Autour du sofa/Les deux frères

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 321-338).

LES DEUX FRÈRES.


Ma mère avait tout au plus dix-sept ans lorsqu’elle épousa M. Smith, qui en avait à peine vingt et un. Celui-ci cultivait dans le Cumberland, à peu de distance de la côte, un petit domaine qu’il avait affermé. Soit qu’il fût trop jeune et qu’il n’eût pas assez d’expérience en agriculture, soit tout autre motif que je ne saurais vous dire, il fit de mauvaises affaires, tomba malade, et mourut de la poitrine au bout de trois ans de mariage, laissant à sa veuve une petite fille qui marchait à peine, et la ferme sur les bras, avec un bail de quatre ans, un attirail en désarroi, pas d’argent pour remplacer les bestiaux qui étaient morts, ou qui avaient été vendus pour acquitter les dettes les plus pressantes ; enfin pas même de quoi acheter les provisions quotidiennes. Ajoutez à cela que ma mère était enceinte, et vous comprendrez combien elle avait sujet de se trouver malheureuse. Quel affreux hiver elle eût passé dans la ferme, sans voisinage à plusieurs milles à la ronde, si ma tante n’était pas venue partager sa solitude et se concerter avec elle pour faire durer, autant que possible, le peu d’argent qu’elles parvenaient à gagner.

Mais la jeune veuve n’avait pas encore épuisé la coupe d’amertume ; elle était sur le point d’accoucher, lorsque la fièvre scarlatine attaqua sa petite fille, qui mourut en quelques jours. Ce fut un coup de foudre pour ma mère. Tante Fanny m’a souvent raconté qu’elle ne versa pas une larme ; elle prit la main du pauvre ange dans la sienne, et regarda le petit visage pâle de la morte jusqu’au moment où il fallut faire les préparatifs des funérailles ; puis elle embrassa l’enfant une dernière fois, toujours sans pleurer, alla s’asseoir auprès de la fenêtre, et suivit du regard les quelques personnes vêtues de noir qui, marchant dans la neige, conduisaient la pauvre petite à sa dernière demeure.

Lorsque ma tante fut revenue de l’enterrement, elle trouva ma mère toujours à la même place et dans la même attitude. Cette espèce de torpeur dura jusqu’à la naissance de Grégoire, qui arriva quinze jours après. Aux premiers cris de son fils, les larmes jaillirent des yeux de la pauvre mère ; elle pleura nuit et jour et pendant si longtemps, qu’on se regardait autour d’elle avec inquiétude, et que ma tante, qui avait si vivement désiré ses pleurs, faisait maintenant tous ses efforts pour en arrêter le cours. Ma mère demanda qu’on la laissât tranquille, disant qu’elle était soulagée par ses larmes ; puis elle ne pensa plus qu’à Grégoire, et parut avoir oublié son mari et sa fille qui reposaient dans le cimetière de Brigham. C’était du moins l’opinion de ma tante ; mais comme elle parlait toujours, et que ma mère était silencieuse par nature, il est possible qu’elle se soit méprise sur les sentiments de sa sœur.

Tante Fanny, qui était l’aînée, traitait ma mère comme un enfant ; cela n’empêchait pas qu’elle ne fût sensible et généreuse, et beaucoup plus occupée des autres et de leur bien-être que de ses propres intérêts. Elle travaillait avec ma mère pour des lingers de Glasgow ; et la petite famille n’aurait pas eu de quoi vivre, si ma tante n’avait ajouté aux profits de son aiguille le peu d’argent qu’elle avait épargné.

Bientôt ma mère sentit que ses yeux s’affaiblissaient ; elle voyait assez pour aller et venir dans la maison et pour faire de gros ouvrages, mais non plus de manière à coudre assez finement pour gagner quelque chose. Elle avait trop pleuré la mort de sa fille ; car ce n’étaient pas les années qui lui faisaient perdre la vue ; elle était jeune à cette époque, et l’on m’a dit souvent qu’elle était la plus jolie femme de tout le pays. Ce fut pour elle un vif chagrin de ne plus pouvoir concourir aux dépenses du ménage. Ma tante essayait bien de lui persuader qu’elle avait assez à faire de tenir la maison et d’élever son enfant ; mais elle n’en savait pas moins que leurs ressources étaient insuffisantes, que sa sœur ne mangeait pas assez pour satisfaire son appétit, et que Grégoire, dont la part était toujours complète, quelque minime que fût celle de sa mère, avait besoin d’une meilleure nourriture.

