Bakounine/Œuvres/TomeII2

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Œuvres, Texte établi par James GuillaumeP.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 38)Tome II (p. v-lxiii).
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NOTICE BIOGRAPHIQUE[1]




I


Michel-Alexandrovitch Bakounine est né le 8/20 mai 1814, au village de Priamouchino, district de Torjok, gouvernement de Tver. Son père, qui avait suivi la carrière diplomatique, vécut dès sa jeunesse, comme attaché d’ambassade, à Florence et à Naples, puis revint se fixer sur son domaine patrimonial, où il épousa, à l’âge de quarante ans, une jeune fille de dix-huit ans, appartenant à la famille Mouravief. Ce père avait des idées libérales, et s’était affilié à l’une des associations des « décabristes » ; mais après l’avènement de Nicolas Ier, découragé, et devenu sceptique, il ne songea plus qu’à cultiver ses terres et élever ses enfants. Michel était l’aîné ; il eut cinq frères et cinq sœurs. Vers l’âge de quinze ans, le jeune Michel entra à l’École d’artillerie à Pétersbourg ; il y passa trois ans, puis fut envoyé comme enseigne dans un régiment cantonné dans le gouvernement de Minsk.

C’était au lendemain de l’écrasement de l’insurrection polonaise : le spectacle de la Pologne terrorisée agit puissamment sur le cœur du jeune officier, et contribua à lui inspirer l’horreur du despotisme. Au bout de deux ans, renonçant à la carrière militaire, il donna sa démission (1834), et se rendit à Moscou. C’est dans cette ville qu’il passa les six années qui suivirent, à l’exception de quelques séjours, durant l’été, dans la demeure paternelle. À Moscou, il se livra à l’étude de la philosophie : après avoir commencé par la lecture des encyclopédistes français, il s’enthousiasma, ainsi que ses amis Nicolas Stankévitch et Bélinsky, pour Fichte, dont il traduisit (1836) les Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten. Ce fut ensuite le tour de Hegel, qui dominait alors sur les esprits en Allemagne : le jeune Bakounine devint un adepte convaincu du système hégélien, et se laissa un moment éblouir par la fameuse maxime : « Tout ce qui est, est raisonnable », au moyen de laquelle on justifiait l’existence de tous les gouvernements. En 1839, Alexandre Herzen et Nicolas Ogaref, exilés depuis quelques années, revinrent à Moscou, et s’y rencontrèrent avec Bakounine : mais, à ce moment, leurs idées étaient trop différentes pour qu’ils pussent s’entendre.

En 1840, Michel Bakounine, âgé de vingt-six ans, se rendit à Pétersbourg, et de là à Berlin, dans l’intention d’étudier le mouvement philosophique allemand ; il avait, a-t-on dit, le projet de se consacrer à l’enseignement, et le désir d’occuper un jour une chaire de philosophie ou d’histoire à Moscou. Lorsque Nicolas Stankévitch mourut en Italie cette même année, Bakounine admettait encore la croyance à l’immortalité de l’âme comme une doctrine nécessaire (lettre à Herzen du 23 octobre 1840). Mais le moment était venu où son évolution intellectuelle devait s’accomplir, et la philosophie de Hegel allait se transformer pour lui en une théorie révolutionnaire. Déjà Ludwig Feuerbach avait tiré du hégélianisme, dans le domaine religieux, ses conséquences logiques ; Bakounine devait en faire autant dans le domaine politique et social. En 1842, il quitte Berlin pour Dresde, où il se lie avec Arnold Ruge, qui publiait là les Deutsche Jahrbücher : c’est dans cette revue que Bakounine fit paraître (octobre 1842), sous le pseudonyme de « Jules Élysard », un travail où il aboutissait à des conclusions révolutionnaires. L’article est intitulé : La Réaction en Allemagne, fragment, par un Français, et se termine par ces lignes dont la dernière est devenue célèbre : « Confions-nous donc à l’esprit éternel, qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur[2]. » Herzen, croyant au premier moment que l’article était réellement l’œuvre d’un Français, écrivit dans son journal intime, après l’avoir lu : « C’est un appel puissant, ferme, triomphant du parti démocratique… L’article est, d’un bout à l’autre, d’une grande portée. Si les Français commencent à populariser la science allemande, — ceux qui la comprennent, s’entend, — la grande phase de l’action va commencer. » Le poète Georg Herwegh, l’auteur déjà illustre des Gedichte eines Lebendigen, étant venu à Dresde, y logea chez Bakounine, avec lequel il se lia intimement ; ce fut aussi à Dresde que Michel Alexandrovitch fit la connaissance du musicien Adolf Reichel, qui devint un de ses plus fidèles amis. Le gouvernement saxon manifesta bientôt des intentions hostiles à l’égard de Ruge et de ses collaborateurs ; aussi Bakounine et Herwegh quittèrent-ils la Saxe en janvier 1843, pour se rendre ensemble à Zürich. Bakounine passa en Suisse l’année 1843 : une lettre écrite à Ruge, de l’île de Saint-Pierre (lac de Bienne), en mai 1843 (publiée à Paris en 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbücher), se termine par cette véhémente apostrophe : « C’est ici que le combat commence ; et si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars, et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspirons l’effroi à leurs myriades ! Allons, du cœur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs, moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages ; je les ferai imprimer dans l’île de Rousseau, et en lettres de feu j’écrirai une fois encore dans le ciel de l’histoire : Mort aux Perses ![3] »

En Suisse, Bakounine fit la connaissance des communistes allemands groupés autour de Weitling ; il passa l’hiver 1843-1844 à Berne, où il entra en relations avec la famille Vogt[4] ; l’un des quatre frères Vogt, Adolf (plus tard professeur à la faculté de médecine de l’université de Berne), devint son ami très intime. Mais, inquiété par la police suisse, et sommé par l’ambassade russe d’avoir à rentrer en Russie, Bakounine quitta Berne en février 1844, se rendit à Bruxelles, et, de là, à Paris ; il devait séjourner dans cette ville jusqu’en décembre 1847.


II


À Paris, où il arrivait avec son fidèle Reichel, il retrouva Herwegh et sa jeune femme (Emma Siegmund). Il fit la connaissance de Karl Marx, qui, venu à Paris à la fin de 1843, fut d’abord, lui aussi, l’un des collaborateurs d’Arnold Ruge, mais qui bientôt commença, avec Engels, l’élaboration d’une doctrine spéciale. Bakounine se lia aussi avec Proudhon, qu’il voyait fréquemment : d’accord sur certains points essentiels, et divisés sur d’autres, il leur arrivait d’engager des discussions qui se prolongeaient des nuits entières. Il apprit également à connaître Mme George Sand, dont il admirait le talent, et qui était alors sous l’influence de Pierre Leroux. Ces années de Paris furent, pour le développement intellectuel de Michel Bakounine, des plus fécondes : c’est alors que s’ébauchèrent dans son esprit les idées qui constitueront son programme révolutionnaire ; mais elles sont encore mal débrouillées sur plus d’un point, et mêlées d’un reste d’idéalisme métaphysique dont il ne se débarrassera tout à fait que plus tard.

