Avant l’amour (1903)/18

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 255-270).


XVIII


« Ma chère Marianne, je voudrais répondre à ta pathétique et impérieuse lettre. Mais je suis trop occupé, trop préoccupé, pour te remercier comme il convient d’une homélie un peu singulière et que j’espérais plus tendre. Tu me sommes de tenir ma parole ; tu exiges de moi la confession promise — et tu l’exiges sur un ton propre à refroidir la contrition du pénitent. À mon tour, je te dis : “Maladroite !”

«Pourtant, si désagréables que puissent être certaines explications, je suis prêt à te les donner avec une franchise tardive, mais qui, prématurée, eût amenée entre nous des… vivacités irréparables. Je n’ai jamais douté de ton intelligence, ni de ton indulgence ; tes vingt ans seuls m’inquiétaient. La demi-instruction passionnelle des jeunes filles est plus dangereuse que l’expérience entière ou l’entière naïveté. Débarrassée de la candeur bêlante qui accepte tout — ne comprenant rien — tu ne peux avoir devant les tristes nécessités de la vie cette sérénité philosophique des gens qui ont beaucoup vécu. Il y a, dans ton esprit, quelques illusions que j’aime, des chimères que je dois combattre, un penchant au romanesque que je crains. Tu es déjà femme, mon amie, mais la jeune fille survit en toi par ce goût touchant de voir en beau les choses et les gens que tu aimes. Certes, depuis deux ans, tes yeux se sont ouverts sur les laideurs et les petitesses du monde où nous vivons ; mais ce spectacle t’a rejetée violemment à la recherche des sentiments extrêmes et des âmes rares… Je t’ai avoué, chère, bon nombre d’actions que tu voulais bien traiter de peccadilles, que le monde eût nommées d’un nom plus dur et que je juge, moi, parfaitement indifférentes. Car je suis certain qu’il n’y a ni bien ni mal absolus, mais des conflits per pétuels entre des forces nécessaires.

« Je ne veux pas entreprendre ici ma propre psychologie. Ce serait fastidieux et prétentieux. D’ailleurs, je suis persuadé que la notion du mérite est étrangère à l’amour et que l’estime réciproque de deux êtres s’ajoute à leur passion — souvent comme une naïve vanité — mais ne constitue presque jamais le fondement de la passion même… Ainsi je t’aime jusqu’aux plus exclusives frénésies du désir, jusqu’aux plus pénibles abnégations de la tendresse, assez pour te vouloir malgré tout, trop pour te posséder malgré toi… et cependant tu n’es pas… Pardonne-moi ! J’allais écrire ce que je te dirai entre deux caresses, certain qu’alors tu ne confondras pas, avec le dédain ou le blâme, la simple constatation de la vérité.

« Tout ceci, pour préparer ton esprit à un entretien fort grave où tu apporteras, n’est-ce pas, l’indulgence d’un cœur mieux éclairé et la certitude que je te chéris assez pour te mériter tout entière ? »

MAXIME.

« Je t’attendrai vendredi, à quatre heures, place des Invalides. »

On ne peut entortiller plus habilement dans des phrases plus courtoises cette ironique pensée : « Chère amie, je ne vaux pas grand’chose, mais tu ne vaux pas mieux que moi. »

J’étais déçue, un peu blessée, un peu attristée, curieuse éperdument. Je gardais rancune à Maxime de n’avoir fait aucune allusion à l’état de son père, très malade à la suite de l’affreuse scène qui avait éclaté entre eux. Je lui avais écrit dans toute la sincérité d’une âme indignée et douloureuse. Il me répondait par des sophismes, des arguties… De quelle révélation me menaçait-il ?