Un jour, les deux sœurs étaient l’une auprès de l’autre ; ma tante travaillait de toutes ses forces, et ma mère endormait Grégoire sur ses genoux, lorsqu’elles reçurent la visite de William Preston. William avait passé la quarantaine depuis longtemps ; c’était l’un des plus riches cultivateurs des environs ; il avait connu ma mère et ma tante à une époque où elles étaient plus heureuses : autant de motifs pour qu’on lui fît bon accueil. Il tourna son chapeau dans ses mains pour se donner meilleure contenance, écouta ma tante Fanny qui s’était emparée de la conversation, et regarda ma mère, à peu près sans rien dire. À compter de ce jour-là, il revint fréquemment visiter les deux sœurs ; toutefois sans causer davantage, et sans parler du motif qui l’amenait auprès d’elles. Un dimanche, tante Fanny resta pour garder le petit Grégoire, et ma mère alla seule à l’église ; lorsque celle-ci rentra, au lieu de se diriger vers la cuisine où étaient sa sœur et son fils, elle courut s’enfermer dans sa chambre, et se mit à sangloter comme si sa poitrine allait se rompre. Ma tante, qui l’entendit, monta aussitôt et la gronda vivement à travers la porte, qu’elle finit par se faire ouvrir. À peine fut-elle entrée que ma mère se jeta dans ses bras, et lui dit, toujours en pleurant, que William Preston l’avait demandée en mariage, qu’il lui avait promis de se charger du petit Grégoire, comme s’il était son propre fils, et qu’elle avait accepté la proposition de William.

Cette nouvelle choqua d’abord ma tante ; elle avait toujours pensé que ma mère avait gardé bien peu de temps le souvenir de son premier mari, et voyait confirmer cette supposition par l’empressement de la veuve à contracter un nouveau mariage. Tante Fanny trouvait d’ailleurs que, pour un homme de l’âge de William Preston, elle eût fait un parti infiniment plus convenable que sa sœur Hélène, qui n’avait pas accompli sa vingt-et-unième année. Cependant comme on ne lui demandait pas son avis, elle crut plus sage de ne pas dire ce qu’elle en pensait, et d’examiner la chose à un point de vue complètement désintéressé. Après tout, la proposition ne manquait pas d’être avantageuse ; Hélène, dont la vue était trop fatiguée pour qu’elle pût continuer à faire de la couture, pourrait se passer de travailler lorsqu’elle serait la femme de Preston. Qui l’empêcherait alors d’avoir les bras croisés tout le long du jour si elle en avait envie ? En outre, un fils est une grande charge pour une veuve, et il était bien heureux pour Grégoire de trouver un protecteur aussi riche que William.

Tante Fanny en vint donc à envisager cette union sous un jour même plus brillant que ma mère, qui n’eut pas un sourire à dater du moment où elle avait promis à William de l’épouser. Quel que fût l’amour que cette dernière éprouvât pour Grégoire avant cette époque, elle parut l’aimer davantage, et ne cessait de lui parler quand elle était seule avec lui, bien qu’il fût trop jeune pour la comprendre et pour la consoler, si ce n’est par ses caresses.

Enfin, le jour du mariage arriva, et ma mère fut installée dans une maison bien meublée, bien fournie de linge, et qui n’était qu’à une demi-heure de marche de l’endroit où demeurait ma tante. Je crois qu’elle fit tout son possible pour se rendre agréable à son mari ; jamais on n’a vu de femme plus soumise, ai-je souvent entendu dire à mon père ; mais elle ne l’aimait pas, et il s’en aperçut bientôt. Peut-être l’aurait-elle aimé plus tard, s’il avait eu la patience d’attendre ; mais il s’irrita en voyant s’animer la figure de sa femme dès qu’arrivait Grégoire, à qui elle prodiguait les caresses, tandis qu’elle ne trouvait pour lui que des regards et des paroles d’une froideur désespérante. Il finit par le lui reprocher avec amertume, comme si c’était le moyen de lui inspirer de l’amour, et par détester le petit Grégoire, tant il était jaloux de cette tendresse qui débordait du cœur de la pauvre mère à la vue de son enfant. Il aurait voulu que sa femme l’aimât davantage ; personne ne pouvait l’en blâmer ; mais il désirait qu’elle eût moins d’affection pour son fils, et voilà qui était coupable.

