Aventures et chasses du voyageur Anderson dans l’Afrique australe

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AVENTURES ET CHASSES DU VOYAGEUR ANDERSON

DANS L’AFRIQUE AUSTRALE.


Charles-Jean Anderson, né en Suède, est un des voyageurs qui, de nos jours, ont renouvelé entièrement la géographie de l’Afrique Australe. On peut le ranger immédiatement après David Livingstone et Robert Moffat. De 1850 à 1854, il a successivement visité le pays des Damaras, demeuré jusqu’alors inexploré, la contrée d’Ovambo, dont le nom même était inconnu en Europe, et enfin les régions qui entourent à l’ouest le lac Ngami, découvert peu auparavant par Livingstone. À l’exemple de ce dernier, Anderson parcourt de nouveau, à l’heure présente, le théâtre de ses découvertes, pour les compléter et pour trouver, entre l’Europe civilisatrice et les tribus barbares parmi lesquelles il vit et se dévoue, la voie de communication la plus courte et la plus facile. Nous aurons à entretenir nos lecteurs des travaux actuels de ce voyageur lorsqu’il publiera sa relation ; en attendant, nous avons pensé que des fragments de ses récits de chasse et de ses luttes avec les hôtes puissants des forêts africaines pourront donner quelque idée de la trempe de son caractère et de l’énergie de son âme.


I.


Girafe attaquée par une bande de lions. — Bond du lion. Compagnons de chasse inattendus, mais peu agréables.

… La plaine de Kobis où je passai quelques semaines, abondait en éléphants, en rhinocéros, gnous, zèbres, etc. Les girafes étaient plus rares ; cependant, elles se montraient quelquefois dans le voisinage des étangs, alors que j’entrais en chasse après le coucher du soleil.

Un soir j’avais tiré un lion, et je l’avais blessé. Le lendemain matin, de très-bonne heure, je me mis à la recherche de la bête, dans l’espoir de l’achever. Bientôt nous aperçûmes sur notre chemin des voies nombreuses et rapprochées. Nous nous arrêtâmes pour les interroger. Toute une troupe de lions avait passé par là ; je reconnus aussi les empreintes des pieds d’une girafe. Devant ce fouillis de pistes, nous demeurions embarrassés. Pendant que je m’efforçais de démêler celles du lion que j’avais blessé, voilà que tout à coup les naturels qui m’accompagnaient se précipitent en avant. L’instant d’après, les échos de la jungle m’apportent des cris de triomphe. Je crois que mes compagnons viennent de découvrir mon lion ; à mon tour je m’élance ; mais, qu’on juge de ma surprise, lorsque dans une clairière j’aperçois, non pas un lion mort, comme je m’y attendais, mais bien cinq lions vivants, deux mâles et trois femelles. Trois d’entre eux s’acharnaient sur une superbe girafe, tandis que, tout auprès, les deux autres surveillaient l’œuvre de mort avec des yeux étincelants.

AFRIQUE AUSTRALE. — Girafe attaquée par des lions, dessin de Doré d’après Anderson.

La scène était si imposante, que, sur le premier moment, j’oubliai mon fusil. Cependant, les Buschmen, mes compagnons, qui se promettaient un ample festin, se jetèrent follement au milieu des lions, et, par leurs cris perçants, ou plutôt par leurs hurlements, ils les obligèrent à lâcher leur proie et à battre en retraite.

Quand j’arrivai près de la girafe, elle était complétement terrassée, et gisait pantelante sur le sable. Elle fit quelques efforts impuissants pour soulever sa tête ; les convulsions de l’agonie agitaient son corps, que l’on voyait trembler et frissonner. Le pauvre animal ne tarda pas à expirer ; il avait reçu de profondes blessures ; ses terribles ennemis avaient enfoncé leurs dents et leurs griffes cruelles dans sa poitrine et dans ses flancs. Les muscles du cou, si épais et si forts, avaient été déchirés.

Il ne fallait plus songer à poursuivre encore le lion. Les naturels se mirent è dépecer le caméléopard et à s’en repaître ; ils restèrent sur sa carcasse jusqu’à ce qu’ils l’eussent entièrement dévoré. Le lendemain, j’eus la bonne fortune de me rencontrer avec mon royal adversaire, et d’en finir promptement avec lui.

J’avais déjà fait connaissance avec les lions dans le pays des Damaras. Un jour, comme je finissais un frugal déjeuner, j’entendis tout à coup les indigènes pousser autour de moi le cri : Ongeama (le lion) ! Mais les naturels avaient tant de fois crié au lion ! au lion ! sans apparence de danger, que je ne voulus pas d’abord me déranger, et que je ne consentis à partir, sur leurs instances réitérées, qu’après m’être muni de balles coniques, d’allumettes chimiques, de couteaux et autres ustensiles nécessaires. Quelques Damaras étaient entrés dans le fourré pour en expulser l’ennemi.

Nous atteignîmes bientôt la place que l’on supposait être le refuge du lion ; il y avait là un épais fourré de tamarins, sur les bords de l’Omutenna, un des affluents du Swakop. Un grand nombre de Damaras et de Namaquas, armés d’assagaïs et de fusils, étaient tout autour rangés en ordre de bataille.

Comme les batteurs me semblaient un peu craintifs et lents dans leurs mouvements, je les rappelai et je pénétrai moi-même dans le fourré, accompagné de deux personnes et de quelques chiens. C’était me hasarder beaucoup, car en certains endroits les buissons étaient si épais, qu’ils m’obligeaient à ramper sur les mains et sur les pieds, et que le lion aurait très-bien pu m’appliquer sur la tête à l’improviste une de ses larges pattes. Tout à coup j’entends à quelques pas de moi un rugissement effroyable ; les chiens, remplis de terreur, viennent se blottir derrière moi, le poil hérissé et la queue entre les jambes. En même temps, les indigènes font retentir l’air de leurs cris : Ongeama ! ongeama ! et déchargent leurs fusils, dont pas un seul n’atteint le but.

Cependant le jour baissait ; les indigènes ne demandaient pas mieux que d’en rester là, et je ne savais plus à quoi m’en tenir au sujet du lion, quand tout à coup, après de longues recherches infructueuses, je vis enfin l’animal bondir à quelques pas de moi.

C’était un lion à crinière noire, un des plus grands que j’aie jamais vus. Ses mouvements étaient empreints d’une majesté calme. Je me blottis derrière un buisson et fis feu. Quand la balle lui pénétra dans le corps, il fit volte-face, et me chargea ; mais, après un premier bond, il se replia de nouveau sur lui-même comme pour s’élancer de nouveau, et resta ainsi quelques instants la tête entre ses pattes de devant, semblable à un chat prêt à bondir.

Je tirai mon couteau de chasse que je pris dans la main droite, et un genou en terre j’attendis l’ennemi. C’était un moment terrible et plein d’angoisse. Je ne voulais pas moi-même attaquer, et je m’abstins de faire feu, parce que le lion soulevait autour de lui des nuages de poussière qui le dérobaient à mes yeux. Soudain, tandis que j’étais ainsi dans l’anxiété, l’animal s’élança sur moi ; mais, soit qu’il n’eût pas bien mesuré son coup, soit que les hautes herbes où je m’étais promptement blotti me cachassent à ses regards, il vint tomber à quelques pas en arrière. Me tourner et décharger mon second coup fut l’affaire d’une seconde, et comme il me montrait le flanc, la balle frappa l’épaule et la brisa. Il essaya encore de se jeter sur moi ; puis, se ravisant, il entra dans le fourré, où je jugeai peu prudent de le suivre.

Le lendemain, je partis à la recherche de sa piste, et découvris l’endroit où il avait passé nuit. Le sable n’était qu’une mare de sang ; les broussailles tout à l’entour avaient été écrasées par le poids de son corps. Mais là, nous perdîmes, — chose étrange, — toute trace de l’animal. Une troupe de lions, qui étaient venus en cet endroit manger une girafe, avaient effacé l’empreinte de ses pas, et ce n’est que quelques jours après que nous retrouvâmes son cadavre, déjà tombé en putréfaction, assez loin de l’endroit où je l’avais abattu.