Il a donné lui-même les renseignements qui suivent sur ses relations intellectuelles avec Marx et avec Proudhon à cette époque :

« Marx — a-t-il écrit en 1871 (manuscrit français) — était beaucoup plus avancé que je ne l’étais, comme il reste encore aujourd’hui, non pas plus avancé, mais incomparablement plus savant que moi. Je ne savais alors rien de l’économie politique, je ne m’étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n’était que d’instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Ce fut précisément à cette époque qu’il élabora les premiers fondements de son système actuel. Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je recherchais avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu’elle ne s’inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas ! trop souvent. Jamais pourtant il n’y eut d’intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne la comportaient pas. Il m’appelait un idéaliste sentimental, et il avait raison ; je l’appelais un vaniteux perfide et sournois, et j’avais raison aussi. »

Quant à Engels, Bakounine l’a caractérisé ainsi dans un passage où il parle de la société secrète fondée par Marx (Gosoudarstvennost i Anarkhia, 1874, page 224) : « Vers 1846, Marx s’est mis à la tête des communistes allemands, et, bientôt après, avec M. Engels, son ami constant, aussi intelligent que lui, quoique moins érudit, mais en revanche plus pratique, et non moins bien doué pour la calomnie politique, le mensonge et l’intrigue, il a fondé une société secrète de communistes allemands ou de socialistes autoritaires ».

De Proudhon, voici ce qu’il dit dans un manuscrit français de 1870 : « Proudhon, malgré tous les efforts qu’il a faits pour secouer les traditions de l’idéalisme classique, n’en est pas moins resté toute sa vie un idéaliste incorrigible, s’inspirant, comme je le lui ai dit deux mois avant sa mort[5], tantôt de la Bible, tantôt du droit romain, et métaphysicien toujours jusqu’au bout des ongles. Son grand malheur est de n’avoir jamais étudié les sciences naturelles, et de ne s’en être pas approprié la méthode. Il a eu des instincts de génie qui lui avaient fait entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises habitudes idéalistes de son esprit, il retombait toujours dans les vieilles erreurs : ce qui a fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle, — un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l’idéalisme, et n’étant jamais parvenu à les vaincre.

« Marx, comme penseur, est dans la bonne voie. Il a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l’histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C’est une grande et féconde pensée, qu’il n’a pas absolument inventée : elle a été entrevue, exprimée en partie, par bien d’autres que lui ; mais enfin, à lui appartient l’honneur de l’avoir solidement établie et de l’avoir posée comme base de tout son système économique. D’un autre côté, Proudhon avait compris et senti la liberté beaucoup mieux que lui. Proudhon, lorsqu’il ne faisait pas de la doctrine et de la métaphysique, avait le vrai instinct du révolutionnaire : il adorait Satan et il proclamait l’an-archie. Il est fort possible que Marx puisse s’élever théoriquement à un système encore plus rationnel de la liberté que Proudhon, mais l’instinct de la liberté lui manque : il est, de la tête aux pieds, un autoritaire. »

En 1847, Bakounine vit arriver à Paris Herzen et Ogaref, qui avaient quitté la Russie pour vivre en Occident ; il y revit aussi Bélinsky, alors dans toute la maturité de son talent, et qui devait mourir l’année suivante.

À la suite d’un discours qu’il avait prononcé le 29 novembre 1847 au banquet donné en commémoration de l’insurrection polonaise de 1830, Bakounine fut expulsé de France à la requête de l’ambassade russe. Pour chercher à lui enlever les sympathies qui s’étaient aussitôt manifestées, le représentant de la Russie à Paris, Kisseleff, fit courir le bruit que Bakounine avait été au service de l’ambassade, qui l’avait employé, mais qui maintenant se voyait obligée de se débarrasser de lui parce qu’il était allé trop loin (lettre de Bakounine à Fanelli, 29 mai 1867). Le comte Duchâtel, ministre de l’intérieur, interpellé à la Chambre des pairs, se retrancha derrière des réticences calculées pour donner créance à la calomnie imaginée par Kisseleff, qui devait bientôt se répercuter ailleurs. Bakounine se rendit à Bruxelles, où habitait Marx, expulsé lui aussi de France depuis 1846. De Bruxelles, il écrit à son ami Herwegh : « Les Allemands, ouvriers, Bornstedt, Marx et Engels, — Marx surtout, — font ici leur mal ordinaire. Vanité, méchanceté, cancans, fanfaronnades en théorie et pusillanimité en pratique, — dissertations sur la vie, l’action et la simplicité, et absence complète de vie, d’action et de simplicité, — coquetteries répugnantes avec des ouvriers littéraires et discoureurs, — « Feuerbach est un bourgeois », et l’épithète de bourgeois répétée à satiété par des gens qui tous ne sont de la tête aux pieds que des bourgeois de petite ville ; en un mot, mensonge et bêtise, bêtise et mensonge. Dans une semblable société, il n’y a pas moyen de respirer librement. Je me tiens éloigné d’eux, et j’ai nettement déclaré que je n’irais pas dans leur Kommunistischer Handwerkerverein et que je ne voulais rien avoir à faire avec cette société[6]. »


