Avant l’amour (1903)/2

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 8-36).


II


Il me fallut bien des jours pour accepter la vie nouvelle. Madame Gannerault, l’intérêt de la nouveauté affaibli, me laissait à moi-même. Ma petite vie s’organisa dans la vie générale, remplie d’étroits devoirs, de naïfs soucis, bornée par les livres d’étude, l’autorité des grandes personnes, le sourire peint des poupées. Je fus l’enfant taciturne et douce qui joue toute seule, rêve des heures dans un coin, et parfois ouvre ses oreilles et ses yeux étonnés aux échos, aux aspects de la vie… Les souvenirs d’Auray pâlissaient dans ma mémoire, et de la nuit confuse du passé émergeaient seulement quelques scènes, le parloir du couvent, la chambre de ma mère un jour que la fenêtre était ouverte et qu’il pleuvait, puis des paysages décolorés, le Loch, la chapelle Sainte-Anne, le quai de Saint-Goustan, comme des lambeaux arrachés à quelque ancienne et splendide tapisserie… J’oubliais le nom des religieuses, la direction des rues, l’aspect des maisons et des visages, qui me revenait parfois tout déformé… Ma mère elle-même était une ombre dans un pays de limbes, une silhouette qui s’effaçait sous la fine cendre des jours et des jours…

Bien nourrie, bien vêtue, bien traitée, je trouvai chez mon parrain toute espèce de petites douceurs auxquelles je n’étais pas habituée. Mais je ne sais quel malaise me rendait la maison triste au retour des promenades : était-ce la gêne de vivre dans un lieu qui ne m’était point familier, le silence des repas de famille, l’hostilité latente qui s’épanchait en paroles aigres, en reproches dont je ne comprenais pas le sens et clouait toute la soirée le mari devant ses livres, la femme devant son piano ? Les enfants ont la sensation presque physique des choses anormales. Je sentais avant de le savoir que parrain et marraine ne vivaient pas en bonne intelligence. M. Gannerault, brave homme peureux et doux, ancien proviseur d’un lycée de province, révoqué après le Seize-Mai pour avoir étalé trop naïvement ses sentiments légitimistes, avait gardé les allures un peu gourmées et dignes, l’innocent pédantisme du langage qui révélaient le vieil universitaire. D’ailleurs il avait — lui, si bon et si faible — il avait sur la règle, la loi, le devoir, les théories les plus absolues qu’il exprimait à toute occasion et qu’il aurait mieux fait d’appliquer à la direction de son ménage… Madame Gannerault, ma marraine, n’était pas aimable tous les jours. Elle avait été fort jolie et faisait encore un bel effet, aux lumières, quand un fard léger rendait à son visage un éclat faux et charmant. Ses cheveux blond foncé, tordus très bas, laissaient glisser deux longues boucles sur les belles épaules mûres, savoureuses comme un fruit d’été. Jadis, dans la bonne société de N…, avant la guerre, elle avait eu des succès de beauté et de toilettes et, ruinée, vieillie, elle ne désarmait pas. Comme, après tout, on n’était pas riche, elle s’était résignée à donner des leçons de chant et, tous les ans, elle brillait dans quatre ou cinq concerts, chez la baronne Z… et la comtesse T…, ses élèves. Aimable, d’une bonté facile et superficielle, elle plaisait beaucoup et s’enorgueillissait de ses relations si distinguées… Mon parrain était-il assez distingué pour les relations de sa femme ? Je ne sais, mais en tout cas on ne le voyait guère les dimanches de réception, dans le grand salon blanc et or. Certes, devant les étrangers, madame Gannerault ne se permettait pas les petites moues méprisantes réservées pour la vie intime. Au contraire, elle ne manquait jamais l’occasion de dire : « Quand M. Gannerault eut payé de sa situation la fermeté de ses opinions politiques… » — Dans les familles bien pensantes, cette petite phrase ne ratait jamais son effet…