Dans une autre occasion, m’étant mis en chasse de bonne heure, j’aperçus à un coude de la rivière trois gnous (antilopes) tranquillement occupés à brouter. Profitant des replis du terrain et des moindres abris qui s’offraient, je les approchai avec toute la prudence d’un chasseur, quand soudain, se battant les flancs avec leur queue, frappant la terre de leurs pieds, ils levèrent la tête en reniflant bruyamment. Je ne pouvais m’expliquer leur émotion, car j’étais parfaitement masqué par les mouvements du sol. Je n’eus pas à réfléchir longtemps sur la cause de cette agitation ; un animal se mit à gronder près de moi, je me retournai dans la direction du bruit et, à mon grand étonnement, sur un tertre qui me dominait, je découvris une bande de lions ; comme moi, ils cherchaient à surprendre les gnous. Tout d’abord, j’ajustai le lion le plus proche, mais la réflexion me vint en aide ; j’avais trop de chances contre moi, je résolus donc de garder mon coup de fusil pour le cas où ils viendraient à m’attaquer. Heureusement, après m’avoir regardé pendant quelques secondes, ils disparurent en grondant, derrière une colline de sable.

Compagnons de chasse inattendus. — Dessin de Doré d’après Anderson.

Les gnous s’étaient aperçus de la présence des lions et détalaient de toute leur vitesse. Désirant les tirer, je suivis leurs traces ; mais, à mon grand ennui, je m’aperçus que mes terribles compagnons de chasse, la gueule ouverte et poussant de furieux mugissements, continuaient à suivre le même gibier que moi. Je dois avouer que cette persistance à m’imiter me flattait peu, la faim seule ayant pu les pousser à chercher leur proie en plein jour. Je n’en continuai pas moins à suivre la trace des antilopes, jusque dans le fourré, où je perdis, tout à la fois, mes dangereux compagnons et mon chemin.


II


La mare au crépuscule. — Approche des éléphants.

Mes rencontres fréquentes avec les éléphants et les rhinocéros n’avaient pas toutes un dénoûment aussi simple ; plus d’une fois je n’échappai que par miracle.

Un de mes dessins représente une de ces scènes de la vie de chasse qui laissent un profond souvenir, et dont j’ai souvent été témoin pendant la nuit, lorsque je me tenais embusqué au bord de l’eau. Je l’ai intitulé l’approche des éléphants, parce qu’il reproduit une particularité fort curieuse dont, jusqu’à présent, les récits des voyageurs africains n’ont pas fait mention.

Les éléphants apparaissent dans le lointain sur le sommet d’une colline ; autour de la mare vers laquelle ils dirigent leur course, se trouvent d’autres animaux. Ceux-ci se hâtent d’abandonner la place dès qu’ils sentent l’approche des éléphants, dont ils semblent avoir une peur instinctive, et ils se tiennent à distance respectueuse, jusqu’à ce que les gigantesques pachydermes aient étanché leur soif. Les choses se passent toujours ainsi, à moins que la mare ou l’étang ne présente une grande étendue. Il m’est donc arrivé plus d’une fois que, longtemps avant que je ne pusse les voir ou les entendre, j’étais averti de la présence des éléphants par les symptômes d’inquiétude et de malaise qui se manifestaient alors chez les autres animaux. Ainsi la girafe tend et incline son cou dans toutes les directions ; le zèbre fait entendre des cris plaintifs et suppliants ; le gnou se dérobe à pas furtifs ; le rhinocéros noir lui-même, malgré sa masse et ses dispositions querelleuses, bat en retraite ; mais s’il croit avoir le temps de la réflexion, il s’arrête pour écouter, se retourne et prête de nouveau l’oreille ; et s’il sent ses soupçons se confirmer, il ne manque jamais de prendre la fuite, en témoignant sa colère ou son effroi par l’espèce de ronflement qui lui est particulier. Une fois, il est vrai, je vis un rhinocéros se désaltérer en compagnie de sept éléphants mâles ; mais il faut dire que c’était un rhinocéros blanc, animal plus pacifique que son congénère noir, et je crois d’ailleurs que la rencontre était de part et d’autre tout à fait imprévue.

Une nuit que, par un beau clair de lune, je me tenais silencieusement tapi dans mon skrüm ou affût, et que je contemplais le tableau étrange et pittoresque qui se déroulait sous mes yeux, je fus tiré de ma rêverie par le grognement peu mélodieux d’un rhinocéros noir. Évidemment il n’était pas de bonne humeur, car, lorsque je m’avançai hors du taillis pour gagner un terrain plus découvert, je pus remarquer qu’il déchargeait sa colère sur tout ce qu’il rencontrait : il s’attaquait aux buissons, aux arbustes, aux pierres, etc. Sur son chemin, la terre était jonchée de crânes et de squelettes appartenant à des animaux de son espèce. La vue de ces objets excitait chez lui une fureur inconcevable : il s’emportait contre eux, les attaquait avec ses défenses et les piétinait avec rage.

Je m’amusais beaucoup de ce passe-temps excentrique ; mais celui qui m’en donnait le spectacle n’était pas facile à approcher. La nature du terrain, fort découvert en cet endroit, m’exposait en plein aux rayons de la lune, et le calcaire blanc, dont il était en grande partie composé, réverbérait vivement la lumière. Cependant, après m’être débarrassé de mes souliers et de tout ce qui dans mon vêtement aurait pu jeter quelque éclat et trahir ma présence, je me couchai sur le ventre et me mis à ramper, en poussant mon fusil devant moi ; j’arrivai ainsi à peu de distance de l’animal courroucé. Comme il venait en droite ligne vers moi, je ne voulus pas d’abord tirer, parce que je n’aurais pas eu grande chance de le tuer dans cette position. S’étant avancé de quelques pas, il finit par m’éventer ; il souffla bruyamment comme ces animaux ont coutume de le faire quand ils sont saisis d’un accès d’effroi ou de fureur, et il se prépara à me traiter comme une pierre ou un squelette. Il n’y avait pas de temps à perdre, et, réduit à me défendre, je n’hésitai pas à faire feu, en visant à la tête. Le rhinocéros entra dans un état de démence que je n’oublierai jamais ; il bondit presque perpendiculairement à une hauteur de plusieurs pieds et retomba si lourdement que la terre en trembla sous son poids ; puis il s’élança avec impétuosité et tourna plusieurs fois autour de l’endroit où je m’étais blotti. À chaque pas il soulevait un nuage de poussière ; il s’en fallut de bien peu que je ne fusse écrasé sous ses pieds. Enfin, après cinq minutes de cette course effrénée, il se retira brusquement dans le bois où je le perdis de vue. Comme je ne trouvai pas de sang sur sa trace, je supposai que je ne l’avais pas blessé grièvement. Ma balle avait sans doute frappé sa corne, et la violence du coup l’avait étourdi. Si mon fusil avait raté, il est plus que probable que j’eusse été transpercé.

La mare au crépuscule. — Dessin de Doré d’après Anderson.

Une autre fois, ayant aperçu pendant la nuit un énorme rhinocéros blanc, je vins bravement me poster à quelques pas de lui, et je lui envoyai une balle dans l’épaule. Mais ce beau coup faillit me coûter cher. Guidée par la lueur du fusil, la bête se rua sur moi avec tant de fureur que j’eus à peine le temps de me jeter sur le dos, et je demeurai dans cette position sans faire le moindre mouvement. Cette manœuvre me sauva la vie. Ne m’apercevant plus, le rhinocéros s’arrêta tout à coup, au moment où déjà ses pieds me touchaient et où il allait me passer sur le corps. Il était si près de moi, que je sentais sa bave couler sur mon visage. J’étais dans les angoisses de l’agonie ; heureusement cette situation intolérable ne se prolongea pas. Au bout d’un moment, l’animal dépité renifla fortement, tourna sur lui-même et se retira en toute hâte. Alors seulement je vis que c’était une femelle suivie de son petit. Ces deux animaux étaient déjà pour moi de vieilles et dangereuses connaissances.