III


La révolution du 24 février rouvrit à Bakounine les portes de la France. Il se hâta de revenir à Paris ; mais bientôt la nouvelle des événements de Vienne et de Berlin le décida à partir pour l’Allemagne (avril), d’où il espérait pouvoir prendre part en Pologne aux mouvements insurrectionnels. Il passa par Cologne, où Marx et Engels allaient commencer la publication de la Neue Rheinische Zeitung ; c’était le moment où la Légion démocratique allemande de Paris, qu’accompagnait Herwegh, venait de faire dans le grand-duché de Bade cette tentative insurrectionnelle qui aboutit à un si lamentable échec ; Marx attaqua Herwegh avec violence à ce sujet ; Bakounine prit la défense de son ami, ce qui amena une rupture entre lui et Marx. Il a écrit plus tard (1871, manuscrit français) : « Dans cette question, je le pense aujourd’hui et je le dis franchement, c’étaient Marx et Engels qui avaient raison : ils jugeaient mieux la situation générale. Ils attaquèrent Herwegh avec le sans-façon qui caractérise leurs attaques, et je défendis l’absent avec chaleur, personnellement contre eux, à Cologne. De là notre brouille. » Il se rendit ensuite à Berlin et à Breslau, et de là à Prague, où il essaya inutilement de faire de la propagande démocratique et révolutionnaire au Congrès slave (juin), et où il prit part au mouvement insurrectionnel durement réprimé par Windischgrätz ; puis il revint à Breslau. Pendant son séjour dans cette ville, la Neue Rheinische Zeitung publia (6 juillet) une correspondance de Paris dont l’auteur disait : « À propos de la propagande slave, on nous a affirmé hier que George Sand se trouvait en possession de papiers qui compromettaient fortement le Russe banni d’ici, Michel Bakounine, et le représentaient comme un instrument ou un agent de la Russie, nouvellement enrôlé, auquel on attribue la part principale dans la récente arrestation des malheureux Polonais. George Sand a montré ces papiers à quelques-uns de ses amis[7]. » Bakounine protesta immédiatement contre cette infâme calomnie par une lettre que publia l’Allgemeine Oder-Zeitung de Breslau (lettre que la Neue Rheinische Zeitung reproduisit le 16 juillet), et écrivit à Mme George Sand pour la prier de s’expliquer au sujet de l’usage qui avait été fait de son nom. George Sand répondit par une lettre au rédacteur de la Neue Rheinische Zeitung, datée de la Châtre (Indre), 20 juillet 1848, disant : « Les faits rapportés par votre correspondant sont complètement faux. Je n’ai jamais possédé la moindre preuve des insinuations que vous cherchez à accréditer contre M. Bakounine. Je n’ai donc jamais été autorisée à émettre le moindre doute sur la loyauté de son caractère et la franchise de ses opinions. J’en appelle à votre honneur et à votre conscience pour l’insertion immédiate de cette lettre dans votre journal. » Marx inséra la lettre, et donna en même temps l’explication suivante de la publicité qu’il avait accordée à la calomnie de son correspondant de Paris : « Nous avons rempli ainsi le devoir de la presse, d’exercer sur les hommes publics une stricte surveillance, et nous avons donné en même temps par là à M. Bakounine l’occasion de dissiper un soupçon qui avait véritablement été émis dans certains cercles à Paris[8] ». Il est inutile d’insister sur cette singulière théorie, d’après laquelle la presse aurait le devoir d’accueillir la calomnie et de la publier, sans prendre la peine de contrôler les faits.

Le mois suivant, Bakounine rencontra Marx à Berlin, et une réconciliation apparente eut lieu. Bakounine a écrit à ce sujet en 1871 (manuscrit français) : « Des amis communs nous forcèrent de nous embrasser. Et alors, au milieu d’une conversation à moitié badine, à moitié sérieuse, Marx me dit : « Sais-tu que je me trouve maintenant à la tête d’une société communiste secrète si bien disciplinée, que si j’avais dit à un seul de ses membres : Va tuer Bakounine, il te tuerait ? »… Après cette conversation, nous ne nous revîmes plus jusqu’en 1864. »

Ce que Marx avait dit en plaisantant à Bakounine en 1848, il devait essayer sérieusement de le faire vingt-quatre ans plus tard : lorsque, dans l’Internationale, l’opposition de l’anarchiste révolutionnaire sera devenue gênante pour la domination personnelle que Marx prétendait exercer, il tentera de se débarrasser de lui par un véritable assassinat moral.

Expulsé de Prusse et de Saxe, Bakounine passa le reste de l’année 1848 dans la principauté d’Anhalt. Ce fut là qu’il publia en allemand sa brochure : « Aufruf an die Slaven, von einem russischen Patrioten, Michael Bakunin, Mitglied des Slavencongresses ». Il y développait ce programme : union des révolutionnaires slaves avec les révolutionnaires des autres nations, hongrois, allemands, italiens, pour la destruction des trois monarchies oppressives, empire de Russie, empire d’Autriche, royaume de Prusse ; et ensuite libre fédération des peuples slaves émancipés. Marx crut devoir combattre ces idées ; il écrivit dans la Neue Rheinische Zeitung (14 février 1849 : « Bakounine est notre ami ; cela ne nous empêchera pas de critiquer sa brochure[9] » ; et il formulait ainsi son point de vue : « À part les Polonais, les Russes, et peut-être encore les Slaves de la Turquie, aucun peuple slave n’a un avenir, par la simple raison qu’il manque à tous les autres Slaves les premières conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles de l’indépendance et de la vitalité[10]. » Au sujet de cette différence entre la manière de voir de Marx et la sienne dans la question slave, Bakounine a écrit (1871, manuscrit français) : « En 1848 nous nous sommes trouvés divisés d’opinions ; et je dois dire que la raison fut beaucoup plus de son côté que du mien… Emporté par l’ivresse du mouvement révolutionnaire, j’étais beaucoup plus occupé du côté négatif que du côté positif de cette révolution… Pourtant il y eut un point où j’eus raison contre lui. Comme Slave, je voulais l’émancipation de la race slave du joug des Allemands,… et, comme patriote allemand. Marx n’admettait pas alors, comme il n’admet encore pas à présent, le droit des Slaves de s’émanciper du joug des Allemands, pensant, aujourd’hui comme alors, que les Allemands sont appelés à les civiliser, c’est-à-dire à les germaniser de gré ou de force. »

En janvier 1849, Bakounine vint secrètement à Leipzig. Là il s’occupait à préparer un soulèvement en Bohême, d’accord avec un groupe de jeunes Tchèques à Prague. Malgré les progrès de la réaction en France et en Allemagne, on pouvait encore espérer, car sur plus d’un point de l’Europe la révolution n’était pas écrasée : Pie IX, chassé de Rome, avait fait place à la République romaine, dirigée par le triumvirat Mazzini, Saffi et Armellini, avec Garibaldi pour général ; Venise, redevenue libre, soutenait contre les Autrichiens un siège héroïque ; les Hongrois, révoltés contre l’Autriche et dirigés par Kossuth, proclamaient la déchéance de la maison de Habsbourg. Sur ces entrefaites éclata à Dresde (3 mai 1849) un soulèvement populaire, provoqué par le refus du roi de Saxe d’accepter la constitution de l’Empire allemand qu’avait votée le Parlement de Francfort ; le roi s’enfuit le 4, un gouvernement provisoire fut installé (Heubner, Tzschirner et Todt), et les insurgés restèrent maîtres de la ville pendant cinq jours. Bakounine, qui avait quitté Leipzig pour Dresde au milieu d’avril, devint un des chefs des révoltés, et contribua à faire prendre les mesures les plus énergiques pour la défense des barricades contre les troupes prussiennes (le commandant militaire fut d’abord le lieutenant-colonel Heinze, puis, à partir du 8 mai, le jeune typographe Stephan Born, qui avait organisé l’année précédente la première association générale des ouvriers allemands, l’Arbeiter-Verbrüderung). La stature gigantesque de Bakounine et sa qualité de révolutionnaire russe attirèrent particulièrement l’attention sur lui ; une légende se forma aussitôt autour de sa personne : c’est à lui seul qu’on attribua les incendies allumés pour la défense ; il avait été, écrivit-on, « l’âme véritable de toute la révolution » ; il « exerçait un terrorisme qui répandait l’épouvante » ; il avait conseillé, pour empêcher les Prussiens de tirer sur les barricades, d’y placer les chefs-d’œuvre de la galerie de tableaux, etc.