Un jour, il s’emporta contre Grégoire, à propos de l’une de ces peccadilles que font tous les enfants ; ma mère crut devoir excuser son fils ; et mon père lui répondit qu’il était déjà bien assez dur d’avoir à élever l’enfant d’un autre, sans encore être obligé de souffrir qu’on encourageât celui-ci à persévérer dans ses défauts ; d’ailleurs il avait, disait-il, le droit d’exiger que sa femme fût toujours de l’opinion qu’il avait émise.

Vous voyez où les choses en étaient arrivées. La fin de tout cela fut que ma mère, qui était enceinte, ressentit de vives douleurs avant l’époque voulue ; et je vins au monde le jour même de la querelle que je viens de vous raconter.

Mon père fut heureux et triste à la fois ; heureux d’avoir un garçon, et triste de l’état où il avait mis sa femme. Mais c’était l’un de ces individus qui préfèrent la colère au chagrin, parce qu’elle les soulage en leur permettant de se fâcher contre les autres ; il découvrit donc bientôt que c’était la faute de Grégoire, et ce fut un nouveau grief à la charge du pauvre enfant ; grief d’autant plus grave que ma mère, au lieu de se rétablir, s’affaiblissait de jour en jour.

Tous les docteurs de Carlisle furent appelés auprès d’elle. Pour la sauver, mon père aurait fait de l’or avec son sang ; mais rien ne put y réussir.

« J’ai toujours pensé, m’a dit souvent ma tante, que ta mère ne se souciait pas de vivre, et qu’elle s’était laissée mourir sans faire d’efforts pour se rattacher à la vie. » Elle avait pourtant fait scrupuleusement tout ce que les médecins lui avaient ordonné ; mais elle y avait mis l’indifférence qu’elle apportait dans toutes ses actions.

Lorsqu’elle fut près de mourir, elle demanda qu’on plaçât Grégoire dans son lit, à côté de moi, et prenant ma main, elle la posa dans celle de mon frère ; son mari entra au même instant, et quand elle le vit se pencher vers nous avec bonté, elle sourit en le regardant avec douceur ; c’était le premier sourire qu’elle adressait à mon père.

Une heure après, elle avait cessé de vivre. Tante Fanny vint demeurer avec nous. Mon père n’aurait pas mieux demandé que de reprendre son ancienne vie de garçon ; mais c’était impossible avec deux petits enfants ; et quelle femme pouvait mieux nous soigner que la propre sœur de notre mère ? C’est donc ma tante qui fut chargée de moi, presque aussi tôt après ma naissance ; elle m’avait nuit et jour à côté d’elle, car j’étais d’une faiblesse excessive.

Mon père me prodiguait également tous ses soins. Il y avait plus de trois cents ans que la terre dont il était possesseur, appartenait à ses ancêtres qui s’y étaient succédé de père en fils, et le désir de me léguer à son tour ce domaine patrimonial aurait suffi pour qu’il s’intéressât vivement à mon existence ; mais il avait besoin d’avoir quelqu’un à aimer, d’autant plus qu’il était, comme beaucoup d’autres, sérieux et dur pour tous ceux qui ne le touchaient pas personnellement, c’est-à-dire pour tout le monde. Il s’attacha donc à son fils, en raison de l’indifférence qu’il avait pour les étrangers, et reporta sur moi la tendresse qu’il aurait donnée à ma mère, si elle n’avait eu un passé dont il était jaloux.

Quant à moi, je le payais bien de retour ; j’aimais d’ailleurs tous ceux qui m’environnaient, car c’était à qui me gâterait dans la maison. J’avais fini par triompher de ma faiblesse native, et j’étais devenu un gros et bel enfant que tous les passants remarquaient lorsque l’on m’emmenait à la ville voisine.

À la ferme, j’étais le favori de ma tante, le bien-aimé de mon père, l’enfant gâté du vieux domestique, le jeune maître des laboureurs, à l’égard desquels je prenais des airs d’autorité, qui devaient être fort ridicules chez un bambin de mon âge.