Voici maintenant un des plus grands dangers que j’aie jamais courus. Profitant des ténèbres d’une nuit profonde, je m’étais approché, en rampant, d’une troupe de sept éléphants mâles. Je cherchais à distinguer quel était celui qui m’offrirait la plus belle proie, quand tout à coup un sourd grondement s’élevant derrière moi me fit tressaillir. Je me fus bientôt remis sur mes pieds, et, en me retournant, j’aperçus, avec autant d’effroi que de surprise, une autre troupe d’éléphants femelles accompagnées de leurs petits ; tous venaient à moi, disposés en demi cercle et menaçant de m’envelopper. Ma position était critique ; je me trouvais littéralement entre deux feux. Je n’avais que deux-moyens de salut : plonger dans l’étang, que je ne pouvais traverser que sous les yeux des éléphants mâles, ou m’ouvrir un chemin à travers l’autre troupe ; ce fut à ce dernier parti que je m’arrêtai. Mais d’abord, pour intimider les sept éléphants mâles, je fis feu sur celui qui était le plus rapproché, de moi ; puis, sans perdre de temps, je choisis l’endroit où la phalange des femelles était le moins serrée, et je m’élançai à travers ses rangs en poussant d’horribles clameurs. Une panique momentanée s’empara des éléphants et les empêcha de m’arrêter ; en passant près de l’un d’eux, je lui déchargeai mon fusil dans l’épaule. Mais je n’avais pas gagné beaucoup de terrain avant que les deux troupes réunies fondissent sur moi comme un ouragan. Leurs trompes envoyaient dans l’air des notes si stridentes que les hommes qui se trouvaient au camp furent, comme je l’appris plus tard, réveillés en sursaut par ce bruit étrange. Heureusement l’obscurité ne permit pas à mes terribles ennemis de me poursuivre longtemps. J’avais, du reste, atteint le sûr abri de la forêt. Dans ma course, je m’étais cruellement déchiré les pieds, ayant abandonné ma chaussure pour faciliter ma fuite.

Après m’être remis de mes émotions et avoir pris quelques instants de repos, je n’aventurai hors de ma retraite ; le calme le plus absolu régnait autour de moi. Je n’apercevais plus qu’un seul éléphant qui se tenait au bord de la mare ; je m’approchai. Il puisait dans l’eau avec sa trompe et s’aspergeait les flancs. Je le soupçonnai dès lors d’appartenir à la troupe des sept éléphants mâles et je jugeai que c’était celui sur lequel j’avais tiré. Je me plaçai sur son chemin et je me mis à l’épier attentivement. Un instant il me sembla qu’il s’était tourné dans une autre direction ; mais je m’étais trompé, car, au même instant sa masse imposante se dressa devant moi. Il était trop tard pour songer à battre en retraite, aussi, par un mouvement rapide, je me relevai et, un genou en terre, je visai l’une des jambes de devant. En recevant ma balle il poussa des cris lamentables, tourna court, s’enfuit tout effaré et disparut dans la forêt voisine. Le lendemain, dans l’après-midi, on trouva son cadavre à une portée de fusil de l’eau. Dans cette nuit j’avais remporté deux éclatantes victoires, car mon second coup avait abattu une superbe femelle. Le faible calibre de mes fusils qui n’admettait que des balles de quatorze ou de dix-sept à la livre, me fit perdre plus d’une noble bête : surtout des éléphants. Ce ne fut qu’au bout de quelque temps, et lorsqu’ils devinrent rares et méfiants, que je sus comment il fallait tirer ces animaux pour avoir quelque certitude de les abattre au premier ou au moins au second coup. La partie que l’on doit viser de préférence, surtout quand on chasse la nuit, est l’épaule, soit au défaut, soit en plein, mais le plus près possible du bas de l’oreille. Une autre méthode qui présente de grands avantages, pourvu que l’on ait un fusil d’un fort calibre, consiste à tirer à la jambe ; quand elle est une fois brisée, l’animal est presque toujours à la merci du chasseur.


III

Le chasseur serré de près par un éléphant.

Malgré mon ardent désir de voir enfin le lac Ngami, je voulus, avant de quitter Kobis, consacrer encore un dernier jour ou plutôt une dernière nuit à la destruction des hôtes de la forêt. Mais mon entreprise faillit avoir une issue fatale. Je n’oublierai jamais cette nuit pendant laquelle je sentis par trois fois les étreintes de la mort, et maintenant que je m’en retrace les événements, je m’étonne de me trouver encore en vie.

Comme, pendant notre séjour dans ce canton, nous avions fait à la grande bête une chasse impitoyable, elle était devenue fort rare et ne se laissait plus facilement approcher. J’appris donc avec plaisir par mes éclaireurs que les éléphants et les rhinocéros continuaient à se montrer d’un côté que j’avais encore peu exploité, et à la chute du jour je m’empressai de m’y rendre. J’étais seul, selon mon habitude. Sans calculer le danger auquel m’exposait une pareille position, je me postai sur une étroite chaussée qui coupait une mare par le milieu. De chaque côté de ma cachette, il restait juste assez de place pour qu’un éléphant pût passer entre l’eau et moi. Je m’étais muni d’une couverture et de quelques fusils de rechange.

C’était une nuit splendide, une de ces nuits comme on n’en voit que dans les régions tropicales ; une douce lumière répandait sur le paysage un charme vraiment magique et semblait caresser la nature endormie ; la lune jetait un éclat si vif et si pur que j’aurais pu distinguer, à une grande distance, un animal, même de petite espèce.

Je venais de terminer mes préparatifs, lorsqu’un bruit semblable à celui que fait un train d’artillerie vint tout à coup troubler l’atmosphère de calme et de silence dans laquelle la nature était plongée. Ce bruit, — il n’y avait pas à en douter, — s’élevait du milieu des sentiers défoncés (si l’on peut donner ce nom aux voies profondes qui aboutissaient au bord de l’eau), et je crus d’abord qu’il était produit par des chariots venant du Kalahari. J’étais couché, je me soulevai sur les coudes, et je braquai mes regards sur un taillis d’où semblaient sortir les sons étranges qui frappaient mon oreille ; mais je ne réussis pas à en découvrir la cause. Ce mystère me fut bientôt dévoilé par l’apparition d’un énorme éléphant, et j’en comptai successivement huit autres à sa suite. À leurs formes puissantes, qui les faisaient ressembler à des tours, je vis que j’avais à faire à des mâles. C’était certes un spectacle grandiose que ces formidables animaux qui s’avançaient sans défiance dans leur force et leur indépendance, marchant d’un pas lent et solennel, ébranlant la terre de leurs pieds et balayant sur leur passage tout ce qui leur faisait obstacle. L’élévation du terrain par lequel ils descendaient au bord de l’eau, ainsi que les vapeurs que la nuit répand dans l’air, leur prêtaient un aspect fantastique, exagérant leur masse et grandissant d’une façon démesurée leur gigantesque stature.

Je me pelotonnai au fond de mon trou et je guettai le passage du chef de la bande, qui, ne flairant aucun piége, se dirigeait tranquillement vers moi. La position dans laquelle il se présenta d’abord ne me permettait pas de lui faire beaucoup de mal ; or, comme je savais par expérience que je n’avais guère qu’un seul bon coup à tirer, j’attendis que la bête me présentât l’épaule, car c’est, ainsi que je l’ai dit, le but que l’on doit viser de préférence, lorsqu’on chasse la nuit. Mais, par malheur, au moment même où j’épaulais, je vis l’effroyable masse se balancer presque au-dessus de ma tête ; ce qui fit qu’en voulant élever le canon de mon fusil je découvris mon corps. L’éléphant m’aperçut et, se retournant aussitôt, il me chargea avec fureur. La fuite était impossible ; il fallait encore moins songer à tuer l’ennemi ; à peine était-il en mon pouvoir de lui disputer ma vie. Je ne sais quel instinct me sauva. Voyant que j’offrais trop de prise et que l’éléphant allait infailliblement me saisir avec sa trompe, je me jetai sur le dos, j’épaulai fortement la crosse de mon fusil, visai la poitrine à brûle-bourre et je fis feu en accompagnant cette décharge de cris retentissants. Si en me laissant tomber je n’eusse pas changé de place en même temps que je changeais de posture, je n’aurais certainement pas échappé à l’éléphant, car sa longue trompe s’abattit précisément à l’endroit où j’étais couché une seconde auparavant ; elle bouleversa les grosses pierres dont je m’étais servi pour masquer ma cachette, et les balaya aussi facilement que si c’eût été des cailloux. Il y eut un moment où l’un des pieds du monstre m’effleura le visage.

