Béatrice et Bénédict/Acte II

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C. Joubert, éditeur (p. Acte II-74).


ACTE DEUXIÈME


La scène représente un grand salon du palais du Gouverneur.


Une porte à droite et une autre à gauche. On entend dans la salle voisine, par la porte de gauche, toute grande ouverte, un bruit de verres, d’assiettes et de voix confuses. Un domestique sort à la course de la salle du festin, traverse la scène et ressort par la porte opposée. Un autre paraît, exécutant l’évolution contraire, et entre dans la salle du festin. Le premier reparaît portant une grande fiasque de vin.


Scène PREMIÈRE


Domestiques
Voix de la salle du festin

Du vin ! du vin !

Premier domestique

Oui ! oui ! On y va ! Après le festin des maîtres, le festin des valets. Parce que c’est jour de noces, il faut que tout le monde ici fasse ripaille, jusqu’aux soldats du général, jusqu’à ces chanteuses, jusqu’à cette canaille de musiciens que Monseigneur a voulu festoyer aussi !

Deuxième domestique, sortant de la salle du festin.

Va donc leur porter ta dame Jeanne ! Ils sont altérés comme les cendres de l’Etna. Et cela ne suffira pas encore.

Premier domestique

Je n’ai pas besoin de me presser. N’est-ce pas une honte qu’il nous faille servir de tels misérables ?

Deuxième domestique

Des soudards !

Premier domestique

Des bohémiens !

Deuxième domestique

Des gourgandines !

Premier domestique

Des joueurs de flûte !

Deuxième domestique

Oui, mais le Somarone a le pied leste, et ce gros âne, le bien nommé, vient de me le faire sentir… en un certain endroit…

Premier domestique

Il a rué ?

Deuxième domestique

Ah ! et de quelle force !…

Somarone, de la salle du festin.

Holà ! valets ! du vin donc ! per Bacco !

Premier domestique

Le voilà qui brait maintenant ! Allons, je vais le faire taire.

Voix de la salle

Du vin ! de par tous les diables, du vin ! La cave est donc vide ?

Premier domestique, se précipitant avec sa fiasque vers la salle du festin.

Voilà, Messeigneurs ! (À l’autre) Reviens vite ! (Il entre, le 2e domestique sort à la course.)

Voix de la salle de festin

Te moques-tu, maraud ! une bouteille ! Il en faut dix ! (Autres voix) Vingt ! (Autres voix.) Cent ! Alerte ! décampe !

(Le 1er domestique sort à la course de la salle du banquet ; au moment où le 2e entre sur la scène par la porte opposée, portant une fiasque énorme sur chaque bras.)

Premier domestique, tournant la tête du côté de la salle du festin.

J’y vole, messeigneurs ! J’y vole !

Deuxième domestique, tournant la tête du côté de la porte par laquelle il entre, et ayant l’air de répondre à quelque interlocuteur éloigné.

Impossible ! on ne peut pas se passer de moi.

(Les deux domestiques se heurtent l’un contre l’autre et tombent sur le théâtre.)

Premier domestique

Butor !

Deuxième domestique

Animal ! Tu as failli me faire casser mes bouteilles. Au diable les gens serviles ! Quel besoin as-tu de te presser ainsi ?

Premier domestique

Eh ! pardieu ! ils ont le diable au corps, ils boivent à faire frémir, ils crient, ils chantent, ils vont faire improviser le Somarone.

Deuxième domestique

Je veux entendre cela.

(Il entre. L’autre sort du côté opposé. Chants dans la salle voisine. Préludes de trompettes et de guitares, rumeurs de table.)

Somarone

Je veux bien vous improviser quelque chose ; mais accompagnez-moi tous ; vous, les chanteuses, avec vos guitares, vous les soldats, avec vos trompettes, avec les tambourins, avec tous les instruments favoris de Mars et de Bacchus ! (Il chante.)