Après quelques jours d’attente angoissée, je me rendis au lieu fixé pour le rendez-vous. Maxime savait que je donnais une leçon tous les vendredis, avenue Duquesne. Il avait prévu pour moi quelques heures de liberté qu’un facile prétexte justifierait sans peine aux yeux de ses parents. Quatre heures sonnaient quand je débouchai sur la place des Invalides. Ah ! le morne, l’horrible jour de novembre, le ciel de brouillard, la pluie invisible, le sol détrempé, la funèbre majesté du monument derrière les hautes grilles… Le froid me pénétrait ; l’anxiété me poignait le cœur… Soudain, une voiture s’arrêta. Maxime, penché, me fit signe :

— Monte, dit-il, nous avons à causer.

Le fiacre partit. Assis l’un près de l’autre, sans un baiser de bienvenue, sans une pression des mains, nous nous regardâmes comme pour surprendre nos pensées. Maxime déclara :

— Je devine tout ce que tu ne me diras pas. Tu es venue remplie d’indignation, de remords, d’hypocrisie vertueuse. Je suis un fils dénaturé, un amant sans scrupules… Bref j’ai dégringolé dans ton estime…

— Ce n’est pas tomber de bien haut.

— Charmant ! dit-il. Je m’y attendais. Je n’en serai pas moins sincère…

Il me regardait et commençait à sourire. Je reconnaissais ce mystérieux privilège de ma présence qui détendait en quelques minutes les colères de cet homme sensuel et violent, mais conscient de la tyrannie de sa passion jusqu’à s’en irriter contre lui-même. Il savait que je mettais dans sa vie d’aléatoires chances de bonheur et des dangers certains ; il savait qu’affranchi de mon souvenir il eût marché plus libre vers son but. Mais, contre toute prudence, une force le ramenait vers moi, un sentiment complexe où je devinais le plus obscur mélange d’amour, de défiance, de haine. Et ce sentiment, qui tour à tour me faisait plaisir et honte, je l’admettais dans sa bizarre et cynique sincérité.

— Eh bien ? dit-il.

— Tu as cruellement frappé ton père.

— Es-tu venue ici pour me parler de mon père ?

— J’aime mon tuteur. J’ai ressenti le contrecoup du choc.

— Et tes sentiments se sont modifiés ?

— Oh ! je ne prétends pas renier le passé, ni l’excuser. Je puis déplorer mes actes, je ne les désavoue pas.

— C’est bien heureux. Et maintenant ?

— J’attends… Mais avant tout, Maxime, réponds catégoriquement : que veux-tu faire de moi ?

— Ma maîtresse d’abord. Ma femme en suite.

— Oh !…

— Tu as peur des mots. N’as-tu pas promis de l’être, ma maîtresse, par un consentement volontaire et que je ne t’ai pas arraché ? Sois tranquille… Je ne t’abandonnerai ni ne t’abuserai. Tu me tiens trop bien… et trop fort !

Il prononça ces derniers mots avec un accent de sombre mélancolie. Je le savais sincère. Jamais l’idée de l’abandon n’avait effleuré mon esprit.

Je repris :

— Et madame de Charny ?

— Je vais t’expliquer ma situation auprès d’elle, dit-il. Ne suis-je pas venu pour cela ?

— Ta lettre était assez ambiguë pour me donner à réfléchir. Ah ça ! que se passe-t-il ? Tu ne peux pas la quitter, cette femme ! Pourtant tu ne l’aimes plus… et tu n’es pas à ses gages.

Je le vis pâlir. Il me prit les mains et voila de tendresse persuasive son dur regard, son impérieuse voix.

— Chère Marianne, depuis deux ans, pour les raisons que tu sais, je n’ai pu t’exposer ni t’expliquer ma conduite. Je te parais mauvais fils, amant perfide, etc. Ah ! ma chérie, c’est que tu es soumise à des superstitions dont je suis libéré. Avais-je demandé au père Gannerault le triste cadeau de l’existence ? Il refuse de me rendre supportable cette vie que je lui dois, et quand je fais un effort vers la route plane et facile, il me rejette dans l’ornière, absurdement. Sache, ma chère amie, que je n’ai plus le sou… depuis longtemps.