Le 9, les insurgés, reculant devant des forces supérieures, effectuèrent leur retraite sur Freiberg. Là, Bakounine essaya vainement d’obtenir de Born qu’il passât, avec ce qui lui restait de combattants, sur le territoire de la Bohême pour y tenter un nouveau soulèvement : Born refusa, et licencia ses troupes. Alors, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, Heubner, Bakounine, et le musicien Richard Wagner se dirigèrent sur Chemnitz. Pendant la nuit du 9 au 10, des bourgeois armés arrêtèrent Heubner et Bakounine et les livrèrent ensuite aux Prussiens ; Wagner, qui s’était réfugié chez sa sœur, réussit à s’échapper.

La conduite de Bakounine à Dresde fut celle d’un combattant résolu et d’un chef clairvoyant. Dans une de ses lettres à la New York Daily Tribune (numéro du 2 octobre 1852), On Révolution and Contre-Revolution in Germany, Marx, malgré son hostilité, a dû reconnaître le service rendu par Bakounine à la cause révolutionnaire ; il a écrit : « À Dresde, la lutte fut continuée pendant quatre jours dans les rues de la ville. Les boutiquiers de Dresde, la « garde communale », non seulement ne combattirent pas, mais dans plusieurs cas favorisèrent l’action des troupes contre les insurgés. Ceux-ci se composaient presque exclusivement d’ouvriers des districts manufacturiers environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid dans le réfugié russe Michel Bakounine[11]. »


IV


Conduit dans la forteresse de Königstein (Saxe), Bakounine, après de longs mois de détention préventive, fut condamné à mort le 14 janvier 1850 ; en juin, la peine fut commuée en celle de la détention perpétuelle, et en même temps le prisonnier fut livré à l’Autriche qui le réclamait. En Autriche, il fut d’abord détenu à Prague, et ensuite (mars 1851) dans la citadelle d’Olmütz, où le 15 mai 1851 il fut condamné à être pendu ; mais de nouveau la peine fut commuée en détention perpétuelle. Dans les prisons autrichiennes, Bakounine avait été traité d’une façon très dure : il avait les fers aux pieds et aux mains, et même, à Olmütz, il était enchaîné à la muraille par la ceinture.

L’Autriche le livra au gouvernement russe peu après sa condamnation. En Russie, il fut enfermé à la forteresse de Pierre-et-Paul, dans le « ravelin d’Alexis ». Au début de sa captivité, le comte Orlof vint lui dire que le tsar Nicolas demandait de lui une confession écrite. Bakounine, réfléchissant (lettre à Herzen, 8 décembre 1860, Irkoutsk) « qu’il se trouvait au pouvoir d’un ours », et que d’ailleurs, « tous ses actes étant parfaitement connus, il n’avait plus de secret à révéler », se décida à écrire ; dans sa lettre il disait au tsar : « Vous désirez avoir ma confession ; mais vous ne devez pas ignorer que le pénitent n’est pas obligé de confesser les péchés d’autrui. Je n’ai de sauf que l’honneur, et la conscience de n’avoir jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. » Lorsque Nicolas eut lu la lettre de Bakounine, raconte Herzen (Œuvres posthumes), il dit : « C’est un brave garçon, plein d’esprit ; mais c’est un homme dangereux, il faut le garder sous les verrous ».

Au commencement de la guerre de Crimée, la forteresse de Pierre-et-Paul pouvant se trouver exposée à être bombardée et prise par les Anglais, on transféra le prisonnier à Schlüsselbourg (1854) : là, il fut atteint du scorbut, et toutes ses dents tombèrent. Voici ce que l’auteur de la présente notice a écrit, au lendemain de la mort de Bakounine, d’après des souvenirs recueillis de la bouche de celui-ci, sur cette dernière période de sa captivité : « L’atroce régime de la prison avait complètement délabré son estomac ; vers la fin, nous a-t-il raconté, il avait pris en dégoût tous les aliments, et en était arrivé à se nourrir exclusivement de choux aigres hachés (chtchi). Mais si le corps s’affaiblissait, l’esprit restait inflexible. Il craignait une chose par-dessus tout : c’était de se trouver un jour amené, par l’action débilitante de la prison, à l’état d’abêtissement dont Silvio Pellico offre un type si connu ; il craignait de cesser de haïr, de sentir s’éteindre dans son cœur le sentiment de révolte qui le soutenait, et d’en arriver à pardonner à ses bourreaux et à se résigner à son sort. Mais cette crainte était superflue ; son énergie ne l’abandonna pas un seul jour, et il sortit de son cachot le même homme qu’il y était entré. Il nous a raconté aussi que pour distraire les longs ennuis de sa solitude, il aimait à repasser dans son esprit la légende de Prométhée, le titan bienfaiteur des hommes, enchaîné sur un rocher du Caucase par les ordres du tsar de l’Olympe ; il songeait à la dramatiser, et nous avons retenu la mélodie douce et plaintive, composée par lui, du chœur des nymphes de l’Océan venant apporter leurs consolations à la victime des vengeances de Jupiter. » (Bulletin de la Fédération jurassienne de l’Internationale, supplément au numéro du 9 juillet 1876.)

À la mort de Nicolas, on put espérer que le changement de règne apporterait quelque adoucissement à la situation de l’indomptable révolutionnaire : mais Alexandre II effaça de sa propre main le nom de Bakounine de la liste des amnistiés. La mère du prisonnier s’étant présentée au nouveau tsar, un mois plus tard, pour le supplier de lui accorder la grâce de son fils, l’autocrate répondit : « Sachez, madame, que tant que votre fils vivra, il ne pourra jamais être libre ». La captivité de Bakounine se prolongea deux ans encore après la mort de Nicolas ; Alexandre restait sourd à toutes les prières qui lui étaient adressées. Un jour, le tsar, tenant à la main la lettre que Michel Bakounine avait écrite en 1851 à Nicolas, aborda le prince Gortchakof, ministre des affaires étrangères, en lui disant : « Mais je ne vois pas le moindre repentir dans cette lettre ! » Enfin, en mars 1867, Alexandre se laissa fléchir, et consentit à transformer la prison perpétuelle en exil en Sibérie.

Bakounine fut interné à Tomsk. Il s’y maria, vers la fin de 1858, avec une jeune Polonaise, Antonie Kwiatkowska ; bientôt après, par l’intervention de son parent du côté maternel, Mouravief-Amoursky, gouverneur de la Sibérie Orientale, il put aller résider à Irkoutsk (mars 1859), où il entra au service de la compagnie de l’Amour, puis d’une entreprise de mines. Il espérait obtenir bientôt sa libération et revenir en Russie ; mais Mouravief s’étant vu obligé d’abandonner son poste devant l’opposition que lui faisait la bureaucratie, Bakounine comprit qu’il ne lui restait plus qu’un moyen de devenir libre : l’évasion. Quittant Irkoutsk (5/17 juin 1861) sous le prétexte d’un voyage d’affaires et d’études autorisé par le gouvernement, comme représentant d’un négociant nommé Sabachnikof, il atteignit Nikolaïevsk-sur-l’Amour (juillet) ; là il s’embarqua sur un vaisseau de l’État, le Strelck, allant à De-Kastri, port situé plus au sud, puis réussit à passer, sans éveiller de soupçons, sur un navire marchand, le Vikera, qui le conduisit au Japon, à Hakodadi ; de là il gagna Yokohama, ensuite San Francisco (octobre) et New York (novembre), et le 27 décembre 1861 il arrivait à Londres, où il fut reçu comme un frère par Herzen et Ogaref.


