les Gallois d’un rang inférieur, il en est bien peu qui songeraient à lui poser la question irrévérente que lui adresse Hotspur.

Au nombre des souvenirs qu’a laissés la puissance magique de notre héros, est l’ancienne prophétie qui fait le sujet de notre histoire. Lorsque David Gam tenta d’assassiner Owen à Machynleth, il était accompagné du dernier des hommes que Glendower eût jamais soupçonné d’être avec ses ennemis : Rhys ap Gryfydd, son parent, son vieil ami, plus que son frère, consentait à devenir son meurtrier ! Owen pouvait pardonner à David Gam, non pas au traître maudit qui avait eu son affection. Toutefois il connaissait trop le cœur humain pour désirer la mort de Gryfydd ; avant de le quitter, il se rendit au cachot où ce misérable était déjà en proie aux remords les plus amers, et prononça les paroles suivantes :

« Je te condamne à vivre, car je sais que tu ne demandes qu’à mourir ; tu dépasseras les limites ordinaires de la vie humaine, afin de rester plus longtemps un objet d’horreur et de mépris. Tu seras montré au doigt par les enfants eux-mêmes, qui, en te voyant, s’écrieront d’une voix sifflante : « Voilà celui qui a voulu tuer son frère. » Car je t’aimais plus qu’un ami, Rhys ap Gryfydd ! Tu vivras pour voir ta famille décimée par les armes. Tous les tiens seront maudits, ils verront leurs domaines fondre et disparaître comme la neige au printemps ; leur fortune s’évanouira, quels que soient les tas d’or qu’ils aient pu amasser, et quand la neuvième génération aura quitté ce monde, ton sang ne coulera plus dans les veines d’aucun homme. À cette époque, le dernier mâle de ta race m’aura vengé : le fils aura tué son père. »

Telles furent les paroles qu’adressa Owen à son perfide ami, et, suivant la tradition qui les rapporte, la destinée qu’elles prédisaient fut accomplie dans ses moindres détails. Quelle que fût leur manière de vivre, leur âpreté au gain ou bien leur avarice, les Griffith ne parvenaient pas à s’enrichir, ou voyaient leurs trésors disparaître sans la moindre cause apparente.

À la fin, cependant, les années parurent avoir affaibli la puissance de la malédiction d’Owen ; il fallait, pour qu’elle revînt à la mémoire, qu’un événement fâcheux arrivât aux Griffith ; et la foi qu’elle avait inspirée dans l’origine s’éteignit presque entièrement dès la huitième génération, lorsqu’on vit l’aîné de la famille épouser une miss Owen, qui, par la mort de son frère, se trouva tout à coup en possession d’une fortune, si non considérable, au moins suffisante pour démentir l’ancienne prophétie.

Par suite de cet héritage, les deux nouveaux mariés quittèrent le mince domaine patrimonial que les Griffith possédaient dans le Mérionethshire, pour aller habiter celui des Owen, situé dans le comté de Caernarvone, où ils oublièrent la malédiction qui pesait sur leur famille.

Si vous allez à Criccaeth, en venant de Trémadoc, vous passez auprès de l’église paroissiale d’Inysynanharn, bâtie dans une vallée marécageuse qui descend des montagnes jusqu’à la baie de Cardigan. Ce bassin, dont la mer paraît s’être retirée à une époque assez moderne, présentait alors à son origine la triste fécondité qui caractérise souvent les marais de cette espèce. Un peu plus loin, tout en conservant le même caractère, il paraissait encore plus désolé : une épaisse forêt de sapins rabougris et maladifs couvrait le haut des montagnes ; beaucoup d’entre eux étaient morts, leur écorce gisait sur la terre brune, et les troncs blanchis, vus à la clarté douteuse qui s’efforçait de traverser la feuillée, ressemblaient à des spectres et vous glaçaient d’effroi. En se rapprochant de la mer, la vallée s’élargissait, mais sans devenir plus riante ; un épais brouillard lui dérobait le ciel la plus grande partie de l’année ; et les travaux d’une ferme, qui partout animent le paysage, ne donnaient à celui-ci ni mouvement ni gaieté. Cette vallée formait la plus grande partie de la fortune dont venait d’hériter la femme de sir Griffith, et renfermait dans sa région supérieure, Bodowen, l’ancienne résidence de la famille, un édifice carré, aux proportions massives et qui avait bien juste les ornements nécessaires pour se distinguer de la maison de ferme.

C’est à Bodowen que nos jeunes mariés étaient venus fixer leur demeure, et c’est là que mistress Griffith donna le jour à deux enfants : Lléwellyn, futur héritier des domaines et du titre de la famille, et Robert, qui, dès l’âge le plus tendre, fut destiné à l’église. La seule différence qu’il y eût dans la position des deux frères, jusqu’au moment où le cadet fut placé au collège, c’est que Lléwellyn était invariablement gâté par tous ceux qui l’entouraient, tandis que Robert était gâté et châtié tour à tour. On trouvait à merveille que le futur squire ne profitât nullement des leçons du prêtre gallois qui lui servait de précepteur ; mais il arrivait de temps en temps que sir Griffith gourmandait Robert de sa paresse, en lui disant que plus tard il aurait à gagner son pain, et qu’en sa qualité de cadet il devait faire de bonnes études.

Je ne sais pas où l’aurait conduit cette alternative de sévérité et d’indulgence, et comment il se serait tiré de ses examens, si, avant d’arriver là, notre cadet n’avait appris la mort de son frère, qui venait d’être emporté en quelques jours à la suite d’une orgie.

Robert fut naturellement rappelé dans la maison paternelle, et comme la science ne lui était plus indispensable, on décida, non moins naturellement, qu’il ne retournerait pas à Oxford ; c’est ainsi que notre cadet, à demi instruit, mais non pas inintelligent, se trouva réinstallé à Bodowen, où il perdit ton père quelques années après.

Il n’est pas très-rare de rencontrer des gens de la nature du nouvel héritier ; Robert, en général, était doux, indolent, et se laissait facilement conduire ; mais une fois qu’elle était éveillée, sa fureur devenait tellement vive, qu’il en redoutait la violence, et il lui arrivait parfois d’étouffer la colère la plus motivée, dans la crainte d’arriver à perdre tout empire sur lui-même. S’il avait fait de bonnes études, il est probable qu’il se serait distingué dans les branches de la littérature qui demandent plus d’imagination que de jugement. Tel qu’il était, et dans le milieu où il se trouvait placé, le jeune Griffith révéla son goût littéraire et artistique en réunissant une collection d’antiquités et de manuscrits gallois qui auraient excité l’envie du docteur Pugh lui-même, si le docteur eût vécu à cette époque.

Un trait caractéristique de celui-ci, que j’ai oublié de mentionner, et qui surtout le distinguait des hommes de son rang, c’est qu’il ne buvait pas. Était-ce par répugnance ou par crainte de lui-même qu’il évitait de s’enivrer ? c’est ce que je ne saurais dire ; mais à l’âge de vingt-cinq ans, il était généralement sobre, chose tellement rare dans son pays, qu’on l’y prenait pour un être incivil ou insociable, et que, mal accueilli des autres, il passait dans la solitude la plus grande partie de son temps.

Vers cette époque, il fut appelé comme témoin aux assises de Caernanone, et descendit chez son procureur, un Gallois plein de finesse et de ruse, dont la fille unique eut assez de charmes pour captiver son hôte. Robert resta quelques jours seulement chez le légiste ; mais cela suffit pour que deux mois après, s’étant marié, il installât sa jeune femme à Bodowen. La nouvelle épouse était soumise, pleine de douceur ; elle adorait son mari, qui pourtant lui inspirait une certaine crainte, en raison des études sérieuses dont la plupart des journées de Robert étaient remplies, et auxquelles la jeune femme ne comprenait pas un mot.

Elle lui donna bientôt une jolie petite fille, blanche et rose, qu’on appela Augharad, comme sa mère ; puis le temps s’écoula sans que rien de nouveau se produisît au manoir, et les vieilles femmes avaient déclaré qu’on n’y bercerait plus d’enfant, lorsque mistress Griffith mit au monde un fils, héritier de Bodowen. Non-seulement elle avait beaucoup souffert durant tout le temps de sa grossesse, mais elle resta languissante pendant quelques mois, et succomba sans avoir eu la force de réagir contre le mal.

Robert aimait d’autant plus sa femme qu’il avait peu d’amis ; sa douleur fut excessive, et, dans son désespoir, il ne trouva d’autre consolation que de s’attacher à son fils. La sensibilité féminine dont il était doué naturellement, fut évoquée tout à coup par le pauvre orphelin qui lui tendait les bras avec cette ardeur suppliante qu’en général les enfants n’éprouvent que pour leur mère.

Augharad fut presque négligée ; le petit Owen devint le maître absolu du manoir ; sa sœur, elle-même, ne tarda pas à l’aimer d’une tendresse toute maternelle. Jamais il ne quittait son père, et le temps ne fit qu’augmenter cette habitude : singulier genre de vie, aussi peu naturel que fâcheux ! Il faut aux enfants de brillantes petites figures qui les regardent en souriant, des éclats de rire sonores, des voix claires et joyeuses ; tandis qu’Owen, dont la sœur, pauvre orpheline, était souvent bien triste, partageait la solitude de son père, que celui-ci restât dans la sombre pièce qui renfermait ses antiquités, ou qu’il s’enfonçât dans les montagnes pour chasser, ou se promener à l’aventure.

Lorsqu’ils arrivaient au bord de quelque ruisseau écumant, trop difficile à franchir pour Owen, Robert prenait l’enfant, qu’il déposait avec précaution sur l’autre rive ; quand celui-ci était fatigué, il le couchait dans ses bras, ou le rapportait doucement au vieux manoir ; puis ils mangeaient ensemble, et veillaient l’un près de l’autre, jusqu’à une heure parfois très-avancée. Tout cela n’avait pas détruit chez Owen les bonnes qualités qu’il avait reçues de la nature ; mais il était sombre et malheureux ; sa physionomie avait quelque chose de pensif qui n’était pas de son âge ; et l’intérêt qu’il prenait aux études de son père avait développé son intelligence d’une façon maladive.