— Alors, comment vis-tu ? D’emprunts, je présume. C’est très malheureux, mais cela n’a rien à voir avec notre différend. Riche ou pauvre, un homme est inexcusable de garder, avec la fiancée qu’il aime, la maîtresse qu’il n’aime plus.

— Mais, s’écria-t-il, je suis lié, lié par une dette terrible… Quand on veut congédier la maîtresse gênante, on doit, au moins, lui rendre son argent.

— Son argent !

— Eh ! pardieu, oui, son argent qui me coûte assez cher, puisque j’ai perdu et ma situation à la Conquête et la place promise par Héribert. Elle… Marie… madame de Charny n’a pas pu se retenir de mettre une amie dans la confidence. L’amie a bavardé. Le mari qui ne veut pas divorcer, à cause du scandale et peut-être par goût de vengeance… qui sait ? a fait faire une enquête. On a trouvé que j’habitais un appartement meublé par mon amie et loué à son nom. Charny a menacé Favrot, puis Héribert, de leur faire supporter les conséquences de l’affaire, s’ils demeuraient en relations avec moi. Il est riche, puissant et sournois. Sais-tu qu’il a racheté subrepticement une partie des actions de la Conquête ? Comprends-tu maintenant, pourquoi je ne peux plus pénétrer chez le marquis des Meuilles sans l’égide de la vieille fidélité paternelle au parti conservateur ? Un Américain que je connais et dont je n’ai parlé à personne, John Sidley, du New-York Star, consent à me prêter les quelques milliers de francs nécessaires pour m’acquitter, si j’entre au Socialiste chrétien. Ce Sidley m’enrôlera dans son journal pour faire la correspondance parisienne, mais il tient à ce que j’aie le titre de rédacteur au Socialiste chrétien. Bonne réclame pour mon pseudonyme ! Il m’a dit : « Arrangez-vous. Quand paraîtra votre premier article, vous aurez les dix mille francs. »

— Mais si monsieur de Charny découvre ton identité ?

— Peu m’importe qu’il découvre mon identité le jour où je ne devrai plus un sou à sa femme, le jour où des Meuilles appréciera mes services de collaborateur. Et si l’on m’ennuie avec mes aventures de Bruay, je m’avouerai converti, touché par la grâce. Je demanderai le rétablissement des processions.

— Je te croyais plus sincère. Si tes convictions cèdent devant des rancunes particulières et le besoin d’argent !

— Mais que puis-je faire sans argent ? Devais-je mourir de faim ?

Le mépris des hommes, épargnant les coureurs de dot, frappe les amants coupables d’accepter, fût-ce à titre de prêt, l’argent d’une maîtresse riche. Le mépris des femmes épargne ces mêmes amants s’ils aiment sincèrement l’amie généreuse, car les deux sexes ne conçoivent ni l’honneur ni l’amour de la même façon. Les femmes trouvent toute simple et naturelle la communauté de la bourse après la communauté du lit, et si l’amoureux pauvre a des scrupules, elles lui reprochent sa fierté comme une marque de dédain. Mais l’entraînement de la passion n’excusait pas Maxime et je me rappelais, malgré moi, le vilain nom dont on stigmatise les exploiteurs de femmes, hercules de barrière ou galants bravaches, tendrement entretenus. Cette association d’idées n’était pas pour me rendre indulgente.

— Comment pouvais-tu accepter cet argent ?

— Cet emprunt te révolte. Je l’avais bien prévu. Mais, ma pauvre Marianne, il faudrait te délivrer du préjugé commun. Quoi ? parce qu’une femme est une amante, il lui est interdit d’être une amie, et cette générosité particulière que tu lui reproches n’est-elle pas le privilège de l’amitié ?

— Tu ne l’aimais pas. Tu prenais son argent et tu la trahissais.