No 9. — IMPROVISATION

Le vin de Syracuse
    Accuse
Une grande chaleur
    Au cœur
  De notre île
  De Sicile,
Vive ce fameux vin
    Si fin,
Vive ce fameux vin
    Si fin !

LE CHŒUR

Vive ce fameux vin
 Si fin !

Somarone

Mais la plus noble flamme,
 Douce à l’âme
 Comme au cœur
C’est la liqueur vermeille
 De la treille
Des coteaux de Marsala
 Qui l’a !

LE CHŒUR

Il a raison, et sa rare éloquence
 S’unit à la science
  Du vrai buveur.
   Honneur
  À l’improvisateur !

Le Chœur et Somarone
(Ensemble)

Le vin de Syracuse
 Accuse

Etc.,


Voix diverses, parlé.

Bravo ! Bravo ! Voyons le second couplet !

Somarone, entrant sur la scène, suivi d’une partie du chœur

Le second ! Ah ! le second ! Je ne suis pas plus embarrassé pour le premier. Je vous en improviserais trente.

Voix diverses

Non ! non ! C’est assez de deux ! Allez, maestro ! Silence, donc !

(Les guitares et les trompettes restent dans la coulisse.)

Somarone, chantant.

               Le vin…
          Le vin fin…
     De Syracuse…
               Accuse…
Oui, certes ! le vin
          De Syracuse…

Le Chœur

     Poète divin,
          Ta muse
          Abuse,
     Tu le vois,
De notre patience.
Assez d’éloquence,
Rimeur aux abois,
            Bois !
Le vin de Syracuse
     Accuse
Une grande chaleur
     Au cœur.

             De notre île
             De Sicile.
    Vive ce fameux vin
                 Si fin !
Mais la plus noble flamme,
    Douce à l’âme
    Comme au cœur
    Du buveur,
C’est la liqueur vermeille
    De la treille
Des coteaux de Marsala
       Qui l’a !

(À la fin de ce chœur, le 1er domestique reparaît portant un panier plein de fiasques et de bouteilles d’énormes dimensions. Cris de joie à son entrée dans la salle du festin.)

Voix diverses

Viva ! Viva ! À la bonne heure ! Voilà un garçon intelligent !

Somarone

Portons le panier dans le jardin, nous y boirons au clair de lune.

Voix

Oui, oui, c’est une idée. Nous danserons le Saltarello.

Somarone

Mais dansons et buvons vite, car l’heure de la cérémonie approche, et nous devons nous y présenter… dans un état… décent, s’il est possible.

Voix diverses

Au jardin ! Au jardin ! (Ils sortent et traversent le théâtre en chantant.)

Mais la plus noble flamme,
C’est le vin de Marsala
          Qui l’a.


Scène II

Béatrice, entrant très agitée.
No 10. — AIR

                  Dieu ! que viens-je d’entendre ?
                  Je sens un feu secret
                  Dans mon sein se répandre.
Bénédict… se peut-il ? Bénédict m’aimerait ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
                  Je ne pus m’expliquer
L’étrange sentiment de tristesse alarmée
      Qui de mon cœur vint s’emparer.
      Il part, me dis-je, il part, je reste !
      Est-ce la gloire, est-ce la mort
                  Que réserve le sort
      À ce railleur que je déteste ?
                  Des plus noires terreurs
      La nuit suivante fut remplie…
Les Mores triomphaient, j’entendais leurs clameurs.
Des flots du sang chrétien la terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant,

Sous un monceau de morts, sans secours, expirant.
     Je m’agitais sur ma brûlante couche.
     Des cris d’effroi s’échappaient de ma bouche.
En m’éveillant, enfin, je ris de mon émoi.
          Je ris de Bénédict, de moi,
               De mes sottes alarmes…
     Hélas ! Ce rire était baigné de larmes.
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,

Etc.