Sir Griffith n’ignorait pas la prophétie d’Owen Glendower, et savait bien qu’il représentait la génération en qui elle devait s’accomplir. Il en riait quelquefois, lorsque par hasard il était avec ses connaissances, mais au fond du cœur il en était plus vivement ému qu’il ne se plaisait à le reconnaître. D’une imagination exaltée qui le prédisposait à croire au merveilleux, Robert n’avait pas assez de force morale pour réagir contre cette tendance naturelle, et pour écarter le sujet pénible qui le préoccupait de plus en plus ; il attachait sur la figure de son fils des yeux remplis d’amour, qui semblaient vouloir interroger l’enfant, et il le regardait ainsi jusqu’à ce que la légende, finissant par le dominer, lui causât une souffrance trop vive pour qu’il pût la concentrer en lui-même. D’ailleurs l’amour passionné qu’il ressentait pour Owen avait plus besoin d’épanchement que de tendresse, et lui faisait trouver un plaisir mêlé de crainte à reprocher à son fils la douleur que lui causait cette prédiction fatale. Sir Griffith raconta donc la légende au petit Owen tandis qu’ils erraient dans les bruyères, par un de ces jours d’automne qui sont les plus tristes de l’année ; puis il la répéta un soir d&ns la grande pièce lambrissée de chêne, où les antiquités mystérieuses qui s’y trouvaient réunies prenaient des formes étranges à la lueur inconstante du foyer.

Owen écoutait en tremblant les paroles de son père, et, voulant jouir encore de l’émotion qu’elles lui avaient causée, redemandait cette légende, que Griffith lui redisait en y mêlant ses caresses, et en s’arrêtant pour l’interroger sur son amour. L’enfant répondait avec effusion ; mais parfois sir Griffith repoussait les baisers d’Owen, et lui criait d’une voix amère : « Va-t’en ! Va-t’en : ne sais-tu pas comment tout cela doit finir ? »

Owen allait avoir douze ans, et sa sœur Augharad dix-sept ou dix-huit, lorsque le recteur de la paroisse vint trouver sir Robert, et le pressa vivement d’envoyer son fils en pension. Cet ecclésiastique était le seul ami intime du squire, dont il partageait les goûts ; à force de répéter à celui-ci combien sa manière de vivre était fâcheuse pour un enfant de l’âge d’Owen, il finit par l’en convaincre. Bref, malgré la répugnance qu’il avait à se séparer de son fils, Robert plaça Owen à l’école grammaticale de Bangor, que dirigeait à cette époque un humaniste éminent. Une fois sorti de la maison paternelle, le jeune Griffith prouva que le recteur s’était trompé en disant que la vie de Bodowen lui avait atrophié l’intelligence ; il étonna ses professeurs par la rapidité de ses progrès, et se distingua surtout dans l’étude des langues anciennes, qui faisait, à vrai dire, la réputation du collège de Bangor. Mais il avait peu de succès parmi ses camarades ; son désintéressement, sa générosité même ne rachetaient pas auprès d’eux son caractère chagrin et fantasque ; et la violence qui le dominait parfois, violence dont il avait hérité de son père, lui faisait perdre le bénéfice de sa douceur habituelle.

Au bout d’un an, lorsqu’il vint en vacances, notre écolier fut tout surpris d’entendre dire que sa sœur Augharad, jusqu’ici restée dans l’ombre, allait épouser un gentilhomme gallois qui demeurait dans le midi de la principauté, aux environs d’Aberystwith. Il est rare que les frères sachent apprécier leurs sœurs ; mais, dans cette circonstance, Owen se rappela combien il avait été peu reconnaissant des bontés d’Augharad, et donna cours à ses regrets, que, par un besoin de contradiction égoïste, il exprima devant son père ; au point que celui-ci finit par être douloureusement blessé de l’entendre s’écrier sans cesse : « Que deviendrons-nous quand Augharad sera partie ! Comme on va s’ennuyer quand Augharad n’y sera plus ! »

Il est certain qu’après la noce et le départ des jeunes mariés, Owen et son père sentirent combien l’affectueuse Augharad leur manquait à tous les deux. Elle était si attentive et si douce ; elle remplissait, avec dévouement et sans bruit, tant de menues fonctions d’où dépendait leur bien-être quotidien, qu’ils ne savaient plus comment vivre. La maison avait perdu l’esprit vigilant qui faisait régner l’ordre et la paix dans ses murs ; les domestiques allaient et venaient, cherchant en vain qui pût les diriger. Plus de fleurs dans les vastes pièces du manoir, plus de goût dans l’arrangement des meubles ; le feu brûlait tristement dans les grandes cheminées, et s’éteignait au milieu d’un amas de cendres grises. Il en résulta qu’Owen retourna sans regret à Bangor, que sir Griffith s’en aperçut, et que, dans son égoïsme, il en ressentit une déception profonde.

Les lettres, à l’époque dont il s’agit ici, étaient une chose assez rare. Owen en recevait une habituellement pendant le semestre qui suivait les vacances, et, quelques mois après, il avait la visite de son père ; mais cette année s’écoula sans qu’il reçût ni lettre, ni visite, jusqu’au moment où, sur le point de retourner à Bodowen, un mot écrit à la hâte vint lui apprendre que son père était remarié.

La lecture de ce billet fit tomber le jeune Griffith dans un de ces accès de rage dont nous avons parlé, et qui, cette fois, était d’autant plus violent, qu’on ne pouvait réagir contre le fait qui l’avait provoqué. Indépendamment de l’affront que recevait la mémoire de sa mère (c’est ainsi que les enfants ne manquent pas d’envisager le second mariage de leurs parents), Owen s’était considéré jusqu’alors, et il avait eu raison, comme occupant la première place dans le cœur et dans l’esprit de sir Griffith. Maintenant il se trouvait quelqu’un entre lui et son père ; on ne l’avait pas même consulté au sujet de ce mariage ; on lui avait dit la chose alors qu’elle était faite, on avait eu pour lui moins d’égards que pour un étranger.

Certes, on aurait dû l’instruire plus tôt d’un événement qui avait pour lui une si grave importance. Sir Griffith le comprenait bien, et c’est à l’embarras que lui causait cette faute, qu’il fallait attribuer la froideur apparente qui régnait dans sa lettre, froideur qui augmentait encore l’amertume des sentiments de son fils.

Owen, malgré toute sa fureur, ne put s’empêcher, en voyant sa belle-mère, de la trouver charmante, bien qu’elle eût déjà perdu la première fleur de la jeunesse ; car elle était veuve lorsqu’elle avait épousé Robert Griffith. Jamais le pauvre garçon n’avait rencontré de femme aussi séduisante dans les familles des quelques amateurs d’antiquités où son père l’avait conduit quelquefois. Tant de grâce dans les mouvements et de douceur dans la parole firent tomber l’irritation qu’il avait éprouvée d’abord ; mais, plus que jamais, il sentait qu’un nuage le séparait de sir Griffith ; il comprenait que celui-ci n’avait pas oublié la réponse qu’il avait faite au billet qui lui avait appris ce mariage, et que désormais il ne serait plus ni le confident, ni le compagnon de son père ; que le squire vivait maintenant pour sa nouvelle épouse, et que le fils qu’il avait tant aimé n’était plus rien pour lui.

Quant à sa belle-mère, elle était à son égard d’une prévenance qui allait jusqu’à l’importunité ; néanmoins, pensait-il, le cœur n’avait aucune part dans ces attentions qui voulaient être séduisantes. Deux ou trois fois Owen avait surpris, dans les yeux de la dame, un regard qui lui faisait mettre en doute la sincérité des soins flatteurs dont il était l’objet.

Mistress Griffith avait amené avec elle un petit garçon de trois ans, qu’elle avait eu de son premier mari. C’était l’un de ces enfants malins et railleurs dont la conduite échappe à tout contrôle ; ses niches malicieuses, accomplies d’abord dans l’ignorance du mal qu’elles pouvaient faire, tiraient ensuite pour lui leur principal attrait de la souffrance qui en était le résultat ; c’était en un mot l’un de ces lutins que le bas peuple croit être fils de quelque mauvais génie, et qui semblent justifier cette superstition galloise.

Les années s’écoulèrent ; Owen, en grandissant, devenu plus fin observateur, remarqua dans les courtes visites qu’il faisait au manoir, combien son père avait changé. L’influence de mistress Griffith, irrésistible dans ses effets, avait opéré chez son mari une transformation complète : le squlre n’avait plus d’autre opinion que celle de sa femme, et cependant celle-ci n’exprimait pas sa manière de voir. Il en était de même de tous les désirs qu’elle pouvait éprouver ; leur accomplissement se faisait si peu attendre qu’ils paraissaient toujours avoir été prévenus, tant elle possédait l’art de les faire naître dans l’esprit de son mari, qui croyait agir de son propre mouvement.

Mistress Griffith abdiquait l’autorité pour en avoir la puissance. Owen, s’en étant donc aperçu, attribua dorénavant à sa belle-mère tous les actes de tyrannie dont les domestiques, et souvent lui-même, étaient victimes de la part de son père. Celui-ci, en outre, avait perdu ses habitudes de tempérance, et l’ivresse produisit bientôt son effet accoutumé sur le caractère de sir Griffith ; mais dans ses accès de fureur même, il s’inclinait devant sa femme, et savait se contenir en sa présence ; l’astucieuse créature n’en connaissait pas moins l’irritabilité du squire, et la dirigeait à son gré avec un air de profonde ignorance à l’égard du mal qui pouvait en résulter.

On se figure aisément combien Owen devait souffrir de la situation qui lui était faite, surtout quand il la comparait avec celle qu’il avait autrefois chez son père. On lui avait obéi aveuglément dans son enfance, avant qu’il pût trouver en lui-même un frein à l’égoïsme qu’une pareille conduite engendre presque toujours ; il se rappelait l’époque où ses moindres volontés étaient des lois pour les serviteurs et les tenanciers de Bodowen, et où son affection était indispensable à son père, qui maintenant paraissait l’éviter, ou n’écoutait ses désirs les plus légitimes qu’avec indifférence.

Peut-être Owen ne voyait-il pas les choses sous leur véritable jour ; il est rare que dans un drame de famille les acteurs conservent assez d’empire sur eux-mêmes pour ne pas s’égarer dans leurs jugements. Quoi qu’il en soit, le jeune Griffith, dont le caractère avait toujours été enclin à la tristesse, devint de plus en plus sombre ; il ne fit que penser avec amertume à son existence déshéritée d’affections, et brûla du désir de rencontrer quelqu’un dont il pût être aimé.

Ce besoin impérieux s’empara surtout de son esprit et de son cœur lorsque, après avoir quitté le collège, il se retrouva chez son père, où il menait une vie entièrement désœuvrée. L’héritage qui devait lui revenir un jour le dispensait d’un travail obligatoire, et la nécessité morale de se rendre utile aux autres n’était jamais apparue à sir Robert, qui avait trop du gentilhomme gallois pour soupçonner pareille chose. Il est possible que le jeune Griffith en eût l’idée, mais il était trop faible pour se résoudre à quitter un séjour où cependant il était abreuvé d’humiliations ; il y pensait néanmoins, lorsque différentes circonstances le retinrent à Bodowen.