Et pourtant, dans cette âme faite de jolies frivolités, de sensibleries quasi ridicules et de sentiments médiocres, une passion s’était développée — unique, absolue, aveugle et touchante… Madame Gannerault n’avait aimé, n’aimait et n’aimerait jamais que son fils. Maxime était tout pour elle. Il remplaçait l’époux que M. Gannerault ne savait pas être, l’amant que madame Gannerault n’avait pas pris, la fortune qu’elle n’avait pas eue, la gloire qu’elle aurait pu avoir… Il était la vivante revanche de la faiblesse et de la médiocrité auxquelles son sexe la condamnait. Elle le chérissait avec cette maternité animale, tantôt sublime, tantôt féroce, des femmes qui n’ont pas eu la vocation de l’amour, mères jalouses, mères douloureuses, qui n’achèvent jamais d’enfanter. Tout était permis à Maxime : toutes ses fautes étaient excusées d’avance. Il était le seul beau, le seul bon, le seul fort, promis dès le berceau aux plus rares destinées…

Je n’avais point vu Maxime et déjà je devinais en lui l’âme de la maison. J’habitais sa chambre aux rideaux fleuris, sa chambre étroite et claire qu’on avait aménagée pour moi. Je couchais dans le lit en sapin et bambou qu’il avait quitté pour le dortoir du lycée. J’écrivais mes devoirs à la table où il avait ébauché ses premiers bâtons. La petite bibliothèque était pleine des livres qu’il avait reçus aux distributions de prix, et, sur la cheminée, des photographies le représentaient tout petit enfant, demi-nu sur un coussin avec un hochet et un collier d’ambre ; puis en robe courte, à cinq ans, perché sur un cheval mécanique, et la série continuait, allant du baby au jeune homme en passant par le collégien de huitième et l’inévitable premier communiant… Quand donc le verrais-je, ce Maxime qui allait être mon grand frère et que j’aimais déjà, sincèrement ?

Je le vis un dimanche matin, après quelques semaines mélancoliques qui avaient suffi pour étioler l’enfant menue, mais vivace, que M. Gannerault avait ramenée d’Auray. Adossé au poêle de la salle à manger, les mains dans ses poches, les sourcils froncés, d’un mouvement nerveux il semblait écouter impatiemment une semonce de son père. Maxime, à dix-sept ans, avait l’air d’un homme. Une moustache brune ombrait sa lèvre fine et dure. Son menton net et arrondi à la romaine, ses joues creuses, ses durs yeux d’onyx, décelaient l’intelligence et l’obstination. Et cet adolescent, droit et froid comme une lame d’épée, avait grand air à côté de son père, pauvre bonhomme doux et gauche qui s’efforçait de paraître imposant.

— Tu m’entends bien ! Ne recommence pas. Si je reçois encore une plainte de ce genre, je sévirai, je t’en préviens. Je sévirai…

Il fallait voir le demi-sourire de Maxime quand M. Gannerault passa dans la pièce voisine, répétant :

— Introduire des livres infâmes dans un lycée ! Mon fils ! Je sévirai.

Il fallait voir aussi ma marraine s’approcher de l’enfant chéri, écarter ses cheveux sur ses tempes, le baiser au front d’un indulgent baiser qui pardonnait tout…

— Gamin, grand gamin ! Ah ! les garçons, quels chenapans incorrigibles !…

Cependant je m’étais avancée. Il fallait bien que Maxime m’aperçût.

— Ah ! la petite Taverley, sans doute…

— La petite Marianne, dit madame Gannerault… Embrasse Maxime, ma mignonne… Tu n’es pas jaloux, mon Max ? dit-elle en me repoussant doucement comme pour ménager la susceptibilité du Benjamin.

— Pas le moins du monde, répondit Maxime avec insouciance.

Il m’embrassa du bout des lèvres et, mon parrain ayant reparu, tout le monde se mit à table. Maxime racontait les histoires du bahut, expliquant les causes de sa dernière consigne… Je crus comprendre qu’il s’agissait d’un livre introduit par fraude… Mais ce n’était pas la faute de Maxime ; il le prouvait clair comme le jour :

— Tu vois bien, papa…

— Je ne vois rien… Je sais que tu es un truqueur, un rebelle, un indiscipliné… Avec ton intelligence — intelligence remarquable ! — avec ta facilité, tes qualités brillantes, avec… avec… tu ne feras jamais rien, que chercher tes aises… aux dépens d’autrui s’il le faut…

La voix irritée de ma marraine s’éleva :