Tante Fanny était bonne pour mon frère, et veillait à ce qu’il ne lui manquât rien ; mais quand elle avait rempli à son égard tout ce que lui commandait sa conscience, elle ne pensait plus à lui, et s’occupait de moi, tant elle en avait pris l’habitude, à l’époque où ma faiblesse exigeait tous ses soins. Mon père n’avait jamais pu vaincre la mauvaise humeur que lui inspirait la vue de son beau-fils ; il le considérait toujours comme la cause de la mort de sa femme, et je suis persuadé que bien loin de chercher à combattre l’éloignement que lui inspirait mon frère, il se faisait une obligation de l’entretenir. En outre le pauvre Grégoire, qui avait trois ans de plus que moi, était lourd, maussade et embarrassé ; il empêchait de réussir toutes les choses dont il voulait se mêler ; il ne se passait pas de jours qu’il ne s’attirât quelque rebuffade de la part des gens de la maison, domestiques ou laboureurs, qui attendaient à peine que mon père eût tourné le dos pour gronder et souvent pour injurier l’orphelin. J’avoue, à ma honte, que je me laissai entraîner par l’exemple et que je ne fus pas meilleur que les autres pour Grégoire, non que j’eusse la pensée de lui faire aucun mal, ou de le desservir en quoi que ce fût ; mais l’habitude que j’avais prise d’être considéré comme un être supérieur, me rendait insolent pour lui ; j’exigeais souvent plus qu’il ne voulait m’accorder, et dans la colère que m’inspirait sa résistance, je répétais les mots injurieux que les autres employaient à son égard, et dont je ne saisissais pas toujours la signification. Les comprenait-il mieux que moi ? Je n’en sais rien, mais j’en ai peur. Il devint triste et silencieux ; mon père le trouva maussade et boudeur, et ma tante pensa qu’il était stupide. C’était du reste l’opinion de tout le monde ; à force de l’entendre dire, il finit par le croire, et se montra épais et borné. Il restait assis dans un coin, sans prononcer un mot, jusqu’à ce que mon père, impatienté, lui ordonnât d’aller faire une chose ou l’autre ; encore fallait-il l’appeler trois ou quatre fois avant de se faire entendre. À l’école, on n’en tira pas davantage ; il n’avait pas de mémoire, ne savait jamais ses leçons, et paraissait insensible aux réprimandes ; si bien que le maître, fatigué de le gronder et de le battre, vint prier mon père de le reprendre et de lui donner dans la ferme un emploi qui ne dépassât pas son intelligence.

Il en parut plus stupide et plus sombre que jamais. Néanmoins il n’avait pas un mauvais caractère ; il était doux et patient, toujours disposé à rendre service, même à ceux qui venaient de le gronder ou de lui donner une tape ; malheureusement la plupart de ses efforts, pour être utile ou agréable, aboutissaient à quelque maladresse, tant il était gauche et savait peu s’y prendre.

J’imagine que j’étais au contraire fort intelligent pour mon âge ; du moins je recevais une foule d’éloges et l’on m’appelait le coq de la classe. « Il peut apprendre tout ce qui lui plaira » disait le maître d’école à mon père ; mais celui-ci, qui lui-même n’en savait pas bien long, ne trouva pas nécessaire que j’en apprisse davantage et me fit revenir à la ferme où je restai auprès de lui.

Grégoire fut mis à garder les moutons sous les ordres du vieil Adam qui commençait à ne plus suffire à sa tâche. Autant que je puis m’en souvenir, le vieux berger fut la première personne qui eut bonne opinion de mon frère ; il prétendait que celui-ci n’était pas sot, qu’il avait de bons côtés, mais ne savait pas les faire valoir ; et que pour s’orienter dans les landes il n’y avait point son pareil. Mon père essayait d’amener le vieil Adam à confesser les fautes de Grégoire ; et ce fut une raison pour que le bonhomme redoublât ses louanges, dès qu’il eut compris le mauvais désir de son maître.