     Je l’aime donc ?… Oui, Bénédict, je t’aime.
Je ne m’appartiens plus. Je ne suis plus moi-même.
                        Sois mon vainqueur,
                        Dompte mon cœur !
                  Viens, viens, déjà ce cœur sauvage
                  Vole au-devant de l’esclavage !
                       Adieu, ma liberté,
                       Ma frivole gaîté,
                  Adieu dédains, adieu folies,
                  Adieu, mordantes railleries !
                       Béatrice, à son tour,
                  Tombe victime de l’amour.


Scène III

Entrent Ursule et Héro, Béatrice.
Héro, entrant de gauche.

Qu’as-tu donc, Béatrice ? Quelle agitation ! Je ne te vis jamais ainsi.

Béatrice

Moi ?… je… rien !

Héro

Allons tu auras vu Bénédict, je gage. Tu ne peux le rencontrer sans te laisser aller à des accès de colère qui, pardonne à ma franchise ! semblent peu dignes de toi.

Ursule

Et qu’il est si loin de mériter !

Héro

Ursule a raison le caractère de Bénédict est bien changé, il ne parle maintenant de toi qu’avec des expressions qui t’étonneraient fort… Mais tu le hais à un point…

Béatrice

Assez, cousine !

Héro

C’est pourtant un brave et charmant gentilhomme.

Ursule

Plus à plaindre qu’à blâmer.

Béatrice

Si vous continuez, je vous quitte.

Héro

Allons ! taisons-nous, mais je te voudrais voir devenir plus humaine. Je suis si heureuse…

No 11. — TRIO
Héro et Ursule, ensemble.
Je
Héro
vais d’un cœur aimant,
d’un cœur aimant,
Être
Sera
la joie et le bonheur suprême.
Mon
son
cher Claudio m’aime,
l’aime,
Et mon
son
époux restera mon
son
amant.
Béatrice, avec un accent tendre.

Tu vas d’un cœur aimant

Être la joie et le bonheur suprême.

Ton cher Claudio t’aime

Et ton époux restera ton amant.

Héro et Ursule, à part, en regardant Béatrice.

Quelle douceur ! Quel changement !

Ursule, à Béatrice.

Eh quoi ! madame, un seul moment

À ces deux cœurs porteriez-vous envie ?

Et cette liberté, charme de votre vie,
Pourriez-vous la donner pour un époux amant ?

Béatrice

Un amant ! un époux ! à moi ! de l’esclavage

Traîner la chaîne en frémissant !
Ah ! j’aime mieux dans un couvent
Voir se flétrir la fleur de mon bel âge
Sous le cilice et le noir vêtement.

Héro

Certes, belle cousine,

À ton cœur fier l’hymen serait fatal

Et si d’un cavalier que ta taille divine,

Tes traits si beaux, ton esprit sans égal,
Auraient forcé de te rendre les armes,
Les yeux pour toi fondaient en larmes

(Avec Ursule)
Ne va
N’allez
pas, un jour,
D’un tendre retour

Payer son amour !

Béatrice

Je me moque, chère cousine,

De tous ces paladins à la mine assassine,
Ne crains pas que pour eux je faiblisse à mon tour !
Non, non, le plus vaillant m’eût-il rendu les armes,

Je rirais de ses larmes,
Et d’un tendre retour

On ne me verrait pas payer son fol amour.

Ursule

Dans le mariage, hélas ! l’habitude,

Spectre à l’œil éteint,
Où l’ennui se peint,

Amène trop souvent dégoûts et lassitude.

Et tardifs remords.

Héro

Et bientôt après, c’est la jalousie,
Ce monstre aux yeux verts,
Vomi des enfers,
Qui vient empoisonner une innocente vie
Par d’affreux transports.
Ah ! si Claudio… Ciel ! un tel outrage !…
Devait pour moi se refroidir…

Béatrice, égarée.
Ah ! j’en mourrais de rage.
Héro

Pour une autre me fuir…
Dieu ! n’être plus aimée…

Béatrice
J’en perdrais la raison.
Héro
Être par lui trompée !
Béatrice
Ah !
Héro
Délaissée !
Béatrice
Ah ! le fer ! le poison !
Héro, riant.

