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Bakounine/Œuvres/TomeIII45

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Œuvres - Tome III.
APPENDICE: 4. La Religion (feuillets 166-182)


4. La Religion.
(Feuillets 166-182.)


Aucune grande transformation politique et sociale ne s’est faite dans le monde sans qu’elle ait été accompagnée, et souvent précédée, par un mouvement analogue dans les idées religieuses et philosophiques qui dirigent la conscience tant des individus que de la société.

[Toutes les religions, avec leurs Dieux et leurs saints, n’ayant jamais été rien que la création de la fantaisie croyante et crédule de l’homme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Nous défions qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse[1].]

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D’ailleurs, l’histoire ne nous démontre-t-elle pas que les prêtres de toutes les religions, excepté ceux des cultes persécutés, ont toujours été les alliés de la tyrannie ? Et ces derniers même, tout en combattant et en maudissant les pouvoirs qui leur étaient contraires, ne disciplinaient-ils pas leurs propres croyants en vue d’une tyrannie nouvelle ? L’esclavage intellectuel, de quelque nature qu’il soit, aura toujours pour corollaire l’esclavage politique et social. Aujourd’hui le christianisme sous toutes ses formes différentes, et avec lui cette métaphysique doctrinaire, déiste ou panthéiste, qui n’est autre chose qu’une théologie mal grimée, font ensemble le plus formidable obstacle à l’émancipation de la société ; et la preuve, c’est que tous les gouvernements, tous les hommes d’État, tous les hommes qui se considèrent, soit officiellement, soit officieusement, comme les pasteurs du peuple, et dont l’immense majorité n’est aujourd’hui sans doute ni chrétienne, ni même déiste, mais esprit-fort, ne croyant, comme M. de Bismarck, feu le comte de Cavour, feu Mouravief le pendeur, et Napoléon III, l’empereur déchu, ni à Dieu ni au Diable, protègent néanmoins, avec un intérêt visible, toutes les religions, pourvu que ces religions enseignent, comme elles le font du reste toutes, la résignation, la patience et la soumission.

Cet intérêt unanime des gouvernants de tous les pays pour le maintien du culte religieux prouve combien il est nécessaire, dans l’intérêt des peuples, qu’il soit combattu et renversé.

[Est-il besoin de rappeler jusqu’à quel point les |169 religions abêtissent et corrompent les peuples ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…… dans les sentiments de tout prêtre quelque chose de cruel et de sanguinaire ; et pourquoi, lorsque fut agitée, il y a quelques ans, partout, la question de l’abolition de la peine de mort, prêtres catholiques romains, prêtres moscovites et grecs orthodoxes, prêtres protestants des sectes les plus différentes, tous se sont unanimement ou presque unanimement déclarés pour son maintien[2].]

À côté de la question à la fois négative et positive de l’émancipation et de l’organisation du travail sur les bases de l’égalité économique ; à côté de la question exclusivement négative de l’abolition du pouvoir politique et de la liquidation de l’État, celle de la destruction des idées et des cultes religieux est une des plus urgentes, car tant que les idées religieuses ne seront pas radicalement |170 extirpées de l’imagination des peuples, la complète émancipation populaire restera impossible.

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Pour les hommes dont l’intelligence s’est élevée à la hauteur actuelle de la science, l’unité de l’Univers ou de l’Être réel est désormais un fait acquis. Mais il est impossible de nier que ce fait qui, pour nous, est d’une telle évidence que nous ne pouvons même plus comprendre qu’il soit possible de le méconnaître, se trouve en flagrante contradiction avec la conscience universelle de l’humanité, qui, abstraction faite de la différence des formes sous lesquelles elle s’est manifestée dans l’histoire, s’est toujours unanimement prononcée pour l’existence de deux mondes distincts : le monde spirituel et le monde matériel, le monde divin et le monde réel. Depuis les grossiers fétichistes qui adorent, dans le milieu qui les entoure, l’action d’une puissance surnaturelle incarnée dans quelque objet matériel, jusqu’aux métaphysiciens les plus subtils et les plus transcendants, l’immense majorité des hommes, tous les peuples, ont cru et croient encore aujourd’hui à l’existence d’une divinité extra-mondiale quelconque.

[Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup d’hommes et d’écrivains illustres, et, pour ne citer que les plus renommés d’entre eux, selon l’opinion éloquemment exprimée de Joseph de Maistre et du plus grand caractère de nos jours, le patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science ; et si la logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle[3].]

Il me paraît donc urgent de résoudre complètement la question suivante :

L’homme formant avec la nature universelle un seul tout, et n’étant que le produit matériel d’un concours indéfini de causes matérielles, comment l’idée de cette dualité, la supposition de l’existence de deux mondes opposés, dont l’un spirituel, l’autre matériel, l’un divin. l’autre naturel, a-t-elle pu naître, s’établir et s’enraciner si profondément dans la conscience humaine ?

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L’action et la réaction incessante du Tout sur chaque point, et de chaque point sur le Tout, constitue, ai-je dit, la loi générale, suprême, et la réalité même de cet Être unique que nous appelons l’Univers, et qui est toujours, à la fois, producteur et produit. Éternellement active, toute-puissante, source et résultante éternelle de tout ce qui est, de tout ce qui naît, agit et réagit, puis meurt en son sein, cette universelle solidarité, cette causalité mutuelle, ce procès[4] éternel de transformations réelles, tant universelles qu’infiniment détaillées, et qui se produisent dans l’espace infini, la nature, a formé, parmi une quantité infinie d’autres mondes, notre terre, avec toute l’échelle de ses êtres, depuis les plus simples éléments chimiques, depuis les premières formations de la matière avec toutes ses propriétés mécaniques et physiques, jusqu’à l’homme. Elle les reproduit toujours, les développe, les nourrit, les conserve, puis, lorsque leur terme arrive, et souvent même avant qu’il ne soit arrivé, elle les détruit, ou plutôt les transforme en êtres nouveaux. Elle est donc la Toute-puissance contre laquelle il n’y a pas d’indépendance ni d’autonomie possible, l’être suprême qui embrasse et pénètre de son action irrésistible toute l’existence des êtres ; et, parmi les êtres vivants, il n’en est pas un seul qui ne porte en lui-même, sans doute plus ou moins développé, le sentiment ou la sensation de cette influence suprême et de cette dépendance absolue. Eh bien, cette sensation et ce sentiment constituent le |174 fond même de toute religion.

La religion, comme on voit, ainsi que toutes les autres choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire qu’aucun animal, excepté l’homme, ait une religion déterminée, parce que la religion la plus grossière suppose encore un degré de réflexion auquel aucun animal, hormis l’homme, ne s’est encore élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l’existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, se trouvent tous les éléments, pour ainsi dire matériels ou instinctifs, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté proprement idéal, celui même qui doit la détruire tôt ou tard, la pensée. En effet, quelle est l’essence réelle de toute religion ? C’est précisément ce sentiment d’absolue dépendance de l’individu passager vis-à-vis de l’éternelle et omnipotents nature.

