Aventures d’Arthur Gordon Pym/Klock-Klock

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Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 212-219).

XIX

KLOCK-KLOCK.

Nous mîmes à peu près trois heures pour arriver au village ; il était à plus de trois milles dans l’intérieur des terres, et la route traversait une région raboteuse. Chemin faisant, le détachement de Too-wit (les cent dix sauvages des canots) se renforça d’instants en instants de petites troupes de six ou sept individus, qui, débouchant par différents coudes de la route, nous rejoignirent comme par hasard. Il y avait là comme un système, un tel parti pris, que je ne pus m’empêcher d’éprouver de la méfiance et que je fis part de mes appréhensions au capitaine Guy. Mais il était maintenant trop tard pour revenir sur nos pas, et nous convînmes que la meilleure manière de pourvoir à notre sûreté était de montrer la plus parfaite confiance dans la loyauté de Too-wit. Donc, nous poursuivîmes, ayant toujours un œil ouvert sur les manœuvres des sauvages, et ne leur permettant pas de diviser nos rangs par des poussées soudaines. Ayant ainsi traversé un ravin escarpé, nous parvînmes à un groupe d’habitations qu’on nous dit être le seul existant sur toute l’île. Comme nous arrivions en vue du village, le chef poussa un cri et répéta à plusieurs reprises le mot Klock-Klock, que nous supposâmes être le nom du village, ou peut-être le nom générique appliqué à tous les villages.

Les habitations étaient de l’espèce la plus misérable qu’on puisse imaginer, et, différant en cela de celles des races les plus infimes dont notre humanité ait connaissance, elles n’étaient pas construites sur un plan uniforme. Quelques-unes (et celles-ci appartenaient aux Wampoos ou Yampoos, les grands personnages de l’île) consistaient en un arbre coupé à quatre pieds environ de la racine, avec une grande peau noire étalée par-dessus, qui s’épandait à plis lâches sur le sol. C’était là-dessous que nichait le sauvage. D’autres étaient faites au moyen de branches d’arbre non dégrossies, conservant encore leur feuillage desséché, piquées de façon à s’appuyer, en faisant un angle de quarante-cinq degrés, sur un banc d’argile, lequel était amoncelé, sans aucun souci de forme régulière, à une hauteur de cinq ou six pieds. D’autres étaient de simples trous creusés perpendiculairement en terre et recouverts de branchages semblables, que l’habitant de la cahute était obligé de repousser pour entrer, et qu’il lui fallait ensuite rassembler de nouveau. Quelques-unes étaient faites avec les branches fourchues des arbres, telles quelles, les branches supérieures étant entaillées à moitié et retombant sur les inférieures, de manière à former un abri plus épais contre le mauvais temps. Les plus nombreuses consistaient en de petites cavernes peu profondes, dont était, pour ainsi dire, égratignée la surface d’une paroi de pierre noire, tombant à pic et ressemblant fort à de la terre à foulon, qui bordait trois des côtés du village. À l’entrée de chacune de ces cavernes grossières se trouvait un petit quartier de roche que l’habitant du lieu plaçait soigneusement à l’ouverture chaque fois qu’il quittait sa niche ; — dans quel but, je ne pus pas m’en rendre compte ; car la pierre n’était jamais d’une grosseur suffisante pour boucher plus d’un tiers du passage.