— Pierre, en voilà assez… Vous êtes l’homme le plus sévère, le plus dur… Vous exagérez tout… Laissez donc cet enfant tranquille. Rien n’est plus mauvais que les querelles pendant le repas… Ce pauvre Max n’est pas si solide, avec la mauvaise nourriture du lycée…

— Mais, mon amie…

— Non, non, c’est trop ! Il faut que vous empoisonniez l’existence de mon fils, comme vous avez empoisonné la mienne. Si au moins j’avais des compensations d’une autre espèce !… Mais vous n’avez même pas su garder votre situation…

Le déjeuner est brusquement interrompu. Ma marraine crie, Maxime plaisante, M. Gannerault courbe le dos et se réfugie dans son cabinet, et moi, petite fille de huit ans, que personne ne semble voir, j’apprends à connaître un nouvel aspect de la famille.

Ces scènes instructives se renouvelèrent souvent pendant les années qui suivirent. Maxime, bachelier, fit son volontariat d’un an, puis prépara sa licence en droit. Je grandissais sans qu’il parût s’intéresser à la gamine brune et pensive qui tenait si peu de place dans la maison. Parfois, accompagnée de la bonne, je le rencontrais dans les allées du Luxembourg. S’il était seul, il me donnait un baiser froid : « Tu vas bien, petite ? » Là se bornaient nos effusions. L’intimité s’arrêtait au tutoiement, à certaines formes du sans-gêne, sans comporter le moindre échange d’affection. Je ne me rappelle aucune circonstance de ma vie où Maxime ait pris un rôle intéressant.

Aussi je l’aimais peu, ce garçon hautain, concentré et sarcastique, et je devinais qu’il flattait l’orgueil de ses parents, sans satisfaire leur tendresse. Il semblait incapable d’émotion. Personne ne pouvait dire l’avoir vu pleurer. Épris d’un petit livre qu’il relisait sans cesse et que je trouvai un jour, — Le Rouge et le Noir, d’Henri Beyle — il affectait d’admirer les impassibles, les audacieux, les hommes d’action… Nul n’avait pénétré ses plaisirs, ses amours, ses dépenses, l’intimité secrète de sa vie ; nul ne pouvait l’accuser d’imprudences ni de débauches. Il était sérieux. Il travaillait. De petites revues de jeunes avaient publié quelques articles de lui, signés d’un pseudonyme et qui surprenaient par leur éloquence agressive. Et dans la famille Gannerault régnaient un malaise, une méfiance, l’attente angoissée des destinées de ce fils. Son avenir était mystérieux et menaçant comme son âme — son âme close et profonde. S’il était bon ou mauvais, personne n’eût osé le dire, mais dans sa bouche les paroles de bienveillance même prenaient un goût amer.

J’avais douze ans. J’étais formée déjà comme une jeune fille et madame Gannerault s’avisa tout à coup de songer sérieusement à mon éducation. Mon parrain m’avait donné quelques leçons et je savais à peu près autant d’histoire et de géographie que les fillettes de mon âge. Seule, mon instruction religieuse avait subi un singulier retard. On m’envoya donc rue des Feuillantines, chez madame Dumarquet, une institutrice osseuse et jaune, qui, mariée, avait l’air d’une vieille fille. Le pavillon qu’elle habitait, au fond d’une cour, datait peut-être de l’époque où cette même rue des Feuillantines avait vu passer les enfants du général Hugo. Les classes étaient situées au premier étage et nous prenions le repas de midi dans la grande pièce du rez-de-chaussée, qui ouvrait sur la cuisine et sur le prétendu jardin. Le mur était garni de portemanteaux où pendaient des tabliers noirs, des cartables de toile cirée, des chapeaux et des cordes à sauter, pêle-mêle. Je sens encore l’odeur particulière de cette pièce, quand des paniers ouverts s’échappait un complexe arome de chocolat, de viande froide, de fruits mûrs et de vin répandu. Une tourterelle familière roucoulait sur l’épaule de la sous-maîtresse et nous nous querellions pour lui offrir des miettes de pain. La récréation nous débandait dans une cour plantée de lilas grêles, ces pauvres lilas de Paris étiolés et malades comme des enfants grandis en prison. Alors devant nous fuyaient les moineaux, et les rondes tournoyaient sur des airs très vieux et mélancoliques qui parlaient du beau mois de mai, des marjolaines et des filles de rois prises d’amour… Ah ! nous les chantions légèrement, ces airs qui flottent dans toutes les mémoires, et qu’on sait sans les apprendre, pour les avoir respirés tout enfant dans la simple poésie populaire ! Dans le coin des grandes, où je pénétrai l’année suivante, les conversations, les distractions n’étaient pas à ce point innocentes. Le mystère de l’amour hantait ces filles de quatorze à dix-sept ans, qui mettaient en commun leurs troubles rêveries, leur demi-science, leurs divinations et leurs répugnances. Des lectures hâtives, des phrases entendues, la négligence impudique de certains parents avaient instruit plus d’une ; mais les notions qu’elles avaient reçues, incomplètes ou trop précises, se déformaient dans leur esprit en certitudes aussi étrangères à la réalité que l’ignorance de leurs cadettes.