On ne pouvait pas s’attendre à ce que la bonne harmonie se conservât longtemps, même en apparence, entre un jeune homme imprudent et une femme astucieuse, lorsqu’il s’agissait, non plus de se supporter pendant une courte visite, mais de vivre ensemble un temps indéfini. La paix fut bientôt rompue et les hostilités commencèrent ; elles ne se trahirent point par des altercations bruyantes, mais par un silence hautain du côté d’Owen, et de celui de sa belle-mère, par la poursuite dédaigneuse et non déguisée des projets qui avaient amené la rupture. Le fils était devenu complètement étranger dans la maison paternelle ; personne ne guettait son départ et n’attendait son retour, personne ne pensait à lui ; et cependant tous ses vœux, toutes ses actions étaient contrecarrés par son père, ayant à côté de lui sa femme, dont les lèvres silencieuses avaient un sourire de triomphe.

Il en résultait qu’Owen passait le moins de temps possible au manoir, et partait dès le point du jour. Quelquefois il pêchait au bord de la mer, ou chassait dans la montagne, mais le plus souvent il se couchait sur l’herbe et s’abandonnait à une rêverie maladive. Il s’imaginait que sa triste vie était un songe dont il se réveillerait avant peu, et qu’il se retrouverait, comme autrefois, l’unique objet de la tendresse de son père. Il se levait alors pour échapper au présent, qui lui semblait un affreux cauchemar. C’était bien le même coucher du soleil qu’il voyait dans son enfance, la même lumière qui colorait les nuages de pourpre, et qui s’évanouissait pour faire place aux pâles rayons de la lune, tandis que, çà et là, flottait une légère vapeur qui traversait l’Occident.

La terre avait conservé le même aspect ; c’étaient bien les mêmes bruits du soir, le même vent qui rasait la bruyère, et les mêmes parfums qui s’élevaient de la prairie.

Pourquoi son père avait-il changé depuis l’époque où ils s’arrêtaient tous les deux pour écouter cette harmonie sublime ?

D’autres fois il allait s’asseoir dans un creux des rochers de Moël Gêst, où, abrité par un bouquet de sorbiers aux feuilles légères, les pieds sur un coussin d’herbe aux perles, il regardait la baie se déployer au-dessous de lui, et suivait d’un œil pensif les bateaux pêcheurs, dont le soleil faisait briller les voiles ; puis il tirait un vieux livre, son ancien compagnon d’étude, et, sous l’inspiration de la terrible légende qui était restée comme une ombre dans un coin de sa mémoire, il cherchait la tragédie qu’il avait lue tant de fois ; le volume s’ouvrait de lui-même à la page usée où commençait l’Œdipe ; et Owen s’arrêtait palpitant sur l’antique prophétie qui offrait une si grande ressemblance avec celle de Glendower.

Pensant alors au mépris dont il était l’objet, il éprouvait une sorte d’orgueil en songeant au rôle que la légende lui avait accordé, et il se demandait par quelle fatalité imprudente on osait ainsi provoquer le vengeur.

Parfois, effrayé de lui-même, il se livrait avec frénésie à un exercice violent qui l’empêchait de sentir et de penser ; ou bien il se rendait à une petite auberge, située au bord d’une route peu suivie, où le bon accueil des maîtres de la maison, bien qu’intéressé, contrastait d’une manière frappante avec la froideur qu’il trouvait dans sa famille.

Un soir, Owen (il avait alors vingt-quatre ou vingt-cinq ans), fatigué d’avoir chassé depuis le matin dans les marécages de Clenneny, passa auprès de la petite auberge, dont la porte était ouverte. La lumière et la gaieté qui régnaient dans cette maison l’attirèrent, pauvre homme accablé de lassitude ; et, comme tant d’autres, malheureux du présent et inquiets du lendemain, il entra au cabaret pour souper dans un endroit où du moins on serait content de le voir. C’était jour de gala dans la petite hôtellerie. Quelques centaines de moutons destinés à l’Angleterre couvraient la route de chaque côté de la porte ; à l’intérieur, l’habile et joyeuse hôtesse, tout en allant et venant, prodiguait les saluts aux conducteurs de troupeaux qui venaient passer la nuit chez elle, donnait des ordres pour que leurs bêtes fussent parquées dans un champ voisin ; et dans l’intervalle, servait un repas de noce qui avait lieu dans la chambre du fond. C’était, comme on le voit, beaucoup de besogne pour la pauvre Martha ; mais son sourire n’en était ni moins gracieux, ni moins constant.

Lorsque le jeune squire eut fini de souper, « J’espère, lui dit-elle, que vous avez trouvé bon tout ce qu’on vous a servi, et que de manger vous a fait du bien. »

Puis elle lui annonça qu’on allait danser dans l’autre chambre, et que la harpe serait tenue par le fameux Édouard de Corwen.

Moitié pour complaire au désir que son hôtesse lui exprimait par cette annonce, moitié par désœuvrement, Owen Griffith suivit le passage qui conduisait à la salle en question, et s’appuya contre le mur, en dehors de la porte, dont les montants servaient de cadre à la scène animée qui se passait dans la pièce. La flamme rouge du foyer, ravivée de temps à autre par une nouvelle motte de tourbe, éclairait en plein quatre jeunes gens qui dansaient une espèce de branle, analogue à celui d’Écosse, et qui, dans leurs mouvements rapides, conservaient à merveille la mesure de l’air que jouait le fameux harpiste. Ils avaient leur chapeau sur la tête ; mais, s’étant animés peu à peu, ils jetèrent leur coiffure au loin et se débarrassèrent de leurs souliers, qu’ils lancèrent également avec force, sans s’inquiéter de l’endroit où ils pourraient tomber. Des applaudissements frénétiques saluèrent cette preuve d’adresse, dans laquelle chacun des danseurs paraissait avoir pris à tâche de surpasser les autres ; à la fin n’en pouvant plus, ils allèrent se rasseoir, et le musicien passa graduellement à l’une de ces mélodies nationales, pleines de verve et d’inspiration, auxquelles il devait sa célébrité. Les auditeurs, groupés autour de lui, l’écoutèrent bouche béante, et sans oser reprendre haleine. Quand il eut fini d’exécuter la marche des hommes d’Harlech, il joua l’air des trois cents livres, et aussitôt l’un des jeunes gens qui se trouvaient là chanta un récitatif, divisé par strophes nombreuses ; un autre reprit ensuite ce chant monotone, qui paraissait interminable. Owen, fatigué, allait partir, lorsqu’un certain tumulte fut occasionné à l’autre bout de la salle par l’entrée d’un homme d’environ cinquante ans, et d’une jeune fille, dont ce dernier paraissait être le père. Le nouveau venu se dirigea vers le banc des vieillards, où il fut accueilli par les paroles touchantes du salut gallois. « Pa sut mae dy galon ? (Comment ton cœur est-il ?) » et chacun, après avoir bu à sa santé, lui passa le gobelet rempli d’excellent courou. Sa fille, évidemment la belle du village, n’était pas moins bien reçue par les danseurs, tandis que la partie féminine de l’assemblée lui jetait des regards peu bienveillants, qu’Owen Griffith mit sur le compte de l’envie. Elle était de taille moyenne, comme la plupart des femmes galloises, mais admirablement faite, et d’un léger embonpoint qui donnait de la rondeur à ses membres délicats ; son petit bonnet, ajusté avec soin, allait à merveille à sa figure excessivement jolie, sans que les traits en fussent réguliers le moins du monde ; son charmant visage était rond, presque ovale, d’une extrême fraîcheur, bien que la peau en fût très-brune ; le menton et les joues étaient troués de fossettes, et les lèvres, trop courtes pour se rejoindre et cacher de petites dents perlées, étaient les plus rouges qu’Owen eût jamais vues. Le nez pouvait être critiqué, mais les yeux étaient splendides : si bien fendus, si brillants et pourtant si doux parfois, sous leur frange épaisse de cils noirs ! Les cheveux châtains, soigneusement nattés, se relevaient sous le bord de la coiffe de dentelle. Assurément la jeune fille savait faire valoir ses charmes, car les couleurs de son fichu s’harmoniaient à merveille avec la nuance de son teint.

L’évidente coquetterie avec laquelle cette jeune beauté répondait à la foule d’admirateurs qui l’entouraient, amusa le gentilhomme ; et bientôt le fils du seigneur de Bodowen fut lui-même à côté de la charmante paysanne, dont il captiva si bien les regards que les pauvres négligés s’éloignèrent pour aller s’asseoir auprès d’une belle qui fût plus attentive.

Le jeune squire était subjugué ; la jolie fille avait plus d’esprit et d’instruction qu’il ne l’aurait cru possible ; elle joignait à cela un abandon plein de charme ; et sa voix pure était si douce, son attitude si gracieuse, qu’entièrement fasciné sans le savoir, Owen s’oubliait à contempler cette figure rougissante, dont les yeux s’étaient baissés vivement sous son regard.

Tandis qu’ils étaient silencieux, elle, toute confuse de l’admiration qu’elle inspirait, lui s’étonnant de la voir devenir plus belle encore, le père s’approcha, dit quelques mots à sa fille, puis, ayant adressé la parole à Owen, finit par l’entretenir d’un endroit de la presqu’île de Penthryn où il y avait beaucoup de sarcelles. Bref, il termina en demandant au jeune gentleman la permission de le conduire à ce marécage, si jamais il avait envie d’y aller ; Sir Griffith n’aurait pour cela qu’à venir le voir et à lui faire l’honneur d’accepter une place dans son bateau. Owen, tout en écoutant cette proposition avec plaisir, n’était pas tellement absorbé par les paroles du père, qu’il ne s’aperçût de la conduite de la fille ; celle-ci refusait toutes les invitations qui lui étaient faites de prendre part à la danse ; et notre jeune homme, flatté de ces refus qu’il interprétait en sa faveur, redoubla d’attentions pour la jeune paysanne, jusqu’au moment où le père vint annoncer qu’il était temps de partir.

« Peut-être, dit celui-ci à Owen, après lui avoir rappelé sa promesse, peut-être ne me connaissez-vous pas ; mon nom est Ellis Pritchard, et je demeure à Ty-Glas, de ce côté-ci de Moël Gêst ; il n’est personne qui ne puisse vous en indiquer le chemin. »

Owen, de son côté, se disposait à retourner au manoir, lorsque, rencontrant Martha, il ne put résister au désir de la questionner sur Ellis Pritchard, et surtout sur la fille de celui-ci. L’hôtesse fit une réponse un peu brève, quoique respectueuse, et ajouta en hésitant :

« Vous connaissiez les trois choses qui se ressemblent, Maître Griffith : Une belle grange sans blé, une belle coupe sans breuvage, une belle fille sans réputation. »

Puis elle s’éloigna précipitamment, et Owen, reprit avec lenteur le chemin qui conduisait chez son père.

