Béhanzigue/13

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(p. 101-105).

LE CRI DANS LÀ NUIT

De Hué pour aller à Tourane au lieu du chemin de fer, si l’on aime mieux s’en tenir à l’antique route du col des Nuages, on loue un de ces sampans au ventre noir qui, toute la nuit, languissamment, vous bercent aux chants des mariniers.

Hubert et Christiane ayant emprunté, par surcroît, la « fumerie » d’un ami de Hué, sous l’étroit dôme de paille, tout plein d’un perfide parfum, les heures leur furent aussi légères que ces nuées blanches d’un jour d’août, dont on voit courir sur la prairie les ombres. Car si tous deux s’aimaient d’ordinaire, cela devenait, à travers le prisme de l’opium, une bien autre ivresse, et comme s’ils se fussent, elle et lui, découvert, sous le masque, on ne sait quel nouveau visage, mystérieux et charmant. Et Christiane, alors, se croyait un cœur sincère.

C’est ainsi que, se rendant à Changhaï — où Hubert devait la rejoindre, au retour d’une mission en Corée — elle avait, après New-York, San-Francisco, Honolulu, traversé le Japon. Elle y fut, une nuit, jetée hors de son lit par un tremblement de terre et crut sa dernière heure arrivée. Le lendemain, elle écrivait à deux ou trois amis, dont chacun lui était plus cher que tout le reste du monde, que, se voyant mourir, elle n’avait pensé qu’à deux personnes : elle-même et lui. Elle en avait également assuré — un peu avant le jour — ce Rimsky, dont le nom seul était pour Hubert comme un coup de couteau.

Ah ! s’il avait su que ce moscovite sinueux avait été son compagnon de voyage depuis San-Francisco jusqu’à Changhaï, où seulement il l’avait quittée pour aller prendre le transsibérien ! À Paris, déjà, il les avait brouillée pour plusieurs mois. Et puis, Hubert s’était laissé persuader que ce n’était là que coup de tête, coquetterie, un flirt quelque peu poussé, mais qu’on lui sacrifiait. De fait, Rimsky avait dû, à l’époque de ce sacrifice, regagner pour quelque temps la Russie, où Hubert le croyait retenu par son service politique. Christiane, on l’a vu, était tenue mieux au courant ; et si elle avait jadis, avec tant d’ardeur, juré de ne pas revoir son Russe, c’est d’abord quelle tenait à Hubert, et aussi parce que « les serments, comme elle disait, n’engagent que l’heure ». Peut-être, par tout cela, jugera-t-on que Christiane n’avait pas une très jolie couleur d’âme. Peut-être — mais elle avait des cheveux d’or, et dans les yeux, une flamme aussi pure, aussi glorieuse qu’un rayon de soleil qui perce la verte fontaine.

Ils étaient clos à présent, ces yeux, et leur double mensonge. Christiane dormait, depuis sa septième pipe, comme un enfant. Elle dormait encore quand les sampans ; au grand jour, entrèrent dans la rivière de Cauaille, dont les eaux noires sont peuplées de petites tortues, qui nagent ou se reposent en compagnie sur la haute racine des palétuviers.

…………………….

Après avoir voyagé tout le jour en chaises à porteurs à travers un paysage tournant, tout à tour bizarre ou magnifique, ils atteignirent vers le soir les dernières crêtes de la montagne. Hubert, qui connaissait la route et le « tram » prochain, où les attendait un repas, proposa à Christiane de marcher un peu, pour goûter mieux à deux la douceur de l’heure. Elle accepta ; et lui prit dans le palanquin sa Winchester, qu’il mit en bandoulière. Les porteurs, laissés libres de prendre de l’avance, et que des jappements de tigre, à deux ou trois reprises, avaient défavorablement émus, gagnèrent au pied, sans se faire prier davantage. En haut de la côte, leur troupe agile se découpa un instant, tout en noir, sur la nacre du couchant, où pendaient encore, du côté de la lointaine France, quelques lambeaux d’une pourpre assourdie.

La nuit, cependant, était tout à fait tombée : une nuit criarde, bruissante d’insectes, d’oiseaux, de bêtes inconnues. Dans le lit desséché, mais frais encore, des cascades, c’était un sifflement innombrable, et mille lucioles menant dans l’air leur danse lumineuse.

— Comme on se sent plus apte, dit Christiane, à goûter après l’opium le charme des choses. C’est que ce bénarès du sampan ne s’est pas encore dissipé de ma cervelle…

— J’espère, interrompit Hubert, que vous n’y avez pas oublié votre cher petit laque aux fleurs de kiri : le blason de Taïko ?

— Ah ! la boîte de Rimsky ! fit la jeune femme (à qui ce Russe l’avait, en effet, offerte au Japon).

À peine ces mots avaient-ils eu le temps de se dissiper, que Christiane aurait donné un morceau de sa vie pour les reprendre. Elle regarda Hubert à la dérobée :  : sa pâleur éclatait dans la nuit.

Et, sur cette route déserte d’Orient, ce fut la scène de jalousie, la dégradante scène qu’ils s’étaient déjà jouée si souvent : les mensonges orgueilleux de la femme, les reproches de l’homme, ses insultes, ses menaces. Une injure dernière cingla Christiane.

— Eh bien ! non ! cria-t-elle enfin. Comme brutes, j’aime mieux les coulieschais. Adieu.

Déjà elle courait en avant, sa jupe dans la main, et lui la suivait du regard sur la route, quand ce qu’il vit lui arrêta le cœur.

C’était à mi-chemin de la crête, un rocher en surplomb, couronné d’un arbre chauve dont une grosse branche débordait la route, avec une masse là-dessus ramassée, mais distincte sur la pâleur de l’ouest, quelque chose qu’il avait rencontré déjà. Et il lui sembla qu’aux abords de cet arbre tous les insectes s’étaient tus, toutes les lucioles éteintes, comme si le seigneur de la forêt n’avait eu qu’à paraître pour évoquer autour de lui un cercle royal de nuit et de silence.

— Mais quoi, songea-t-il dans un éclair, je n’ai qu’à rappeler Christiane. L’autre ne quittera pas l’affût pour la pour suivre. Et dans ce cas j’ai ma carabine.

En même temps il l’armait, avant de crier : « le tigre », », lorsque Christiane, qui était à cinq ou six pas de lui, et à une douzaine de la bête, se retourna. La lune éclairait son beau visage, où Hubert pensa lire encore une défiante ironie. Peut— être de son côté, distingua-t-elle, sur sa face, une menace suprême.

— Oui, répéta-t-elle alors d’une voix profonde, oui : Rimsky !

De nouveau il se tut. Elle se reprit à courir. Le tigre n’était plus qu’à six pas. Hubert se taisait toujours. À trois pas… à deux pas.

— Christ…

Hubert avait bondi en avant, et sa voix s’étrangla dans sa gorge, — tandis que la chose noire se laissait tomber comme un fruit monstrueux. II ne vit plus sur le chemin qu’une masse confuse, emmêlée, qui, soudain détendue, rebondit dans la brousse. Et alors un cri retentit : un cri inhumain, d’une affreuse longueur, qui était tout l’angoisse, l’agonie, et des ongles déchirant déjà cette beauté précieuse, pour qui tant d’hommes avaient souffert.

…………………….

Quelquefois Hubert est arraché de son sommeil par un cri. Il se réveille en sursaut, les yeux grand ouverts. De toute son âme il interroge la nuit : il écoute l’ombre. Et il n’entend que le noir silence, implacable.