V


On peut passer rapidement sur les six premières années du second séjour de Bakounine en Occident. Il reconnut très vite que, malgré l’amitié personnelle qui l’unissait à Herzen et à Ogaref, il ne pouvait s’associer à l’action politique dont leur journal le Kolokol était l’organe. Il exposa ses idées, au cours de l’année 1862, dans deux brochures russes, Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves, et La Cause du Peuple, Romanof, Pougatchef ou Pestel ? Quand éclata, en 1863, l’insurrection polonaise, il essaya de se joindre aux hommes d’action qui la dirigeaient ; mais l’organisation d’une légion russe échoua, l’expédition de Lapinski ne put aboutir à un résultat ; et Bakounine, qui était allé à Stockholm (où sa femme le rejoignit) avec l’espoir d’obtenir une intervention suédoise, dut revenir à Londres (octobre) sans avoir réussi dans aucune de ses démarches. Il se rendit alors en Italie, d’où il fit, au milieu de 1864, un second voyage en Suède ; il en revint par Londres, où il revit Marx, et Paris, où il revit Proudhon. À la suite de la guerre de 1859 et de l’héroïque expédition de Garibaldi en 1860, l’Italie venait de naître à une vie nouvelle : Bakounine resta dans ce pays jusqu’à l’automne de 1867, séjournant d’abord à Florence, ensuite à Naples et dans les environs. Il avait conçu le plan d’une organisation internationale secrète des révolutionnaires, en vue de la propagande, et, quand le moment serait venu, de l’action, et dès 1864 il réussit à grouper un certain nombre d’Italiens, de Français, de Scandinaves et de Slaves dans cette société secrète, qui s’appela la « Fraternité internationale », ou l’« Alliance des révolutionnaires socialistes ». En Italie, Bakounine et ses amis s’appliquèrent surtout à lutter contre les mazziniens, qui étaient des républicains autoritaires et religieux ayant pour devise Dio e popolo ; un journal, Libertà e Giustizia, fut fondé à Naples, dans lequel Bakounine développa son programme. En juillet 1866, il faisait part à Herzen et à Ogaref de l’existence de la société secrète à laquelle il consacrait depuis deux ans toute son activité, et leur en communiquait le programme, dont ses deux anciens amis furent, dit-il lui-même, « très scandalisés ». À ce moment, l’organisation, au témoignage de Bakounine, avait des adhérents en Suède, en Norvège, en Danemark, en Angleterre, en Belgique, en France, en Espagne et en Italie, et comptait aussi des Polonais et des Russes parmi ses membres.

En 1867, des démocrates bourgeois de diverses nations, principalement des Français et des Allemands, fondèrent la « Ligue de la paix et de la liberté », et convoquèrent à Genève un Congrès qui eut beaucoup de retentissement. Bakounine nourrissait encore quelques illusions à l’égard des démocrates : il se rendit à ce Congrès, où il prononça un discours, devint membre du Comité central de la Ligue, établit sa résidence en Suisse (près de Vevey), et, pendant l’année qui suivit, s’efforça d’amener ses collègues du Comité au socialisme révolutionnaire. Au deuxième Congrès de la Ligue, à Berne (septembre 1868), il fit, avec quelques-uns de ses amis, membres de l’organisation secrète fondée en 1864, — Élisée Reclus, Aristide Rey, Charles Keller, Victor Jaclard, Giuseppe Fanelli, Saverio Friscia, Nicolas Joukovsky, Valérien Mroczkowski, etc., — une tentative pour faire voter à la Ligue des résolutions franchement socialistes ; mais, après plusieurs jours de débats, les socialistes révolutionnaires, s’étant trouvés en minorité, déclarèrent qu’ils se séparaient de la Ligue (25 septembre 1868), et fondèrent le même jour, sous le nom d’Alliance internationale de la démocratie socialiste, une association nouvelle, dont Bakounine rédigea le programme.

Ce programme, qui résumait les conceptions auxquelles son auteur était arrivé, au terme d’une longue évolution commencée en Allemagne en 1842, disait entre autres :

« L’Alliance se déclare athée ; elle veut l’abolition définitive et entière des classes, et l’égalisation politique, économique, et sociale des individus des deux sexes ; elle veut que la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles. Elle reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administratives des services publics dans leurs pays réciproques, devront disparaître dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles. »

En se constituant, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste avait déclaré vouloir former une branche de l’Association internationale des travailleurs, dont elle acceptait les statuts généraux.

À la date du 1er septembre 1868, avait paru à Genève le premier numéro d’un journal russe, Narodnoé Diélo, rédigé par Michel Bakounine et Nicolas Joukovsky ; il contenait un programme intitulé « Programme de la démocratie socialiste russe », identique pour le fond au programme qu’adopta quelques jours plus tard l’Alliance internationale de la démocratie socialiste. Mais, dès son second numéro, le journal changea de rédaction, et passa entre les mains de Nicolas Outine, qui lui imprima une direction toute différente.


VI


L’Association internationale des travailleurs avait été fondée à Londres le 28 septembre 1864 : mais son organisation définitive et l’adoption de ses statuts ne dataient que de son premier Congrès, tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866.

À son passage à Londres en octobre 1864, Bakounine, qui n’avait pas revu Karl Marx depuis 1848, avait reçu la visite de celui-ci : Marx venait s’expliquer avec lui, au sujet de la calomnie, jadis accueillie par la Neue Rheinische Zeitung, que des journalistes allemands avaient remise en circulation en 1853. Mazzini et Herzen avaient pris, alors, la défense du calomnié enfermé dans une forteresse russe ; Marx avait, à cette occasion, dans le journal anglais le Morning Advertiser, déclaré une fois de plus qu’il n’était pour rien dans cette calomnie, en ajoutant que Bakounine était son ami ; et il le lui répéta. À la suite de cette conversation, Marx avait engagé Bakounine à se joindre à l’Internationale : mais celui-ci, une fois de retour en Italie, avait préféré se consacrer à l’organisation secrète dont il a été parlé ; l’Internationale, à ses débuts, n’était guère représentée, en dehors du Conseil général de Londres, que par un groupe d’ouvriers mutuellistes de Paris, et rien ne faisait prévoir l’importance qu’elle allait prendre. Ce fut seulement après son second Congrès à Lausanne (septembre 1867), après les deux procès de Paris et la grande grève de Genève (1868), que l’attention fut sérieusement appelée sur cette association, devenue une puissance dont on ne pouvait plus méconnaître le rôle comme levier d’action révolutionnaire. Dans son troisième Congrès, à Bruxelles (septembre 1868), les idées collectivistes s’étaient fait jour, en opposition au coopérativisme. Dès juillet 1868, Bakounine se fit admettre comme membre dans la Section de Genève, et, après sa sortie de la Ligue de la paix au Congrès de Berne, il se fixa à Genève pour pouvoir se mêler activement au mouvement ouvrier de cette ville.