Il nous est difficile d’observer ce sentiment et d’en analyser toutes les manifestations dans les animaux d’espèces inférieures ; pourtant nous pouvons dire que l’instinct de conservation qu’on retrouve jusque dans les organisations relativement les plus pauvres, sans doute à un moindre degré que dans les organisations supérieures, n’est rien qu’une sagesse coutumière qui se forme en chaque animal, sous l’influence de ce sentiment qui n’est autre que le premier fondement du sentiment religieux. Dans les animaux doués d’une organisation plus complète et qui se rapprochent davantage de l’homme, il se manifeste d’une manière beaucoup plus sensible pour nous, dans la peur instinctive et panique, par exemple, qui s’empare d’eux à l’approche de quelque grande catastrophe naturelle, telle qu’un tremblement de terre, un incendie de forêt ou une forte tempête, ou bien à l’approche de quelque féroce animal carnassier, d’un Prussien des forêts[5]. Et, en général, on peut dire que la peur est un des sentiments prédominants dans la vie animale. Tous les animaux vivant en liberté sont farouches, ce qui prouve qu’ils vivent dans une peur instinctive incessante, qu’ils ont toujours le sentiment du danger, c’est-à-dire celui d’une influence toute-puissante qui les poursuit, les pénètre et les enveloppe toujours et partout. Cette crainte, la crainte de Dieu, diraient les théologiens, est le commencement de la sagesse, c’est-à-dire de la religion. Mais chez les animaux elle ne devient pas une religion, parce qu’il leur |175 manque cette puissance de réflexion qui fixe le sentiment et en détermine l’objet, et qui transforme ce sentiment en une notion abstraite capable de se traduire en paroles. On a eu donc raison de dire que l’homme est religieux par nature, il l’est comme tous les autres animaux ; mais lui seul sur cette terre a la conscience de sa religion.

La religion, a-t-on dit, est le premier éveil de la raison. Oui, mais sous la forme de la déraison. La religion, ai-je dit tout à l’heure, commence par la crainte. Et en effet, l’homme, en s’éveillant aux premières lueurs de ce soleil intérieur qui s’appelle la conscience de soi-même, et en sortant lentement, pas à pas, du demi-sommeil magnétique, de cette existence toute d’instinct qu’il menait lorsqu’il se trouvait encore à l’état de pure innocence, c’est-à-dire à l’état d’animal ; étant d’ailleurs né, comme tout animal, dans la crainte de ce monde extérieur qui le produit et qui le détruit, — l’homme a dû avoir nécessairement pour premier objet de sa naissante réflexion cette crainte même. On peut même présumer que chez l’homme primitif, à l’éveil de son intelligence, cette terreur instinctive devait être plus forte que chez d’autres animaux ; d’abord parce qu’il naît beaucoup moins armé que les autres et que son enfance dure plus longtemps ; et ensuite, parce que cette même réflexion, à peine éclose, et non encore arrivée à un degré suffisant de maturité et de force pour reconnaître et pour utiliser les objets extérieurs, a dû tout de même arracher l’homme à l’union, à l’harmonie instinctive dans laquelle, comme cousin du gorille, avant que sa pensée ne se fût éveillée, il a dû se trouver avec tout le reste de la nature. La première réflexion l’isolait en quelque sorte au milieu de ce monde extérieur, qui, lui devenant étranger, a dû lui apparaître, à travers le prisme de son imagination enfantine, excitée et grossie par l’effet même de cette réflexion commençante, comme une sombre et mystérieuse puissance, infiniment plus hostile et plus menaçante qu’elle n’est en réalité.

Il nous est excessivement difficile, sinon impossible, de nous rendre un compte exact des premières sensations et imaginations religieuses de l’homme sauvage. Dans leurs détails, elles ont dû être |176 sans doute aussi diverses que l’ont été les propres natures des peuplades primitives qui les ont éprouvées et conçues, aussi bien que les climats, la nature des lieux et des autres circonstances déterminantes au milieu desquelles elles se sont développées. Mais comme, après tout, c’étaient des sensations et des imaginations humaines, elles ont dû, malgré cette grande diversité de détails, se résumer en quelques simples points identiques, d’un caractère général et qu’il n’est pas trop difficile de fixer. Quelle que soit la provenance des différents groupes humains ; quelle que soit la cause des différences anatomiques qui existent entre les races humaines ; que les hommes n’aient eu pour ancêtre qu’un seul Adam-gorille ou cousin du gorille, ou, comme il est plus probable, qu’ils soient issus de plusieurs ancêtres que la nature aurait formés, indépendamment les uns des autres, sur différents points du globe et à époques différentes ; toujours est-il que la faculté qui constitue et qui crée proprement l’humanité dans les hommes : la réflexion, la puissance d’abstraction, la raison, c’est-à-dire la faculté de combiner les idées, reste toujours et partout la même, aussi bien que les lois qui en déterminent les manifestations différentes, de sorte qu’aucun développement humain ne saurait se faire contrairement à ces lois. Cela nous donne le droit de penser que les phases principales, observées dans le premier développement religieux d’un seul peuple, ont dû se reproduire dans celui de toutes les autres populations primitives de la terre.