Ce village, si toutefois cela méritait un pareil nom, était situé dans une vallée d’une certaine profondeur, et l’on ne pouvait y arriver que par le sud, la muraille ardue dont j’ai parlé fermant l’accès dans toute autre direction. À travers le milieu de la vallée clapotait un courant d’eau de la même apparence magique que celle déjà décrite. Nous aperçûmes autour des habitations quelques étranges animaux qui semblaient tous parfaitement domestiqués. Les plus gros rappelaient notre cochon vulgaire, tant par la structure du corps que par le groin ; la queue, toutefois, était touffue, et les jambes grêles comme celles de l’antilope. La démarche de la bête était indécise et gauche, et nous ne la vîmes jamais essayant de courir. Nous remarquâmes aussi quelques animaux d’une physionomie analogue, mais plus longs de corps, et recouverts d’une laine noire. Il y avait une grande variété de volailles domestiques qui se promenaient aux alentours, et qui semblaient constituer la principale nourriture des indigènes. À notre grand étonnement, nous aperçûmes parmi les oiseaux des albatros noirs complètement apprivoisés, qui allaient périodiquement en mer chercher leur nourriture, revenant toujours au village comme à leur logis, et se servant seulement de la côte sud qui était à proximité comme de lieu d’incubation. Là, comme d’habitude, ils étaient associés avec leurs amis les pingouins, mais ces derniers ne les suivaient jamais jusqu’aux habitations des sauvages. Parmi les autres oiseaux apprivoisés il y avait des canards qui ne différaient pas beaucoup du canvass-back ou anas valisneria de notre pays, des boubies noires, et un gros oiseau qui ressemblait assez au busard, mais qui n’était pas carnivore. Le poisson semblait en grande abondance. Nous vîmes, pendant notre excursion, une quantité considérable de saumons secs, de morues, de dauphins bleus, de maquereaux, de tautogs, de raies, de congres, d’éléphants de mer, de mulets, de soles, de scares ou perroquets de mer, de leather-jackets, de rougets, de merluches, de carrelets, de paracutas, et une foule d’autres espèces. Nous remarquâmes qu’elles ressemblaient, pour la plupart, à celles qu’on trouve dans les parages de l’archipel de Lord Auckland, à 51° de latitude sud. La tortue Galapago était aussi très-abondante. Nous ne vîmes que très-peu d’animaux sauvages, aucun de grosses proportions, aucun non plus qui nous fût connu. Un ou deux serpents d’un aspect formidable traversèrent notre chemin, mais les naturels n’y firent pas grande attention, et nous en conclûmes qu’ils n’étaient pas venimeux.

Comme nous approchions du village avec Too-wit et sa bande, une immense populace se précipita à notre rencontre, poussant de grands cris parmi lesquels nous distinguions les éternels Anamoo-moo ! et Lama-Lama ! Nous fûmes très-étonnés de voir que ces nouveaux arrivants étaient, à une ou deux exceptions près, entièrement nus, les peaux à fourrure n’étant à l’usage que des hommes des canots. Toutes les armes du pays semblaient aussi en la possession de ces derniers, car nous n’en voyions pas une seule entre les mains des habitants du village. Il y avait aussi une multitude de femmes et d’enfants, celles-ci ne manquant pas absolument de ce qu’on peut appeler beauté personnelle. Elles étaient droites, grandes, bien faites et douées d’une grâce et d’une liberté d’allure qu’on ne trouve pas dans une société civilisée. Mais leurs lèvres, comme celles des hommes, étaient épaisses et massives, à ce point que même en riant elles ne découvraient jamais les dents. Leur chevelure était d’une nature plus fine que celle des hommes. Parmi tous ces villageois nus, on pouvait bien trouver dix ou douze hommes habillés de peaux, comme la bande de Too-wit, et armés de lances et de lourdes massues. Ils paraissaient avoir une grande influence sur les autres, et on ne leur parlait jamais sans les honorer du titre de Wampoo. C’étaient les mêmes hommes qui habitaient les fameux palais de peaux noires. L’habitation de Too-wit était située au centre du village, et beaucoup plus grande et un peu mieux construite que les autres de même espèce. L’arbre qui en formait le support avait été coupé à une distance de douze pieds environ de la racine, et au-dessous du point de la coupe quelques branches avaient été laissées, qui servaient à étaler la toiture et l’empêchaient ainsi de battre contre le tronc. Cette toiture, qui consistait en quatre grandes peaux reliées entre elles par des chevilles de bois, était assujettie par le bas avec de petits pieux qui la traversaient et s’enfonçaient dans la terre. Le sol était jonché d’une énorme quantité de feuilles sèches qui remplissaient l’office de tapis.

Nous fûmes conduits à cette hutte en grande solennité, et derrière nous s’amassa une foule de naturels, autant qu’il en put tenir. Too-wit s’assit sur les feuilles et nous engagea par signes à suivre son exemple. Nous obéîmes, et nous nous trouvâmes alors dans une situation singulièrement incommode, si ce n’est même critique. Nous étions assis par terre, au nombre de douze, avec les sauvages, au nombre de quarante, accroupis sur leurs jarrets, et nous serrant de si près que, s’il était survenu quelque désordre, il nous eût été impossible de faire usage de nos armes, ou même de nous dresser sur nos pieds. La cohue n’était pas seulement en dedans de la tente, mais aussi en dehors, où se foulait probablement toute la population de l’île, que les efforts et les vociférations de Too-wit empêchaient seuls de nous écraser sous ses pieds. Notre principale sécurité était dans la présence de Too-wit parmi nous, et, voyant que c’était encore la meilleure chance de nous tirer d’affaire, nous résolûmes de le serrer de près et de ne pas le lâcher, décidés à le sacrifier immédiatement à la première manifestation hostile.

