Bacon - Œuvres, tome 1/Sujets de ces différentes parties

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Traduction par Antoine de La Salle.
De la dignité et de l’accroissement des sciencesImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 38-72).
Sujets de ces différentes parties.


Le soin de tout exposer avec autant de franchise et de clarté qu’il est possible, fait partie de notre dessein : car la nudité de l’ame est, en tout temps, comme celle du corps le fut autrefois, compagne de l’innocence et de la simplicité. Ainsi nous commencerons par exposer l’ordre et le plan de cet ouvrage.

Nous le diviserons en six parties. La première présente le sommaire de cette partie de la science dont le genre humain est déjà en possession. Nous avons cru devoir ainsi nous arrêter un peu sur les acquisitions déjà faites, afin de perfectionner plus aisément les découvertes, et de frayer le chemin à de nouvelles inventions ; car nous sommes également jaloux de cultiver les parties déjà connues et de faire de nouvelles acquisitions. Cette méthode tend aussi à faciliter la persuasion, et elle est conforme à cette maxime : L’ignorant ne reçoit point les paroles de la science, si l’on ne commence par dire ce qu’il recèle au fond de son cœur. Ainsi ranger, pour ainsi dire, les côtes des différentes sciences et des différens arts, et y importer telle ou telle chose utile, c’est ce que nous ne manquerons pas de faire comme en passant. Cependant les divisions dont nous faisons usage dans la distribution des sciences, sont de telle nature, qu’elles n’embrassent pas seulement les choses déjà inventées et connues, mais aussi les choses omises, quoique nécessaires. Car, le globe intellectuel, ainsi que le globe terrestre, offre des pays cultivés et des régions désertes. Ainsi on ne doit pas être étonné que nous nous écartions des divisions reçues ; car les additions, en variant le tout, varient aussi ses parties et leurs divisions. Or, les divisions reçues ne conviennent qu’à la totalité des sciences reçues, qu’à leur état actuel.

Quant aux choses que nous indiquerons comme omises, nous ne nous contenterons pas de proposer de simples titres, des sommaires concis de ce qui peut manquer ; mais, pour peu que le sujet que nous aurons rangé dans cette classe, soit de quelqu’importance ou enveloppé de quelque obscurité, et tel que nous ayons lieu de craindre qu’on ne saisisse pas aisément ce que nous avons en vue et la nature de l’ouvrage que nous embrassons dans notre pensée, nous aurons soin continuellement de donner quelques préceptes sur la manière de traiter un ouvrage de cette nature ; et ce qui est beaucoup plus, une partie de l’ouvrage même et de notre propre composition, afin d’aider en chaque chose et de nos conseils et de notre travail : car nous croyons qu’il n’importe pas seulement à l’utilité des autres, mais même à notre réputation, d’empêcher qu’on ne pense que nous n’avons qu’une notion superficielle de ce que nous proposons, et que tous ces regrets que nous témoignons par rapport aux parties omises que nous souhaitons de pouvoir saisir, se réduisent à de simples vœux. Le fait est qu’elles sont de nature à être à la disposition des hommes, pour peu qu’ils ne s’abandonnent pas eux-mêmes, et que nous sommes, relativement à ces différens objets, en possession d’une méthode certaine et bien éprouvée. Car, loin de nous contenter de mesurer les régions à la manière des augures, et seulement pour prendre les auspices, nous entrons nous-mêmes dans les routes que nous montrons aux autres, étant jaloux de nous rendre utiles à titre de guides.

Telle est donc la première partie de l’ouvrage.

Ayant une fois traversé la région des arts anciens, nous aiderons l’entendement à passer au-delà. C’est pourquoi nous traiterons, dans la seconde partie, de cette doctrine qui apprend à faire un usage plus méthodique et plus parfait de sa raison : méthode dont l’effet sera (autant toutefois que le comporte la foiblesse et la mortalité humaine) d’élever l’entendement, d’étendre ses facultés, de le rendre capable de percer les obscurités de la nature et de gravir ses sentiers les plus escarpés. Or, cet art que nous proposons et auquel nous donnons ordinairement le nom d’interprétation de la nature ; cet art, dis-je, est une sorte de logique, quoiqu’il y ait une différence infinie entre celle-ci et la science à laquelle on donne ordinairement ce nom ; car cette logique vulgaire fait bien profession de destiner et de procurer à l’entendement des secours et des appuis, et c’est ce que les deux logiques ont de commun ; mais elles diffèrent principalement en trois choses ; savoir : quant au but même, puis quant à l’ordre des démonstrations, enfin quant à la manière de commencer la recherche.