Et quand je me rappelle aujourd’hui ce souci inévitable et constant des choses de l’amour qui naît avec l’adolescence dans l’âme de la vierge contemporaine, quand j’évoque la terreur, le dégoût, la tristesse que je reçus de certaines confidences, je me demande si la délicate et prudente révélation de la vérité ne vaudrait pas mieux que l’hypocrisie obligatoire. Mais combien de mères sauraient entreprendre et achever cette éducation spéciale de la jeune fille qu’elles élèvent pour le mariage et qu’elles négligent d’élever pour l’amour ? La plupart de ces mères demeurent attachées de bonne foi à la superstition de l’ignorance virginale et, volontairement, elles oublient que leur virginité, si chaste qu’elle fût, n’était qu’à demi ignorante. Soumise au respect des convenances, modelée sur le type conventionnel de la demoiselle comme il faut, préparée pour donner des garanties apparentes aux futurs épouseurs, la jeune fille apprend, dès la première robe longue, cet art de dissimulation qu’elle exercera plus tard, contre ces mêmes épouseurs devenus des maris. Si par hasard les livres trop éloquents, les amitiés trop curieuses sont écartés du gynécée, la vierge conservée jusqu’à dix-huit ans dans cet état de candeur idéale arrive au mariage dépourvue de tout recours contre la conspiration des familles et des jeunes gens. On lui présente un fiancé pareil à la moyenne des hommes qu’elle a rencontrés dans le monde. Parfois, sans déplaire, l’étranger ne plaît qu’à demi… Mais le père, la mère, la nécessité de s’établir, la vanité d’être madame se liguent contre ces légères et significatives répulsions que la jeune fille elle-même trouve déraisonnables, ignorante qu’elle est des raisons profondes et des conseils de l’instinct. Elle se marie donc ; elle accepte un contrat dont elle ne connaît point la principale clause — cette clause qui l’eût fait reculer et se reprendre dans une révolte de pudeur — elle jure une fidélité dont elle ignore le prix, une obéissance dont elle ignore le caractère. Le lendemain des noces, brutalisée, écœurée, elle se soumet comme un animal passif, ou médite déjà des revanches dont seront seuls responsables les parents, le mari, les absurdes mœurs qui ont tendu le piège légal et fleuri, où tombe la vierge pour s’y réveiller femme.

— Hélas ! diront les mères, une fille instruite, avouant qu’elle sait, ne rencontrera pas un homme assez courageux pour l’épouser. L’innocence de la fiancée est le gage de la fidélité de l’épouse.

En êtes-vous bien sûres, pauvres mères ? Quant aux hommes qui n’auraient pas le courage dont vous parlez, leur prudence prouve la médiocrité de leurs mérites. Ils sentent qu’ils ne peuvent se faire accepter que par ruse, et que la vierge, capable de sacrifier sa pudeur à l’amour, ne la sacrifierait point, peut-être, à leurs ignobles calculs et à leur souverain égoïsme. Ils suppriment la difficile, glorieuse et charmante conquête qu’accomplira, plus tard, le vengeur — l’amant !

