Bai èfant

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Imprimerie Bénard (Conte VIIIp. 3-14).

VIII

BAI ÈFANT

C’est le nèveu da Trinette, que sa sœur qui a marié le grand de chez Fassotte, au thier Bouxhormont, l’a venu apporter ici, parce qu’elle devait partir pour les briques avec les autres et que ç’aurait été une èhale parce qu’il n’est pas encore assez ac’levé, et l’homme barbote après, quand c’est qu’il a justement repris l’ouvrache pour cent mille briques et l’autre fois il y avait un arbre et les briques ne pouvaient pas sécher et ils avaient revenu. Voilà ce que la femme Fassotte a venu raconter en mettant l’enfant chez nous et qu’elle recommençait encore à expliquer quoi et comme et ma tante lui a crié :

Taihiz-ve, biesse, nos l’wâdrans vos t’èfant jusqu’à c’qui vos rimnése. Corez èvoye à c’t’heure !

Alors, la femme a dit : Merci co cint feyes, puis elle a commencé à pleurer et à embrasser l’enfant qui ne voulait pas ; elle criait : Ar’veye, savez, fleûr di mes ouyes, mi p’tit voleur, mi bai èfant, li pu bai qu’on z’a maye veyou, qui n’a nou pu bai divint tote li veye di Litche, à mon les riches gins. Et elle lui donnait des baises partout dans la figure, malgré que son nez courait et son menton glettait, et puis elle lui a ôté son bonniquet qui est comme une gâmette de vieille bribeuse, et elle lui donnait encore des baises sur sa tête où est-ce qu’il n’a que des petites lochettes de cheveux, des mals et des crapes. Puf, puf, puf !

Et puis elle le serrait sans doute si fort desconte son estomac que le petit commençait à houler en faisant une bouche toute carrée, et elle pleurait avec, en faisant un long wignement tout fin, et en frappant son pied à terre comme un cheval. Et ma tante s’est encore fâchée plus fort et criait :

Si vos breyez co si laid, ji v’kipitte fou d’chal. No n’estans nin âx Lollâx èdon surmint. Ennocinne biesse, qu’as-te mésâxhe de gueuy comme on pourçai qu’on z’ahorre ?

Awet djan, vos avez co raison, que la femme dit en ressuyant ses yeux avec son tabilier.

Mains c’est mi èfant, parêt, binameye d’gins, tusez on pau. Et i’m’faut n’aller po des saminnes pasqui mi homme a r’pris l’ovrèche et qui l’anneye passeye nos avans à pône fait bouffe pasqui gn’aveu ine âbe, les briques ni souéve nin, et nos avans riv’nou.

Ti l’a déjà dit, èwareye. Cours èvoye à c’t’heure.

Qui l’bon Diu v’bénihe et voss t’homme avou, qu’elle dit la femme en partant, et comme elle me voit tout près de la porte, elle veut m’embrasser et elle crie :

Qui bénihe co cint côps voss binamé p’tit crolé valet !

Mais moi, je n’ai pas besoin de ça et je mets mon coude devant ma figure, je ne veux pas une baise après qu’elle a été embrasser les crapes, moi. C’est Trinette qui a pris l’enfant, et qui va dans la place et revient en arrière en le faisant aller et sauter dans ses mains comme pour faire une grosse boulette de hochet avec. Et elle chante sur une bête air qu’elle invente : Lááá, lááá, volà qu’c’est tot. Et l’enfant s’arrête de chouler pour tâcher de comprendre ce qu’elle raconte. Il est aussi bête qu’elle.

C’est tot l’mainme on bai èfant, qu’elle dit Trinette en le tenant au bout de ses deux bras pour le regarder, puis elle se tourne vers ma tante :

N’èdonc ?

— Awet çoula, po on bai èfant, on l’pou dire, que ma tante répond en s’arrêtant de tricoter et mettant une main toute plate contre sa joue, comme si elle avait mal aux dents, mais c’est pour mieux tuser en regardant le p’tit.

Et vos donc, Moncheu, qu’enne è d’héve ? crie-t-elle Trinette, en v’nant tout près de mon oncle qui raccommode justement une des grosses moffes de cuir qui est un peu déhouzue. Et Trinette laisse clincher l’enfant pour le mettre dans la figure de mon oncle, qui se tourne d’un autre côté en grognant tout fâché.