Le chasseur surpris par un éléphant. — Dessin de Doré d’après Anderson.

Cependant j’étais toujours en son pouvoir, et je m’attendais bien à être broyé. Mais au lieu de renouveler son attaque, il se détourna et s’éloigna rapidement. Je pus enfin respirer ; je n’avais d’autre mal que quelques contusions occasionnées par les pierres qui avaient roulé sur moi.

Tout en reconnaissant l’intervention manifeste de la Providence, je ne peux m’empêcher de croire que ma présence d’esprit contribua pour quelque chose à mon salut. Mon coup, ayant porté dans les organes vitaux, avait jeté l’éléphant dans un état d’égarement qui avait paralysé sa rage, mes cris achevèrent ce que le plomb avait commencé et déterminèrent sa fuite.

Plus d’un autre, à ma place, s’en fût tenu là ; moi, je n’abandonnai pas la partie. À peine l’ennemi avait-il tourné le dos, que j’étais déjà sur mes jambes et que je l’ajustais avec un de mes fusils de rechange ; j’étais sûr de mon coup ; mais, hélas ! mon arme rata. Ce malheur aurait pu tout aussi bien m’arriver quelques minutes auparavant, et, alors, que serais-je devenu ?

Pendant cet incident les autres éléphants s’étaient prudemment retirés dans le taillis. À peine étais-je rentré dans ma cachette, qu’ils reparurent de l’autre côté de la mare ; mais ils semblaient inquiets, ne s’avançaient qu’avec circonspection et comme à la dérobée, flairant le terrain et s’arrêtant à chaque pas pour écouter. Ils se tenaient trop éloignés pour que je pusse les tirer. J’essayai de les surprendre ; mais ils ne m’attendirent pas et la troupe tout entière détala.


IV

Le chasseur chassé à son tour.

Pendant que, faute de mieux, je méditais sur le danger que je venais de courir et sur les précautions que j’aurais à prendre a l’avenir, j’aperçus un horrible rhinocéros blanc dont la tête passait à travers les branches du taillis ; il ne tarda pas à en sortir et s’approcha à une douzaine de pas de ma cachette. Il présentait à mon feu le train de devant ; je ne voulus pas perdre une si belle occasion, et, quoique je ressentisse encore une légère agitation nerveuse, je n’hésitai pas à tirer. La bête ne tomba pas, mais je jugeai qu’elle ne survivrait pas longtemps à sa blessure.

J’avais à peine rechargé, lorsqu’un rhinocéros de l’espèce nommée ketloa vint à son tour boire à la mare ; de la manière dont il se présentait, il m’était impossible de le tuer ; je dus me contenter de le mettre hors de combat en lui brisant une jambe de derrière. La douleur exaspéra sa rage jusqu’à la folie ; s’avançant sur trois jambes, il se lança contre moi et fit, pour m’atteindre, des efforts incroyables. Je lui envoyai une seconde balle qui ne l’atteignit pas ou ne lui fit que peu de mal. J’aurais bien voulu terminer à l’instant ses souffrances ; mais comme je savais que ces animaux sont à redouter tant qu’il leur reste la force de se mouvoir, je n’osai pas le poursuivre, et je pris le parti d’attendre patiemment le jour pour l’achever avec l’aide de mes chiens. Mais il était encore plus difficile que je ne croyais d’en avoir raison, et la victoire devait me coûter si cher, qu’il eût été heureux pour moi de ne jamais le rencontrer.

Au bout d’un certain temps, n’apercevant plus d’éléphants ni d’autres grands animaux, je me mis à la recherche du rhinocéros blanc que j’avais blessé en dernier lieu. Je ne tardai pas à découvrir son cadavre. Il n’avait pas emporté ma balle bien loin.

En revenant vers ma cachette, je passai dans le chemin où j’avais laissé mon rhinocéros noir, et de nouveau je me trouvai face à face avec lui. Il se tenait encore sur ses trois jambes, mais, comme auparavant, il s’obstinait à garder une maudite position qui le garantissait du coup mortel. J’essayai de le déranger en lui lançant de toutes mes forces une grosse pierre. Alors, se précipitant la tête basse et la corne en avant, il fondit sur moi avec une fureur effrayante, au milieu d’un nuage de poussière. Je n’eus que le temps de faire feu ; et avant qu’il me fût permis de me rejeter en arrière ou de côté, le corps massif du monstre me heurta lourdement et me lança à terre. Le choc fut si violent que ma poudrière, mon fusil, mon sac à balles et ma casquette furent projetés au loin ; mon fusil alla tomber à plus de dix pas. Comme le rhinocéros n’avait pas réussi à me transpercer, l’impétuosité de son attaque fut précisément ce qui me sauva. En me passant sur le corps, il fut emporté par son élan et alla tomber dans le sable, où sa tête et son train de devant s’enfoncèrent. Pendant qu’il se dégageait, je pus me tirer d’entre ses jambes de derrière.

Le chasseur chassé à son tour. — Dessin de Doré d’après Anderson.

Mais l’horrible bête ne me tint pas quitte à si bon marché ; je m’étais à peine relevé, qu’elle me donnait une seconde poussée qui me renversa de nouveau, et avec sa corne aiguë elle me laboura la cuisse depuis le genou jusqu’à la hanche, en même temps qu’avec une de ses jambes de devant elle me portait à l’épaule un coup terrible. Mes côtes plièrent sous ce poids énorme, et je crois que pendant un moment je perdis tout à fait connaissance. Tout ce que je me rappelle, c’est que lorsque je relevai la tête j’entendis un grognement sauvage et le bruit d’une masse qui plongeait lourdement dans la forêt. Après bien des efforts je parvins à me relever, et je cherchai un abri contre le tronc d’un gros arbre ; mais le danger était passé ; mon adversaire, satisfait de sa vengeance, ne chercha plus à m’inquiéter.

J’avais la vie sauve, mais déchiré, meurtri, brisé, moulu, anéanti, j’eus toutes les peines du monde à me traîner jusque vers ma cachette.

Tant que la lutte avait duré, j’avais conservé ma présence d’esprit, mais l’excitation passagère qui m’avait soutenu une fois tombée, et le trouble de mes sens apaisé, je fus saisi d’un tremblement nerveux. J’ai depuis cette époque tué bien des rhinocéros, mais il se passa plusieurs semaines avant que je pusse attaquer ces animaux avec mon sang-froid ordinaire.

Au lever du soleil, le mulâtre qui me servait de domestique, et que j’avais laissé à un demi mille en arrière, vint me joindre, pour rapporter au camp mes fusils et les autres objets dont je m’étais muni pour la chasse. En peu de mots je lui racontai ma mésaventure. Il m’écouta d’abord avec un air d’incrédulité ; mais la vue de ma cuisse entr’ouverte changea bientôt ses doutes en un étonnement douloureux.

Je lui donnai un de mes fusils et je l’envoyai à la recherche du rhinocéros noir, en lui recommandant de ne s’approcher qu’avec une extrême prudence de la bête, qui, suivant mes conjectures, ne devait pas être encore morte. Quelques minutes après, un cri de détresse parvint jusqu’à moi ; je m’écriai, en me frappant le front : « Grand Dieu ! c’est maintenant ce pauvre garçon que le monstre entreprend ! »

Je ne songeai plus à mes blessures, je saisis un fusil et je rampai à travers les buissons aussi rapidement que mon état me le permettait. Quand j’eus franchi deux ou trois cents mètres, je vis une scène qui restera toujours dans ma mémoire. Au milieu de quelques arbustes, et placés à deux mètres l’un de l’autre, se tenaient le rhinocéros et le jeune sauvage : le premier, sur ses trois jambes, couvert de sang et de boue, et exhalant sa fureur en grognements menaçants, le second, pétrifié par la peur, et rivé à sa place, par une inconcevable fascination. Je rampai du côté opposé pour attirer sur moi toute l’attention du rhinocéros, et dès que je me trouvai en position, je fis feu. Le rhinocéros se jeta à droite et à gauche, chargeant aveuglément tout ce qu’il trouvait devant lui. Cependant je multipliai mes coups et je lui envoyai balle sur balle, mais il paraissait indestructible, et je crus qu’il ne tomberait jamais. Enfin, il s’abattit sur le sable. Je devais croire qu’il était à l’agonie ; je m’approchai de lui sans défiance, et j’introduisais déjà dans son oreille le canon de mon fusil pour lui donner le coup de grâce, quand, chose horrible à raconter, il se releva encore une fois sur ses jambes. Visant à la hâte, je lâchai la détente, et je me sauvai ayant la bête sur mes talons. Mais elle ne me fit pas courir longtemps, et comme je me jetais dans le taillis, elle tomba morte à mes pieds. Une seconde de plus, et j’étais infailliblement empalé sur sa corne aiguë.