Une vive impulsion fut aussitôt donnée à la propagande et à l’organisation. Un voyage du socialiste italien Fanelli en Espagne eut pour résultat la fondation des Sections internationales de Madrid et de Barcelone. Les Sections de la Suisse française s’unirent en une fédération qui prit le nom de Fédération romande, et eut pour organe le journal l’Égalité, créé en janvier 1869. Une lutte fut entreprise contre de faux socialistes qui, dans le Jura suisse, enrayaient le mouvement, et se termina par l’adhésion de la majorité des ouvriers jurassiens au socialisme révolutionnaire. À plusieurs reprises, Bakounine alla dans le Jura aider de sa parole ceux qui luttaient contre ce qu’il appelait « la réaction masquée en coopération » ; ce fut l’origine de l’amitié qu’il contracta avec les militants de cette région. À Genève même, un conflit entre les ouvriers du bâtiment, socialistes révolutionnaires d’instinct, et les ouvriers horlogers et bijoutiers, dits de la « fabrique », qui voulaient participer aux luttes électorales, et s’allier aux politiciens radicaux, se termina, grâce à Bakounine, — qui fit dans l’Égalité une énergique campagne, et y exposa, en une série de remarquables articles, le programme de la « politique de l’Internationale », — par la victoire, malheureusement momentanée, de l’élément révolutionnaire. Les Sections de l’Internationale, en France, en Belgique et en Espagne, marchaient d’accord avec celles de la Suisse française, et on pouvait prévoir qu’au prochain Congrès général de l’Association le collectivisme réunirait la grande majorité des suffrages.

Le Conseil général de Londres n’avait pas voulu admettre l’Alliance internationale de la démocratie socialiste comme branche de l’Internationale, par le motif que la nouvelle société constituait un deuxième corps international, et que sa présence dans l’Internationale serait une cause de désorganisation. Un des motifs qui avaient dicté cette décision était la malveillance de Marx à l’égard de Bakounine, dans lequel l’illustre communiste allemand croyait voir un « intrigant » qui voulait « bouleverser l’Internationale et la transformer en son instrument » ; mais, indépendamment des sentiments personnels de Marx, il est certain que l’idée de créer, à côté de l’Internationale, une seconde organisation, était une idée malheureuse : c’est ce que des amis belges et jurassiens de Bakounine lui représentèrent ; il se rendit à leurs raisons, et reconnut la justesse de la décision du Conseil général. En conséquence, le Bureau central de l’Alliance, après avoir consulté les adhérents de cette organisation, en prononça, d’accord avec eux, la dissolution ; le groupe local qui s’était constitué à Genève se transforma en une simple Section de l’Internationale, et fut alors admis comme telle par le Conseil général (juillet 1869).

Au quatrième Congrès général, à Bâle (6-12 septembre 1869), la presque unanimité des délégués de l’Internationale se prononça pour la propriété collective ; mais on put constater, alors, qu’il y avait parmi eux deux courants distincts : les uns, Allemands, Suisses allemands, Anglais, étaient des communistes d’État ; les autres, Belges, Suisses français, Espagnols, et presque tous les Français, étaient des communistes anti-autoritaires, ou fédéralistes, ou anarchistes, qui prirent le nom de collectivistes. Bakounine appartenait naturellement à cette deuxième fraction, où l’on comptait entre autres, avec lui, le Belge De Paepe et le Parisien Varlin.

L’organisation secrète fondée en 1864 s’était dissoute en janvier 1869 à la suite d’une crise intérieure, mais plusieurs de ses membres avaient continué entre eux leurs relations, et à leur groupe intime s’étaient jointes quelques recrues nouvelles, Suisses, Espagnols, Français, entre autres Varlin : ce libre rapprochement d’hommes qui s’unissaient pour l’action collective en une fraternité révolutionnaire devait, pensait-on, donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l’Internationale était l’expression.

Dans l’été de 1869, un ami de Marx, Borkheim, avait reproduit dans la Zukunft de Berlin la vieille calomnie, que « Bakounine était un agent du gouvernement russe », et Liebknecht avait répété cette assertion en plusieurs circonstances. Ce dernier étant venu à Baie à l’occasion du Congrès, Bakounine l’invita à s’expliquer devant un jury d’honneur. Là, le socialiste saxon affirma qu’il n’avait jamais accusé Bakounine, qu’il s’était borné à répéter des choses lues dans un journal. À l’unanimité, le jury déclara que Liebknecht avait agi avec une légèreté coupable, et remit à Bakounine cette déclaration écrite et signée de ses membres ; Liebknecht, reconnaissant qu’il avait été induit en erreur, tendit la main à Bakounine, et celui-ci, devant tous, brûla la déclaration du jury, dont il alluma sa cigarette.

Après le Congrès de Bâle, Bakounine quitta Genève et se retira à Locarno (Tessin) : cette résolution lui avait été dictée par des motifs d’ordre strictement privé, dont l’un était la nécessité de se fixer dans un endroit où la vie fût à bon marché, et où il pût se livrer en toute tranquillité aux travaux de traduction qu’il comptait faire pour un éditeur de Pétersbourg (il s’agissait, en premier lieu, d’une traduction du premier volume du Kapital de Marx, paru en 1867). Mais le départ de Bakounine de Genève laissa malheureusement le champ libre aux intrigants politiques, qui, s’associant aux manœuvres d’un émigré russe, Nicolas Outine, trop connu par le triste rôle qu’il a joué dans l’Internationale pour que nous ayons à le caractériser ici, réussirent en quelques mois à désorganiser l’Internationale genevoise, à y prendre la haute main et à s’emparer de la rédaction de l’Égalité. Marx, que ses rancunes et ses mesquines jalousies contre Bakounine aveuglaient complètement, ne rougit pas de s’abaisser à contracter alliance avec Outine et la clique des politiciens pseudo-socialistes de Genève, les hommes du « Temple-Unique[12] », en même temps que, par une « Communication confidentielle » (28 mars 1870) envoyée à ses amis d’Allemagne, il cherchait à perdre Bakounine dans l’opinion des démocrates socialistes allemands, en le représentant comme l’agent du parti panslaviste, duquel il recevait, affirmait Marx, vingt-cinq mille francs par an.

