Aux hommes nouveaux

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Aux hommes nouveaux


Si, las de souffrir et de voir souffrir, vous avez recherché ce qui dans cette misère est la faute de l’homme après avoir fait la part de la fatalité, et si, conscients de votre force libre, vous avez protesté par quelque moyen que ce soit contre le crime social, vous êtes des ouvriers de la Révolution. Il se peut que vous soyez divisés sur le choix des tactiques qui doivent amener la transformation dont vous sentez la nécessité, mais l’unité de vos efforts réside dans le généreux malaise qui vous inspire. C’est parce que nous sentons en nous-mêmes une humanité différente de celle qui se soumet à son sort, sans protester, que nous vivons dans l’inquiétude et nous efforçant à modifier notre milieu bien plus qu’à nous y adapter.

Aux termes du Code qui nous régit, l’ordre social repose sur un principe contradictoire : le respect de la vie humaine et de la propriété. D’une façon générale, ce principe n’a pas été contesté par les révolutions acquises, et c’est pourquoi, la tourmente cessant, après avoir épuisé sa fureur sans but, et les excès étant réprimés, malgré l’étiquette changée, l’ordre républicain n’apparaît pas très différent de l’ordre monarchique : par les développements successifs d’une même formule, on arrivait à substituer des abus nouveaux aux abus anciens, l’esclavage et le servage étaient rebaptisés, et, quand s’écroulaient les vieilles forces dominatrices et religieuses, l’ironique Capital s’instaurait en leur place et réclamait le sang et les fumées des sacrifices humains.

L’idée de la propriété, au sens romain exagéré que nous entendons, est une idée contre nature dès qu’elle se supériorise à l’imprescriptible droit de vivre : elle garde de ses origines une odeur de sang et de rapines, toute la dureté et l’imbécile orgueil du vainqueur plantant sa lance dans la terre ; c’est l’appétit primitif évolué, systématisé, à travers des cerveaux commerçants et législateurs ; en dépit de la tradition, cette spéculation funeste se soutient avec peine dans le domaine des faits, elle provoque les représailles de l’individu qu’elle nie et la révolte des instincts, il faut donc la maintenir au nom de quelque autorité extérieure, par le prêtre et par le gendarme ; son jeu normal n’est assuré que lorsque notre épiderme douché par les déclamations morales, insensibilisé par l’opium de la civilisation, ne s’horripile plus du frisson de l’héroïsme. L’idée moderne de la propriété, c’est, en pratique, l’exploitation, le marchandage, la vie humaine à l’encan et la faim comme suprême moyen de persuasion pour réduire volontairement les vaincus ; c’est la conquête sans gloire, au mépris du droit des gens, analogue à ces guerres perfectionnées qu’on expérimente en pays sauvage : le cuirassé y mesure ses forces contre la pirogue, la poudre sans fumée y contraste avec la puissance balistique des arcs ; ainsi dans ces champs clos, nos villes, où sont tant de blessés et des morts, où les femmes et les enfants sont massacrés avec les hommes impuissants à les venger, l’ennemi reste invisible, on n’y voit qu’un peuple de frères pris d’une étrange frénésie, et le cœur du passant se navre.


L’édification des fortunes rares a toujours été basée sur la nécessité des misères nombreuses, mais, par l’exercice nominal de la liberté, les infortunés sont aujourd’hui réduits à la condition d’esclaves sans valeur et que l’intérêt du maître ne protège plus, car ils se sont affranchis en théorie et, dans un jour de colère, ils ont déclaré leurs droits ; cependant, nous les voyons toujours astreints aux mêmes besognes sans compensation, et leur vie n’est plus garantie : en réalité, ils ont accepté de lourdes chaînes au nom de la liberté.