En effet, la fin de la science que nous proposons, n’est pas d’inventer des argumens mais des arts ; non des choses conformes aux principes, mais les principes même ; non des probabilités, mais des indications de nouveaux procédés. Ainsi les intentions et les vues étant différentes, les effets ne doivent pas non plus être les mêmes. Car , ce qu’on se propose de vaincre et de lier, pour ainsi dire, par la dispute, c’est son adversaire : ici, c’est la nature ; et c’est par les œuvres qu’on tend à ce but.

Or, la nature et l’ordre des démonstrations même s’approprie à une telle fin ; car dans la logique vulgaire, tout le travail a pour objet le syllogisme. Quant à l’induction, à peine les dialecticiens paroissent-ils y avoir pensé sérieusement ; ils ne font que toucher ce sujet en passant, se hâtant d’arriver aux formules qui servent dans la dispute. Quant à nous, nous rejetons toute démonstration qui procède par la voie du syllogisme, parce qu’elle ne produit que de la confusion, et fait que la nature nous échappe des mains. En effet, quoiqu’il soit hors de doute que deux choses qui s’accordent dans le moyen terme, s’accordent aussi entr’elles (ce qui a une sorte de certitude mathématique), cependant il y a ici de la supercherie, en ce que le syllogisme est composé de propositions ; les propositions, de mots, et que les mots sont les signes et comme les étiquettes des notions. Si donc les notions même de l’esprit, qui sont comme l’ame des mots et comme la base de tout l’édifice, sont vagues, extraites des choses au hazard, ou par une fausse méthode ; si elles ne sont pas bien déterminées et suffisamment circonscrites ; si enfin elles pèchent de mille manières, dès-lors croule tout l’édifice. Ainsi nous rejetons le syllogisme, et cela non-seulement quant aux principes par rapport auxquels eux-mêmes n’en font aucun usage, mais même quant aux propositions moyennes que le syllogisme parvient sans contredit à déduire et à enfanter bien ou mal ; mais qui sont tout-à-fait stériles en œuvres, eloignées de la pratique, et incompétentes quant à la partie active des sciences ; car, bien que nous laissions au syllogisme et aux démonstrations si fameuses et si vantées de cette espèce, leur jurisdiction dans les arts populaires qui roulent sur l’opinion, attendu que nous ne changeons rien dans cette partie, néanmoins s’il est question de pénétrer dans la nature des choses, nous faisons partout usage de l’induction, tant pour les mineures que pour les majeures ; et nous pensons que c’est l’induction qui est vraiment cette forme qui garantit les sens de toute erreur, qui suit de près la nature, qui est voisine de la pratique, et va presque s’y mêler.

Ainsi l’ordre de la démonstration est aussi tout-à-fait opposé à la marche ordinaire ; car jusqu’ici l’on s’y est pris de telle manière, que des sensations et des faits particuliers, on saute tout d’un coup aux principes les plus généraux, comme à des pôles fixes autour desquels puissent rouler les disputes, et que de ces principes-là, on déduit tous les autres à l’aide des propositions moyennes ; méthode sans contredit très expéditive, mais précipitée, incapable de nous conduire dans les voies de la nature, mais tout-à-fait favorable et appropriée aux disputes : au lieu que, selon nous, il faut faire germer les axiômes insensiblement par une marche tellement graduée, qu’on n’arrive qu’en dernier lieu aux principes généraux. Or, ces principes, très généraux, ne seront point des généralités purement idéales, mais des principes bien déterminés ; tels en un mot que la nature les avouera pour siens, et qu’ils sympathiseront avec les choses mêmes.