Bodjiz-ve avou çoula !

Hie li mâl honnête, vormint, crie ma tante, en allant prendre l’enfant à Trinette et en le caressant sur la tête comme pour le revenger que mon oncle a été si grossier avec. Et les deux femmes disent encore une fois, ensemble :

On si bai èfant !

Moi, je trouve que c’est mon oncle qui a raison. Comment peut-on trouver si beau, ce laid sale enfant-là. Il m’dégoûte, et je le regarde tout le temps à cause de ça.

Il a un gros front tout housé, qui avance et pas presque des cheveux dessus. Rien que des petites lochettes jaunes près de ses oreilles. Et son nez, donc, c’est comme un nic-nac et on ne le voit presque pas à cause de ses chiffes toutes soufflées, qu’il ne peut presque pas ouvrir sa bouche où qui gn’a pas des dents, comme celle du vieux jardinier Bourguignong. Et puis il n’a presque pas de menton, un tout petit bèchou morceau et il fait des yeux tout ronds, qui vont tout lentement, comme quelqu’un qui ne comprend rien.

Comme il est laid ! et sale donc ! D’abord, ses doigts qui sont toujours tout mouillés parce qu’il les remet tout le temps dans sa bouche et puis il veut toucher à tout avec. Et sa bouche qui glette, que ça court sur sa bavette de jaune caoutchouc. Et puis, il fait tout le temps. À peine qu’on la ressuyé et reséché, qu’il recommence sans rien dire, comme pour faire une bonne farce. Il y a toujours des loques et des affaires qui sèchent devant le feu maintenant, c’est da lui, et ça fume et ça sent mauvais et on les met souvent tout près des marmites avec les affaires qu’il nous faut manger, nous autres.

Ci n’est nin mâci quand c’est d’ine èfant, que Trinette dit quand je voudrais bien pousser ces cliquottes-là un peu plus loin.

C’est Trinette qui joue tout le temps avec et l’arrange quand il s’a encore une fois sali et déplaqué. Elle le prend sur ses genoux, et le met que sa tête pende à l’envers et il reste comme ça sans être tournisse ni avoir mal au cœur, et alors elle ôte des épingles, elle déroule les fahes et on voit qu’il a un gros petit ventre tout bodé avec une grosse botroulle qui sort. Et elle embrasse dessus en riant, elle fait comme pour le manger tout.

Hein ! binamé p’tit voleur, ji t’kihagn’reu vormint.

Et le p’tit rie si droldement en faisant une grande bouche sans dents, puis fait des petites hiquettes comme s’il avait avalé une pirette. C’est rire, ça, pour lui, mais quand elle ne le chatouille plus et le frotte fort, ses jambes et son dos, pour le renettoyer, il fait presque la même figure, mais c’est pour pleurer. Qu’il est bête. Et moi, je vais un peu plus loin, pour regarder, et je bouche mon nez avec mon poing parce qu’il sent mauvais, mais Trinette est fâchée quand on fait ça.

Allez-ès, affronté ; vos avez s’tu ainsi avou et vos flairiz bin pé, ji mèn’es rappelle foert bin.

Et moi ça me fait enrager qu’on dise ça et qu’on me fasse un pareil affront ; alors je me jette sur Trinette et je la pince tant que je peux et je lui donne des coups de pieds dans les mustais pour lui faire des bleus en me tenant à sa cotte.

Quand on lui donne à manger, c’est presque encore plus laid ; y a-t-il rien de plus dégoûtant que sa bouteille de lait avec un tuyau et un tuturon tout noir.

On dirait le pé de notre noire vache, et lui il met ça dans sa bouche et il tire tant qu’il peut jusqu’à ce que la bouteille soit vide, et puis il ne veut jamais lâcher le tuturon, il pleure parce qu’on lui prend parce qu’il n’y a plus rien à boire tellement qu’il est pensâ. Alors, pour l’attraper, on lui donne un autre tuturon avec pas de tuyau ni de bouteille, et il tette du vent pendant bien longtemps, en faisant aller sa bouche et ses joues pour le bon, que moi je rie de tout mon cœur tellement qu’il est bête.