Le rhinocéros est toujours un animal farouche et dangereux ; mais celui-ci me parut concentrer en lui seul toute l’obstination, toute la fureur aveugle de son espèce. C’était une femelle, et, sans doute, elle avait un nourrisson pour lequel elle lutta non moins que pour son propre salut : c’est du moins ce que je présumai en trouvant ses mamelles pleines de lait. Sa progéniture n’étant probablement pas en âge de la suivre lorsqu’elle était venue boire à la mare, elle l’avait cachée sous le taillis.


V

Retour d’un messager envoyé en avant. — Récit de son voyage. — Départ pour le lac Ngami. — Arrivée sur ses bords. — Désappointement.

… Sur ces entrefaites, je fus rejoint par le messager qu’une semaine auparavant j’avais envoyé auprès de Lécholètébé, sur les bords du lac Ngami. Ce chef, contrairement à mon attente, n’avait pas été prévenu de mon arrivée. Aussi, ses sujets, en apprenant que des étrangers se montraient sur leur territoire, avaient-ils été frappés de stupeur et plongés dans la consternation ; ils avaient cru à une invasion, et s’étaient enfuis emmenant avec eux leur bétail. Georges (tel était le nom de mon messager) me rapporta la conversation qu’il avait eue à mon sujet avec Lecholètébé, et je pus alors m’expliquer la terreur que j’avais inspirée à ce chef et à sa tribu.

Mes amis les Damaras avaient été autrefois assez puissants pour pousser leurs conquêtes jusque dans les environs du lac Ngami, et, dans ce temps, venaient souvent enlever les troupeaux des Béchuanas.

« Comment se fait-il, disait Lecholètébé à Georges, que les Damaras soient devenus vos serviteurs ? Leur nation est puissante et riche en bétail. Je les connais bien, mon père s’est souvent mesuré avec eux dans des combats meurtriers. Nous revenions toujours vainqueurs, mais les Damaras tuaient beaucoup de nos guerriers, car ils avaient de larges javelots. »

À cette demande, Georges fit une réponse qui prouvait un esprit logique.

« Non, dit-il, mon maître pas riche : maître, très-pauvre ; mais maître a quelque chose et les Damaras n’ont rien, par conséquent maître plus riche que les Damaras. »

Alors Georges raconta comment cette tribu avait été ruinée et presque entièrement exterminée ; il dit ensuite quel était le but de notre voyage. Le chef parut satisfait de ces explications ; ses craintes se dissipèrent ; il devint communicatif et montra même des dispositions amicales. Il pressa Georges de retourner vers moi et le pria de hâter mon départ ; il était, disait-il, impatient de me voir ; il parlait d’envoyer une escorte à notre rencontre. Mais là se bornèrent les marques de sa générosité, et, lorsque dans la suite nous nous fûmes établis près de lui, tout ce qu’il fit pour nous fut de nous laisser mourir de faim. L’avarice est un des traits principaux du caractère des chefs noirs.

Lecholètébé dans la crainte que Sékomo, un autre chef bechuana, ne se fût mis en marche contre lui, avait transporté sa résidence au nord de la Zouga. Lorsque, à leur retour, Georges et sa troupe voulurent traverser la rivière, les naturels cherchèrent à les rançonner. Or, voici comment Georges accueillit leurs exigences : je le laisse parler.

« Moi n’avoir pas d’argent, mais moi contraindre les Cafres à faire cette besogne pour rien, moi leur dire cela : Ainsi, vous ne voulez pas me passer ?

« Alors, ajouta Georges, en me racontant cette scène comique, moi prendre un gros bâton et tomber sur ces misérables. Oh ! maître, que c’était divertissant ! moi avoir bientôt des bateaux plus que je n’en voulais.

— Mais, lui dis-je, n’aviez-vous aucune crainte en employant de pareils moyens de persuasion ?

— Moi effrayé ? me répondit-il avec indignation, non, non, moi prendre grand plaisir à bâtonner les Béchuanas ; cela leur former le caractère, les camarades, en vérité, trop paresseux. »


Je résolus de ne pas retarder mon départ et de pousser rapidement jusqu’au lac. Ma jambe, blessée par le rhinocéros, avait à peu près recouvré sa force, mais ce que je n’avais pas remarqué, c’est qu’elle s’était déformée d’une étrange façon. Ce fut mon serviteur Georges qui m’en fit apercevoir.

« Monsieur, me dit — il, votre jambe est devenue bossue.

— Bossue, m’écriai-je plus que mécontent, que veux-tu dire par là ?

— Oh rien, me répondit-il avec son sourire malicieux, si ce n’est que le mollet a pris la place du tibia. »

Le drôle n’avait pas tout à fait tort ; cependant, avec le temps, ma jambe reprit sa forme première.

Le sur lendemain, les contusions que j’avais reçues commencèrent à marquer, et le troisième jour l’inflammation s’était développée à un tel point, que mon corps était tout tigré de jaune et de noir. Autant que je pouvais en juger par ce que j’éprouvais, je n’avais rien de fracturé, mais je ressentais dans la région de la poitrine des douleurs cuisantes et profondes, qui m’annonçaient de graves lésions à l’intérieur, et l’on craignit un moment pour ma vie. Cependant, après avoir enduré de grandes souffrances, je me rétablis, et comme ma passion pour la chasse s’était un peu refroidie, toutes mes pensées se tournèrent vers le lac Ngami. Je n’étais guère en état de supporter les fatigues du voyage, mais mon courage me donna des forces.

Le 23 juillet, mes gens me hissèrent sur mon cheval et je partis pour le lac, laissant à Kobis mes dépouilles de chasse, ainsi que d’autres objets que je confiai à la garde du chef d’un petit clan buschman.

… Le troisième jour, j’espérais arriver au lac avant la nuit ; mais le coucher du soleil nous surprit loin encore du but de nos désirs. Nous campâmes dans un fourré épais, près de gigantesques boababs, les premiers que nous ayions aperçus. Les troncs de plusieurs de ces arbres avaient, d’après notre estime, de quarante à soixante pieds de circonférence (12 à 18 mètres). Le combustible abondait, de tous côtés des feux éclairaient le bois sombre ; autour de ces bûchers des groupes de sauvages gais et joyeux, abrités par leurs boucliers fichés en terre derrière eux, donnaient à cette scène un aspect des plus pittoresques.

Le soleil à son lever nous trouva en marche, la matinée était fraîche et charmante, le but était proche, nous étions tous heureux ; aussi marchions-nous allègres et dispos. J’allais en éclaireur, car je voulais apercevoir, le premier, le lac Ngami. Le pays est des plus ondulés, et dans chaque vallée que j’apercevais à l’horizon je voulais voir un lac. Enfin j’entrevois à l’horizon une grande ligne bleue ; c’est, j’en suis convaincu, le but de mes ardents désirs : non, c’est encore une illusion ; ce n’est qu’un bas-fond, noyé pendant la saison des pluies, maintenant à sec et couvert d’incrustations salines. Nous traversons plusieurs vallées couvertes d’une riche végétation et séparés l’une de l’autre par des collines de sable. Comme nous arrivons au sommet d’une de ces dunes, les indigènes qui précédent notre troupe s’arrêtent soudain, puis, étendant le bras droit devant eux, s’écrient enfin : « Ngami ! Ngami ! » Une seconde plus tard, je suis près d’eux. Là, devant moi, sous mes yeux, s’étend une immense nappe d’eau qui se perd dans le lointain de l’horizon. Je suis enfin devant le but de ma longue ambition, ce but pour lequel j’ai abandonné parents, amis, patrie, pour lequel j’ai si souvent risqué ma vie et compromis certainement ma santé !…

La première sensation que j’éprouvai fut singulière. Bien que je fusse depuis longtemps préparé à cet événement, tout d’abord j’en fus presque accablé ! C’était un mélange de joie et de douleur. J’eus de tels battements aux tempes, mon cœur bondit si violemment dans ma poitrine, que je fus obligé de descendre de cheval pour m’appuyer à un arbre jusqu’à ce que mon émotion fût passée. Plus d’un lecteur dira peut être que cette émotion était un véritable enfantillage de ma part, mais ceux qui savent le sentiment profond qu’on éprouve la première fois qu’on entrevoit ce qui a été l’objet de longs rêves, d’une ambition plus longue encore, ceux-là me pardonneront.