Quant à la forme même de l’induction et au jugement qu’elle doit diriger, c’est là sur-tout que nous devons faire les plus grands changemens ; car cette induction dont parlent les dialecticiens, et qui procède par voie de simple énumération, est quelque chose de puérile ; elle ne conclut que précairement : elle est exposée à être renversée par le premier exemple contradictoire qui peut se présenter ; elle n’envisage que les choses les plus familières ; enfin, elle est sans issue.

Mais, dans les vraies sciences, nous avons besoin d’une induction qui soit capable d’analyser l’expérience, de la décomposer, et qui conclue nécessairement à l’aide des exclusions et des réjections[1] convenables. Que si ce jugement bannal des dialecticiens a exigé tant de travaux, et exercé de si grands génies, que sera-ce donc de cet autre jugement, qui ne se tire pas simplement du fond de l’esprit humain, mais des entrailles même de la nature ?

Et ce n’est pas encore tout ; car de plus nous consolidons, nous baissons davantage les fondemens des sciences, et nous reprenons de plus haut le commencement de la recherche que les hommes ne l’ont encore fait ; soumettant à l’examen ces choses mêmes, que la logique vulgaire reçoit sur la foi d’autrui. En effet, les Dialecticiens empruntent des sciences particulières, les principes de ces mêmes sciences ; de plus, ils ont une sorte de vénération pour les notions premières de l’esprit ; enfin, ils se reposent sur les informations des sens bien disposés. Quant à nous, nous avons statué que la véritable logique devoit entrer dans les différentes provinces des sciences avec de plus grands pouvoirs que ceux dont leurs principes sont revêtus ; qu’elle doit forcer ces principes putatifs à rendre des comptes, et à montrer jusqu’à quel point ils peuvent se soutenir. Quant à ce qui regarde les notions premières, de tout ce que l’entendement abandonné à lui-même va entassant, il n’est rien que nous ne tenions pour suspect ; et nous ne le ratifions en aucune manière, à moins qu’il n’ait soutenu une nouvelle épreuve, et qu’on ne prononce d’après cette nouvelle vérification. Il y a plus : nous discutons en mille manières les informations du sens même ; car il n’est pas douteux que les sens sont trompeurs : cependant ils indiquent eux-mêmes leurs erreurs ; mais ces erreurs sont, pour ainsi dire, sous la main : au lieu que les indices qui servent à les reconnoître, sont tirés de fort loin. Or, le sens commet deux espèces de fautes, ou il nous abandonne, ou il nous trompe ; car, en premier lieu, il est une infinité de choses qui échappent aux sens très bien disposés et débarrassés de tout obstacle ; et cela,

Ou par la subtilité de tout le corps de l’objet ;

Ou par la petitesse de ses parties ;

Ou par la grandeur de la distance ;

Ou encore par l’extrême lenteur, ou même l’extrême vitesse des mouvemens ;

Ou par la trop grande familiarité de l’objet ;

Ou par toute autre cause.

Il y a plus : lors même que le sens a saisi son objet, rien de moins ferme que ses perceptions ; car le témoignage et l’information du sens ne donne qu’une relation à l’homme, et non une relation à l’univers[2] et c’est se tromper grossièrement, que de dire que le sens est la mesure des choses.

Ainsi, c’est pour remédier à ces inconvéniens, que nous avons rassemblé de toutes parts des secours pour les sens, en prêtant notre ministère avec toute l’ardeur et toute la fidélité dont nous étions capables, afin de pouvoir remédier aux déficits par des substitutions, et aux variations par des rectifications. Et ces remèdes, ce n’est pas des instrumens que nous les tirons, mais des expériences ; car la subtilité des expériences est infiniment plus grande que celle du sens, fût-il même aidé des instrumens les plus parfaits. Nous parlons d’expériences qui aient été imaginées avec sagacité, et appropriées, d’après les règles de l’art, au but que nous nous proposons ici. Ainsi nous ne donnons pas beaucoup à la perception immédiate et propre des sens ; mais nous amenons la chose à tel point, que le sens ne juge que de l’expérience, et que c’est l’expérience qui juge de la chose même. Ainsi, ces sens dont nous parlons, et dont il faut tout tirer dans l’étude de la nature (à moins qu’on ne veuille extravaguer), nous croyons nous être portés, à leur égard, pour de religieux ministres, et pour interprètes de leurs oracles avec quelque sorte d’habileté : ensorte que cet hommage, cette espèce de culte que les autres se piquent de rendre aux sens, il me semble que c’est nous qui le leur rendons réellement. Tels sont les moyens que nous avons préparés pour saisir la lumière de la nature et la répandre sur les objets : moyens qui par eux-mêmes pourraient suffire, si l’entendement étoit plus uni, mieux applani et semblable à une table rase. Mais les esprits étant si remplis d’inégalités, qu’il nous manque absolument une surface bien nette et bien unie pour recevoir les vrais rayons des choses, nous sommes dans une sorte de nécessité de chercher encore un remède à cet inconvénient.

