Béhanzigue/19

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(p. 140-144).

À PROPOS DE THÉÂTRE

— Aller au théâtre, moi, s’écria le baron de Béhant, saint Macaron me garde, je n’irai pas. Car vous me traîneriez à Parsifal où je dormirais toutes les plombes de mon cœur. Et je ronflerais si bellement fort que l’orchestre de ce Vagnère en serait comme une cave où passe un rayon de soleil.

— Je ne vous, dit un vieillard, égaré en ces lieux, mènerai pas à Parsifal, Béhanzigue. Car il me faudrait vous payer un habit à la française ; et vous l’iriez vendre à l’entracte — à quelque diplomate allemand — de ces gens, vous savez, qui pensent qu’en frac, ça veuille dire en vrac.

— Quand j’étais, commença Béhanzigue, attaché d’ambassade auprès de l’Empereur I de la dynastie Tcheou, qui est la troisième, comme vous savez…

Son visiteur l’interrompit.

— Je sais, mais la première s’appelle Hia, et le théâtre où je vous veux mener c’est dans le Quartier d’Orange, non loin de la cour Batave, non loin du logis Van Zuylen, où parmi les buis figurés en Chinois, par Salomon de Caus, et les lions en toutous, par Van Obstal, sur la muraille rouge, la future Charrière proposait déjà de son sourire, obliquement, et de ses yeux couverts ces énigmes dont M. de Constant ne déchiffra les dernières qu’avec ennui.

— Mais où est-il enfin, votre quartier ?

— C’est entre les Gobelins et… les buttes Chaumont.

— Je vois ça d’ici, dans la lune, comme vous.

— Comme qui est la lune, demanda Lœtitia en entrant ?

Sa toilette qui la divisait en trois parties égales était vert turquoise, soutachée de taupe arc-en-ciel — et son chapeau à fruits avait l’air d’un panier de vendange. Bref, quelque chose de simple, de discret.

— Moi, dit Béhanzigue, après l’avoir contemplée avec sympathie, j’aime beaucoup les couturières futuristes — et du reste tous les futuristes en général, y compris M. d’Haussonville. Ce qui doit leur courir, c’est d’être forcés de parler esperanto.

— On ne parle plus esperanto. Il y a une nouvelle langue, l’idio, qu’on appelle.

— Il n’est donc pas mort au bord de la route.

Lœtitia, tel M. Pierre Loti, n’ayant pas lu Moréas :

— Je ne sais pas, dit-elle. Ça commençait du temps que j’ai connu mon Brésilien.

À cet auguste souvenir, tout le monde devient respectueux. Car à l’envi de ce bourgeois dont Champfleury fut dérobé par M. Anatole France, qui mesurait les monuments de son riflard, Lœtitia, ce sont les gestes de sa vie, et même de l’histoire contemporaine, au plus ou moins d’éloignement où ils sont de cette rencontre.

— Tout ça est bien joli, et Lœtitia plus encore, observe le visiteur, et se lève de la malle, avec du poil dessus, pour la lui laisser : c’est l’unique siège de la carrée, Béhanzigue étant sur son lit.

— Mais non, mais non, fait le maître de maison : elle va s’asseoir à côté de moi : je veux savoir si elle engraisse, la rombière.

— À vous la main, Béhanzigue.

— Alors, il fera bien de se les laver avant, réclame la modiste honoraire. La dernière fois, c’était comme un bouquin de cabinet de lecture : y avait des marques de pouce.

— C’est la méthode Bertillon, dit Béhanzigue. Et tu n’as qu’à lever ta jupe.

— Vous croyez que j’aime mieux les avoir sur la peau, des fois. Et puis il y a mon rupin, qui me gêne.

Sur quoi Lœtitia, avec sa logique ordinaire, trousse ses dessous, et montre à tous les yeux de ces jambes délicieusement cagneuses et « qui se f… de la géométrie », comme dit Forain.

Cependant que Béhanzigue, ayant posé sa pipe, dont le culot représente celui — si on peut dire — de Mlle N…, qui s’est fait, (comme on sait) tatouer dessus une paire de mous taches bleu clair, s’occupe.

— Je le répète, dit le rupin, à quel théâtre va-t-on.

— Hein, quoi, bredouille Béhanzigue, et la modiste à l’air de sortir d’un rêve. Mais ne la croyez pas. Il n’y a qu’un homme qui ait fait rêver Lœtitia, c’est… mais non, soyons modeste, et ne le nommons pas.

— Voyons, crie l’étranger : va-t-on au théâtre, oui ou cherche ?

Cherche

—………

— Mais ce théâtre (puisque nous faisons une critique théâtrale) que j’ai découvert au Quartier d’Orange, c’est une merveille, figurez-vous. On y donne Shéhérazade en souvenir des Ballets russes. Evidemment c’est moins frais que le Sacre du Printemps ; mais il faut songer que ces gens habitent loin de chez la Rubinstein. Il y a un moment…

—-— Moi j’ai connu, dit la modiste un théâtre comme ça ( ? ) Mais, c’était pour gens du monde. Le Théâtre du Marquis, qu’on l’appelait.

Et, d’un air plus mystérieux que la Monalise, elle ajoute :

—… sous le manteau.

— Quoi, sous le manteau, intervient Béhanzigue : je ne trouve que la cheminée.

— Laissez-moi, Béhanzigue, vieux pas propre. Je suis une femme mariée.

— Mais, reprit le rusé vieillard, cela ne nous empêche pas d’aller à ce théâtre de quartier. C’est un ballet, Shéhérazade.

— Ça n’est pas neuf, neuf.

— Au chemin de fer non plus, fit mélancoliquement Béhanzigue.

— Au mien, il se passait toutes sortes de choses. Et de temps en temps un Monsieur s’écriait : Les groupes s’ordonnent. Alors…

— Alors ?

— Eh bien… tout le monde changeait de place.

— Eh bien ?

— Non, tenez, j’aime mieux ne pas vous le dire.

— C’est sale cette histoire ?

— Voyez-vous, reprend Laetitia d’un air méditatif : il y a des choses qu’il faut faire, mais pas dire.