Du fond de mon cœur, je remerciai la Providence, qui m’avait guidé dans mon long et périlleux voyage. Rudes et nombreuses avaient été mes fatigues, mais à cette heure si avidement attendue, tout était oublié. Dans ces quelques instants passés au repos, contre un tronc d’arbre, tout mon passé me revint en mémoire. J’avais pénétré dans des déserts à peine connus du monde civilisé ; j’avais souffert et la faim et la soif, et le chaud et le froid ; j’avais enduré de durs labeurs, au milieu de solitudes que troublent seule la présence de bêtes féroces ; j’avais passé de longues nuits désolées sans un abri ; mes compagnons, presque toujours, étaient des sauvages ; j’avais couru de grands dangers, et sur la terre et sur l’eau ; les animaux féroces m’avaient fait de cruelles blessures ; mais le Créateur m’avait préservé de tous les dangers qui semaient mon chemin… C’est à Lui que doivent revenir ma reconnaissance, mes hommages, ma profonde adoration.

Après m’être rassasié de cette vue, nous descendîmes vers le lac, que nous atteignîmes au bout d’environ une heure et demie de marche. Bien que l’air fût plus frais, la brise ne nous apporta pas de senteurs embaumées, comme nous aurions pu en espérer sur les bords d’un lac des tropiques.

Soit que mon imagination ait été trop exaltée, soit que l’immensité de cette mer intérieure et sa végétation luxuriante aient été exagérées par les voyageurs, il me faut avouer qu’après un examen plus attentif, je me trouvai quelque peu désappointé. Je dois dire que l’époque de l’année était peu favorable ; si je ne me trompe cependant, MM. Oswell, Livingstone et Murray, qui ont découvert le lac, l’ont aussi vu pendant cette même saison. Je dois dire, toutefois, que la partie E. du Ngami, la seule que ces messieurs aient visitée, est bien plus remarquable que la partie O., qui est le côté par lequel j’ai abordé cette vaste nappe d’eau pour la première fois.

Le niveau du lac était très-bas ; l’eau très-peu profonde, surtout à l’endroit où j’en approchai. Il est difficile d’arriver jusqu’à l’eau, qui est amère et désagréable : la vase ou d’épaisses ceintures de roseaux et de joncs en défendent les abords ; ces plantes aquatiques abondent en gibier d’eau. Je vis beaucoup d’espèces qui me semblèrent nouvelles ; mais nous n’avions pas le temps de chasser aux oiseaux.


VI

Remonte du Téoghé. — Belle végétation de ses rives. Chasses aux buffles.

… Après avoir exploré une partie des rives du lac, j’entrepris, avec l’aide de bateaux loués aux Bayèyes, sujets de Lecholètébé, de remonter le Téoghé, affluent le plus occidental du Ngami, dans l’espoir d’atteindre, par cette voie, les régions vierges encore de tout pied européen, où le Cunène prend sa source.

Au fur et à mesure que nous remontions le Téoghé, le paysage devenait plus séduisant ; les bords de la rivière s’élevaient, et se revêtaient d’une végétation de plus en plus variée et vigoureuse. C’étaient le palmier éventail, le dattier, le mimosa aux souples et noires tiges, le sycomore à la vaste ramure, le moshoma au sombre et élégant feuillage, et une infinité d’autres beaux arbres, dont beaucoup étaient nouveaux pour moi, et dont plusieurs ployaient sous le poids de fruits aussi agréables que nourrissants. Timbo, qui m’accompagnait, reconnut non moins de six ou sept espèces d’arbres fruitiers, indigènes de la côte orientale d’Afrique ou des contrées adjacentes. Il y a dans ces forêts tels sites qui dépassent en beauté tout ce que j’ai jamais vu ailleurs. J’aurais passé de longs jours sous ces voûtes ombreuses, que de nombreux oiseaux animaient de notes joyeuses et sauvages, tandis que l’œil suivait, sous les longues échappées, le passage, la fuite, les jeux d’innombrables troupeaux des plus belles espèces d’antilopes ; mais la plus simple prudence empêchait le voyageur de faire halte dans ce paradis. Lorsque la rivière, après l’inondation annuelle, commence à baisser, des effluves pestilentielles s’élèvent de ses berges, portant au loin la mort… tel est le climat de l’Afrique.

La vie animale allait de pair avec cette exubérante végétation. Nous rencontrions à chaque instant des rhinocéros, des hippopotames, des buffles, des cerfs, des pallahs, des daims rouges, des léchés, etc ; et tous les jours j’abattais quelqu’un de ces animaux. Cela suffisait à l’alimentation de notre troupe affamée, qui se montait alors à cinquante ou soixante personnes. Un bel après midi, nous arrivâmes à un endroit où nous aperçûmes de nombreuses traces de buffles ; et comme jusqu’alors j’avais vu rarement de près ces redoutables ruminants, je me déterminai à m’arrêter là un jour ou deux, dans l’espoir non-seulement de lier plus ample connaissance avec eux, mais encore de faire une bonne chasse. Le pays avoisinant avait d’ailleurs assez d’attrait par lui-même pour m’engager à m’y arrêter quelque temps. La première nuit que je passai à l’affût fut perdue pour la chasse, probablement parce que je m’étais placé sous le vent de l’endroit d’où les buffles venaient habituellement, ce qui les empêcha de descendre à la place où j’étais caché. Un petit troupeau vint cependant rôder près de Timbo, que j’avais placé en embuscade à peu de distance de moi ; mais, selon son habitude, il manqua son coup, et ils s’enfuirent tous sans être touchés.

Quand nous retournâmes au camp, le matin, les natifs, en apprenant notre mauvais succès, me parurent si affamés et si malheureux, que, quoique j’eusse grand besoin de me reposer et de me refaire, je remis de nouveau mon fusil sur mon épaule, et m’éloignai pour chercher quelque gibier. Une troupe de Bayèyes m’accompagna. Deux pallahs, un koudou furent bientôt abattus ; mais un beau sassaby blessé nous échappa. Ces trois espèces d’antilopes fréquentent surtout les bois marécageux.

Nous cherchâmes longtemps ensuite sans rien trouver ; de nombreuses traces de buffles indiquaient que cette partie du pays était hantée par ces animaux. Enfin, nous arrivâmes aux confins d’un épais fourré ; et, regardant à travers les buissons, je découvris sur le sol des objets noirs, qu’au premier coup je reconnus pour ce que nous cherchions. Un doigt sur les lèvres, comme pour réclamer le silence, et, une main étendue en avant, je sifflai le mot onja, qui signifie buffle. La présence de sa majesté Satan n’aurait pas causé une plus grande consternation parmi mes compagnons ; car je n’eus pas plus tôt prononcé le mot magique, que, les uns après les autres, tous s’enfuirent à corps perdu. Un de ces Bayèyes tenait un lourd fusil qui m’appartenait, et comme je voulais le lui reprendre, je fus obligé de les suivre. Ces poltrons me firent un plus mauvais tour, car, en me voyant courir, croyant que l’ennemi était sur leurs talons, ils redoublèrent le pas, et ils ne s’arrêtèrent qu’à une distance très-respectable du fourré. Rien ne pouvait être réellement plus absurde que cette débandade.

Ayant enfin rejoint mes hommes et repris mon fusil, je retournai à l’endroit où j’avais découvert les objets suspects ; mais, bien que je m’en approchasse à une distance de douze pas, il me fut impossible, à cause de l’épaisseur du feuillage, de vérifier leur identité.