Ellis Pritchard, mi-pêcheur, mi-fermier, assez généreux et brave homme pour être aimé de ses égaux, n’en était pas moins rempli d’astuce et d’ambition. Il avait été frappé de l’effet produit par sa fille sur le jeune Griffith, et n’était pas insensible aux avantages qui pourraient en résulter. Ce ne serait pas la première paysanne qu’on aurait vue transplantée dans un château du pays de Galles ; et c’était sous l’influence de cette idée que le fin matois avait donné au jeune admirateur un prétexte qui lui fournit l’occasion de revoir celle qu’il aimait déjà.

De son côté, la jolie Nest avait bien un peu de l’esprit positif de son père ; flattée de la position qu’occupait dans le monde son nouvel adorateur, elle n’hésita pas à lui sacrifier tous ceux dont elle avait jusqu’alors accepté les hommages ; mais il y avait dans son désir de conserver les bonnes grâces d’Owen, et de gagner son amour, plus de sentiment que d’intérêt. Nest avait été profondément touchée de l’admiration que lui avait témoignée le gentilhomme ; elle était fière d’avoir attiré ses regards, dès qu’il l’avait aperçue, et ne restait pas insensible à la figure expressive, à la belle taille et aux manières élégantes du jeune seigneur.

Quant aux paroles de Martha au sujet de la réputation de Nest, elles étaient bien un peu dures ; le fait est que la charmante fille avait besoin d’admiration, ou plutôt qu’elle aimait à plaire ; elle trouvait un bonheur infini à charmer tout le monde de sa voix et de son sourire, depuis les vieillards, hommes ou femmes, jusqu’aux plus petits enfants. Comme elle avait perdu sa mère en bas âge, il faut bien dire qu’elle était allée jusqu’aux dernières limites de la coquetterie ; on ne pouvait pas lui reprocher autre chose ; mais les anciens du village avaient secoué la tête, et défendu à leurs filles d’aller trop souvent avec elle.

Même à l’instant où il les avait écoutées, l’amoureux Owen avait attaché peu d’importance aux paroles de Martha, et leur souvenir était complètement effacé, lorsqu’au bout de quelques jours il profita d’un beau soleil pour aller voir Ellis Pritchard. À mesure qu’il approchait de la ferme, son cœur battait plus vite ; c’était à vrai dire la première fois qu’il aimait ; on ne peut pas qualifier du nom d’amour les divers caprices qui l’avaient occupé d’une manière peu sérieuse lorsqu’il était à Oxford, et ses pensées avaient pris une direction bien différente depuis qu’il habitait le manoir.

Ty-Glas était adossé aux rochers de Moel-Gêst, dont la muraille formait l’une des parois de la maison.

Peu élevée et très-longue, en raison de sa largeur, cette habitation rustique était bâtie d’énormes galets détachés de la falaise, grossièrement réunis par du mortier, et laissant entre eux, de loin en loin, de profondes ouvertures qui renfermaient d’étroites fenêtres. L’extérieur en était plus primitif qu’Owen ne l’avait supposé ; mais intérieurement elle ne semblait pas dénuée de confort.

On y trouvait deux pièces avec leurs dépendances : l’une très-spacieuse et un peu sombre, où entra immédiatement le jeune Griffith, et qu’il put examiner en détail, avant que la jolie Nest fût revenue de sa chambre, où elle était allée faire quelque changement dans sa toilette. Sous la fenêtre se trouvait une armoire en chêne, d’un bois magnifique et d’un poli brillant. À l’autre bout de la salle étaient deux lits, également en chêne, et complètement fermés suivant la coutume galloise ; c’était là que dormaient Ellis Pritchard et l’individu qui le secondait dans ses travaux agricoles et maritimes ; un rouet à filer la laine, placé au milieu de la salle, paraissait avoir servi quelques minutes auparavant ; des jambons, des quartiers de chevreau, du poisson de différente nature étaient suspendus autour de la cheminée, où ils séchaient pour l’hiver.

Pritchard raccommodait ses filets sur la grève, au moment où le jeune squire se rendait à la ferme ; l’ayant aperçu, il avait quitté sa besogne pour le recevoir, et venait d’entrer dans la salle lorsque la jolie Nest parut à son tour, les yeux baissés, le front couvert de rougeur, et sembla plus charmante que jamais à l’amoureux jeune homme.

Il faisait trop chaud, trop de soleil, trop de vent, trop de ce que vous voudrez, pour qu’on pût aller maintenant à la recherche des sarcelles, et Owen Griffith accepta avec joie l’offre timide qui lui était faite de partager le dîner du pêcheur et de sa fille. Du fromage de brebis sec et dur, quelques tranches de chevreau fumé et grillé, après avoir été trempé dans l’eau fraîche pendant quelques minutes, des tourteaux d’avoine, d’excellent beurre, de très-bon lait, et pour breuvage de la boisson faite avec des sorbes, composaient tout le menu ; mais la table était si proprement servie, l’accueil si franc et si cordial, que maître Owen avait rarement fait de repas qu’il eût trouvé meilleur. À dire vrai, l’ordinaire des gentilshommes gallois, à l’époque dont nous parlons, ne différait guère de celui de leurs tenanciers que par l’abondance et non par la qualité des mets.

Aujourd’hui, les gens riches du pays de Galles sont complètement au niveau de ceux d’Angleterre, quant au luxe et à toutes les recherches de la vie élégante ; mais dans ce temps-là, où vous n’auriez trouvé qu’un seul service d’étain dans le comté de Northumberland, rien dans la manière de vivre d’Ellis Pritchard ne blessait les habitudes d’Owen Griffith.

Les jeunes amants dirent peu de chose pendant toute la durée du repas ; ce fut Pritchard qui fit tous les frais de l’entretien, sans remarquer, du moins en apparence, le peu d’attention que lui accordait son hôte, et les regards pleins d’ardeur que celui-ci attachait sur sa fille.

Plus son amour devenait sérieux, plus Owen éprouvait d’embarras à le témoigner, et le soir, quand il revint de la chasse avec le pêcheur et qu’il s’approcha de Nest pour prendre congé d’elle, le salut qu’il lui adressa fut offert non moins timidement qu’il était accepté.

Cette première visite inaugura pour Owen une série de beaux jours consacrés, en réalité, à la jolie fermière de Ty-Glas, bien qu’il crût devoir, en commençant, déguiser le motif qui l’attirait chez Pritchard.

Tout ce que la coquetterie et l’amour peuvent inspirer à la femme, tout ce que l’ambition et l’intérêt peuvent suggérer à un homme, fut mis en pratique par Ellis Pritchard et sa fille pour rendre leur maison agréable au jeune squire et pour l’y attirer. Il suffisait d’ailleurs de le bien recevoir, pour qu’Owen trouvât du plaisir à multiplier ses visites. Chez son père, le peu de bienveillance que rencontraient ses paroles l’empêchait d’exprimer sa pensée ; ce n’était jamais à lui qu’étaient adressées les expressions affectueuses qui frappaient son oreille ; personne ne s’inquiétait de son absence, et n’attendait son retour. Quand il arrivait à Ty-Glas, su contraire, chacun se réjouissait de le voir ; le chien lui-même s’efforçait, par ses aboiements joyeux, d’attirer son attention et d’avoir une caresse ; on lui demandait ce qu’il avait fait, ce qu’il était devenu depuis sa dernière visite ; ses moindres mots rencontraient chez Ellis un auditeur attentif ; et quand il s’approchait de Nest, qui était occupée soit à son rouet, soit à faire le beurre, la coloration plus vive de la jeune fille, le regard qui répondait au sien, l’abandon avec lequel cette petite main lui était donnée, le transportaient dans un monde rempli de délices.

Pritchard, en sa qualité de tenancier de Bodowen, avait plus d’une raison pour désirer qu’on ignorât les visites du jeune squire. Owen, de son côté, ne voulant pas troubler ces jours paisibles par un orage domestique, employait tous les moyens que lui suggérait Ellis pour dissimuler ses relations avec Ty-Glas ; il y mettait d’autant plus d’empressement, qu’il espérait bientôt arriver au comble de tous ses vœux. Pritchard n’avait pas d’autre désir que de voir sa fille épouser l’héritier de Bodowen ; et quand la jolie Nest eut caché sa figure sur la poitrine de son amant, après lui avoir fait bien bas l’aveu de son amour, Owen ne songea plus qu’à légitimer son bonheur. Sans avoir des principes bien rigoureux, il avait tant besoin d’une affection durable, qu’il voulait s’assurer le cœur de Nest en se l’attachant par les liens du mariage.

À cette époque il n’était pas difficile, dans la principauté de Galles, de s’unir secrètement. Un jour de la fin d’automne, où le vent soufflait avec violence, Pritchard fit descendre les deux jeunes gens dans son bateau, les conduisit Llandutrouyn, et eut la satisfaction de voir sa petite Nest devenir lady de Bodowen.

Qui n’a pas vu de jeunes filles légères et coquettes se transformer, par le mariage, en femmes sérieuses et pénétrées de leurs devoirs ! Leur vie est désormais fixée ; pourquoi, lorsqu’on a fini par l’atteindre, s’éloignerait-on du but que l’on cherchait avec ardeur ! Elles semblent réaliser la fable d’Ondine ; leur avenir est à la fois paisible et radieux ; une tendresse, une quiétude indicibles remplacent ce besoin de plaire qui les poussait à rechercher l’admiration ; leur existence est pleine du rayonnement de l’être aimé ; c’est un souffle nouveau qui les anime et les transfigure.

Si, dès leur première rencontre, Nest Pritchard avait recherché les hommages du jeune squire de Bodowen, ce sentiment avait bientôt disparu devant un amour sincère ; et maintenant qu’elle était sa femme, elle employait toutes ses facultés à le dédommager des ennuis qu’il éprouvait ailleurs. Elle trouvait chaque jour de nouvelles paroles pour lui exprimer sa tendresse ; elle n’avait d’autre étude que de se conformer à ses goûts, et le lui prouvait par l’emploi de son temps, par sa toilette et par le tour de ses pensées.

Il n’est donc pas surprenant qu’Owen songeât avec plus de bonheur et de gratitude au jour de son mariage qu’il n’arrive d’ordinaire lorsqu’on a fait une mésalliance ; il n’est pas étonnant qu’il fût aussi ému qu’autrefois, quand il approchait de Ty-Glas, et qu’au détour du sentier, malgré l’âpreté de la bise d’hiver, il apercevait Nest guettant son arrivée dans l’ombre.