Les fantômes dont l’esprit humain est préoccupé, sont ou étrangers, ou innés. Quant aux fantômes étrangers, c’est des systêmes et des sectes philosophiques ou des mauvaises formes de démonstrations qu’ils ont émigré et sont venus s’établir dans les esprits. Mais les fantômes innés sont inhérens à la nature de l’entendement même, qui est beaucoup plus enclin à l’erreur que le sens. Car les hommes ont beau se complaire en leurs propres pensées ; ils ont beau rester toujours en admiration et presque en adoration devant l’esprit humain, il n’en est pas moins certain que, de même qu’un miroir inégal fléchit et altère les rayons des objets en raison de sa figure et de sa coupe ; de même aussi l’esprit humain, lorsqu’il est soumis à l’action des choses par l’entremise des sens, en formant ou ruminant ses notions, mêle d’assez mauvaise foi à la nature des choses, greffe, pour ainsi dire, sur elle sa propre nature.

Or, ces deux premières espèces de fantômes sont assez difficiles à écarter. Quant à ceux de la dernière espèce, il est tout-à-fait impossible de les chasser entièrement. Reste donc à les indiquer, ces fantômes ; à marquer cette force qui tend des embûches à l’esprit humain ; à la prendre, pour ainsi dire, sur le fait, de peur qu’après avoir détruit les anciennes illusions, de nouveaux rejetons d’erreur ne pullulent en vertu de la mauvaise complexion de l’esprit humain, et que, tout examiné, pour dernier résultat, au lieu d’extirper ces erreurs, on n’ait fait que les changer ; mais, afin qu’au contraire il soit décidé, arrêté à jamais, que l’entendement ne peut juger que par le moyen de l’induction et de sa véritable forme. Ainsi cette doctrine, dont le but est de nétoyer l’entendement, comprend trois censures ou critiques ; savoir : censure des philosophies, censure des démonstrations, censure de la raison naturelle de l’homme. Ces différens points, une fois expliqués, et quand nous aurons vu nettement ce que comportent la nature des choses et la nature de l’esprit humain, nous pourrons sans doute nous flatter d’avoir en quelque sorte marié l’esprit humain à l’univers, sous les auspices de la bonté divine : et s’il est permis de faire leur épithalame, et d’y joindre un vœu, puisse cette union produire une race d’inventions et de ressources de toute espèce, capable d’adoucir et de dompter, en quelque manière, les nécessités et les misères humaines ! Telle est donc la seconde partie de cet ouvrage.

Or, notre dessein n’est pas seulement de montrer et de tracer la route, mais encore d’y entrer nous-mêmes : ainsi la troisième partie de notre ouvrage embrasse les phénomènes de l’univers, c’est-à-dire les expériences de toute espèce ; une histoire naturelle, en un mot, qui soit de nature à pouvoir servir de base à la philosophie. Car eût-on trouvé une méthode de démonstration, une manière d’interpréter la nature, assez parfaite pour garantir l’esprit humain de toute erreur, de toute chûte, elle n’en seroit pas plus suffisante pour lui fournir la matière première de la science ; mais quant à ceux dont le dessein n’est pas de conjecturer, de faire les devins, mais d’inventer, de savoir, qui ne se contentent pas de rêver des mondes imaginaires, espèces de singes du grand, mais dont le dessein est de pénétrer dans la vraie nature de ce monde que voilà, et de le disséquer pour ainsi dire, ceux-là doivent tout puiser dans les choses mêmes. Or, ce travail-là, cette recherche, cette espèce de promenade dans l’univers, il n’est aucune force de génie, aucune méthode d’argumentations qui puisse y suffire et tenir lieu des faits, non pas même quand les esprits de tous les hommes, parfaitement d’accord entr’eux, concourroient à un tel dessein : il faut donc se procurer une telle histoire, ou renoncer tout-à-fait à l’entreprise. Mais, jusqu’à ce jour, les hommes se sont, à cet égard, conduits de telle manière, qu’il n’est nullement étonnant que la nature ne se soit pas laissé approcher.