Un arbre était devant moi ; dans l’espoir de mieux voir, je montai dessus. Je fus désappointé ; car, bien que haut placé, je ne pus voir que le sol. N’ayant qu’une manière de lever mes doutes, je fis feu en visant au milieu des objets noirs en question ; mais pas un être vivant ne bougea. Pour l’instant, je crus que je m’étais trompé, et que ce que j’avais pris pour des animaux, n’était pas autre chose que de grandes pierres. Cependant, pour me fixer sur ce point, je rechargeai et j’envoyai une seconde balle dans la même direction que la première ; cette fois, au bruit du fusil, quatre magnifiques buffles se dressèrent sur leurs pieds, puis, après avoir secoué bravement leurs têtes et reniflé l’air un moment, ils disparurent dans le fourré, selon toute apparence, sans avoir été atteints. Je ne les revis plus. Suivant promptement leurs traces, afin de m’assurer si l’une de ces bêtes avait été blessée, je vis un troupeau de buffles, d’au moins deux cents, sortir soudainement avec la violence d’un ouragan de l’endroit où nous avions passé, brisant, écrasant tout ce qui s’opposait à leur furieux passage, et soulevant un si grand nuage de poussière que toute la masse fugitive y disparut enveloppée. Je fis feu au beau milieu, à l’aventure, et j’eus la satisfaction de voir une femelle tomber sous le coup.

Le bruit du fusil arrêta presque immédiatement le troupeau, qui, nous faisant face, se rangea de front en une masse sombre. M’abritant derrière les arbres qui étaient peu éloignés, je m’approchai d’environ cent cinquante pas de cette formidable phalange. Appuyant alors mon fusil sur une branche, je visai le taureau le plus rapproché ; mais, quoique j’eusse entendu distinctement la balle le frapper, il ne fit pas le plus petit mouvement. Un des natifs ayant, pendant ce temps, eu le courage de se rapprocher de moi avec mon fusil, je tirai une seconde fois sur une autre bête du troupeau, mais sans un meilleur résultat. Je tirai ainsi huit coups de feu, et quoique, à chaque fois, la balle portât, sans nul doute, aucun membre du troupeau ne bougea d’un pouce ! Tous semblaient enchaînés sur la place par une puissance invisible, me contemplant d’un regard sinistre. Cette conduite étrange et inaccoutumée m’embarrassa outre mesure. À chaque instant, je m’attendais à les voir se précipiter sur moi ; heureusement, quoique je sois tenu de confesser que j’éprouvais un sentiment qui n’était rien moins qu’agréable, ma sûreté personnelle courait peu de risques ; je n’avais qu’à me hisser sur l’arbre contre lequel je n’appuyais, pour me mettre hors de tout danger. Cependant je ne fus pas réduit cette extrémité, et, comme je me préparais à envoyer une autre balle, tout le troupeau tourna le dos, et avec des beuglements étranges, leurs queues battant leurs flancs, et la tête baissée jusqu’à terre, ils passèrent comme une trombe.

En m’approchant de l’endroit où les buffles s’étaient arrêtés, je remarquai de larges taches de sang sur la terre, et fus convaincu que deux des animaux que j’avais tirés avaient été blessés grièvement, sinon mortellement. Nous suivîmes leurs traces pendant une distance considérable, mais vainement. Des informations, reçues plus tard des buschmen, m’ont porté a croire que tous les deux périrent. À la nuit tombante, je me remis en embuscade. J’attendis longtemps inutilement ; mais enfin j’aperçus un buffle solitaire, un énorme taureau, qui s’approchait doucement et avec précaution de l’endroit où j’étais caché, s’arrêtant à tout moment pour écouter. Quand il fut si proche de l’affût que je pouvais presque le toucher, je pressai la détente ; à mon grand déplaisir, le fusil rata. En entendant le bruit, l’animal pirouetta sur lui-même en toute hâte ; puis, après avoir marché environ quarante pas, il s’arrêta tout à coup et me montra son flanc. Ayant, pendant ce temps, mis une autre capsule, je fis feu, et cette fois je réussis à placer une balle dans l’épaule de la bête. Au moment où elle reçut le coup, elle bondit en l’air, et s’enfuit vivement. Immédiatement après, j’entendis un profond gémissement dans la direction qu’elle avait prise, signe certain qu’elle avait été blessée mortellement. Néanmoins, après la sévère leçon que j’avais reçue du rhinocéros noir, et connaissant la nature sauvage du buffle quand il est blessé, je ne jugeai pas prudent de le suivre. Toutefois le matin suivant, l’ayant cherché, nous le trouvâmes mort à moins de cent yards de mon affût ; la balle lui avait percé le cœur.


VII

Les crocodiles. — Un Anglais tué par l’un de ces monstres. L’hippopotame.

… En naviguant sur le Téoghé, je vis fréquemment des crocodiles qui se vautraient au soleil dans les parties les plus écartées du fleuve. Un jour que je cherchais la trace d’une antilope blessée, je me heurtai à l’un de ces monstres qui était endormi ; mon pied était déjà sur sa queue avant que je l’eusse aperçu. Sans bouger j’épaulai mon fusil, et une balle bien dirigée derrière son oreille le cloua sur place.

J’ai rarement entendu dire que les crocodiles saisissent un homme nageant, ou plongé dans l’eau, ce qui semble prouver que ces animaux sont « mangeurs d’hommes » plus quand ils sont affamés que par habitude. Plusieurs personnes m’ont assuré qu’il n’y a pas de danger d’être attaqué par eux, si l’on fait beaucoup de bruit avant d’entrer dans l’eau. Mais en dépit de toutes ces assurances, il arrive des accidents. Il y a peu d’années qu’un Anglais, M. R…, fut la proie d’une de ces horribles créatures. Lui et son compagnon, M. M…, qui me raconta cette triste histoire, étaient campés sur le bord du Zouga ; et comme ils voyaient des oiseaux d’eau voletant sur le courant, M. R… s’y risqua dans l’espérance de faire ce qu’en style de chasse on nomme un bon coup de fusil. Il réussit bientôt à en tuer plusieurs, et parmi eux un canard musqué ; mais il ne put s’en saisir, n’ayant pas de bateau.

Tandis qu’il regardait autour de lui pour en découvrir un, il vit une antilope qui s’approchait ; et courant vivement vers son wagon qui était proche, il appela ses hommes pour leur demander un fusil. En revenant près du fleuve, il vit que l’antilope s’était échappée. Alors il s’avança vers l’endroit d’où il avait tiré le canard, qui flottait encore à la surface de l’eau. Pendant ce temps, son compagnon l’ayant rejoint, il lui exprima sa détermination de s’emparer de l’oiseau à tout prix, et de nager dans ce but. Il avoua cependant qu’il avait quelque doute sur sa sûreté, ajoutant qu’il avait été une fois témoin de la mort d’un homme qui avait été saisi et tué par un requin le long du bord de son bateau. Malgré son opinion du danger qu’il avait à courir et les conseils de son ami, il se déshabilla et se jeta dans le courant. Au bout d’un instant, on le vit regarder en arrière, comme s’il eût eu peur de quelque chose qui se trouvait sous lui ; mais après une courte hésitation il continua sa route. Il était sur le point de saisir l’oiseau, quand tout son corps fut saisi d’un mouvement convulsif ; il leva les bras en l’air, et, jetant un cri perçant, il s’enfonça graduellement sous l’eau et disparut pour toujours.

Outre le crocodile, le Téoghé nourrit aussi de nombreux hippopotames.

« Voici maintenant béhémoth que j’ai créé avec toi, dit l’Éternel à Job ; il mange l’herbe comme un bœuf ; ses os sont comme de fortes pièces d’airain ; ses cartilages sont comme des barres de fer ; il dort sous les arbres ombreux, couvert de roseaux dans les marais : les forêts le couvrent de leur ombre ; les saules du torrent l’entourent. Voilà qu’il absorbe le fleuve ; il semble qu’il engloutirait le Jourdain dans sa gueule. Il le prendrait avec ses yeux ; son nez passerait à travers tous les piéges. »

Ce grand langage figuré de Job semble s’appliquer à l’hippopotame, que plus d’un auteur croit en effet identique avec le béhémoth de l’Écriture sainte. Dans son Systema naturae, Linnée commence sa description de l’hippopotame en appelant cet animal Behemoth Jobi.