Il oubliait alors les paroles irritées, les actes malveillants qui l’avaient blessé au manoir, pour ne songer qu’à l’amour dont il était l’objet ; et il aurait défié ses ennemis de troubler son repos et son bonheur, s’il s’était rappelé leurs efforts impuissants.

Dix mois passèrent, et l’automne allait finir, quand un matin, accourant à Ty-Glas où l’avait appelé un message mystérieux d’Ellis, Owen, salué en entrant par un faible cri, s’approcha de Nest, qui, pâle et souriante, lui présenta son fils, et lui parut plus belle que le jour où elle avait gagné son cœur à l’auberge de Penmorfa.

Mais la malédiction faisait son œuvre, et la prophétie devait bientôt s’accomplir.


CHAPITRE II.

Un an s’était écoulé depuis la naissance de leur fils ; jamais on n’avait eu dans le pays un plus bel été que celui qui venait de finir : du soleil, de la chaleur, un ciel pur et lumineux ; puis le temps avait changé, sans être moins beau pour la saison. Les matinées avaient, il est vrai, des brumes transparentes, les nuits étaient claires et glacées, et les fleurs avaient disparu ; mais les feuilles des arbres, les lichens, les mousses et les fougères, prenaient sous l’éclat du jour des teintes d’une richesse que n’avaient pas les roses. C’est, dit-on, l’époque où la nature se flétrit, où sa beauté va disparaître ; mais quelle splendeur dans son déclin, quel charme profond dans ses adieux !

Nest, dans son empressement à rendre sa demeure plus agréable à son mari, était devenue jardinière ; et la petite cour, située devant la maison, était garnie de fleurs qu’elle avait été chercher dans la montagne, moins parce qu’elles étaient rares que parce qu’elles étaient charmantes. Un buisson d’églantier odorant s’élevait sous la fenêtre de la petite chambre de Nest, et répandait son parfum balsamique jusque dans la grande salle où travaillait la jeune femme. L’enfant d’Owen, le plus adorable de tous les bébés qui aient jamais fait l’orgueil des parents les plus tendres, cria de joie, et frappa dans ses petites mains, lorsque sa mère le prit dans ses bras pour aller, sur le seuil de la porte, guetter l’arrivée du jeune homme qui se dirigeait vers Ty-Glas ; et quand tous les trois rentrèrent dans la maison, il était difficile de dire quel était le plus heureux de la famille.

Owen prit l’enfant et se mit à jouer avec lui, pendant que la jeune femme, assise au pied du dressoir, travaillait à l’aiguille, et racontait à son mari tout ce qui s’était passé depuis la dernière fois qu’il était venu : les gentillesses et les malices du bébé ; le résultat merveilleux de la pêche de la veille, et les quelques nouvelles de Penmorfa qui étaient parvenues jusqu’à Ty-Glas. Elle avait observé que la figure de son mari s’attristait toutes les fois qu’il était question de Bodowen, et c’est pour cela qu’elle se gardait bien d’en parler. Jamais cette réserve n’avait été plus opportune ; car depuis quelque temps, surtout, le jeune Griffith avait eu beaucoup à souffrir de l’humeur de son père, qui devenait de plus en plus irascible.

Comme ils causaient avec abandon, caressant l’enfant tour à tour, la chambre s’assombrit tout à coup, l’ombre passa rapidement, et avant qu’ils eussent pu en rechercher la cause, ils se trouvèrent en face du squire de Bodowen. Celui-ci arrêta d’abord sur son fils un regard étonné, en voyant l’expression qui couvrait les traits de l’heureux père, si différent, dans sa joie de ce qu’il était au manoir ; puis il se tourna du côté de Nest, qui, tremblante, avait laissé tomber son ouvrage, et qui, n’osant pas bouger, attachait ses yeux sur son mari, comme pour lui demander protection.

Le squire de Bodowen, l’œil en feu, la figure pâle, tant sa colère était grande, la contempla en silence pendant un moment, et, s’adressant ensuite à son fils : « Quelle est cette femme ? » demanda-t-il avec effort.

Owen hésita un instant, puis d’une voix ferme et douce :

« Mon père, dit-il, cette femme est la mienne. »

Il tenta de s’excuser d’avoir été si longtemps sans parler de son mariage, et demandait à son père de lui pardonner cette faute ; mais le squire ne voulut rien entendre.

« Vous l’avez épousée, s’écria-t-il écumant de fureur, épousé Nest Pritchard ! Ils me l’avaient bien dit ! Et vous osez rester devant moi, comme si vous n’étiez pas à jamais déshonoré par cette union ! L’infâme prostituée, dans sa feinte modestie, prend déjà l’air de grandeur qui convient à la future maîtresse de Bodowen ; mais je remuerai ciel et terre avant que cette femme indigne ternisse de son ombre le seuil de ma maison.

— Sir Griffith, s’écria Owen à son tour, quiconque vous a dit que Nest Pritchard était une prostituée, vous a fait un mensonge, un mensonge aussi noir que l’enfer, ajouta-t-il d’une voix tonnante, en faisant un pas vers le squire. Elle est aussi pure que celle que vous aimez, reprit-il ; j’en prends Dieu à témoin ; aussi pure que la mère qui m’a donné le jour, et qui est partie de ce monde, où je suis resté seul pour lutter contre les maux de la vie. Croyez-moi, je vous le répète, elle est pure comme la sainte que vous avez tant pleurée.

— Pauvre fou ! » répliqua sir Griffith.

Au même instant, le petit Owen, qui regardait son père, ne pouvant comprendre ce qui avait pu enflammer ce regard où il n’avait jamais vu que douceur et tendresse attira l’attention du squire dont il augmenta la fureur.

— Oui, pauvre fou ! continua le gentilhomme, pauvre sot, qui presse sur sa poitrine l’enfant d’un autre, comme si c’était son fils.

Owen embrassa le pauvre ange effrayé » et ne put s’empêcher de sourire des paroles de son père. Sir Griffith s’en aperçut.

« Je vous ordonne, reprît-il avec rage, de vous dessaisir à l’instant du rejeton de cette misérable créature. »

Dans sa fureur, qui croissait de plus en plus, voyant que son fils était loin de lui obéir, il arracha le pauvre enfant des bras qui l’enlaçaient avec amour, et, le jetant à sa mère, quitta la maison sans ajouter une parole.

Nest, qui pendant toute la durée de cette horrible scène, avait conservé la pâleur et l’immobilité du marbre, tendit les bras pour recueillir son enfant ; le cher ange ne devait pas atteindre le refuge que lui ouvrait sa mère ; lancé avec force par Sir Griffith, qui dans sa violence n’avait pas bien visé, il alla frapper contre l’angle du dressoir, et tomba sur la pierre dont la salle était carrelée.

Owen se précipita vers lui ; mais au moment où il se baissait pour ramasser son fils, les yeux vitrés du pauvre petit eurent un mouvement convulsif, et ses lèvres, encore chaudes des baisers paternels, laissèrent échapper son dernier souffle.

Nest glissa immédiatement de sa chaise et resta inanimée auprès du corps de son enfant, insensible comme lui au désespoir d’Owen et à ses instances passionnées. Pauvre père, pauvre amant ! Il était si heureux dans la plénitude de son amour ! À peine un quart d’heure s’était-il écoulé, depuis l’instant où lui souriait son fils ; il croyait voir sur cette figure enfantine les promesses brillantes d’un long avenir, et maintenant ces yeux, où il regardait s’éveiller l’intelligence, étaient fermés pour toujours ; ce visage pâle ne sourirait plus en le voyant, et les petits bras qui se tendaient à son approche, étaient roidis par la mort. Ces cris si doux que lui adressait l’enfant adoré viendraient troubler ses rêves, mais il ne les entendrait plus à son réveil. Et près du petit cadavre gisait la pauvre mère, dont le cœur brisé avait perdu jusqu’au sentiment de la douleur. Owen s’efforça de lutter contre le vertige qui s’emparait de lui, et chercha, mais en vain, à rappeler Nest à elle-même.

Midi allait sonner, Ellis Pritchard revint à la maison. Il était bien loin de s’attendre au spectacle qui frappa ses yeux lorsqu’il entra dans la salle ; toutefois, quel que fût l’horrible coup dont il se sentit frappé, il sut prendre, pour faire revenir sa fille, de meilleurs moyens qu’Owen.

La pauvre Nest donna enfin quelques signes de vie ; on la porta dans sa chambre où elle s’endormit bientôt, sans avoir entièrement recouvré sa connaissance. Owen Griffith, oppressé par le poids de sa douleur, dégagea sa main qu’elle retenait dans la sienne, et, posant un long et doux baiser sur le front pâle de la malheureuse mère, sortit précipitamment et quitta la maison.

Près de la base de Moel-Gêst, à un quart de mille de Ty-Glas, était alors un petit bois solitaire et sauvage, que l’églantier, les ronces et la bryone rendaient presque impénétrable ; vers le milieu du fourré se trouvait une pièce d’eau transparente, où se mirait l’azur du ciel ; de larges feuilles de nénufar flottaient sur les bords, et quand le soleil y répandait à midi sa lumière étincelante, les fleurs montaient, du sein des eaux, pour saluer l’astre glorieux. Des sons variés vous charmaient de toute part dans ce petit bois plein de fraîcheur ; les oiseaux y gazouillaient dans l’ombre ; des milliers d’insectes bourdonnaient sans cesse, en voltigeant au-dessus du bassin limpide, une cascade mêlait son murmure au souffle du vent dans les branches, et le bêlement lointain des moutons, qui paissaient au sommet de la montagne, s’ajoutait parfois à cette harmonie de la nature.

Ce lieu solitaire avait été l’une des retraites favorites d’Owen, à l’époque où, seul au monde, il souffrait de n’avoir personne qui répondît à son amour, et c’est là qu’il vint se réfugier après son départ de Ty-Glas, étouffant le cri de son désespoir jusqu’au moment où il eut pénétré dans l’endroit qu’il cherchait.

C’était l’heure du jour où il arrive souvent que le temps change tout à coup. Au lieu de refléter le ciel pur qui s’y mirait dans la matinée, la pièce d’eau reproduisait les nuages d’un bleu d’ardoise qui passaient au-dessus d’elle ; les arbres, secoués avec violence, abandonnaient leurs feuilles mortes qui tourbillonnaient dans l’air, et les sanglots du vent, qui balayait les marécages et sifflait au milieu des rochers, étaient la seule musique de cette solitude parfois si harmonieuse.