À en juger d’après les rapports unanimes des voyageurs qui, depuis le siècle passé, ont visité les îles de l’Océanie, aussi bien que de ceux qui, de nos jours, ont pénétré dans l’intérieur de l’Afrique, le fétichisme doit être la première religion, celle de tous les peuples sauvages qui se sont le moins éloignés de l’état de nature. Mais le fétichisme n’est autre chose que la religion de la peur. Il est la première expression humaine de cette sensation de dépendance absolue, mêlée de terreur instinctive, que nous trouvons au fond de toute vie animale et qui, comme je l’ai déjà fait observer, constitue le rapport religieux des individus appartenant aux espèces même les plus inférieures avec la toute-puissance de la nature. Qui ne connaît l’influence qu’exercent et l’impression que produisent sur tous les êtres vivants les grands phénomènes de la nature, tels que le lever et le coucher du soleil, le clair de lune, le retour des saisons, la succession du froid et du chaud, ou bien des catastrophes naturelles, aussi bien que les rapports si variés et mutuellement destructifs des espèces animales |177 entre elles et avec les différentes espèces végétales ? Tout cela constitue, pour chaque animal, un ensemble de conditions d’existence, un caractère, une nature, et je serais presque tenté de dire un culte particulier ; car chez les animaux, dans tous les êtres vivants, vous retrouverez une sorte d’adoration de la nature, mêlée de crainte et de joie, d’espérance et d’inquiétude, — la joie de vivre et la crainte de cesser de vivre, — et qui, en tant que sentiment, ressemble beaucoup à la religion humaine. L’invocation et la prière même n’y manquent pas. Considérez le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître : n’est-ce pas là l’image de l’homme à genoux devant son Dieu ? Ce chien ne transporte-t-il pas par son imagination et par un commencement de réflexion, que l’expérience a développée en lui, la toute-puissance naturelle qui l’obsède, sur son maître, de morne que l’homme croyant la transporte sur son Dieu ? Quelle est donc la différence entre le sentiment religieux du chien et celui de l’homme ? Ce n’est pas même la réflexion, c’est le degré de réflexion, ou même, plutôt, c’est la capacité de la fixer et de la concevoir comme une pensée abstraite, de la généraliser en la nommant ; la parole humaine ayant ceci de particulier, qu’incapable de nommer les choses réelles, celles qui agissent immédiatement sur nos sens, elle n’en exprime que la notion ou la généralité abstraite ; et comme la parole et la pensée sont les deux formes distinctes, mais inséparables, d’un seul et même acte de l’humaine réflexion, cette dernière, en fixant l’objet de la terreur et de l’adoration animales ou du premier culte de l’homme, le généralise, le transforme pour ainsi dire en un être abstrait, en cherchant à le désigner par un nom. L’objet réellement adoré par tel ou tel individu reste toujours celui-ci : cette pierre, ce morceau de bois, ce chiffon, pas un autre ; mais du moment qu’il a été désigné par la parole, il devient une chose abstraite, générale : une pierre, un morceau de bois, un chiffon. C’est ainsi qu’avec le premier éveil de la pensée, manifesté par la parole, le monde exclusivement humain, le monde des abstractions commence.