L’époque de ma première communion étant arrivée, je fus conduite, sous les auspices de madame Dumarquet, au catéchisme de Saint-Jacques. J’y brillai peu. Était-ce à cause des instructions techniques sans émotion ni simplicité, était-ce l’effet d’une préparation incomplète et maladroite, mais la religion qu’on me révélait n’émut ni mon imagination, ni mon cœur. Trois prêtres étaient chargés de nous instruire : le curé d’abord, bonasse et lourd ; l’abbé Lescot, bourru, très savant, dont je revois la face de paysan, la bouche amère et l’œil sceptique ; l’abbé Borromel, onctueux et pimpant, très apprécié par les mères des enfants libres, comme on appelait les catéchumènes conduites par leurs parents ou par des institutrices particulières. Ma marraine m’eût souhaité pour confesseur ce suave abbé Borromel aux soutanes de drap fin, aux ceintures de belle soie, aux boucles blondes fleurant l’eau de Cologne. Mais la foule des pénitents encombrait les approches de son confessionnal et je dus porter l’aveu de mes fautes au dur abbé Lescot qui ne s’humanisait pour personne. Il ne m’écoutait guère, assoupi dans la chaleur et le silence de la petite boîte, à cette heure crépusculaire si solennelle dans les églises vides où le moindre bruit de chaise remuée se répercute en sonore écho. Il m’adressa enfin quelques banalités pieuses : « Il faut aimer Notre-Seigneur… obéir aux parents… votre excellente famille… vos bonnes maîtresses… Et la très sainte Vierge que vous aimez de tout votre cœur, n’est-ce pas, mon enfant ?… » Je me crus obligée de répondre, la très sainte Vierge m’étant complètement indifférente, que je ne l’aimais pas autant que je l’aurais voulu… L’abbé Lescot parut surpris : « Vous n’êtes donc pas une enfant sage ? » me dit-il non sans rudesse. Je répondis que j’allais à l’office parce qu’on m’y conduisait, que je n’avais aucune ferveur et que je ne demandais pas mieux que de devenir dévote ! « Il ne s’agit pas d’être dévote ! » Il mêla dans son discours, la grâce et la persévérance, les anges et les démons, puis il me ferma au nez la petite porte. Ce prêtre n’était ni psychologue, ni pédagogue…

Dans la semaine qui précéda la première communion, madame Dumarquet m’affranchit, ainsi que mes compagnes, de toute espèce de devoirs. Nous fûmes reléguées dans le petit salon de la directrice et là, entre les offices, nous lûmes des livres pieux : Songez-y bien !Le grand jour approche. — Lettres d’un missionnaire. C’étaient des histoires attendrissantes et fades, sans grandeur vraie, et dont aucune ne contenait la phrase, le mot simple et profond qui eût fait passer dans nos âmes innocentes et toutes de bonne volonté le tremblement intérieur d’une révélation divine. Ah ! les douces, les adorables paraboles de l’Évangile, comme on les déformait, comme on les mutilait dans le style emphatique et plat des écrivailleurs catholiques ! À l’église, un dominicain, prêchant la retraite, nous épouvantait avec l’enfer. Enfer théâtral et puéril, enfer de féerie, flammes de Bengale, fourches de carton, pyrotechnie religieuse qui ne m’effraya guère, mais qui bouleversa jusqu’à la terreur les fillettes nerveuses et faibles. Des enfants fondaient en larmes ; d’autres demeuraient stupides. Ils étaient rares, ceux qui portaient dans leurs yeux la sérénité confiante, le joyeux espoir de la foi. Et pourtant, quel puissant levier posséderait l’Église pour soulever les âmes d’un tel élan vers l’infini qu’après la chute dans la réalité vulgaire cet élan fût inoubliable à jamais. Elle allumerait dans l’ombre discrète des cœurs la lampe d’idéal qui luit jusqu’à la mort, malgré les coups de vent de la vie. Mais la poésie a déserté l’autel où officient des fonctionnaires. Le catholicisme, dans les grandes villes, n’a plus d’apôtres, ni de martyrs. Il n’inspire plus les artistes. Quelle parole vraiment divine trouverait un écho dans ces sanctuaires où tout est tarifé : la chaise où l’on prie, les cierges des noces, le drap banal des morts ; où le lucre et le mensonge éternisent leurs agitations stériles parmi le mauvais goût effroyable des Sacrés-Cœurs en plâtre peint ?