Les nuages crevèrent, la pluie tomba par torrents ; Owen ne s’en aperçut même pas. Assis sur la terre inondée, la figure dans ses mains, il employait toutes ses forces à retenir son sang qui se précipitait avec furie, et bouillonnait dans son cerveau de manière à le rendre fou.

Le spectre de son enfant se dressait devant lui et semblait crier vengeance ; puis apparaissait la victime désignée à sa fureur, et le malheureux frissonnait en reconnaissant son père.

Il essayait de ne plus penser, il cherchait à s’étourdir par l’excès de la douleur ; mais le flot sanglant tourbillonnait dans sa tête, et la double image se dessinait, d’autant plus nette à ses yeux qu’il s’efforçait de l’écarter.

À la fin cependant, parvenu à se maîtriser, il obligea son esprit à chercher ce qui lui restait à faire. Il n’avait pas vu que le squire était sorti de la maison avant de pouvoir connaître la mort du pauvre enfant, et dans la persuasion où il était que sir Griffith n’ignorait pas ce malheur, il voulait aller le trouver, lui montrer son désespoir et lui imposer par la puissance et la dignité de son chagrin ; mais il n’osait pas revoir son père, il se défiait de lui-même, l’ancienne prophétie lui revenait dans toute son horreur : il craignait sa destinée.

Mieux valait, pensait Owen, quitter le pays pour toujours, aller habiter quelque ville où sa femme oublierait leur premier-né, et qui lui fournirait à lui-même les ressources nécessaires pour qu’il pût gagner leur vie.

Mais quand il voulut songer aux moyens d’exécuter ce projet, il se rappela que tout son argent, — et à cet égard il n’avait pas à se plaindre de sir Griffith, qui avait toujours été généreux, — il se rappela, dis-je, que tout son argent était enfermé dans l’un des meubles qu’il avait au manoir. En vain essaya-t-il de tourner la difficulté : la somme qu’il possédait lui était indispensable. Il fallait absolument qu’il allât à Bodowen ; il s’y résigna donc, espérant éviter la présence de son père.

Le malheureux se leva et prit un chemin détourné pour se rendre au manoir ; la maison paraissait plus sombre, plus désolée qu’à l’ordinaire sous la pluie torrentielle, et cependant il regrettait de la quitter pour toujours. Il entra par une porte dérobée, ouvrant dans un passage qui conduisait à la pièce où il avait ses livres, ses instruments de chasse et de pêche, ses papiers, en un mot, tout ce qui lui appartenait. Arrivé dans cette chambre, il chercha en toute hâte les objets qu’il voulait emporter, car non-seulement il avait peur qu’on ne vînt l’interrompre, mais il éprouvait un désir fébrile de partir le soir même, en supposant que sa femme eût la force de voyager.

Tout en choisissant les quelques articles dont il croyait avoir besoin, il se demandait quels seraient les sentiments de son père lorsque celui-ci apprendrait que le fils qu’il avait adoré autrefois l’abandonnait pour toujours. Ce départ lui ferait-il regretter sa conduite ? Penserait-il avec émotion à l’enfant plein de tendresse, qui jadis accompagnait ses pas ? Ou bien, hélas ! se réjouirait-il avec sa femme de ne plus avoir entre eux l’héritier dont la présence était un obstacle à leur repos ?

Puis il songeait à la pauvre Nest, dont l’enfant n’était plus, et qui ne connaissait pas encore toute l’étendue de son malheur. Pauvre mère, si aimante et si dévouée ! Il se la figurait dans un autre pays, regrettant ses montagnes, et ne voulant pas être consolée, parce qu’elle avait perdu son enfant.

La nostalgie qui pouvait s’emparer de celle qu’il aimait, n’ébranla même pas la résolution qu’Owen avait prise, tant il avait à cœur de s’éloigner de son père, afin d’échapper à la destinée qui lui était prédite, et qu’il accomplirait fatalement, s’il restait dans le voisinage du meurtrier de son fils.

Il venait de terminer ses préparatifs, et ne songeait plus qu’à rejoindre la pauvre Nest, quand la porte s’ouvrit doucement et laissa passer la tête malicieuse du petit Robert, qui venait dans cette chambre avec l’intention d’y prendre quelque chose. Il hésita d’abord en apercevant Owen ; puis, retrouvant toute son audace, il vint poser la main sur le bras du jeune homme, et lui dit avec une figure narquoise :

— Comment va ta bonne amie, Nest Pritchard ? »

Le bambin se préparait à jouir de la confusion d’Owen ; mais il fut terrifié par l’éclair qui traversa les yeux du jeune homme, et, courut vers la porte où, se croyant en sûreté, il continua ses railleries de plus en plus insultantes.

« Ce n’est qu’un enfant ; il ne comprend pas la portée de ses paroles, » se disait Owen en serrant son fusil d’une main convulsive, et en cherchant à dominer l’orage qui s’élevait dans son cœur. Toutefois lorsque Robert, encouragé par l’impunité, dirigea ses injures contre l’innocent qui venait de mourir, Owen ne se contint plus, et, saisissant le railleur impitoyable, il le souffleta d’une main vigoureuse.

Aussitôt revenu à lui-même, il lâcha l’enfant, et vit avec horreur le petit Robert glisser sur le carreau. Le fait est, qu’étourdi par le coup qu’il venait de recevoir, et, surtout effrayé, le gamin avait jugé plus sage de paraître évanoui.

Plein de remords, et se reprochant amèrement sa violence, Owen avait ramassé Robert, et le traînait vers un lit placé dans un coin de la chambre, lorsqu’entra sir Griffith.

Le matin de ce jour fatal, le squire était la seule personne du manoir pour qui le mariage de l’héritier de Bodowen avec Nest Pritchard fût encore une chose secrète. On avait remarqué les visites fréquentes du jeune homme au pêcheur de Ty-Glas, le changement qui s’était opéré dans la conduite et dans les manières de Nest, et l’on avait fini par découvrir la vérité. Mais l’influence de mistress Griffith était si grande, que personne n’avait osé dire un mot de cette affaire à sir Griffith, avant qu’elle eût jugé convenable de lui en parler elle-même.

Or, il se trouva que, d’après elle, le temps était venu de faire connaître à son mari la mésalliance dont Owen s’était rendu coupable. Elle arriva tout en pleurs, se fit arracher la triste nouvelle, s’étendit avec complaisance sur la réputation de légèreté qu’avait autrefois la jolie Nest, et ne manqua pas d’insinuer que, même aujourd’hui, c’était une coureuse de bocages et de bruyères, suivant l’expression consacrée dans le pays de Galles pour désigner une femme perdue.

Sir Griffith s’était dirigé immédiatement vers Ty-Glass, sans avoir d’autre but que d’épancher sa colère. Nous avons assisté à la déplorable scène qui était résultée de cette démarche. Il était sorti du cottage plus irrité que jamais, et venait de rentrer chez lui, où les insinuations perfides de sa femme avaient aigri son ressentiment. C’est alors qu’il distingua la voix de Robert, probablement en dispute avec quelqu’un ; il accourut vers l’endroit où le bruit se faisait entendre, et vit le corps de son favori traîné par le coupable Owen, dont le visage contracté annonçait une colère récente. Quelques mots poignants dits à voix basse exprimèrent l’indignation du squire ; et tandis qu’Owen, silencieux et fier, dédaignait de se justifier auprès de celui dont il avait bien autrement à se plaindre, mistress Griffith parut à son tour dans la chambre. Le squire, en voyant l’émotion toute naturelle de sa femme, sentit redoubler sa fureur, et dans son aveuglement, il se persuada que la violence dont Owen avait fait preuve, à l’égard du petit Robert, était préméditée. Il appela ses domestiques à son aide, afin, disait-il, de préserver sa vie et celle de sa femme des attaques de son fils. Les regards des valets étonnés allaient de mistress Griffith, qui sanglotait en serrant le bambin sur son cœur, au visage furieux du squire, pour s’arrêter sur le malheureux Owen, qui n’avait pas même entendu les paroles de son père ; car devant ses yeux gisait le cadavre d’un petit enfant ; et dans les cris de mistress Griffith il entendait les gémissements d’une pauvre mère dont la douleur était sans espoir.

Si Owen avait été livré à sa propre nature, il aurait cherché, à force de soins et de tendresse pour Robert, à expier la faute qu’il avait commise dans un moment de violence ; mais, irrité par l’injustice, endurci par sa propre douleur, il ne chercha pas même à s’excuser, et ne fit aucun effort pour échapper à l’emprisonnement auquel sir Griffith le condamna, jusqu’à ce qu’un chirurgien eût examiné la contusion de Robert.

Ce n’est qu’en entendant fermer et barrer la porte sur lui, comme on eût fait pour s’assurer d’une bête féroce, que l’abandon où se trouvait la pauvre Nest revint à la mémoire du prisonnier. Comme elle devait souffrir de ne pas l’avoir près d’elle ! Comme elle devait l’appeler au milieu de ses larmes ! Et que pensait-elle de son absence ? Ne supposait-elle pas qu’il avait obéi à son père, et qu’il lui reprenait son amour au moment où elle en avait le plus besoin ? Cette pensée le rendait fou, et il chercha autour de lui un moyen d’évasion quelconque.

On l’avait enfermé au premier étage, dans une petite chambre, dépourvue de meubles, et dont la porte massive aurait défié les efforts de dix hommes vigoureux ; mais la fenêtre, comme dans la plupart des maisons galloises, était placée au-dessus du foyer ; le corps de cheminée, qui se séparait en deux branches, faisait saillie à l’extérieur, et de ce côté la fuite était possible, même pour un homme moins alerte et moins désespéré que notre captif.

La pluie avait cessé et de pâles rayons de soleil traversaient l’air humide, pendant qu’Owen, échappé de sa prison par la voie que nous avons décrite, gagnait à la dérobée un endroit du parc donnant sur des rochers, d’où il était souvent descendu, au moyen d’une corde bien assujettie, dans un petit bateau à voile que son père lui avait donné jadis, et qui était amarré au pied de la falaise. Il avait choisi cet endroit pour y mettre son canot, parce que c’était le point d’abordage le plus rapproché du manoir ; mais pour y arriver, sans traverser une grande pelouse qui se déployait devant la maison, il fallait faire un long détour, en se glissant au milieu d’un taillis dont les cépées avaient à peine la hauteur d’un arbrisseau. Courbé vers la terre, le fugitif avançait peu à peu, l’oreille au guet, et cherchant l’endroit le plus épais du fourré. Tout à coup il découvrit, à travers les feuilles son père et sa belle-mère qui se promenaient dans une allée voisine ; le squire, évidemment, s’efforçait de calmer sa femme, qui parlait avec animation, et le pressait avec instance de lui accorder ce qu’elle demandait. Ils s’éloignèrent ; Owen respira, fit quelques pas, et fut obligé de s’arrêter de nouveau pour ne pas être aperçu de la cuisinière qui revenait de cueillir quelque chose au potager.