Car, en premier lieu, l’information des sens même est trompeuse et insuffisante ; l’observation, paresseuse, inégale, et une sorte de jeu de hazard ; la tradition, vaine et composée de bruits populaires ; la pratique, toute attachée à la main d’œuvre et toute servile ; la méthode expérimentale, aveugle, stupide, vague et ne marchant que par bonds ; enfin, l’histoire naturelle, superficielle et pauvre ; rien de plus vicieux que les matériaux qu’ils ont fournis à l’entendement pour les sciences et la philosophie.

Puis tous ces raisonnemens subtils qu’on fait après coup pour éplucher tout cela, ne sont qu’un remède appliqué trop tard et quand tout est déjà désespéré ; ils ne réparent nullement le mal et n’ôtent pas les erreurs. Si donc il reste quelque espoir de progrès et d’accroissement, il ne peut naître que d’une sorte de restauration des sciences.

Or, une opération de cette espèce doit commencer à l’histoire naturelle, mais à une histoire d’un genre et d’un appareil tout-à-fait nouveau ; car, lorsqu’on manque d’images, à quoi sert de polir le miroir ? Il faut donc commencer par préparer à l’entendement une matière, et non pas seulement lui préparer des secours effectifs. Et, c’est encore en cela que notre logique diffère de la logique qui est en usage ; savoir : par sa fin ou son office, par sa masse et son ensemble ; enfin, par la finesse de son tissu, et même par son choix, par sa constitution appropriée à ce qui doit suivre.

1o. Le véritable avantage de notre histoire naturelle n’est pas d’amuser les spectateurs par la variété des objets qu’elle met sous les yeux, ni d’encourager par l’utilité présente de certaines expériences ; mais d’éclairer notre marche dans la recherche des causes, et de donner, en quelque manière, le premier lait à la philosophie : car, bien que nous nous attachions principalement aux œuvres, à la partie active des sciences, cependant nous savons attendre la moisson ; nous ne nous hâtons pas de cueillir de la mousse, et pour nous servir d’une expression proverbiale, de moissonner notre bled en herbe ; car nous savons que les vrais axiômes, une fois découverts, traînent après eux des légions de procédés nouveaux, et les présentent non un à un, mais par poignées. Quant à cette ardeur puérile qui porte à vouloir saisir avant le temps certains nouveaux procédés comme autant de gages, nous la condamnons absolument, la regardant comme la pomme d’Atalante, qui n’est bonne que pour retarder notre course[3]. Tel est donc l’office de notre histoire naturelle.

Quant à la manière de la composer, l’histoire que nous projetons n’est pas seulement celle de la nature, libre, dégagée de tout lien, et telle qu’elle est, lorsqu’elle coule d’elle-même, et exécute son œuvre sans obstacle ; telle qu’est l’histoire des corps célestes, des météores, de la terre et de la mer, des minéraux, des plantes, des animaux ; mais bien plus celle de la nature liée et tourmentée, c’est-à-dire, de la nature telle qu’elle se trouve, lorsque, par le moyen de l’art, et par le ministère de l’homme, elle est chassée de son état, pressée et comme forgée. C’est pourquoi nous faisons entrer dans notre histoire toutes les expériences des arts méchaniques, toutes celles dont se compose la partie active des arts libéraux ; enfin, toutes celles d’où résultent une infinité de pratiques, qui ne forment pas encore proprement un corps d’art, et cela autant que la recherche nous a été possible, et que ces expériences vont à notre but. Il y a plus, s’il faut tout dire, peu touchés de l’orgueil de certaines gens, et peu séduits par les belles apparences, nous nous occupons plus spécialement de cette partie, et nous en attendons plus de secours que de celle dont nous parlions d’abord, attendu que la nature se décèle mieux par les vexations de l’art, que lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, et laissée dans toute sa liberté.