Mais on commence aussi à lui donner à manger des boleies pour lui apprendre sans doute à manger comme tout le monde, sans cela il ne saurait pas comment on fait, et il resterait toute sa vie à tetter son biberon, même quand il serait devenu un vieil homme. Alors Trinette met de l’eau chaude dans une toute petite pailette et un peu de la mie de pain avec et un peu de lait et elle chipote avec une petite cuiller de bois, puis elle met un peu de suc-en-poute. Et en apprêtant ça pendant que l’enfant crie sur son autre bras, elle parle fort et fait la bête, pour que le p’tit écoute.

Awet, awet, ine bonne pitite choppe po li p’tit mamé da s’moraine.

Mais lui il crie quand même.

Gn’avou des chouk toi plein.

Et lui il s’enfiche, je crois, de la petite « choppe », comme elle dit.

Et vos, vos n’arez nin delle bonne soppe di l’èfant, qu’elle dit encore à moi, afin que le petit s’intéresse à sa soupe.

— Je n’en veux pas non plus de cette paeye-là, tiens, cela me dégoûte la pailette et la cuiller.

Awet, vos estez djalot, vos voriz bin enn’ avu, parêt.

Elle m’embête toujours, elle, Trinette, comme si je voudrais bien être à la place du laid petit avec ses crapes et son tuturon de bouteille.

Po qui est-ce li bonne pitite choppe ? qu’elle crie de toutes ses forces, en mettant l’enfant sur ses genoux, avec la petite pailette au bord de la table. Et elle prend un peu de la bouillie avec la cuiller, elle souffelle longtemps dessus, elle goûte un peu (pouf !), puis elle fait comme si elle voulait le manger tout, tellement que c’est bon, afin que l’enfant veulle l’avoir. Mais l’enfant qu’elle a tourné de son côté veut quand même me regarder parce que je lui fais des grimaces quand Trinette ne me voit pas. Ça fait que ses deux gros yeux restent fixés sur moi de côté, pendant que Trinette commence à chatouiller sa leppe d’en bas avec la cuiller. Alors, comme il sent ça, il ouvre une grande bouche, tout en continuant à me fixer de côté, et Trinette, en relevant fort le manche de la cuiller, fait tomber dedans le petit paquet de boullie.

Mais il ne sait pas quoi faire avec, et il le laisse retomber dehors, ça court sur son menton et Trinette le rattrape vite avec la cuiller, puis elle recommence à le lui remettre dans la bouche et le laisse encore raller dehors en bavant ; elle le rattrape encore en bas de son menton tout plaqué, lui remette encore dedans.

Et lui qui me fixe toujours, il veut dire « oua, oua », et la boullie glisse jusqu’à sa bavette jaune où Trinette la ramasse en grattant pour lui faire encore ravaler. Et je suis si dégoûté que je commence à crier comme quand on va vomer, alors l’enfant tourne toute sa tête de mon côté et Trinette justement arrive à son oreille avec la cuiller de boullie.

Volez-ve cori fou d’chal, mâhonteux ! qu’elle me crie toute fâchée.

Et je m’en vais en faisant une grosse reupeye.

* * *

Il ne sait vraiment rien faire, tenez, ce laid p’tit-là, qu’on continue toujours à l’appeler bai èfant. Il ne sait même pas marcher, malgré qu’il y a déjà longtemps qu’il est chez nous, et qu’il peut voir comment il faut faire. Non, il faut qu’on lui apprenne parce que si on ne lui apprenait pas à marcher maintenant, eh bien, il ne saurait pas le faire plus tard quand il sera devenu un grand fort homme. Alors, Trinette le prend par en-dessous le bras que son jâgau lui remonte dans le hatrau et que sa jaune bavette revient jusqu’à sur son nez. Et elle se penche en avant pour qu’il essaie de marcher, mais il ne sait même pas mettre un pied l’un après l’autre comme tout le monde. Il les lève tous les deux à la fois, puis il maque à terre avec, ou bien il treffelle, ou bien il écrase un pied avec l’autre. Mon Dieu donc, est-il possible d’être si bête !

Et quels pieds qu’il fait ! Il ne les met pas droits devant lui, en mesure, comme moi et les autres gens, il les laisse barloquer comme des cliquottes. Et on voit deux petits morceaux de bas blancs avec deux souliers bleu clair tout ronds avec une blouque et qui sont toujours tout reluisants et mouillés.

