Aux hommes de bonne volonté/06

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Éditions nouvelles (p. 37-40).

Soir

À Hubert COLLEYE

Il fait Bon, il fait calme, il fait beau. Le soleil vient de se coucher, le fleuve se frise sous le vent doux : on croirait voir des algues qui voyagent. Une odeur âcre et vireuse de tanaisie flotte dans l’air. Un vol triangulaire de bécassines rase l’eau en chevrotant. Un rossignol doucement chante. Les étoiles s’allument, une à une.

Il fait beau. Je suis seul, je suis heureux et je m’en vais, les yeux mouillés, les mains tendues, des cantiques sur les lèvres. Et je tends mes bonnes mains au passant qui vient vers moi : « Frère ! » Dans une langue étrangère, l’inconnu me dit : « Tu n’es pas de ma race ! Les tiens sont mes ennemis. » Et il s’en va.

Je tends mes bonnes mains à un autre passant qui hésite un instant, examine mes habits et me dit : « Tu n’es pas de ma classe. Les pauvres m’en veulent. » Et il s’en va.

Je tends mes bonnes mains à une passante : « Sœur ! » Elle s’écarte du chemin et me dit : « Tu n’es pas de mon sexe. Les hommes sont égoïstes. » Et la femme s’en va.

Je tends mes bonnes mains à un gosse attardé : « Petit Frère ! » Il s’enfuit en criant : « Tu me fais peur, tu es laid, tu es donc méchant. »

Je tends mes bonnes mains à la petite infirme qui vient vers moi la main tendue et je lui dis : « Ma pauvre Sœur ! » Mais la pauvresse me jette des pierres : « Tu te ris de moi. Va-t’en : les gens bien bâtis sont féroces. »

Voici le simple qui vient en chantant, dansant, gesticulant, animant l’horizon rose de ses gestes fous. Je tends encore mes mains désespérées et lasses d’être tendues : « Frère, viens : je suis seul et j’ai peur d’être seul. Ne m’abandonne pas. Je suis si malheureux ce soir ! » Et le Fou vient vers moi et m’embrasse. Nous allons, nous sommes heureux, le fou et moi, les deux fous. Nous sommes deux primitifs sous un soir des premiers âges. Je chante quelque chose que j’avais là, dans ma gorge et dans mon cœur, depuis longtemps, depuis toujours.

« Depuis les matins du monde, la Vie est belle et généreuse : elle nous a tout donné pour nos yeux, pour notre nez, pour notre bouche, pour nos oreilles, pour notre corps : le ciel et les astres changeants, les paysages toujours neufs, les parfums, les fruits, la musique de l’eau, du vent et des oiseaux, et la Femme. La Vie est belle. Nous vivons dans un paradis… » Les paroles bénies sortent de ma bouche tordue : « La Vie est belle. Soyez-lui reconnaissants en respectant ses créatures : homme, fleur, chien, caillou… Aimez-vous bien !… »

Et voici que, dans l’ombre, surgissent mes passants de tantôt. Je dis à l’étranger : « Frère, écoute-moi. N’es-tu pas comme moi un ouvrier ? N’as-tu pas manié les mêmes outils sur lesquels tes mains ont saigné ? Tes enfants n’ont-ils pas faim comme le mien ? Sais-tu où se trouve la frontière ? En as-tu vu la ligne ? Veux-tu m’aimer ? Va-t’en, rentre chez toi, car la misère et l’angoisse sont dans ta maison. »

Je dis au second : « Veux-tu te mettre tout nu comme au jour de ta naissance ? Il est vrai que mes mains sont calleuses du travail de ce matin et que tes doigts sont chargés de bagues. Il est vrai que je suis pauvrement vêtu et que tes habits sont riches. Mais c’est ton prochain qui t’a paré. Tu es comme moi à la merci du malheur. Veux-tu que nous nous liguions contre lui ? Viens avec moi chez les pauvres. »

Je dis à la passante : « Pourquoi t’es-tu enfuie ? Je ne voulais que te serrer les mains et voir au fond de tes yeux, parce que tes mains de femme sont douces et que tes yeux de femme sont toujours purs. Veux-tu être bonne ?… »

Je dis au petit rassuré : « Je ne suis pas méchant parce que je suis laid. Demande à mon enfant si je ne suis pas le meilleur et le plus beau des hommes. »

Je dis à l’infirme : « Que veux-tu ? Veux-tu du pain ou un baiser, veux-tu un bon baiser qu’on ne t’a jamais donné ? »

Je dis au fou : « Tu es heureux, il ne te manque rien, tu es un petit enfant de trente ans. »

Nous vivons dans un coin de paradis. L’étranger a donné son pain à la mendiante ; l’enfant a vidé ses poches qui étaient pleines de cailloux ; le riche a donné ses bagues au fou et la femme nous a embrassés l’un après l’autre, s’attardant auprès du Simple transfiguré. Nous étions heureux tous les sept sous un soir biblique.

Mais voici que le canon gronde et que, comme une volée de grues lumineuses, des fusées montent de la colline. On bombarde la ville voisine.

L’étranger s’en fut en disant : « Tu m’as trompé : nous sommes des ennemis. Tu es un homme malfaisant, car je rentrerai trop tard et je serai puni par mon chef. »

Le riche suivit : « Mon père m’a fait tel que je suis. Tu m’as volé et tu es un homme malfaisant, car mes chiens n’auront pas la pâtée à l’heure. »

La femme suivit : « Tu m’as trompée comme tous les tiens. Tu es un homme malfaisant, car on ne m’attendra plus et je n’aurai pas de lit cette nuit. »

Le petit s’en alla en jetant des pierres à l’infirme qui me maudit.

Le fou les suivit en jouant avec les bagues et en me criant : « Tu es fou ! »

Je suis fou ! C’est parce qu’on n’a pas écouté les fous qu’on bombarde aujourd’hui la ville voisine, qu’il y a des grues lumineuses dans le soir d’août et que des millions d’assassinés seront le remords et le deuil des silencieuses gens d’Europe, jusqu’à la fin de cette génération.

Il fait noir, je suis seul et je sanglote. Je voudrais être un petit enfant pour ne plus écouter le canon et pour ne plus lire les journaux.