Et non content de former l’histoire des corps, nous avons cru que ce soin et cette exactitude dont nous nous piquons, nous faisoient une loi de former aussi à part une histoire des qualités elles-mêmes, je veux dire de celles qui peuvent être regardées comme cardinales dans l’univers, et qui constituent proprement les forces primordiales de la nature, et qui sont comme ses premières passions et ses premiers désirs. Telles sont la densité, la rarité, le chaud et le froid, la consistance et la fluidité, la gravité et la légèreté, et un assez grand nombre d’autres semblables.

Que si nous venons à parler de la finesse du tissu, qu’on sache que nous rassemblons un certain genre d’expériences beaucoup plus délicates et plus simples que celles qui se présenteroient d’elles-mêmes ; car nous tirons de l’obscurité, et mettons au grand jour des choses, que tout autre qu’un homme qui marche à la recherche des causes, par une route constante et toujours la même, ne se seroit jamais avisé de chercher ; en sorte qu’on voit clairement que ce n’est pas pour elles-mêmes qu’on les a cherchées, mais qu’elles sont relativement aux choses et aux œuvres, ce que les lettres de l’alphabet sont par rapport aux discours et aux mots ; lettres qui par elles-mêmes sont inutiles, et qui sont pourtant les élémens de tout discours.

Or, dans le choix des narrations, nous croyons avoir mieux servi les hommes que ceux qui jusqu’ici se sont occupés de l’histoire naturelle ; car nous n’y faisons rien entrer dont nous n’ayons été nous-mêmes témoins oculaires, ou du moins que nous n’ayons bien examiné, et nous ne recevons rien qu’avec une sévérité qui ne se dément jamais ; ensorte que nous ne rapportons rien qui tienne du merveilleux, aucun fait exagéré, et toutes nos relations sont dépouillées de faste, purgées de vanité, et parfaitement pures. Il y a plus, nous notons et proscrivons nommément tous ces mensonges reçus et si vantés, qui, par une négligence très étonnante, ont eu cours durant tant de siècles, et se sont invétérés ; afin qu’ils ne fassent plus obstacle aux sciences. Quelqu’un a observé très judicieusement que les fables, les contes superstitieux, et toutes ces sornettes dont les nourrices bercent les enfans et qu’elles regardent comme un badinage, ne laissent pas de dépraver très sérieusement leur esprit ; c’est cette raison-là même qui éveille notre sollicitude : nous craignons que dès le commencement, et lorsque nous manions et gouvernons, pour ainsi dire, l’enfance de la philosophie, en traitant l’histoire naturelle, elle ne s’accoutume à des futilités. Ainsi dans toute expérience nouvelle et un peu délicate, quoique certaine et bien vérifiée, du moins à ce qu’il nous semble, nous n’avons pas laissé de décrire avec clarté la manière dont nous nous y sommes pris pour la faire ; afin qu’ayant bien considéré notre procédé et notre résultat, d’autres voient plus aisément ce qu’il peut s’y glisser d’erreur et s’y attacher de faux, et qu’ils s’évertuent eux-mêmes pour trouver des épreuves plus sûres et plus délicates, s’il s’en trouve de telles. En un mot nous semons par-tout des avertissemens, des doutes, des précautions, chassant et réprimant tous les fantômes par une sorte de religion et d’exorcisme.