L’hippopotame habite généralement dans les fleuves et les lacs de l’Afrique, depuis les confins de la colonie du Cap jusqu’au 22e ou 23e degré de latitude nord. On ne le trouve dans aucun fleuve tombant dans la Méditerranée, excepté dans le Nil, et seulement dans la partie de ce fleuve qui coule dans la haute Égypte ou dans les marais et les lacs de l’Éthiopie. Il s’éloigne devant la civilisation ; il habite dans les eaux fraîches et salées. Anciennement, il y a raison de le croire, il existait dans quelques parties de l’Asie ; mais l’espèce en est éteinte maintenant sur ce continent.

On dit qu’il y a deux espèces d’hippopotames en Afrique : l’hippopotamus amphibius et l’hippopotamus Liberiensis. Le dernier est décrit comme le plus petit des deux ; mais, à dire vrai, je ne l’ai jamais rencontré.

L’hippopotame est un animal très-singulier et qui n’a pas été improprement comparé à « une forme intermédiaire entre un porc gigantesque et un taureau sans cornes et à oreilles courtes ». Il a une tête immensément large. Ray dit que sa mâchoire supérieure est mobile, comme celle du crocodile. Chacune de ses mâchoires est armée de formidables défenses ; celles d’en bas, qui sont toujours très-grandes, atteignent, avec le temps, la longueur de deux pieds. L’intérieur de sa bouche a été décrit par un écrivain récent comme ressemblant à une « masse de viande de boucherie ». Ses yeux, que le capitaine Harris compare « à la lucarne d’une chaumière hollandaise », ses narines et ses oreilles sont placés sur un même plan, ce qui lui permet l’usage de trois sens et la respiration, dès qu’une très-petite partie de l’animal s’élève au-dessus de la surface de l’eau. Ses flancs ne sont pas de beaucoup inférieurs à ceux de l’éléphant, mais ses jambes sont tellement courtes et basses, que le ventre touche presque à terre ; ses sabots sont divisés en quatre parties, réunies par des membranes. Sa peau, qui a près d’un pouce d’épaisseur, est dépourvue de tout pelage, quelques crins seulement sont répandus sur le museau, sur le bord des oreilles, sur la queue. La couleur de l’animal, hors de l’eau, est d’un rouge brun ; mais quand on le voit au fond d’un étang, il paraît d’une autre couleur, c’est-à-dire bleu sombre, ou, comme l’a écrit le docteur Burchell, d’une légère couleur d’encre indienne.

Quand l’hippopotame est furieux, son aspect est aussi repoussant qu’effrayant, et je ne suis pas surpris que des chasseurs éprouvés aient perdu leur présence d’esprit en se trouvant en contact avec ce monstre, dont les affreuses mâchoires, quand elles sont entre-bâillées, logeraient commodément un homme.

Les Bayèyes chassent ces animaux, tantôt avec des canots seulement, tantôt avec des canots et un radeau de roseaux. Nous allons décrire cette dernière chasse telle que nous l’avons vu pratiquer par ces sauvages.

Arrivés au rendez-vous, tout étant parfaitement en ordre, les canots nécessaires à la chasse sont placés sur un radeau ; les hommes montent auprès et descendent la rivière en se laissant flotter sans bruit, au cours de l’eau.

On ne trouve pas des hippopotames partout, mais seulement dans certains endroits. Quand on approche des retraites favorites de ces animaux, les chasseurs se mettent attentivement aux aguets pour découvrir leur présence, qui se décèle, soit par leur souffle bruyant, soit par les jets d’eau de leurs naseaux, soit encore par l’agitation qu’ils produisent à la surface, bien avant de se montrer.

Une fois qu’on s’est assuré de la position des hippopotames, les chasseurs les plus intrépides et les plus habiles saisissent leurs harpons, tandis que les autres se disposent à lancer les canots en cas de réussite dans l’attaque. Tous ces apprêts se font aussi silencieusement que possible, on ne parle qu’à voix basse, tout le monde est sur le qui-vive. Le bruit de l’eau qui jaillit, le souffle bruyant des hippopotames se fait entendre de plus en plus distinctement ; on tourne un coude de la rivière, on voit flotter sur l’eau des masses informes, qui ressemblent plus à des roches à moitié noyées qu’à des êtres vivants ; elles disparaissent pour se montrer de nouveau. Le radeau s’avance silencieux avec son noir équipage, excité au plus suprême degré ; enfin les chasseurs sont au milieu du troupeau qui ne semble avoir aucune conscience du danger. Un des hippopotames s’approche à toucher le radeau ; c’est le moment critique ; le harponneur le plus proche se dresse de toute sa hauteur, et un instant après le fer du harpon disparaît dans le flanc de l’animal qui, se sentant blessé, plonge avec violence ; tous ses efforts pour échapper sont inutiles. La ligne ou le manche du harpon peuvent se briser ; mais le fer une fois entré dans la chair, n’en peut sortir à cause de l’épaisseur et de la résistance de la peau de l’animal.

Aussitôt qu’un hippopotame est blessé, on gagne le rivage avec un canot, portant la ligne que l’on enroule, s’il est possible, autour d’un fort tronc d’arbre. Cette précaution prise, il n’est pas difficile aux chasseurs réunis de haler leur gibier à terre, ou de le fatiguer tout au moins comme un pêcheur fatigue un saumon. Mais si le temps manque pour cette opération, ligne et bouée sont jetées à l’eau ; l’animal nage et plonge à sa fantaisie.

Les autres canots sont immédiatement lancés, on donne la chasse à l’hippopotame, qui est assailli d’une grèle de javelines, chaque fois qu’il se présente à la surface de l’eau pour respirer.

Il n’est pas rare de voir l’animal, exaspéré par la douleur, se précipiter sur les canots, qu’il chavire, soit d’un coup de tête, soit avec ses défenses : malheur alors au chasseur nageant à sa portée ! d’un seul coup de sa puissante mâchoire, il peut lui enlever un membre, ou même le couper en deux.

… Après avoir remonté le Téoghé dans la direction du nord pendant une cinquantaine de lieues (en tenant compte des plis et détours du fleuve), mes guides, mon escorte et l’appui de leur chef Léchotèlébé me firent tout à coup défaut. À ma grande mortification, il me fallut revenir en arrière, joué par des sauvages… Je pouvais néanmoins me féliciter d’avoir pénétré aussi loin. J’avais acquis, sur un pays totalement inexploré avant moi, des connaissances qui devaient me servir si Dieu me permettait d’y revenir plus tard ; et la grande nature, les scènes variées que j’avais eues chaque jour sous les yeux, étaient un dédommagement suffisant de mes labeurs et de mes dangers.

Hippopotame harponné. — Dessin de Doré d’après Anderson.

Pendant mon voyage de retour, la nécessité de réunir mes collections d’histoire naturelle et mes dépouilles de chasse, dispersées sur des espaces immenses, me força souvent à m’éloigner de ma suite et de mes bagages. Une fois, entre autres, je dus franchir mille milles, accompagné d’un seul indigène, à travers une région peu différente du Sahara. Ma bouche est impuissante à exprimer, ma plume à retracer ce que j’eus à souffrir pendant quatre longs mois de la faim et de la soif ; je ne parle pas des périls que j’encourais de la part des bêtes féroces. Je me souviens qu’un jour, mon pauvre cheval et moi, également épuisés de besoin et de fatigue, nous tombâmes à côté l’un de l’autre sur le sable brûlant, dans un état voisin de l’anéantissement, et exposés à l’action meurtrière du soleil tropical, en plein midi. Il était nuit quand je revins à la conscience de moi-même et que, semblable à un homme ivre, je pus reprendre ma route d’un pas chancelant. Ce sont là les jouissances d’un voyage en Afrique ; mais pour les supporter, il faut, suivant l’expression d’un de mes confrères, le capitaine Messum, être doué de la patience du chameau et du courage du lion.

(Extrait de la relation anglaise de Ch. J. Anderson, publiée à Londres, par Hurst et Blackett, en 1856, sous le titre : Lake Ngami, or explorations and discoveries.)