Cette faculté d’abstraction, source de toutes nos connaissances et de toutes nos idées, est sans doute l’unique cause de toutes les émancipations humaines. Mais le premier éveil de cette faculté dans l’homme ne produit pas immédiatement sa liberté.

|178 Lorsqu’elle commence à se former, en se dégageant lentement des langes de l’instinctivité animale, elle se manifeste d’abord, non sous la forme d’une réflexion raisonnée ayant conscience et connaissance de son activité propre, mais sous celle d’une réflexion imaginative, inconsciente de ce qu’elle fait, et à cause de cela même prenant toujours ses propres produits pour des êtres réels, auxquels elle attribue naïvement une existence indépendante, antérieure à toute connaissance humaine, et ne s’attribuant d’autre mérite que celui de les avoir découverts en dehors d’elle-même. Par ce procédé, la réflexion imaginative de l’homme peuple son monde extérieur de fantômes qui lui paraissent plus dangereux, plus puissants, plus terribles que les êtres réels qui l’entourent ; elle ne délivre l’homme de l’esclavage naturel qui l’obsède que pour le rejeter aussitôt sous le poids d’un esclavage mille fois plus dur et plus effrayant encore, — sous celui de la religion.

C’est la réflexion imaginative de l’homme qui transforme le culte naturel, dont nous avons retrouvé les éléments et les traces chez tous les animaux, en un culte humain, sous la forme élémentaire du fétichisme. Nous avons vu les animaux adorant instinctivement les grands phénomènes de la nature qui réellement exercent sur leur existence une action immédiate et puissante ; mais nous n’avons jamais entendu parler d’animaux qui adorent un inoffensif morceau de bois, un torchon, un os ou une pierre, tandis que nous retrouvons ce culte dans la religion primitive des sauvages et jusque dans le catholicisme. Comment expliquer cette anomalie — en apparence du moins — si étrange, et qui, sous le rapport du bon sens et du sentiment de la réalité des choses, nous présente l’homme |179 comme bien inférieur aux plus modestes animaux ?

Cette absurdité est le produit de la réflexion imaginative de l’homme sauvage. Il ne sent pas seulement, comme les autres animaux, la toute-puissance de la nature, il en fait l’objet de sa constante réflexion, il la fixe, il cherche à la localiser, et, en même temps, il la généralise, en lui donnant un nom quelconque ; il en fait le centre autour duquel se groupent toutes ses imaginations enfantines. Encore incapable d’embrasser par sa propre pensée l’Univers, même le globe terrestre, même le milieu si restreint au sein duquel il est né et il vit, il cherche partout, se demandant où réside donc cette toute-puissance dont le sentiment, désormais réfléchi et fixé, l’obsède ? et par un jeu, par une aberration de sa fantaisie ignorante qu’il nous serait difficile d’expliquer aujourd’hui, il l’attache à ce morceau de bois, à ce torchon, à cette pierre. C’est le pur fétichisme, la plus religieuse, c’est-à-dire la plus absurde, des religions.