Les intrigues d’Outine et de ses affidés genevois réussirent à provoquer une scission dans la Fédération romande : celle-ci se sépara (avril 1870) en deux fractions, dont l’une, d’accord avec les internationaux de France, de Belgique et d’Espagne, s’était prononcée pour la politique révolutionnaire, déclarant que « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autres résultats que la consolidation de l’ordre de choses existant » ; tandis que l’autre fraction « professait l’intervention politique et les candidatures ouvrières ». Le Conseil général de Londres, ainsi que les Allemands et les Suisses allemands, prirent parti pour la seconde de ces fractions (fraction d’Outine et du Temple-Unique), pendant que les Français, les Belges et les Espagnols prenaient parti pour l’autre (fraction du Jura).

Bakounine était en ce moment tout absorbé par les affaires russes. Au printemps de 1869 déjà, il était entré en relations avec Netchaïef ; il croyait alors à la possibilité d’organiser en Russie un vaste soulèvement de paysans, comme au temps de Stenko Razine : le retour deux fois séculaire de l’année de la grande révolte (1669) semblait une coïncidence quasi-prophétique. C’est alors qu’il écrivit en russe l’appel intitulé Quelques mots aux jeunes frères en Russie, et la brochure La Science et la cause révolutionnaire actuelle. Netchaïef était retourné en Russie, mais il avait dû s’enfuir de nouveau, après l’arrestation de presque tous ses amis et la destruction de son organisation, et il était revenu en Suisse en Janvier 1870. Il exigea de Bakounine que celui-ci abandonnât la traduction commencée du Kapital[13] pour se consacrer entièrement à la propagande révolutionnaire russe ; et il obtint d’Ogaref, pour le Comité russe dont il se disait le mandataire, la remise entre ses mains de la somme constituant le « fonds Bakhmétief » ; une partie de cet argent lui avait déjà été confiée par Herzen l’année précédente. Bakounine écrivit, en russe, la brochure Aux officiers de l’armée russe, et, en français, la brochure Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg ; il fit paraître aussi quelques numéros d’une nouvelle série du Kolokol, et déploya pendant quelques mois une grande activité ; mais il finit par s’apercevoir que Netchaïef entendait se servir de lui comme d’un simple instrument, et avait recours, pour s’assurer une dictature personnelle, à des procédés jésuitiques ; après une explication décisive, qui eut lieu à Genève en juillet 1870, il rompit complètement avec le jeune révolutionnaire. Il avait été victime de sa trop grande confiance, et de l’admiration que lui avait d’abord inspirée l’énergie sauvage de Netchaïef. « Il n’y a pas à dire, écrit Bakounine à Ogaref après cette rupture, nous avons eu un beau rôle d’idiots ! Comme Herzen se moquerait de nous deux, s’il était là, et combien il aurait raison ! Eh bien ! il n’y a plus qu’à avaler cette amère pilule, qui nous rendra plus avisés dorénavant. » (2 août 1870.)


VII


Cependant la guerre entre l’Allemagne et la France venait d’éclater, et Bakounine en suivait les péripéties avec un intérêt passionné, une fièvre intense. « Tu n’es rien que Russe, écrivait-il le 11 août à Ogaref, tandis que moi je suis international. » À ses yeux, l’écrasement de la France par l’Allemagne féodale et militaire, c’était le triomphe de la contre-révolution ; et cet écrasement ne pouvait être évité qu’en appelant le peuple français à se lever en masse, à la fois pour repousser l’envahisseur étranger et pour se débarrasser des tyrans intérieurs qui le tenaient dans la servitude économique et politique. Il écrit à ses amis socialistes de Lyon :

« Le mouvement patriotique de 1792 n’est rien en comparaison de celui que vous devez faire maintenant, si vous voulez sauver la France… Donc, levez-vous, amis, au chant de la Marseillaise, qui redevient aujourd’hui le chant légitime de la France, tout palpitant d’actualité, le chant de la liberté, le chant du peuple, le chant de l’humanité, — car la cause de la France est redevenue enfin celle de l’humanité. En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle… Ah ! si j’étais jeune, je n’écrirais pas de lettres, je serais parmi vous ! »

Un correspondant du Volksstaat (le journal de Liebknecht) avait écrit que les ouvriers parisiens étaient « indifférents à la guerre actuelle ». Bakounine s’indigne qu’on puisse leur prêter une apathie qui serait criminelle ; il écrit pour leur démontrer qu’ils ne peuvent se désintéresser de l’invasion allemande, qu’ils doivent absolument défendre leur liberté contre les bandes armées du despotisme prussien. « Ah ! s’écrie-t-il, si la France était envahie par une armée de prolétaires, Allemands, Anglais, Belges, Espagnols, Italiens, portant haut le drapeau du socialisme révolutionnaire et annonçant au monde l’émancipation finale du travail, j’aurais été le premier à crier aux ouvriers de France : « Ouvrez-leur vos bras, ce sont vos frères, et unissez-vous à eux pour balayer les restes pourrissants du monde bourgeois ! » Mais l’invasion qui déshonore la France aujourd’hui, c’est une invasion aristocratique, monarchique et militaire… En restant passifs devant cette invasion, les ouvriers français ne trahiraient pas seulement leur propre liberté, ils trahiraient encore la cause du prolétariat du monde entier, la cause sacrée du socialisme révolutionnaire. »

Les idées de Bakounine sur la situation et sur les moyens à employer pour sauver la France et la cause de la liberté furent exposées par lui dans une courte brochure qui parut, sans nom d’auteur, en septembre, sous le titre de Lettres à un Français sur la crise actuelle.

Le 9 septembre, il quittait Locarno pour se rendre à Lyon, où il arriva le 15. Un « Comité du salut de la France », dont il fut le membre le plus actif et le plus hardi, s’organisa aussitôt pour tenter un soulèvement révolutionnaire ; le programme de ce mouvement fut publié, le 26 septembre, en une affiche rouge qui portait les signatures de délégués de Lyon, de Saint-Étienne, de Tarare, de Marseille ; Bakounine, quoique étranger, n’hésita pas à joindre sa signature à celle de ses amis, afin de partager leurs périls et leur responsabilité. L’affiche, après avoir déclaré que « la machine administrative et gouvernementale de l’État, devenue impuissante, était abolie », et que « le peuple de France rentrait en pleine possession de lui-même », proposait la formation, dans toutes les communes fédérées, de comités du salut de la France, et l’envoi immédiat à Lyon de deux délégués de chaque comité de chef-lieu de département « pour former la Convention révolutionnaire du salut de la France ». Un mouvement populaire, le 28 septembre, mit les révolutionnaires en possession de l’hôtel de ville de Lyon : mais la trahison du général Cluseret, la couardise de quelques-uns de ceux en qui le peuple avait placé sa confiance, firent échouer cette tentative ; Bakounine, contre lequel le procureur de la République, Andrieux, avait lancé un mandat d’arrestation, réussit à gagner Marseille, où il se tint quelque temps caché, essayant de préparer un nouveau mouvement ; pendant ce temps les autorités françaises faisaient courir le bruit qu’il était un agent payé de la Prusse, et que le gouvernement de la Défense nationale en avait la preuve ; et de son côté le Volksstaat, de Liebknecht, imprimait ces lignes à propos du mouvement du 28 septembre et du programme de l’affiche rouge : « On n’aurait pas pu mieux faire au bureau de la presse, à Berlin, pour servir les desseins de Bismarck[14] ».