Ses jambes sont tellement aroyïes que jamais il ne saurait faire toucher ses deux genoux ensemble et ça fait qu’entre ses pieds et ses cuisses ça fait un grand rond vide où que je passerais bien ma tête. (Mais je ne peux mal de la pousser là, parce qu’il me ferait peut-être une sale farce.)

Et puis on voit toujours ses jambes toutes nues et tout. On ne voit plus que ça dans la maison maintenant. Quand on lave l’enfant, ou qu’on l’habille, ou qu’on le fait marcher, ou qu’il joue tout seul à terre sur une couverture, ou bien que Trinette et ma tante le prennent ou se le passent, il faut qu’on voie tout, et ça me dégoûte, moi, à la fin. Toujours le derrière de l’enfant à toute heure du jour. Et mon oncle aussi a commencé à grogner, parce que Trinette veut quand même servir à table en gardant l’enfant sur son bras, qu’elle l’assied le chose tout nu sur sa main et qu’on voit tout.

Ci n’est rin èdon surmint, qu’elle dit toujours, quand c’est d’on p’tit èfant on n’louque nin… on fait les qwances di rin.

Mais mon oncle a fait une grosse voix et il a dit d’un air sintincieux :

On cou est on cou, et il m’plaît d’avu çoula fou d’mes ouyes quand ji magne !

Il a raison que je trouve, moi. Alors on a été dans le grenier retrouver un vieux gadot.

Et on le met dedans, enfoncé jusqu’en dessous des bras. Alors il remue ses pieds et il fait avancer le gadot d’un côté ou l’autre, mais il ne sait jamais d’avance lequel. Il a sur sa tête un bourrelet de paille avec un petit bleu ruban. C’est pour qu’il ne se fasse pas des boursais quand il va à stok avec sa tête contre quelque chose, ou bien quand il se donne des coups, par en exprès, avec les objets qu’il attrape. Et maintenant il parle tout le temps, tout seul, des mots qu’on ne comprend pas, comme un homme saoûl, qui grogne pour lui tout seul.

Mais, ce qui m’enrage, c’est qui lui faut mes affaires, et quand il voit que j’ai quelque chose et lui pas, il pleure pour l’avoir et on me le prend et on lui donne pour le faire taire…

Encore l’autre jour, que je regardais les images dans mon livre d’images de Robinson Crusoé, l’enfant qui jouait avec sa cuiller dans un plateau de tasse où qu’il y avait eu sa boullie, a commencé à montrer mon livre avec sa cuiller et à crier pour l’avoir. Je ne pouvais mal de lui donner, mais ma tante a dit :

Prustez on pau voss live à l’èfant po fer jojowe avou, po qu’il s’taise.

— Non da. C’est da moi, est-ce pas, mes images, il me les faut pour m’amuser avec.

Grossir sins coûr, dînéme çoula, et vite èco.

Et elle m’a arraché mon livre en me donnant une calotte, puis elle l’a mis sur la petite planche du gadot devant l’enfant en criant :

Taisse-tu, gueuyâ, volà des bèbelles.

Et alors le petit ouvrait le livre à l’envers (il ne comprend rien) et chaque fois il détournait la page et il frappait dessus de tout ses plus forts avec sa cuiller qu’il tenait par le milieu et qui était plaquée de boullie. À chaque page, il criait « oua, oua » et il a tout délaboré mon livre pendant que je grattais ma tête à cause de la calotte et que je groulais dans mon ventre contre le bai èfant que j’aurais si bien voulu rosser, le battre, le pitter, lui arracher les yeux avec une fourchette, lui haver ses crapes de sa tête avec le vieux couteau à nettoyer les souliers. Parce que depuis qu’il est ici, on ne m’accompte plus, on fait tous les embarras pour le petit et moi je ne compte plus que pour du poivre et du sel. Et tout ce qu’il fait, le petit, on trouve qu’il n’y a rien de plus beau au monde.

Hier avec Trinette, et le petit, nous revenions d’avoir été acheter des spéces pour la cuisine et nous avons rencontré M. le Curé qui s’a arrêté, et il ne m’a même pas dit bonjour malgré que j’avais ôté mon chapeau, mais il a regardé tout le temps le p’tit, puis il a dit à Trinette :

— C’est un bel enfant. Et il paraît fort et vigreux pour son ache.

Oh ! pour ça, oui, qu’elle a répondu d’un air capable. Et c’est qu’il a déjà des p’tits poux, savez-vous !