Un jour de la fin de décembre, j’avais alors seize ans et Grégoire dix-neuf, mon père m’envoya faire une commission à sept milles de la ferme, c’est-à-dire en prenant par la route, et seulement à quatre milles en traversant les landes. Les journées étaient courtes et le vieil Adam, qui à cette époque ne quittait plus son lit, avait annoncé qu’on aurait de la neige avant peu ; aussi, mon père m’avait-il bien recommandé de prendre pour revenir le chemin le plus long, puisqu’il était le plus sûr. J’eus bientôt gagné le terme de mon voyage ; mes affaires se trouvant achevées beaucoup plus tôt que je ne l’avais espéré, je crus inutile de suivre la route pour revenir à la maison et je retournai par les landes, où je m’engageai vers le soir. Le ciel était sombre et la plaine avait un aspect désolé ; mais l’air était calme et je pensai que j’aurais bien le temps de gagner la ferme avant que la neige vînt à tomber. Je pressai le pas ; la nuit marcha plus vite encore. Pendant le jour il m’avait été facile de reconnaître le bon sentier, bien qu’en certains endroits on pût être embarrassé de choisir entre tous ceux qui s’offraient à vos regards ; mais un rocher, un pli du terrain pouvaient alors vous servir de points de repère, tandis que le soir ils devenaient invisibles.

J’appelai tout mon courage à mon aide, et je pris un sentier que je croyais reconnaître ; je me trompais, il me conduisit à un bas fond marécageux, dont le silence ne paraissait jamais avoir été troublé par les pas d’un homme. J’essayai de crier, plutôt pour me rassurer moi-même que dans l’espoir de me faire entendre ; mais les sons brefs et haletants de ma voix sourde et rauque, me remplirent d’épouvante. Tout à coup d’épais flocons tourbillonnèrent dans l’ombre, et je sentis la neige me glacer la figure et les mains. Je perdis alors tout sentiment de la direction que je devais prendre ; je ne pouvais plus revenir sur mes pas, il m’était impossible de savoir où j’étais. La neige m’enveloppait de plus en plus, il me semblait que l’obscurité devenait palpable. Le sol fangeux tremblait sous mes pieds dès que je restais quelques instants à la même place, et je n’osais pas avancer.

Je n’avais plus ni la témérité, ni le courage ordinaires à la jeunesse ; sans un dernier sentiment de honte, je me serais mis à pleurer ; et je ne parvins à contenir mes larmes qu’en poussant des cris terribles. Je suspendis mon haleine pour écouter : pas de réponse à ma voix ; rien que la neige qui tombait sans bruit, plus épaisse et plus rapide dans sa chute. Déjà glacé et tout engourdi, j’essayai de me mouvoir pour éloigner le sommeil qui commençait à me gagner ; mais je tremblais de rencontrer l’un des précipices qui abondent dans ces terrains incultes. Je voulus crier de nouveau, ma voix fut étouffée par les larmes ; je pensais à l’horrible mort qui m’attendait, au chagrin de mon pauvre père qui, maintenant assis au coin du feu, ne se doutait pas de l’affreuse position où était son fils. « Il en mourra, me disais-je, avec désespoir ; et ma tante, est-ce pour me perdre ainsi qu’elle m’a prodigué tant de soins ! » Ma vie entière se dressa devant moi, et les scènes de mon enfance prirent à mes yeux la réalité des objets qu’on voit en rêve. Au milieu des tortures que me firent éprouver ces souvenirs, je rassemblai toutes mes forces pour jeter un cri de désespoir ; je ne comptais pas même sur l’écho, assourdi par la neige, pour me répondre. Quelle ne fut pas ma surprise ! je venais d’entendre un cri prolongé, presque aussi déchirant que le mien. Était-ce l’un de ces esprits railleurs qui hantent, la nuit, ces lieux déserts et dont j’avais entendu si souvent raconter la légende ? Ma poitrine se gonfla, je renouvelai mes efforts pour crier, il me fut impossible d’articuler un son. Au même instant la voix d’un chien me fit tressaillir ; je crus reconnaître la voix de Lassie, une pauvre bête fort laide, à qui mon père donnait un coup de pied chaque fois qu’il la rencontrait, soit à cause des torts qu’elle avait pu avoir, soit parce qu’elle appartenait à mon frère. Lorsque Grégoire était là, il sifflait sa chienne et s’en allait avec elle dans la grange ou ailleurs. Une ou deux fois mon père, en entendant hurler la pauvre bête, avait éprouvé des remords ; et s’était délivré du blâme qu’il s’infligeait à lui-même en reprochant à mon frère de ne pas savoir élever son chien, et de le gâter en lui permettant de venir se coucher auprès du feu.