Lionne en furie !
Quoi ! la jalousie
Aurait sur tes sens
Un pareil empire ?
Mais, j’ai voulu rire.
Non, non, je le sens,

(avec Ursule)

Je vais
Héro
d’un cœur aimant
Être
Sera
la joie et le bonheur suprême.
Mon
Son
cher Claudio m’aime,
l’aime,
Et mon
son
époux restera mon
son
amant.
Béatrice, rêvant.

Héro d’un cœur aimant
Sera la joie et le bonheur suprême.
Son cher Claudio l’aime,
Et son époux restera son amant.

Héro

On nous attend, chère Ursule ! nous avons à peine le temps d’achever ma parure. Viens-tu, Béatrice ?

Béatrice

Je vous suis.

(Elle tombe sur un banc, absorbée par ses pensées. Elle écoute le chœur suivant avec une émotion croissante.)

N° 12. — CHŒUR LOINTAIN
(derrière la scène.)

xxxxxxxxxxxViens, viens, de l’hyménée
xxxxxxxxxxxVictime fortunée !
xxxxxxxxxxxViens charmer tous les yeux,
xxxxxxxxxxxViens parer tes cheveux
xxxxxxxxxxxDe la fleur virginale !
xxxxxxxxxxxLa pompe nuptiale
xxxxxxxxSe prépare, l’époux attend ;
xxxxxxxxLe sourire des cieux descend.
xxxxxxxxViens, viens l’heureux époux attend.

(À la fin du chœur, Béatrice, qui avait le visage caché dans ses mains, se lève par un mouvement brusque et, se dirigeant vivement vers une des coulisses de gauche, y rencontre Bénédict qui en sort.)


Scène IV

Bénédict, Béatrice.
Béatrice, apercevant Bénédict.

Ciel !

Bénédict, apercevant Béatrice.

Ah !

(Ils restent un instant interdits.)
Bénédict

Madame !

Béatrice

Seigneur !…

Bénédict

On vous cherche…

Béatrice

Vous me cherchiez ?…

Bénédict

Je n’ai pas dit cela… les convives du gouverneur s’étonnent de votre absence.

Béatrice

Je pense bien qu’ils s’étonnent peu de la vôtre. On sait que vous êtes toujours où vous ne devriez pas être.

Bénédict

Où je ne devrais pas être ?… Mais pourquoi ne serais-je pas ici ?

Béatrice

Pourquoi y êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Je ne puis faire un pas sans vous rencontrer. Vous êtes mon ombre. Vous me poursuivez. Vous m’obsédez !

Bénédict

Que ne puis-je être plus que votre ombre, et ne pas vous quitter davantage !… je vous jure…

Béatrice

Je vous jure que votre raillerie est tout-à-fait déplacée et fort inutile, car je comprends, je devine le vrai sens de toutes vos paroles… Vous croyez… me rendre ridicule, et faire croire… aux gens… que je vous crois… mais n’en croyez rien. (À part) Ah mon Dieu je ne sais plus ce que je dis. (Haut) Le ridicule est à moi, oui, je m’en sers pour fustiger les gens qui me déplaisent.

Bénédict, à part

Qu’elle est belle !

Béatrice

Et vous êtes de ceux-là. (À part) Je suis brutale.

Bénédict

Madame !

Béatrice

Je vous déteste. (À part) Pauvre malheureux !

Bénédict

Calmez-vous, madame !

Béatrice

Je vous exècre.

Bénédict

Je ne puis dire…

Béatrice, éclatant en sanglots.

Mais que me voulez-vous ?

Bénédict, très ému.

Je… ne… puis… dire que… je vous aie jamais aimée…

Béatrice, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! Je l’espère bien.