Enfin, comme nous ne savons que trop combien l’expérience et l’histoire émoussent l’esprit le plus aigu, combien il est difficile, sur-tout aux esprits sans vigueur ou préoccupés, de se familiariser, dès le commencement, avec la nature, nous ne manquons pas d’ajouter nos observations comme autant de premiers essais par lesquels l’histoire semble se tourner, se pencher un peu vers la philosophie, et y donner un coup d’œil ; afin que ces premières vues tiennent lieu aux hommes de garanties, qu’ils ne seront pas toujours détenus dans les flots de l’histoire ; et qu’à l’époque où nous en viendrons à l’œuvre même de l’entendement, toutes choses se trouvent plus sous la main. Or nous nous flattons qu’à l’aide d’une histoire naturelle telle que celle dont nous donnons l’idée, nous ouvrons une route sûre et commode vers la nature, et que nous fournissons à l’entendement une matière de bon choix et bien préparée.

Or, après avoir fortifié l’entendement par des secours et des appuis bien effectifs, et avoir, en quelque manière, rassemblé l’armée des œuvres divines avec le choix le plus sévère, il paroît qu’il ne nous reste plus qu’à mettre la main à la philosophie même. Cependant, sur une entreprise aussi difficile et exposée à tant de doutes, il est encore un avertissement que nous devons faire précéder, soit pour répandre plus de lumière sur ce qui doit suivre, soit pour en faire usage dans cet instant même.

Le premier point, c’est de proposer des exemples de recherche et d’invention selon notre marche et notre méthode, et présentés dans quelques sujets, mais en choisissant les sujets les plus dignes d’attention et ceux qui diffèrent le plus entre eux, afin qu’on ne manque pas d’exemples dans chaque genre. Or, nous ne parlons pas ici de ces exemples qu’on ajoute à chaque précepte et à chaque règle pour l’éclaircir ; car c’est dans la seconde partie que nous avons abondamment fourni des exemples de cette espèce : mais nous voulons dire des types, des modèles proprement dits, qui montrent tout le procédé, la marche continue, l’ordre que l’esprit doit suivre, en inventant, dans certains sujets remarquables et variés, et qui le mettent comme sous les yeux. En effet, nous voyons qu’en mathématiques, lorsque la figure est sous les yeux, la démonstration devient claire et facile ; au lieu que, sans ce secours, tout paroît enveloppé et plus subtil qu’il ne l’est en effet. C’est pourquoi nous avons consacré aux exemples de cette espèce la quatrième partie de cet ouvrage, qui n’est au fond que l’application particulière et développée de la seconde.

Quant à la cinquième partie, nous n’en faisons usage que pour le moment, et jusqu’à ce que le reste soit achevé. C’est une sorte d’à-compte dont il faut se contenter jusqu’à ce qu’on ait fait fortune ; car nous ne courons pas à notre but si aveuglément, que nous négligions ce qui se rencontre d’utile sur notre chemin. Ainsi la cinquième partie sera composée de ce que nous avons pu nous-mêmes inventer, vérifier ou ajouter ; et cela non pas d’après nos préceptes et notre méthode d’interprétation, mais d’après cette marche même que suivent les autres dans la recherche et l’invention. En effet, comme d’après le soin que nous avons de nous familiariser continuellement avec la nature, ce que nous attendons de nos méditations, surpasse infiniment tout ce que nous pourrions espérer des seules forces de notre esprit ; ces premières observations peuvent être regardées comme autant de tentes placées sur notre route ; et où l’esprit, tendant à des connoissances plus certaines, puisse, en attendant, se reposer quelque peu. Néanmoins nous déclarons que nous ne prétendons point répondre de ces choses-là mêmes qui n’ont point été inventées ou vérifiées par la vraie méthode d’interprétation. Or, quant à cette suspension de jugement dont nous usons sur ce point, elle ne doit rien avoir de choquant dans une doctrine qui n’affirme pas simplement qu’on ne peut rien savoir ; mais seulement qu’on ne peut rien savoir sans un certain ordre et une certaine méthode, et qui cependant détermine certains degrés de certitude, pour aider le travail et faciliter la pratique, jusqu’à ce que l’explication des causes fournisse un point d’appui. Car ces écoles-là mêmes qui professoient purement et simplement l’Acatalepsie, n’étoient en rien inférieures à celles qui tranchoient sur tout avec le plus de hardiesse. Cependant ces mêmes écoles ne procuroient point de secours aux sens et à l’entendement, comme nous le faisons, mais elles ôtoient toute espèce de croyance et d’autorité ; ce qui est bien différent et presque opposé.