C’est ainsi que l’hériter de Bodowen, espérant fuir la malédiction qui pesait sur sa famille, s’éloignait pour toujours de la demeure de ses ancêtres. Il finit par atteindre le plateau qui couronnait la falaise, reprit haleine pendant quelques minutes, et se baissa pour trouver la corde qui devait lui sertir d’échelle ; cette corde, roulée avec soin, était placée dans un trou assez large et recouvert d’une énorme dalle, composée d’un fragment de roche. Ainsi penché vers le sol, et faisant un violent effort pour soulever la lourde pierre, Owen n’aperçut pas sir Griffith qui s’était approché ; le squire le saisit brusquement par le bras, avant qu’il pût savoir quel était celui qui s’emparait de sa personne. La lutte s’engagea ; Owen chercha naturellement à se défendre, et déployant toute sa vigueur, il poussa son père sur la dalle qu’il venait de déplacer, et qui se trouvait en équilibre au bord de la falaise.

Sir Griffith disparut dans les flots ; Owen, perdant le point d’appui que lui fournissait le squire, le suivit dans l’abîme, n’ayant toutefois d’autre pensée que de venir au secours de son père ; mais celui-ci, en tombant, s’était frappé la tête contre l’angle du bateau, et s’était tué sur le coup. Owen, qui ne s’en doutait pas, n’avait qu’un but : empêcher l’accomplissement de la prophétie. Il plongea, revint à la surface de l’eau, plongea encore, et vit son père étendu au fond de la baie ; il le saisit, le ramena près de la barque, l’y jeta par un effort désespéré, et ne se hissa lui-même dans le canot que par l’instinct qui veille le dernier à la conservation de l’individu. Bientôt, prenant ses sens, il regarda sir Griffith dont le crâne était ouvert et la figure livide ; il mit la main sur la poitrine du blessé, le cœur ne battait plus.

« Mon père ! mon père ! s’écria-t-il, revenez à la vie ; jamais vous n’avez su combien je vous ai aimé, combien je vous aimerais encore… »

Le souvenir de son enfant arrêta les paroles sur ses lèvres.

« Vous ignoriez comment il a cessé de vivre, reprit-il après un instant d’angoisse. Oh ! mon Dieu ! si j’avais eu la patience de vous le dire ; si vous aviez eu celle de m’entendre… et maintenant tout est fini ! »

Fut-elle attirée par cette voix plaintive, ou s’étant aperçue de l’évasion du prisonnier, cherchait-elle son mari pour l’informer du fait, c’est ce que je ne saurais dire ; mais au sommet des rochers, précisément au-dessus de lui, Owen entendit sa belle-mère appeler sir Griffith à plusieurs reprises.

Il garda le silence, et poussa le canot tout près de la côte, à un endroit ou des broussailles qui s’avançaient au-dessus de la baie, ne permettaient pas qu’on pût le découvrir du rivage. Pour mieux se cacher, il s’étendit à côté du cadavre de sir Griffith, et se rappela l’époque, où dans son enfance, il partageait le lit de son père, qu’il éveillait au point du jour pour lui entendre raconter d’anciennes légendes. Combien resta-t-il ainsi, le corps glacé, la tête en feu, se débattant contre l’horreur d’un fait qui réalisait l’affreux cauchemar d’autrefois ? Il n’en sut rien lui-même.

À la fin, cependant, le souvenir de la pauvre Nest fit diversion à cette horrible pensée, et le tira de sa léthargie douloureuse ; il déplia une voile qu’il étendit sur le corps de son père ; et de ses mains roidies prenant les rames, il longea la côte, en se dirigeant vers Criccaeth. Lorsqu’il fut arrivé près d’un endroit où les rochers, en s’ouvrant, formaient une espèce de gorge étroite, il y poussa l’esquif, jeta l’ancre tout auprès du rivage, et gravit la côte escarpée. Il se disait en lui-même qu’il serait bien heureux de tomber à la mer, où il trouverait le repos et l’oubli ; et cependant il cherchait par instinct les endroits les plus sûrs pour y poser les mains et les pieds, jusqu’à ce qu’il fût arrivé sain et sauf au terme de l’escalade. Owen se mit alors à courir comme un fou dans la direction de Ty-Glas ; puis il s’arrêta, revint sur ses pas avec la même vitesse, se jeta sur l’herbe, et, rampant jusqu’au bord du précipice, attacha un regard avide sur le bateau, afin de voir s’il n’y découvrirait pas un signe, un mouvement qui annonçât la vie. Tout restait immobile. Cependant la lumière qui se jouait dans les plis du linceul, lui fit croire qu’il avait vu remuer quelque chose ; il glissa le long du rocher, plongea dans la mer et gagna le bateau, à la nage. Pendant une minute ou deux il regarda la toile sans oser la soulever ; puis saisi de terreur en pensant qu’il pouvait laisser éteindre le dernier souffle qui restât chez son père, il écarta tout à coup le voile funèbre : les yeux du cadavre le contemplèrent avec la fixité de la mort ; tout était bien fini.

Owen ferma les paupières, rapprocha les lèvres l’une de l’autre, et baisa respectueusement le front pâle de sir Griffith.

« C’était ma destinée, dit-il ; mieux aurait valu, mon père, que je fusse mort en naissant. »

Le jour s’éteignait peu à peu ; qui saura dire combien sa lumière est précieuse ! Owen gravit de nouveau la falaise et reprit le chemin de Ty-Glas.

« Enfin ! vous voilà donc ! lui dit Ellis comme il entrait dans le cottage. Ce n’est pas un homme de ma condition qui laisserait sa femme pleurer seule auprès du corps de son enfant ; ce n’est pas nous qui laisserions notre père tuer sous nos yeux notre propre fils. Oh ! j’ai bien envié de vous reprendre ma fille.

— Ce n’est pas moi qui le lui ai dit, cria Nest en implorant son mari du regard ; il a tout deviné, c’est tout au plus si j’ai répondu à ses questions. »

Elle berçait l’enfant sur ses genoux, comme s’il n’eût été qu’endormi.

« Peu importe, répliqua Owen avec douceur ; il ne se fait que les actes et ne se dit que les paroles qui ont été prévus et décrétés. Il y a bientôt deux cents ans que j’étais destiné à l’œuvre que je viens d’accomplir ; les années m’attendaient ; lui-même n’ignorait pas le sort qui lui était réservé. »

Pritchard connaissait la légende, et croyait à la prophétie de Glendower ; mais il ne se figurait pas qu’elle dût se réaliser maintenant. Il comprit néanmoins aussitôt les paroles de son gendre, et bien qu’il supposât que le jeune squire, en tuant son père, avait agi de propos délibéré, il ne songeait pas à blâmer Owen d’avoir tiré vengeance de la mort de son fils, et puni le meurtrier du désespoir où cette mort avait plongé la pauvre Nest ; mais il savait qu’aux yeux de la loi, cette action, qui lui paraissait naturelle, passerait pour un bel et bon parricide et que les magistrats du pays, quelle que fût leur négligence à l’égard des crimes ordinaires, ne manquaient pas d’informer quand il s’agissait de la mort d’un homme aussi important que sir Griffith. Il fallait donc, pensait le pêcheur, leur dérober le coupable, au moins pendant quelque temps.

« Allons, ne prenez pas cet air désespéré, dit-il en frappant sur l’épaule de son gendre ; ce n’est pas votre faute, puisque c’est le sort qui l’a voulu. Mais comment se fait-il que vous êtes tout mouillé ? Ton mari est trempé, Nest, voilà pourquoi il est si tremblant et si pâle. »

La jeune femme posa dans son berceau l’enfant qu’elle tenait toujours, et s’approcha d’Owen. Plongée dans une sorte de stupeur, à force d’avoir pleuré, c’est à peine si elle avait entendu les paroles de son mari, et certes elle ne les avait pas comprises. Son attouchement fondit la glace qui entourait le cœur d’Owen.

« Nest, dit-il, en la prenant dans ses bras, peux-tu m’aimer encore ?

— Pourquoi cesserais-je de vous, aimer ? lui demanda-t-elle, et ses yeux s’emplirent de larmes. N’est-ce pas vous qui étiez le père de mon enfant ?

— Oui ; mais si tu savais… Oh ! dites-le-lui ; Pritchard.

— À quoi bon ? c’est inutile, répondit Ellis ; elle a déjà trop de chagrin dans l’âme. Dépêche-toi, ma fille, et va chercher les habits que je mets les jours de fête.

— Je ne comprends pas, dit Nest, en portant la main à son front. Que doit me dire mon père ? Et pourquoi êtes-vous si mouillé ? Il faut que j’aie perdu la raison ; je ne devine pas le sens de vos paroles, et je suis toute surprise de l’expression de votre figure. Je ne sais qu’une chose, c’est que mon petit enfant est mort, ajouta-t-elle en fondant en larmes.

— Allons, Nest, allons ! occupe-toi des habits, lui dit son père. » Tandis qu’elle obéissait avec douceur, ne cherchant pas à comprendre où son mari avait pu se mouiller de la sorte, Ellis dit rapidement à Owen :

« Ainsi donc le squire est mort ? Parlez bas de peur qu’elle ne vous entende. Bien, bien, il est inutile d’entrer dans les détails ; je comprends comment cela s’est passé. Nous devons tous mourir, un jour ou l’autre. Mais il faut qu’on l’enterre ; par bonheur il fait nuit. Je me demande si un petit voyage ne vous conviendrait pas ? Cela ferait beaucoup de bien à votre femme ; ensuite…, il en est d’autres qui sont sortis de chez eux pour n’y jamais rentrer. Le squire n’est pas au manoir, je suppose ? Très-bien ; cela fera du bruit, on cherchera, on s’étonnera, on jasera, puis on finira par se taire, et un beau jour le fils prendra possession de son héritage comme si de rien n’était. Soyez tranquille, vous reviendrez pour conduire Nest à Bodowen. Allons donc, enfant, ces bas-là ne valent rien ; cherche la paire que j’ai achetée dernièrement à la foire de Llanroust. Ne vous désolez pas, sir Owen, la chose est faite, on ne peut pas l’empêcher. C’est une besogne qui vous était commandée, à ce que l’on prétend, depuis l’époque des Tudors. Il le méritait bien d’ailleurs ; regardez l’enfant qui est dans ce berceau. Dites-moi seulement où il est, afin que je m’occupe de la seule chose qu’on puisse faire actuellement pour lui. »

Owen regardait fixement la flamme rutilante qui s’élevait du feu de tourbe, et n’écoutait pas ce que lui disait Pritchard.