Bénédict

Mais si…

Béatrice

Quoi ?

Bénédict

Si… je pouvais trouver en vous quelque indulgence… jamais un cœur…

Béatrice

Allez !… Allez donc La rime est : constance. Décochez-moi un madrigal ! vous en êtes capable, vous êtes poète ! Ah ! ah ! ah !

Bénédict, attendri.

Si je ne suis pas poète, je veux tâcher de le devenir, pour mériter au moins vos railleries ; je souffre trop de vous voir injuste.

Béatrice, à part.

Comme il m’aime (Haut) À la bonne heure ! Mais, par grâce, laissez-moi enfin ! Je… je…

Bénédict

Je me retire… pardonnez si j’ai troublé votre solitude. (À part) Quel amour ! Son âme est bouleversée ! Adorable femme !

Béatrice, contenant à peine un nouvel accès de larmes.

Mais, partez-donc ! Allons ! voici les fiancés maintenant ! Le gouverneur, le Général, tous les invités ! Où me cacher ? (Elle s’essuie les yeux et veut se sauver vers le fond. Léonato l’arrête.)


Scène V

Léonato, Don Pedro, Claudio, Bénédict,
un Tabellion, Héro, Béatrice, Ursule,
Seigneurs et dames de la cour du Gouverneur.
Léonato, ramenant Béatrice.

Restez, ma chère nièce ! et vous, Bénédict, pouvez-vous quitter ma fille en un pareil moment ?

No 13. — MORCEAU D’ENSEMBLE.
(Tous les personnages et le chœur.)
MARCHE NUPTIALE.

Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle,
Préside à cet heureux moment !
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile

Héro et Claudio
Un
Ce
couple amoureux et constant !
charmant !
Dieu de l’amour, de la jeunesse,
Il réunit beauté, jeunesse.
Bénis ma sincère tendresse,
Gloire, fidélité, tendresse.

Comble de tes faveurs

Deux fidèles cœurs.
Ces deux nobles cœurs,

Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle !
Etc.

Léonato, au tabellion.

Tout est-il prêt ?

Le tabellion

Oui, monseigneur. Cet acte est en bonne forme, il n’y manque plus que la signature.

Don Pedro

Approchez, Claudio ! (Claudio signe). À vous, charmante Héro ! (Héro signe à son tour.) Prenant la plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. À nous maintenant, à nous les joyeux témoins.

Le tabellion, tirant un autre papier de son portefeuille.

Voici le second contrat. Où sont les fiancés ?

Léonato, avec une feinte surprise.

Le second ?

Don Pedro, de même.

Qui encore se marie donc ici ?

Le tabellion

Oui. J’ai été requis pour préparer un deuxième contrat ; le voici.

Léonato

Ah çà ! il faut pourtant trouver des fiancés ! (À l’assistance) Qui se sentirait ici la fantaisie de se marier ? (Bénédict fait un mouvement, Léonato l’arrêtant) ; Oh ! je ne parle pas pour vous, on sait bien…

Bénédict, s’élançant vers Béatrice.

M’aimez-vous ?

Béatrice

Non, pas plus que de raison.

Bénédict

Il faut alors que votre oncle, le Général et Claudio aient été induits en erreur, car ils m’ont juré que vous m’aimiez.

Béatrice

M’aimez-vous ?

Bénédict

Non, pas plus que de raison.

Béatrice

Il faut alors que ma cousine et Ursule se soient étrangement trompées, car elles m’ont juré que vous m’aimiez.

Bénédict

Ils juraient que vous m’aimiez à en perdre la tête.

Béatrice

Elles juraient que vous mouriez d’amour pour moi.

Bénédict

Il n’en était rien. Vous ne m’aimez donc pas ?

Béatrice

Non, vraiment, je ne vous aime que d’amitié.

Léonato

Allons, ma nièce, j’ai la certitude que vous l’aimez.

Claudio, tirant un papier de sa poche.