Enfin, la sixième partie de notre ouvrage, à laquelle les autres sont subordonnées, et dont elles ne sont que les ministres, dévoile cette philosophie que la méthode pure et légitime de recherche, que nous avons commencé par enseigner, prépare, enfante et constitue ; mais, d’achever cette dernière partie et de la conduire à sa fin, c’est une entreprise qui est au-dessus de nos forces et qui passe nos espérances. Quant à nous, nous pouvons peut-être nous flatter d’en avoir donné un commencement qui n’est pas à mépriser ; mais, quant à sa fin, c’est de la fortune du genre humain qu’il faut l’attendre ; fin qui peut-être sera telle que, dans l’état présent des choses et des esprits, les hommes pourroient à peine l’embrasser et la mesurer par leur pensée ; car il ne s’agit pas ici d’une simple félicité contemplative, mais de l’affaire du genre humain, de sa fortune, de toute cette puissance qu’il peut acquérir par la science active. En effet, l’homme, interprète et ministre de la nature, ne conçoit et ne réalise ses conceptions qu’en proportion qu’il sait découvrir de l’ordre de la nature, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus ; car il n’est point de force qui puisse relâcher ou rompre la chaîne des causes ; et si l’on peut vaincre la nature, ce n’est qu’en lui obéissant : ainsi ces deux buts, la science et la puissance humaine, coïncident exactement dans les mêmes points ; et si l’on manque les effets, c’est par l’ignorance des causes.

L’essentiel est de ne jamais détourner des choses les yeux de l’esprit, et de recevoir leurs images précisément telles qu’elles sont ; car Dieu sans doute ne permettroit pas que nous donnassions pour une copie fidelle du monde, un pur rêve de notre imagination. Espérons plutôt que, moyennant sa faveur et sa bonté, nous serons en état d’écrire l’Apocalypse et la véritable vision des vestiges et des caractères que l’auteur des choses a imprimés dans ses créatures.

Daigne donc, ô père de toute sagesse, qui donnas à la créature les prémices de la lumière visible, et qui, mettant la dernière main à tes œuvres, fis briller sur la face humaine la lumière intellectuelle, daigne favoriser et diriger cet ouvrage qui, étant parti de ta bonté, doit retourner à ta propre gloire ! Toi, lorsque tu tournas tes regards vers l’œuvre que tes mains avoient opérée, tu vis que tout étoit bon ; mais l’homme, lorsqu’il se tourne vers l’œuvre de ses mains, voit que tout n’est que vanité et tourment d’esprit, et ne trouve aucun repos. Si donc nous arrosons de nos sueurs l’œuvre de ta main, tu daigneras nous rendre participans de ta vision et de ton sabbat. Daigne fixer dans nos cœurs ces sentimens si dignes de toi, et dispenser à la famille humaine de nouvelles aumônes, par nos mains et par les mains de ceux à qui tu auras inspiré d’aussi saintes intentions.

  1. On verra dans le novum organum, ce qu’il entend par ces mots d’exclusion et de réjection.
  2. Une sensation, occasionnée par un objet extérieur, n’est au fond que la perception de l’ébranlement produit par cet objet dans l’organe du sens. Ainsi à proprement parler, cette sensation ne nous informe immédiatement que de notre propre état ; et tout ce qu’elle nous apprend ensuite par les réflexions qu’elle fait naître, c’est qu’il existe hors de nous quelque chose qui nous affecte de telle manière, c’est-à-dire, qui a tel rapport avec nous. Or, toutes nos connoissances sont originaires des sens. Ainsi toute la science humaine n’est que relative ; et ce que nous appelions le rapport de deux objets entr’eux, n’est que le rapport qu’ont entr’elles les relations qu’ils ont avec nous.
  3. L’entreprise que propose ici Bacon, entreprise vaste et dispendieuse, exige de grands moyens ; et les moyens, pour les obtenir, on est forcé de jeter en avant quelques procédés utiles ; car les hommes ne donnent rien pour rien, et la plupart ne savent pas attendre.