Qu’on l’avoue ou non, la propriété individuelle sans restriction est dans l’ordre social un principe de famine nécessaire à l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour la liberté d’un seul qu’elle favorise, c’est la servitude d’un plus grand nombre qu’elle consacre et, de cette façon, elle donne naissance à une nouvelle aristocratie, l’aristocratie d’argent, qui, dans tous les temps, fut méprisable. La révolution a décapité bien des illusions de noblesse, mais elle a laissé intacte la plus laide tête de l’homme. L’instinct propriétaire s’est développé librement, protégé, encouragé, et des journées de la Terreur il a conclu à l’évolution capitaliste : les autres chefs d’ambition étaient tombés sur la place de la Révolution, l’argent devint directeur et s’afficha sans hypocrisie, il prit un titre autocratique et s’appela le Capital. Regretter cette prépondérance, ce n’est pas conclure comme on l’a fait à la nécessité d’une restauration ; en face de l’œuvre révolutionnaire, on peut regretter seulement qu’elle soit inachevée et que la dernière tête ait manqué à l’exécution.

Ici les idées éversives seront d’autant plus morales qu’elles affirmeront les intérêts méconnus de l’espèce et, chez l’individu, le sentiment de sa personnalité en harmonie avec l’univers, car le plus grave attentat de l’ordre capitaliste, c’est peut-être d’avoir isolé l’homme dans la nature et dans la société : possesseur de la terre, il ne considère plus les choses et les êtres que comme source de revenus ; aux notions nécessaires, vie et beauté, il substitue la valeur, cette abstraction, et se complaît aux agiotages sans plus se soucier des intérêts inviolables qui sont en jeu ; partant du dogme absolu de la propriété, il en dégage une métaphysique commerciale funeste aux enthousiasmes panthéistiques ; de là cette sécheresse d’âme particulière aux gens d’affaires, qui lentement infecte nos races et qui dévie le sens de leur activité. Un immense suicide cosmique en résulte avec l’abaissement des caractères et la prédominance du calcul borné sur l’effusion de la vie qui se dépense pour la participation totale aux richesses du monde. Mais le spéculateur se serait-il dupé ? Il a thésaurisé, et en même temps il a perdu le secret essentiel ; en méconnaissant les droits de l’humanité, il s’est mutilé lui-même. Après cela, c’est en vain qu’il paiera, il n’aboutira pas au vrai luxe, faute d’une élémentaire propreté morale, et toutes les complaisances de l’art ne ranimeront point son sens esthétique aboli ; on voit, au contraire, sa déchéance sentimentale manifestée dans les formes de l’espèce, dans l’épaississement des nuques, dans la bestialité des masques ; les pratiques secrètes du capitalisme ont provoqué la revanche de la nature qui stigmatise de laideur et de bouffissure l’aristocratie d’argent : les dessins de Forain historiant ce phénomène nous amusent souvent de philosophie triste. Mais, d’autre part, le sens harmonieux de la vie ne s’est pas mieux réalisé chez l’électeur ouvrier grisé d’une souveraineté frelatée comme l’alcool qu’il boit ; le paysan, ce Chinois de la civilisation, est resté cupide et féroce en dehors du développement historique et le temps n’est pas loin où, dépossédé de sa terre hypothéquée, il n’aura d’autre ressource que de renforcer les masses militaires et prolétariennes, car son sens de la propriété n’est pas celui de nos « faiseurs » et, dans le conflit journalier, c’est toujours le capital qui dupe la petite épargne ; quant au manœuvre qui n’a d’autre richesse que ses enfants, sa position sacrifiée est évidente ; il la souffre cependant, parce que le moyen d’en sortir ne lui apparaît pas nettement ; en effet, la loi de sa vie ne laisse pas beaucoup de marge à la fantaisie : travaille ou meurs ! c’est là son devoir et son droit.