Cependant, l’encens, les fleurs, les harmonies parlaient à mes sens délicats d’enfant précoce, si Dieu n’était point sensible à mon cœur. Le matin de ma première communion, je ne me vis pas sans émotion transfigurée dans les blancheurs transparentes qui baissaient autour de moi. Toute la famille était là : mon tuteur, ma marraine, quelques parents et amis des Gannerault convoqués pour la circonstance. Ô le clair, le gai matin de mai ! Le soleil riait aux vitraux et sur l’autel la flamme des cierges pâlissait, or atténué jusqu’à des douceurs d’étoile. Et nos lèvres chantaient le cantique d’amour :

Mon bien-aimé ne paraît pas encore…
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?
Rends-moi Jésus, ma joie et mes amours !…

Avec les autres, je chantais ces vers de Fénelon qui me charmaient par leur langueur profane. Un trouble se répandait en moi. Ce voile blanc, ces cérémonies, n’étaient-ce pas le simulacre des noces qui hantaient déjà nos imaginations d’enfant ? Pourquoi, quand les garçons demeuraient indifférents et raides sous leur frisure, la frange du brassard battant leurs coudes, un frisson passait-il sous les mousselines virginales ? Ces gamins de douze ans étaient bien des gamins, mais beaucoup parmi ces filles de douze ans étaient presque femmes, et leurs lèvres se plaisaient à prononcer ces mots de bien-aimé, d’union, d’amour dont elles pressentaient la volupté future, le sens terrestre, la douceur encore défendue. Mais quand nous allâmes à l’autel, je me ressouvins de tout ce que j’avais lu dans les livres, de la joie, de l’extase ineffable qu’on nous promettait. Et la communion accomplie, à me sentir si parfaitement maîtresse de moi, si calme, si tiède, j’éprouvai le sentiment d’une vague duperie, le froid d’une déception.

Beaucoup, parmi mes compagnes, pleuraient d’émotion nerveuse et les mères pleuraient comme elles. Quel sentiment faisait couler les larmes de ces femmes de trente ans, dans la force de leur jeunesse mûre, et qui se frappaient en secret la poitrine devant le voile blanc de leur enfant ? Piété, tendresse, regret, remords ? Combien étaient venues avec un mystère dans le cœur, amour défendu, délices du péché, espoir coupable, inavoué désir ? Douloureusement, elles se rappelaient le jour de blancheur et d’innocence, la sérénité de leurs douze ans, et combien, parmi les petites fiancées de Jésus, étaient prédestinées aux mêmes amours, aux mêmes fautes, aux mêmes douleurs ?

Maxime arriva pour le déjeuner. Nous avions une dizaine d’invités, pour la plupart cérémonieux et roides, une douairière dévote et sa fille, un colonel d’artillerie, deux couples bourgeois, deux vieux musiciens et une seule jeune femme, madame Estelle Laforest, dont les cheveux teints, les lèvres peintes, la toilette excentrique et indiscrète effarèrent les dames de Corhouët. Le colonel Tabat s’empressait près d’elle, mon parrain semblait hypnotisé par les grâces de cette bourgeoise légère — une des bonnes leçons de madame Gannerault — et les autres dames toutes laides et mûres, séchaient de mélancolie dans leur coin.

Ce fut bien autre chose à l’arrivée de Maxime, l’unique jeune homme de la société. À ce moment, madame Laforest, assise au piano — pour faire prendre patience à nos convives — lançait d’une voix aigrelette la Sérénade d’Holmès :

Hier comme aujourd’hui, ce soir comme demain,
Je t’adore !…

Maxime s’offrit à tourner les pages. Madame Gannerault souriait à son élève, madame Laforest chantait faux avec aplomb, le colonel était béat, et personne ne songeait à l’héroïne de la fête qui froissait sa jupe blanche à la place d’honneur.

Après les compliments d’usage, Maxime se souvint que j’existais. Il m’embrassa, m’appela sa petite amie, et me tourna le dos. À table, madame Laforest m’interrogea sur mes impressions.

— Elle est bien heureuse, la chère petite, bien heureuse ! C’est le plus beau jour de la vie assurément… Oh ! ce voile blanc !… Quel rêve ! Dès huit ans, madame, j’y pensais… Ça m’a donné des distractions, par exemple… J’étais folle à l’idée de me marier… pour le voile et la couronne… Croyez-vous ? Il n’y a plus d’enfants.

— Le fait est, dit l’un des vieux musiciens, que sans l’attrait du costume et des cérémonies, bon nombre de jeunes personnes prolongeraient, avec raison, leur séjour dans leur famille.