Après quelque tumulte, il fut possible d’obtenir un peu de silence, et le chef nous fit une harangue d’une belle longueur, qui ressemblait fort à celle qui nous avait été adressée des canots, sauf que les Anamoo-moo ! s’y trouvaient un peu plus vigoureusement accentués que les Lama-Lama ! Nous écoutâmes ce discours dans un profond silence jusqu’à la péroraison ; le capitaine Guy y répondit en assurant le chef de son amitié et de son éternelle bienveillance, et il conclut sa réplique en lui faisant cadeau de quelques chapelets ou colliers de verroterie bleue et d’un couteau. En recevant les colliers, le monarque, à notre grand étonnement, releva le nez avec une certaine expression de dédain ; mais le couteau lui causa une satisfaction indescriptible, et il commanda immédiatement le dîner.

Ce repas fut passé dans la tente par-dessus les têtes des assistants, et il consistait en entrailles palpitantes de quelque animal inconnu, probablement d’un de ces cochons à jambes grêles que nous avions remarqués en approchant du village. Voyant que nous ne savions comment nous y prendre, il commença, pour nous montrer l’exemple, à engloutir la séduisante nourriture yard par yard, si bien qu’à la fin il nous fut positivement impossible de supporter plus longtemps un pareil spectacle et que nous laissâmes voir des haut-le-cœur et de telles rébellions stomachiques, que Sa Majesté en éprouva un étonnement presque égal à celui que lui avait causé les miroirs. Nous refusâmes, malgré tout, de partager les merveilles culinaires qui nous étaient présentées, et nous nous efforçâmes de lui faire comprendre que nous n’avions aucun appétit, puisque nous venions tout justement d’achever un solide déjeuner.

Quand le monarque eut fini son régal, nous commençâmes à lui faire subir une espèce d’interrogatoire, de la façon la plus ingénieuse que nous pûmes imaginer, dans le but de découvrir quels étaient les principaux produits du pays, et s’il y en avait quelques-uns dont nous pussions tirer profit. À la longue, il parut avoir quelque idée de ce que nous voulions dire, et il nous offrit de nous accompagner jusqu’à un certain endroit de la côte, où nous devions, nous assura-t-il (et il désignait en même temps un échantillon de l’animal), trouver la biche de mer en grande abondance. Nous saisîmes avec bonheur cette occasion d’échapper à l’oppression de la foule, et nous signifiâmes notre impatience de partir. Nous quittâmes donc la tente, et, accompagnés par toute la population du village, nous suivîmes le chef à l’extrémité sud-est de l’île, pas très-loin de la baie où notre navire était mouillé. Nous attendîmes là une heure environ, jusqu’à ce que les quatre canots fussent ramenés par quelques-uns des sauvages jusqu’au lieu de notre station. Tout notre détachement s’embarqua dans l’un de ces canots, et nous fûmes conduits à la pagaie le long du récif dont j’ai parlé, puis vers un autre situé un peu plus au large, où nous vîmes une quantité de biche de mer plus abondante que n’en avait jamais vu le plus vieux de nos marins dans les archipels des latitudes inférieures si renommés pour cet article de commerce. Nous restâmes le long de ces récifs assez longtemps pour nous convaincre que nous en aurions facilement chargé une douzaine de navires s’il eût été nécessaire ; et puis nous remontâmes à bord de la goëlette, et nous prîmes congé de Too-wit, après lui avoir fait promettre qu’il nous apporterait, dans le délai de vingt-quatre heures, autant de canards canvass-back et de tortues Galapagos que ses canots en pourraient contenir. Pendant toute cette aventure nous ne vîmes dans la conduite des naturels rien de propre à éveiller nos soupçons, sauf la singulière manière systématique dont ils avaient grossi leur bande pendant notre marche de la goëlette au village.