« Il faut cependant en finir, » reprit Ellis avec impatience, au moment où la pauvre Nest apportait les habits qui lui avaient été demandés.

Owen resta immobile et silencieux.

« Qu’est-il arrivé, mon père ? s’écria la jeune femme avec effroi.

— Demande-lui toi-même, Nest, répliqua le pêcheur.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en s’agenouillant pour regarder son mari.

— Tu ne m’aimeras plus quand tu le sauras, Nest, répondit-il d’une voix sourde ; et cependant ce n’est pas ma faute.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mais je vous aimerai quoi qu’il arrive ; ne me cachez rien, je peux tout savoir.

— Mon père est mort, dit Owen après un instant de silence.

— Que Dieu lui pardonne ! s’écria Nest, en pensant à son fils.

— Qu’il ait pitié de moi ! dit Owen d’un air abattu.

— Est-ce que vous l’auriez… elle n’acheva pas sa phrase.

— Oui, c’était ma destinée ; comment aurais-je pu m’y soustraire ? Tu sais tout maintenant ; hélas ! c’est le démon qui a été cause de sa chute ; moi, j’ai plongé pour le secourir, j’ai tout fait pour le sauver, Nest ; je me suis presque noyé ; mais il était mort, il s’était tué en tombant.

— Il est au fond de la mer ? demanda Pritchard avec vivacité.

— Non, il est dans mon canot, répondit Owen qui tressaillit au souvenir de l’impression qu’il avait eue en soulevant le linceul.

— Je vous en prie, changez de vêtements, » lui dit sa femme, à qui la mort de sir Griffith paraissait indifférente.

Pendant qu’elle aidait Owen à défaire ses habits, et à revêtir ceux qu’elle lui avait apportés, Pritchard mêlait, dans un gobelet énorme, une liqueur spiritueuse avec de l’eau chaude et s’occupait du souper. À force d’instances, il parvint à faire boire un peu de son breuvage fortifiant à son gendre, et à lui faire manger quelque chose, ainsi qu’à sa fille, qui, pour lui plaire, avala quelques bouchées de gâteau d’avoine. Tout en faisant les préparatifs du départ, et en pensant aux moyens à prendre pour cacher la manière dont le squire était mort, le pêcheur songeait avec orgueil que sa fille, malgré ses habits de paysanne et sa coiffure en désordre, n’en était pas moins en réalité maîtresse de Bodowen, la plus grande de toutes les maisons qu’il eût jamais vues depuis qu’il était au monde.

Il fit avec adresse plusieurs questions à son gendre, relativement à la mort de sir Griffith. De son côté, Owen éprouvait un certain soulagement à parler de cet horrible malheur, dont il avait besoin de rejeter la cause sur le hasard ou la fatalité ; et quand Ellis eut terminé son repas, si toutefois on peut appeler ainsi la collation qu’il venait de faire, il avait appris tout ce qu’il voulait savoir.

« Maintenant, dit-il à sa fille, couvre-toi bien ; fais un paquet de tes hardes les plus indispensables, et dépêchons-nous, car il faut que vous soyez au point du jour à moitié chemin de Liverpool. Je vais vous conduire au delà des sables de Rhyl, mon bateau aura le vôtre à sa remorque ; et je reviendrai ensuite avec le produit de ma pêche, afin d’apprendre comment les choses se seront passées à Bodowen. Une fois à Liverpool, vous n’aurez rien à craindre, personne ne vous connaît ; vous pourrez y attendre en toute sûreté qu’il vous soit permis de revenir au manoir.

— Je n’y rentrerai jamais, dit Owen d’un air sombre, c’est un endroit maudit.

— Bah ! laissez-moi vous guider, jeune homme, reprit le pêcheur ; nous allons d’abord toucher à la pointe de Llyn, dont l’ecclésiastique est un de mes petits cousins, — les Pritchard ont connu de meilleurs jours, — et nous le ferons enterrer là. Ce n’est qu’un simple accident ; vous pouvez relever la tête. Croyez-moi, vous reviendrez au manoir ; vous le remplirez d’enfants, et vous vivrez pour les bénir.

— C’est impossible, dit Owen ; je suis le dernier de ma race, et le fils a tué son père. ».

Nest arriva au même instant, couverte de son manteau et toute prête à partir ; Pritchard éteignit le feu avec soin et ferma la porte du cottage.

« Par ici, mignonne, dit-il à sa fille, donne-moi tout cela qui te gêne, et suis-moi bien en descendant. »

Owen, la tête baissée, marchait derrière eux sans rien dire. Nest donna le ballot de hardes à son père et serra plus étroitement ce qu’elle tenait sous sa mante.

« Personne que moi ne le portera, » murmura-t-elle à voix basse.

Le pêcheur ne fit pas attention à ses paroles et passa devant pour lui montrer le chemin ; son mari, qui l’avait comprise, vint auprès d’elle pour la soutenir, et la bénit dans son cœur.

« Nous partons ensemble, lui dit-il ; mais qui sait où nous allons ! » En disant ces mots, il regarda les nuages que le vent chassait avec violence.

« Une mauvaise nuit, dit Pritchard en tournant la tête du côté des jeunes gens ; mais n’ayez pas peur ; nous dominerons la tempête. »

Comme il approchait du rivage, il s’arrêta tout à coup :

« Restez ici, dit-il ; je peux rencontrer quelqu’un, il est possible que l’on me reconnaisse et que je sois obligé de parler. Attendez-moi là, je reviendrai vous chercher. »

Les deux jeunes gens s’assirent au bord du chemin :

« Laisse-le moi voir, Nest, » dit Owen à la jeune femme.

Elle sortit de sous sa mante le corps de son enfant ; tous les deux regardèrent avec tendresse la figure du pauvre ange qui leur parut endormi ; puis ils l’embrassèrent et le recouvrirent avec respect.

« J’ai cru, dit Owen, lorsque le précieux fardeau eut été replacé sous la mante, j’ai cru sentir que l’ombre de mon père s’est approchée de nous, et qu’elle s’est inclinée sur la chère petite créature ; un souffle étrange a frappé mon visage lorsque je me suis baissé vers l’enfant, et il m’a semblé voir l’âme innocente de notre fils guider celle de mon père, et la conduire aux portes du ciel, malgré ces chiens maudits qui s’élancent du nord à la poursuite des âmes.

— Ne parle pas ainsi, Owen, lui dit Nest en s’attachant à lui ; qui peut dire si personne ne nous écoute ? »

Ils gardèrent le silence et restèrent plongés dans une terreur indicible, jusqu’au moment où ils entendirent Ellis Pritchard qui les cherchait en disant à voix basse :

« Où êtes-vous ? suivez-moi, et surtout ne faites pas de bruit ; on cherche le squire, madame est folle d’inquiétude, il y a du monde dans tous les environs. »

Quelques instants après, les trois fugitifs s’embarquaient dans le bateau d’Ellis. La mer était houleuse et battait la falaise, même en cet endroit protégé contre le vent ; et les nuages, déchirés et tordus par la tempête, couraient avec force au-dessus des flots tumultueux.

Le bateau pêcheur sortit du havre où il était abrité, conduit par Pritchard, qui seul proférait de temps en temps quelques paroles brèves pour indiquer la manœuvre ; il se dirigea vers les rochers où le jeune squire avait amarré son canot ; mais lorsqu’il y arriva, l’esquif n’y était plus ; sa chaîne avait été brisée, et nul ne pouvait dire où l’avait jeté l’orage.

Owen alla s’asseoir et se couvrit la figure de ses mains. Cet événement, si naturel et si simple en lui-même, frappait d’une manière étrange son esprit superstitieux. Il avait eu l’espérance de se réconcilier avec son père, en déposant le corps du squire et de son enfant dans la même tombe ; il lui semblait maintenant que sir Griffith se révoltait contre cette union peut-être sacrilège, et qu’il n’avait plus de pardon à espérer.

Pritchard envisageait le fait à un point de vue plus réel et plus grave. Si le cadavre du squire de Bodowen était trouvé dans un bateau, que chacun savait appartenir à son fils, de terribles soupçons naîtraient de cette preuve accablante. Plus d’une fois dans la soirée, Pritchard s’était dit qu’il serait plus sage de donner à sir Griffith la sépulture des marins, c’est-à-dire de coudre le mort dans un lambeau de voile, d’y attacher un poids considérable pour qu’il ne pût surnager, et de le jeter à la mer où il disparaîtrait sans retour. Nos fugitifs pourraient, alors revenir à Ty-Glas, où ils attendraient que le jeune squire pût prendre possession de l’héritage du défunt ; à moins que trop bouleversé par les derniers événements, Owen ne préférât s’éloigner du pays, jusqu’au jour où l’émotion causée par la mort de sir Griffith serait complètement apaisée.

Mais à présent, le retour immédiat n’était plus possible quelque déchaînée que fût la tempête, il fallait partir à l’instant même, et se cacher à une certaine distance, au moins pour quelque temps. La nuit précédente, Ellis n’aurait pas craint l’orage, secondé par Owen, tel qu’il était alors ; mais que devenir sans autre assistance que celle d’un homme égaré par le désespoir, et qui acceptait la fatalité dont il se croyait poursuivi ?

Cependant les fugitifs s’éloignèrent du rivage, assaillis au milieu des ténèbres, par les vents et les flots, et jamais ils ne reparurent aux regards des hommes.

Aujourd’hui le manoir de Bodowen n’offre plus qu’un amas de décombres noircis et humides, et c’est un Saxon qui possède le patrimoine des Griffith.


C’était maintenant à M. Preston de nous raconter quelque chose : un fait curieux, une légende ou une histoire, et chacun se tourna vers lui, mais sans oser lui dire ce qu’on attendait de son obligeance, car il était grave, silencieux par nature et d’une réserve qui éloignait toute familiarité.

Néanmoins il comprit notre désir, et, prenant la parole : « Je sais, nous dit-il, ce que vous attendez de moi, et je vais vous raconter un épisode de ma propre existence. J’avoue qu’il m’est pénible d’entretenir les autres d’un sujet qui m’est tout personnel ; mais ces tristes souvenirs sont les seuls qui se présentent à mon esprit. On pourra, je crois, tirer de cette histoire un utile enseignement ; c’est à vous d’en juger ; mon intention n’est pas de vous faire de la morale ; et si les faits que je vais vous rapporter ne suffisent pas par eux-mêmes à vous impressionner, toutes mes paroles seraient impuissantes à vous faire comprendre ce que vous n’auriez pas senti d’abord.