— Et l’on verrait moins de femmes écervelées, ajouta madame Tabat aigrement.

— Mon Dieu, fit madame de Corhouët, de quoi allons-nous parler devant cette enfant ?

Tout le monde convint qu’il fallait respecter le recueillement du petit ange. Au dessert on but à mon bonheur, à mes progrès, à ma famille adoptive. Ma marraine émue s’essuyait les yeux. Comme on se levait de table, elle demanda à son fils :

— Ne veux-tu pas nous accompagner ?

— À vêpres ?

Il sourit :

— Non, chère maman. Je dois passer au Tambour… et même… je le regrette… mais je suis attendu à Versailles pour dîner.

Mon parrain répliqua :

— Bon ! bon ! C’est toujours la même chose… Nous ne te voyons plus… Aujourd’hui, pourtant, pour cette fête de famille… j’aurais cru…

— Pierre ! Pierre ! fit madame Gannerault.

Les dames s’engouffraient dans la chambre de ma tante pour mettre leurs manteaux et leurs chapeaux. Madame Laforest avait prié Maxime de l’aider à chercher sa musique. Je me trouvai seule dans l’antichambre, et l’idée me vint d’avertir la jeune femme qu’une page de la Sérénade avait glissé derrière le piano. J’allais tirer le battant de la porte qui n’était pas fermée, mais poussée tout contre l’autre battant, quand un spectacle aperçu par l’étroite fente me cloua net derrière le vantail.

Maxime, assis sur le canapé, tenait dans ses bras madame Laforest, très rouge, les cheveux défrisés, le corsage fripé. Il l’enlaçait hardiment, tandis qu’elle se renversait en arrière avec un rire muet. Soudain, elle sembla céder. Ses mains s’ouvrirent, ses bras se dénouèrent. Maxime se pencha et je vis leur baiser — leur avide, leur lascif baiser — qui me sembla durer une heure. Une voiture passa, ébranlant les vitres. Des cristaux s’entrechoquèrent. Brusquement ils furent debout, tous les deux.

— Bête ! dit la jeune femme, d’un ton de reproche.

Ils écoutaient… Rassurée par le silence, elle continua :

— Eh bien, ce serait drôle si ta mère nous surprenait !

— Bah ! dit tranquillement Maxime, quand c’est dangereux, c’est bien meilleur.

Il prit madame Laforest par les épaules :

— Ma mère ! Ça la flatterait pour moi, voilà tout. Que j’aie vingt maîtresses, elle s’en moque, pourvu que j’épouse, au bon moment, une demoiselle à sac… Allons, à ce soir… Ton mari ne nous fera pas la blague de nous surprendre.

— Ah ! le pauvre homme, il est loin.

Elle lui offrit sa bouche… Je me rejetai dans la salle à manger.

Mon cœur battait. Il me semblait que j’étais témoin et complice d’un crime. Certes, je ne comprenais qu’à demi jusqu’à quel point pouvaient être coupables ces deux êtres que j’avais surpris enlacés. Mais ce baiser, ce tutoiement… Je sentais, avertie par l’instinct naissant de la femme, qu’ils faisaient ou voulaient faire quelque chose de mal.

Ma marraine me trouva fort pâle quand elle revint. L’émotion, la fatigue, le jeûne de la matinée expliquèrent mon malaise. Nous reprîmes le chemin de l’église.

Si pendant la messe j’avais péché par involontaire froideur, je péchai par indifférence aux vêpres de l’après-midi. J’avais souvent ouï dire que l’avenir de toute une vie dépendait de la première communion, et je m’attristai de ma propre frigidité. J’avais beau m’évertuer à chercher des pensées pieuses, chanter à l’unisson les cantiques d’actions de grâces, je sentais que ce jour était souillé. Sans cesse, je revoyais madame Laforest près de Maxime ; j’entendais le bruit de leurs baisers… J’entrevoyais je ne sais quels abîmes de hontes mystérieuses, et une noire tristesse m’envahissait peu à peu. Vainement gémissait la voix infinie des orgues, vainement brûlaient les cierges purs dans le pur encens, le charme était rompu. Je n’avais point trouvé le céleste amour dont parlent les prêtres, et j’avais entrevu, avec ses mensonges et ses brutalités, le coupable mystère des amours humaines.