Et moi, je ferais le serment qu’il est amoureux d’elle, car voici un papier écrit au crayon de sa main ; je l’ai trouvé tout à l’heure sur un banc du jardin. C’est le commencement d’un sonnet sorti de son cerveau et destiné à Béatrice.

Héro, en tirant un autre.

Et en voici un autre tombé, ce matin, de la poche de ma cousine ; il est de son écriture et contient des réflexions sur Bénédict, qui prouvent qu’elle était au moins fort préoccupée de ce gentilhomme.

Bénédict

Miracle ! Voilà nos mains qui déposent contre nos cœurs ! (À Béatrice) Allons, je veux bien que vous soyez ma femme ; mais je vous jure que, si je vous prends, c’est par compassion.

Béatrice

Je ne veux pas vous refuser ; mais je vous jure que c’est bien malgré moi. Ce que j’en fais n’est que pour vous sauver la vie, car on m’a dit que vous étiez sur le point de mourir de consomption.

Bénédict

Silence ! je vous coupe la parole.

(Il l’embrasse.)
Don Pedro

Eh bien, Bénédict ?

Bénédict, l’interrompant.

Voulez-vous que je vous dise ?… Un collège tout entier de faiseurs d’épigrammes ne me ferait pas changer d’idée ; croyez-vous que je me soucie d’une satire ou d’un sarcasme ? Non, celui qui s’inquiète des propos d’autrui n’osera jamais rien faire qui ait le sens commun ; bref, j’ai résolu de me marier, et tout ce qu’on peut dire à l’encontre m’est parfaitement indifférent vous auriez donc tort de rétorquer contre moi mon propre langage, car l’homme est une créature changeante, et c’est par là que je conclus. (Il va signer le contrat. Béatrice et les témoins signent ensuite.)

Don Pedro

Bravo, l’orateur !

Léonato, et l’assistance.

Bravo ! Bravo !

Claudio, à la cantonade.

Entrez, vous autres !


Scène VI


(Somarone entre, suivi de ses musiciens et de quatre choristes portant chacun au bout d’un bâton un écriteau retourné. Les quatre porteurs d’écriteaux se rangent à côté les uns des autres, vers le milieu du théâtre. Somarone fait signe aux musiciens de commencer. Le porteur du 1er écriteau, placé à gauche du spectateur, avance d’un pas et fait faire un demi-tour à son écriteau, qui se présente alors son côté écrit, où se lit en grosses lettres le mot : ICI.)

Le Chœur, chantant.

Ici…

(Le porteur du 2e écriteau imite le premier.)
Le Chœur

Ici…l’on voit…

(Le porteur du 3e écriteau imite le 2e).
Le Chœur

Ici… l’on voit…Bénédict…

(Le porteur du 4e écriteau, comme les précédents.)
Le Chœur

Ici… l’on voit… Bénédict…l’homme marié.

(Tous éclatent de rire.)
Bénédict, parlé.

Oui, oui, oui, oui, l’homme marié, et très heureux de l’être.

No 13. — SCHERZO.
Bénédict

L’amour est un flambeau,

Béatrice

Qui brille et disparait xxL’amour est une flamme.

Bénédict

xxUn feu follet qui vient on ne sait d’où,

Béatrice

Qui brille et disparaît pour égarer notre âme,

Bénédict

xxAttire à lui le sot et le rend fou.

Béatrice

xxFolie, après tout, vaut mieux que sottise.

ENSEMBLE

xxAdorons-nous donc et, quoi qu’on en dise,
Adorons-noxxUn instant soyons fous !
Je sens à ce malhAimons-nous !
Je sens à ce malheur ma fierté résignée.
xxxxSûrs de nous haïr ! donnons-nous la main
Oui, pour aujourd’hui la trêve est signée :
xxxxNous redeviendrons ennemis demain.

Tous, avec le Chœur

xxxxNous Demain ! Demain !