Après, et souvent avec, le fétichisme vient le culte des sorciers. C’est un culte, sinon beaucoup plus rationnel, au moins plus naturel, et qui nous surprendra moins que le fétichisme. Nous y sommes plus habitués, étant encore aujourd’hui, au sein même de cette civilisation dont nous sommes si fiers, entourés de sorciers : les spirites, les médiums, les clairvoyants avec leur magnétisme, les prêtres de l’Église catholique, grecque et romaine, qui prétendent avoir la puissance de forcer le Bon Dieu, à l’aide de quelques formules mystérieuses, de descendre sur l’eau, voire même de se transformer en pain et en vin, tous ces forceurs de la Divinité soumise à leurs enchantements, ne sont-ils pas autant de sorciers ? Il est vrai que la Divinité adorée et invoquée par nos sorciers modernes, enrichie par plusieurs milliers d’années d’extravagance humaine, est beaucoup plus compliquée que le Dieu de la sorcellerie primitive, cette dernière n’ayant d’abord pour objet que la représentation, sans doute déjà fixe, mais encore fort peu déterminée, de la Toute-puissance matérielle, sans aucun autre attribut, soit intellectuel, soit moral. La distinction du bien et du mal, du juste |180 et de l’injuste, y est encore inconnue. On ne sait ce que la Toute-puissance aime, ce qu’elle déteste, ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas : elle n’est ni bonne, ni mauvaise, elle n’est rien que la Toute-puissance. Pourtant le caractère divin commence déjà à se dessiner : elle est égoïste, vaniteuse ; elle aime les compliments, les génuflexions, l’humiliation et l’immolation des hommes, leur adoration et leurs sacrifices, et elle persécute et punit cruellement ceux qui ne veulent pas se soumettre : les rebelles, les orgueilleux, les impies. C’est, comme on sait, le fond principal de la nature divine dans tous les Dieux antiques et présents, créés par l’humaine déraison. Y eut-il jamais au monde un être plus atrocement jaloux, vaniteux, égoïste, vindicatif, sanguinaire, que le Jéhovah des Juifs, devenu plus tard le Dieu, le Père des chrétiens ?

Dans le culte de la sorcellerie primitive, le Dieu, ou cette Toute-puissance indéterminée sous le rapport intellectuel et moral, apparaît d’abord comme inséparable de la personne du sorcier : lui-même est Dieu, comme le fétiche. Mais à la longue le rôle d’homme surnaturel, d’homme-Dieu, pour un homme réel, surtout pour un sauvage qui, n’ayant aucun moyen de s’abriter contre la curiosité indiscrète de ses croyants, reste du matin jusqu’au soir soumis à leurs investigations, devient impossible. Le bon sens, l’esprit pratique d’une peuplade sauvage, qui se développent lentement, il est vrai, mais toujours davantage, par l’expérience de la vie, et malgré toutes les divagations religieuses, finissent par lui démontrer l’impossibilité pratique qu’un homme, accessible à toutes les faiblesses et infirmités humaines, soit un Dieu. Le sorcier reste donc pour ses croyants sauvages un être surnaturel, mais seulement par instants, lorsqu’il est possédé[6]. Mais possédé par qui ? Par la Toute-puissance, par Dieu. Donc la Divinité se trouve ordinairement en dehors du sorcier. Où la chercher ? Le fétiche, le Dieu-chose, est dépassé ; le sorcier, l’homme-Dieu, l’est aussi. Toutes ces transformations, dans les temps primitifs, ont sans doute rempli des siècles. L’homme sauvage, déjà avancé, quelque peu développé et |181 riche de la tradition de plusieurs siècles, cherche alors la Divinité bien loin de lui, mais toujours encore dans les êtres réellement existants : dans la forêt, sur une montagne, dans une rivière, et plus tard encore dans le soleil, dans la lune, dans le ciel. La pensée religieuse commence déjà à embrasser l’Univers.

L’homme n’a pu arriver à ce point, ai-je dit, qu’après une longue série de siècles. Sa faculté abstractive, sa raison, s’est déjà fortifiée et développée par la connaissance pratique des choses et par l’observation de leurs rapports ou de leur causalité mutuelle, tandis que le retour régulier des mêmes phénomènes lui a donné la première notion de quelques lois naturelles. Il commence à s’inquiéter de l’ensemble des faits et de leurs causes. En même temps, il commence aussi à se connaître lui-même, et grâce toujours à cette puissance d’abstraction qui lui permet de se considérer lui-même comme objet, il sépare son être extérieur et vivant de son être pensant, son extérieur de son intérieur, son corps de son âme ; et, comme il n’a pas la moindre idée des sciences naturelles ci comme il ignore jusqu’au nom de ces sciences, d’ailleurs toutes modernes, qui s’appellent la physiologie et l’anthropologie, il est tout ébloui de cette découverte de son propre esprit en lui-même, et s’imagine naturellement, nécessairement, que son âme, ce produit de son corps, en est au contraire le principe et la cause. Mais une fois qu’il a fait cette distinction de l’Intérieur et de l’Extérieur, du spirituel et du matériel en lui-même, il la transporte tout aussi nécessairement dans son Dieu : il commence à chercher l’âme invisible de ce visible Univers. C’est ainsi qu’a dû naître le panthéisme religieux des Indiens.