— Et pour qui, ma chère ? Pour toi, mobile éternel de toutes mes actions. Je ne puis t’épouser en te condamnant à la misère. Sais-tu ce que c’est, la misère, à Paris, la misère en habit noir, décente, souriante, effroyable ? Ne fais-je pas, en ce moment, tout ce que je puis pour m’affranchir de cette dette, de cette femme, être à toi, tout à toi ? Et si tu ne veux pas me comprendre, si tu ne m’accordes pas un délai, que deviendrai-je ? Voyons, Marianne, refléchis. La vie est une bataille. Je prends les armes que le hasard met sous ma main. Chérie, laissons ce pénible sujet. Dis-moi que tu m’as pardonné, que tu m’aimes.

Ses lèvres cherchaient mon cou.

— N’est-ce pas, tu m’aimes ?

Il s’enhardissait, il s’enfiévrait à me sentir si proche. Mais près de lui, mes sens engourdis, mes nerfs surmenés, mon âme lasse ne pouvaient plus s’émouvoir. Indifférente, affreusement indifférente, sans tendresse, sans honte, même sans colère, saturée de morne dégoût, je détournai la tête. La voiture débouchait sur le quai, entre les façades uniformes des maisons et le fleuve d’un vert souillé, sous le ciel livide. Des platanes malingres s’effeuillaient aux angles des ponts, et dans la mélancolie sans beauté de ce jour, sous le dôme pesant des nuages de mauvais augure, le fiacre banal cahotait notre misérable amour. Déjà les Tuileries avaient étagé sous mes yeux leurs perspectives de grand cimetière. Les tours grêles du Trocadéro se rapprochaient et tout à coup, dans un brouhaha confus de ruche, sur les chantiers salis, sur les tranchées fangeuses, l’apparition formidable d’un monstre, un haut squelette, arc-boutant ses jambes colossales, dressant sa tête rouillée, dans la laideur sèche et précise du métal. Les grues géantes, l’arsenal des cabestans et des roues, la fuite des locomotives s’éparpillaient à ses pieds, réduits au trotte-menu d’une fourmilière.

— Tu pleures ? dit Maxime.

Un rideau de brume cachait les croupes lointaines des coteaux. Sous les peupliers du Point-du-Jour, grouillait la plèbe des berges, en tricots rayés, en casquettes sales, évadée des bouges de Grenelle et des guinguettes vides. Des faces de vice et de misère se levaient, ricanaient, jetaient sur notre passage leur jet de gouaillerie obscène. Et fermant les yeux pour ne plus voir le ciel sale, les terrains sales, la rivière sale, toute cette fange qui me refluait au cœur, je dis à Maxime : « Retournons. »

La voiture pivota et repartit, Maxime, se méprenant sur les causes de ma tristesse, me saisit tout à coup dans ses bras :

— Oh ! ne pleure pas, ne sois pas jalouse, mon cher amour. Nous oublierons tout aux bras l’un de l’autre. Que t’importe celle que je n’aime pas. Tu ne me feras plus attendre, tu viendras. Oh ! Marianne, quelle ivresse ! Dis, tu me le promets, tu viendras ?

— Ne me demande rien encore.

— Pourquoi ? tu as peur ?

— Peut-être.

— Peur ? Des conséquences possibles ?

Il murmura à mon oreille quelques mots qui me firent rougir.

— Non, ne me parle pas ainsi, Maxime ! Tais-toi ! Je ne veux pas savoir. Penser à cela me fait horreur.

— Enfant, dit-il, enfant !

J’étais dans ses bras, sur sa poitrine, mais le vertige ne venait plus. Un inexprimable mélange de lâcheté et de répulsion submergeait toutes mes pensées. Et peu à peu, naissait en moi le rêve de me libérer, de m’enfuir loin de cet homme, avant qu’il m’eût soumise par la force exécrée de ses baisers.

Quand je rentrai à la maison, sans avoir rien décidé, rien promis, rien obtenu de Maxime, ma marraine se jeta dans mes bras en sanglotant. Une congestion avait terrassé M. Gannerault et malgré les soins du médecin appelé à la hâte, tout espoir était perdu.