Cependant je ne me trompais pas ; c’était bien Lassie qui aboyait. « Lassie, m’écriai-je, Lassie ! » Une minute après, la chienne accourait auprès de moi et s’arrêtait en me regardant comme si elle avait eu peur de recevoir le coup de pied dont je l’avais trop souvent accueillie. Mais je pleurai de joie en la retrouvant et je la comblai de mes caresses. J’avais l’esprit trop ébranlé pour réfléchir, néanmoins il me sembla que j’allais être secouru. En effet, je distinguai quelque chose de grisâtre qui se dessinait vaguement dans l’ombre ; c’était Grégoire enveloppé de son manteau.

« Mon frère ! » dis-je en tombant dans ses bras, sans pouvoir ajouter un mot à cette exclamation. Grégoire lui-même semblait trop ému pour parler. À la fin cependant il me dit qu’il fallait nous mettre en marche, si nous ne voulions pas mourir de froid.

« Est-ce que tu sais le chemin qui conduit à la ferme ! lui demandai-je.

— Je croyais le savoir tout à l’heure, répondit-il ; à présent, je n’en suis pas sûr ; la neige m’aveugle et je crains de ne pas pouvoir m’orienter. »

Au moyen de sa houlette qu’il avait prise, il sondait le terrain à chaque pas que nous faisions, et s’éloignait ainsi des crevasses et des fondrières où nous aurions pu tomber. Néanmoins la besogne était pénible et nous marchions trop lentement pour nous préserver du froid. Mon sang commençait à se figer dans mes veines ; je souffrais jusque dans la moelle des os ; chacune de mes fibres se crispait douloureusement ; puis tous mes membres semblèrent se gonfler, et je ne sentis plus rien qu’une pesanteur excessive qui envahissait tout mon être. Grégoire, mieux couvert, et d’ailleurs plus habitué à la dure, ne semblait pas souffrir autant que moi ; il rappelait continuellement sa chienne, remarquait avec soin la direction qu’elle prenait pour revenir auprès de lui, et dirigeait notre marche en conséquence. J’essayai d’abord de lutter contre l’engourdissement dont j’étais saisi, mais le sommeil était plus fort que ma volonté.

« Je ne peux pas aller plus loin, frère, » balbutiai-je ; et tout à coup, en dépit de ma faiblesse, je devins d’une opiniâtreté insurmontable. Je voulais absolument dormir, ne fût-ce que cinq minutes, et la mort dût-elle en être la conséquence.

Grégoire chercha d’abord à m’entraîner, puis voyant que je résistais à ses prières, il garda le silence et réfléchit un instant.

« À quoi bon ! dit-il en se parlant à lui-même ; nous n’arriverons jamais ; il y a trop loin d’ici à la ferme ; notre seul espoir est dans Lassie. Tiens, frère, enveloppe-toi dans mon plaid, et couche-toi à l’abri de ce rocher ; enfonce-toi bien sous l’espèce de plate-forme qu’il projette au-dessus de la terre ; mais, auparavant, n’as-tu pas sur toi quelque objet que l’on connaisse à la maison ? »

Je lui en voulus de me tourmenter ainsi et de m’empêcher de dormir. Néanmoins, comme il répéta sa question, je tirai de ma poche un foulard de couleur voyante, que tante Fanny m’avait ourlé quelques jours avant ; et je le donnai à mon frère, qui l’attacha au cou de sa chienne.

« Lassie, dit-il en caressant la pauvre bête, vite à la ferme, allons, vite ! »

Et la chienne partit comme un trait pour obéir à son maître.

Enfin, je pouvais donc me coucher et dormir ! Je sentis, dans ma torpeur, que mon frère me couvrait avec soin, mais je ne cherchai pas à deviner ce qu’il étendait sur mes pieds. Si ma raison avait été moins engourdie, ou si mon cœur avait eu moins d’égoïsme, j’aurais bien su que, dans ce désert, il ne pouvait me couvrir qu’en se dépouillant lui-même. Toujours est-il que je fus satisfait lorsqu’il eut fini de s’occuper de moi ; il s’étendit à mon côté, s’approcha le plus possible de mon corps, et je lui pris la main, que je conservai dans la mienne.