Nous devons nous arrêter sur ce point, car c’est ici que commence proprement la religion dans la pleine acception de ce mot, et avec elle la théologie et la métaphysique aussi. Jusque-là, l’imagination religieuse de l’homme, obsédée par |182 la représentation fixe d’une Toute-puissance indéterminée et introuvable, avait procédé naturellement, en la cherchant, par la voie de l’investigation expérimentale, d’abord dans les objets les plus rapprochés, dans les fétiches, puis dans les sorciers, plus tard encore dans les grands phénomènes de la nature, enfin dans les astres, mais en l’attachant toujours à quelque objet réel et visible, si éloigné qu’il fût. Maintenant il s’élève jusqu’à l’idée d’un Dieu-Univers, une abstraction. Jusque-là tous ses Dieux ont été des Etres particuliers et restreints, parmi beaucoup d’autres êtres non divins, non tout-puissants, mais non moins réellement existants. Maintenant il pose pour la première fois une Divinité universelle : l’Être des êtres, substance créatrice de tous les êtres restreints et particuliers, l’âme universelle, le Grand Tout. Voilà donc le vrai Dieu qui commence, et avec lui la vraie Religion.

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  1. Le passage entre crochets, dont nous ne donnons que le commencement et la fin, et qui occupe les vingt-deux dernières lignes du feuillet 166, le feuillet 167 (feuillet qui a été détruit par l’auteur), et les dix premières lignes du feuillet 168,a été biffé sur le manuscrit, et Bakounine a écrit en marge le mot : Employé. Ce passage se retrouve en effet, avec quelques légers changements de forme, aux feuillets 167-169 de la troisième rédaction de l’Empire knouto-germanique (pages 41-44 du présent volume.) — J. G.
  2. Le passage entre crochets, dont nous ne donnons que le commencement et la fin, et qui occupe la dernière ligne du feuillet 168 et les vingt-neuf premières lignes du feuillet 169, a été biffé sur le manuscrit, et Bakounine a écrit en marge le mot : Employé. Ce passage se retrouve, avec quelques légers changements de forme, et moins les six dernières lignes, que l’auteur a omises et que pour cette raison nous donnons dans le texte, au feuillet 170 de la troisième rédaction de L’Empire knouto-germanique (pages 44-45 du présent volume), — J. G.
  3. Le passage entre crochets, dont nous ne donnons que le commencement et la fin, et qui occupe les seize dernières lignes du feuillet 170, les feuillets 171 et 172 (ces deux feuillets ont été détruits par l’auteur), et les cinq premières lignes du feuillet 173, a été biffé sur le manuscrit, et Bakounine a écrit en marge le mot russe Ouvötrebleno, signifiant : Employé. Ce passage se retrouve, avec quelques changements de forme, aux feuillets 162-166 de la troisième rédaction de L’Empire knouto-germanique (pages 34-40 du présent volume). — J. G.
  4. Bakounine emploie le mot « procès » dans le sens du latin processus (en allemand, Prozess). Il serait à désirer que l’emploi du mot « procès » dans ce sens se généralisât, et qu’on renonçât, en français, à parler de processus. — J. G.
  5. Se rappeler que Bakounine écrivait pendant la guerre. — J. G.
  6. De même que le prêtre catholique, qui n’est vraiment sacré que lorsqu’il remplit ses cabalistiques mystères ; de même que le pape, qui n’est infaillible que lorsque, inspiré par le Saint-Esprit, il définit les dogmes de la foi. (Note de Bakounine.)