Certes, il pourrait encore choisir, mais il n’ose pas, l’instinct de la conservation domine sa volonté, il manque d’héroïsme et c’est bien naturel. Les prolétaires vivent donc pour perpétuer leur misère et pour alimenter de leur force le gaspillage public. Qu’ils consentent à mourir en masse, et il est évident que les conditions sacrifiées du travail changeront, on ne les laissera pas faire, le capital privilégié sera déchu de ses droits, une nouvelle vie sociale commencera que nous soupçonnons à peine.

En principe, ce serait l’abolition de la loi de famine sur laquelle pivote notre ordre social. Pour éviter le retour aux anciens errements qui tendraient à se rétablir par la force et la ruse, et pour assurer un meilleur développement de toutes les individualités, on serait obligé de reconnaître que les hommes ne sont pas en tous points différents, qu’ils ont entre eux des contacts et des identités d’où résultent des libertés multipliées de l’un à l’autre, et ces points acquis d’une façon commune suffiraient à la constitution d’un milieu social en élaboration constante, agrégé par simple affinité. L’ordre nouveau serait de proclamer au-dessus de toute atteinte particulière les nécessités communes de la vie, et cela n’irait point sans écorner les droits régaliens du capital. L’égalité des individus ne s’en suivrait pas, nécessairement et par force, conformément au rêve barbare des communistes autoritaires, mais personne au nom de la loi ne pourrait plus exploiter son semblable.

On a constaté que cette espérance raisonnée développait le sentiment de la révolte ; quelques jeunes hommes sensibles et impatients, furent ainsi conduits à rompre violemment avec leur milieu, avec leurs habitudes, et même à forcer leur caractère aux attitudes froidement tragiques ; mais les masses, qui subissent cependant la contagion de l’exemple, n’ont pas cette sensibilité, et, sur la foi d’un raisonnement, jamais elles ne consentiront à jouer le tout pour le tout. Il faudrait pour qu’elles se laissassent gagner par l’enthousiasme que leur nature répugnât à l’esclavage et rien n’est moins certain, car des atavismes de servitude les ont façonnées ; il leur manque aussi l’amour du risque, en dehors du pari mutuel : pour tout dire, leurs forces de volonté sont assez malades. Il se peut qu’on les entraîne par des mirages, mais jamais l’action pour l’action ne les séduira, et pourtant leur appétit ne se satisfait pas de la sagesse du doute.

Dans ces conditions apathiques, comment la transformation du dedans au dehors pourra-t-elle s’effectuer ? Je crois qu’il faudra compter avec l’intelligence désintéressée d’une minorité qui posera le problème sans en altérer les données, en dénonçant les antagonismes et en précisant la base matérielle d’une discussion. Il ne s’agit pas de s’attendrir, mais de qualifier dans le jeu social un certain degré de lâcheté et d’inconscience. Notre république est pleine de gens sans aveu qui s’annoncent en bienfaiteurs libéraux et qui pratiquent l’humanité à la façon des négriers : toute la question est de savoir si l’on veut vivre en bonne intelligence avec ces gens-là. J’entends bien qu’ils pratiquent l’égoïsme et qu’on ne peut les attaquer au nom d’une autre morale que leur bon plaisir, mais qu’on affiche leur raison d’être en contraste avec les égoïsmes voisins et la supercherie dont ils bénéficient apparaît évidente ; de toute manière leurs personnages sont trop mal composés pour qu’on s’y intéresse, non seulement cruels mais souvent grotesques, comme les çakaras du théâtre indien : par exemple on les voit robustes, juchés sur les épaules du pauvre qui trébuche, le gourmant, hoquetant de leur passion philanthropique et s’applaudissant de leur position conquise par le travail. À défaut de toute autre raison, il y a là un spectacle répugnant. Pensez en même temps que toutes les ressources nationales sont employées en protections — qui protège-on ici ? — et il se pourrait que le croc-en-jambe fût à vos yeux la seule morale de cette charge ; dans un cas si généralement accepté, la complexité du philosophe candide conclut au scepticisme, à l’abstention et aux ironies d’après-dîner qu’affectionnait Renan, mais on excuse le croyant sincère qui, plutôt que de jouer un rôle complaisant dans la farce méchante, s’en tire par une impolitesse envers l’humanité. Si la minorité favorisée était vraiment riche, si son développement psychique et sa fraîcheur d’esprit obtenue au prix du labeur et des souffrances de la majorité rachetaient tant d’obscures douleurs, si nulle plainte ne s’élevait d’en bas, il semble cependant que cette manière d’entendre la vie serait justifiée et qu’on serait mal venu à faire le procès d’une société où chacun serait à sa place, mais trop d’inhumanité et de sottise d’un côté compensent mal l’énergie perdue de ceux qui veulent vivre et qu’on repousse en les raillant d’une ridicule souveraineté. Du reste, l’équilibre n’est-il pas depuis longtemps rompu ? la foi aux supériorités a disparu, faute d’hommes supérieurs : on ne reviendra pas sur ces choses ; le principe hiérarchique est sans fondement dans une humanité franche qui se suffit à elle-même, il ne se maintient plus dans le corps social que par la violence, la vie nouvelle s’en trouve gênée, et c’en est assez pour légitimer la crise prochaine, mais rien ne sera sans l’effort d’une minorité indépendante.