« Tu ne peux pas le rappeler, me dit-il, que nous avons été couchés ainsi, auprès de notre mère mourante. C’est elle qui alors nous avait fait tenir par la main. Je suis sûr que maintenant elle nous voit. Qui sait ? peut-être l’aurons-nous bientôt rejointe ; que la volonté de Dieu soit faite.

— Cher Grégoire ! » murmurai-je en me serrant contre lui pour avoir moins froid, et je m’endormis, comme il parlait de notre mère.

Un instant après, du moins je n’ai jamais m combien avait duré mon sommeil, je fus réveillé par des voix qui ne m’étaient pas inconnues, plusieurs figures, annonçant l’inquiétude, étaient penchées au-dessus de la mienne, et une douce chaleur m’environnait de toute part ; j’étais à la ferme, couché dans mon propre lit. Ma première parole fut pour appeler Grégoire.

Tous ceux qui étaient là échangèrent un regard plein de tristesse ; mon père essaya vainement de rester impassible : ses lèvres tremblantes devinrent pâles, et ses yeux s’emplirent de larmes.

« Je lui aurais donné la moitié de mes terres ; je l’aurais béni comme s’il eût été mon enfant, dit-il. Oh ! mon Dieu, je me serais mis à ses genoux pour lui demander pardon de mon injustice et de ma dureté envers lui. »

Je n’entendis pas les paroles qui suivirent ; mes yeux se voilèrent, je fus pris de vertige et retombai sans mouvement.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis cette horrible nuit, lorsque je repris entièrement connaissance ; les cheveux de mon père avaient blanchi, et ses mains tremblaient comme celles d’un vieillard.

Je ne lui parlai pas de Grégoire ; il nous était impossible de proférer son nom ; mais son souvenir absorbait toutes nos pensées. Lassie allait et venait partout, prenait la meilleure place au coin du feu, sans qu’on songeât à l’en gronder ; mon père essaya même de la caresser ; mais elle se recula d’un air de méfiance ; et lui, acceptant ce reproche muet de la pauvre bête, soupira douloureusement.

Tante Fanny, toujours expansive, me raconta que le soir fatal où je m’étais engagé dans les landes, mon père, aigri sans doute par la prolongation de mon absence, et plus tourmenté qu’il ne voulait le paraître, s’était montré plus dur que jamais à l’égard de Grégoire ; il lui avait reproché la pauvreté de son père, et sa propre stupidité, qui l’empêchait de se rendre utile ; car, en dépit des paroles du vieux berger, mon père le considérait toujours comme n’étant bon à rien.

À la fin, Grégoire avait sifflé sa chienne, qui était blottie sous la chaise de son maître, dans la crainte d’un coup de pied ou d’un coup de manche à balai, et tous les deux avaient quitté la salle. Mon père venait d’exprimer son inquiétude relativement à mon retour, et ma tante pensa bien, en voyant partir Grégoire, qu’il allait au-devant de moi. Trois heures après, tout le monde à la ferme était dans la plus vive anxiété à mon égard ; on voulait venir à ma rencontre, mais on ne savait pas où me chercher. Personne ne pensait à Grégoire et ne s’apercevait de son absence, quand Lassie arriva, ayant mon foulard attaché autour du cou. Chacun prit aussitôt des couvertures, des lanternes, des vêtements, de l’eau-de-vie, tout ce qu’on put imaginer d’utile en pareille circonstance. On me trouva dormant d’un sommeil glacé, mais respirant encore, sous la roche où Lassie avait amené ceux qui l’accompagnaient. J’étais couvert du plaid de Grégoire, et mes pieds étaient soigneusement enveloppés dans sa veste de peau de chèvre.

Mon frère me tenait dans ses bras presque nus, et sur sa figure inanimée, se voyait encore l’empreinte d’un sourire plein de douceur.

Les dernières paroles de mon père furent pour demander à Dieu de lui pardonner ses torts envers le pauvre orphelin ; et nous trouvâmes dans son testament quelques lignes par lesquelles, en témoignage de son repentir, il demandait à être enterré au pied de la fosse où Grégoire reposait à côté de ma mère.

FIN