Si la France, en dehors de sa représentation parlementaire, comptait seulement un petit nombre d’hommes de bonne volonté pénétrés de l’importance du problème social, assez convaincus pour l’exposer simplement, en affirmant le droit à la vie, et consentant à ne pas le résoudre à leur profit personnel, au moins quant aux petits intérêts, ils pourraient créer un mouvement social formidable : le peuple est las des mystificateurs, mais il suivra ceux qui lui parleront avec franchise et sympathie, sans esprit de secte, au nom de la solidarité humaine. L’attitude de ces ouvriers nouveaux de la Révolution est facile à préciser, conforme encore aujourd’hui à ce qu’elle était hier :

Sans croire aux absolus, ils vont vers quelque chose de meilleur. Ils comprennent que toute hypertrophie sentimentale témoignerait d’un mysticisme nouveau ; ils n’élèvent point d’idoles de peur d’être bientôt dans l’obligation de les renverser ; leur Liberté n’a pas d’autels, il ne faut pas que l’oppression et la persécution puissent s’exercer en son nom, et c’est la déesse qui n’existe pas. Pour eux pas de halte, la bonne auberge n’est que de passage, et, la mort exceptée, nulle paix définitive. — Mais le bonheur est en dehors des fictions paradisiaques et des terres promises, il naît d’une activité généreuse sans obligation et du reflet immortel de nous-mêmes que nous avons vu dans les yeux des autres.


Tournons-nous donc vers les pauvres et ne leur demandons pas trop, n’allons pas, comme cet illuminé dont parle Ibsen, présenter partout la « créance idéale » sans en vouloir rien rabattre et comprenons aussi que les faibles n’avanceront que si le but leur est montré tout proche ; respectons chez eux cette illusion nécessaire à leur progrès.

Il convient de rester en communication directe avec la foule et de lui parler sans ambition, car le temps de l’ambition est passé ; il faut lui proposer avec amour nos idées les plus précises, confronter notre sensibilité à la sienne, lui offrir quelque image de notre rêve et de ce but lointain vers lequel notre esprit d’aventures veut l’entraîner ; et puisqu’en somme il ne s’agit que de la liberté de vivre pour réaliser ce grand but de l’humanité qui est l’affranchissement des individus, indiquons la question sociale sur les points matériels les plus directs : le pain, l’abri, l’instruction mutuelle. Par ces moyens nous abrogerons la loi de famine qui soutient l’ordre actuel, nous en finirons avec l’assassinat économique et nous consacrerons une liberté réelle qui permettra aux hommes qui le voudront — il se peut qu’on ne veuille rien — de se soustraire à l’exploitation qui les diminue sans profit pour personne.

Victor Barrucand