Le 24 octobre, désespérant de la France, Bakounine quittait Marseille, à bord d’un navire dont le capitaine était l’ami de ses amis, pour retourner à Locarno par Gênes et Milan. La veille il écrivait à un socialiste espagnol, Sentiñon, qui était venu en France avec l’espoir de se mêler au mouvement révolutionnaire : « Le peuple de France n’est plus révolutionnaire du tout… Le militarisme et le bureaucratisme, l’arrogance nobiliaire et le jésuitisme protestant des Prussiens, alliés tendrement au knout de mon cher souverain et maître l’empereur de toutes les Russies, vont triompher sur le continent de l’Europe, Dieu sait pendant combien de dizaines d’années. Adieu tous nos rêves d’émancipation prochaine ! » Le mouvement qui éclata à Marseille le 31 octobre, sept jours après le départ de Bakounine, ne fit que le confirmer dans son jugement pessimiste : la Commune révolutionnaire, qui s’était installée à l’hôtel de ville à la nouvelle de la capitulation de Bazaine, ne put se maintenir que cinq jours, et abdiqua dès le 4 novembre entre les mains du commissaire Alphonse Gent, envoyé par Gambetta.

Rentré à Locarno, où il passa tout l’hiver dans la solitude, aux prises avec la détresse matérielle et la misère noire, Bakounine écrivit, comme suite aux Lettres à un Français, un exposé de la nouvelle situation de l’Europe, qui parut au printemps de 1871 sous ce titre caractéristique : L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale. La nouvelle de l’insurrection parisienne du 18 mars vint démentir en partie ses sombres pronostics, en montrant que le prolétariat parisien, du moins, avait conservé son énergie et son esprit de révolte. Mais l’héroïsme du peuple de Paris devait être impuissant à galvaniser la France épuisée et vaincue ; les tentatives faites sur plusieurs points de la province pour généraliser le mouvement communaliste échouèrent, les courageux insurgés parisiens furent enfin écrasés sous le nombre ; et Bakounine, qui était venu (27 avril) au milieu de ses amis du Jura pour se trouver plus rapproché de la frontière française, dut retourner à Locarno sans avoir pu agir (1er juin). Mais, cette fois, il ne se laissait plus aller au découragement. La Commune de Paris, objet des haines furieuses de toutes les réactions coalisées, avait allumé dans les cœurs de tous les exploités une étincelle d’espérance ; le prolétariat universel saluait, dans le peuple héroïque dont le sang venait de couler à flots pour l’émancipation humaine, « le Satan moderne, le grand révolté vaincu mais non pacifié », selon l’expression de Bakounine. Le patriote italien Mazzini avait joint sa voix à celles qui maudissaient Paris et l’Internationale ; Bakounine écrivit la Réponse d’un international à Mazzini, qui parut à la fois en italien et en français (août 1871) ; cet écrit eut un immense retentissement en Italie, et produisit dans la jeunesse et parmi les ouvriers de ce pays un mouvement d’opinion qui donna naissance, avant la fin de 1871, à de nombreuses Sections de l’Internationale. Une seconde brochure : La Théologie politique de Mazzini et l’Internationale, acheva l’œuvre commencée ; et Bakounine, qui, par l’envoi de Fanelli en Espagne en 1868, avait été le créateur de l’Internationale espagnole, se trouva, par sa polémique contre Mazzini en 1871, le créateur de cette Internationale italienne qui allait s’élancer avec tant d’ardeur dans la lutte, non seulement contre la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais contre la tentative des hommes qui voulurent, à ce moment, instaurer le principe d’autorité dans l’Association internationale des travailleurs.


VIII


La scission dans la Fédération romande, qui aurait pu se terminer par une réconciliation si le Conseil général de Londres l’eût voulu, et si son agent Outine eût été moins perfide, s’était aggravée et était devenue irrémédiable. En août 1870, Bakounine et trois de ses amis avaient été expulsés de la Section de Genève parce qu’ils avaient manifesté leur sympathie pour les Jurassiens. Aussitôt après la fin de la guerre de 1870-1871, des agents de Marx vinrent à Genève pour y raviver les discordes ; les membres de la Section de l’Alliance crurent donner une preuve de leurs intentions pacifiques en prononçant la dissolution de leur Section ; mais le parti de Marx et d’Outine ne désarma pas : une nouvelle Section, dite de propagande et d’action révolutionnaire socialiste, constituée à Genève par les réfugiés de la Commune, et dans laquelle étaient entrés les anciens membres de la Section de l’Alliance, se vit refuser l’admission par le Conseil général. Au lieu d’un Congrès général de l’Internationale, le Conseil général, mené par Marx et son ami Engels, convoqua à Londres, en septembre 1871, une Conférence secrète, composée presque exclusivement d’affidés de Marx, et à laquelle celui-ci fit prendre des décisions qui détruisaient l’autonomie des Sections et Fédérations de l’Internationale, en accordant au Conseil général une autorité contraire aux statuts fondamentaux de l’Association ; la Conférence prétendit en même temps organiser, sous la direction de ce Conseil, ce qu’elle appelait « l’action politique de la classe ouvrière ».

Il y avait urgence à ne pas laisser absorber l’Internationale, vaste fédération de groupements organisés pour lutter sur le terrain économique contre l’exploitation capitaliste, par une petite coterie de sectaires marxistes et blanquistes. Les Sections du Jura, unies à la Section de propagande de Genève, se constituèrent le 12 novembre 1871, à Sonvillier, en une Fédération jurassienne, et adressèrent à toutes les Fédérations de l’Internationale une circulaire pour les inviter à se joindre à elle afin de résister aux empiétements du Conseil général, et à revendiquer énergiquement leur autonomie. « La société future, disait la circulaire, ne doit être rien autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera données. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire ? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité et à la dictature. »

Bakounine accueillit avec enthousiasme la circulaire de Sonvillier, et s’employa avec la plus grande activité à en propager les principes dans les Sections italiennes. L’Espagne, la Belgique, la plupart des Sections réorganisées en France, malgré la réaction versaillaise, sous la forme de groupes secrets, la majorité des Sections des États-Unis, se prononcèrent dans le même sens que la Fédération jurassienne ; et on put bientôt être assuré que la tentative de Marx et de ses alliés pour établir leur domination dans l’Internationale serait déjouée. La première moitié de 1872 fut marquée par une « circulaire confidentielle » du Conseil général, œuvre de Marx, imprimée en une brochure intitulée Les prétendues scissions dans l’Internationale ; les principaux militants du parti autonomiste ou fédéraliste y étaient attaqués personnellement et diffamés, et les protestations qui s’étaient élevées de toutes parts contre certains actes du Conseil général étaient représentées comme le résultat d’une intrigue ourdie par les membres de l’ancienne Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui, sous la direction du « pape mystérieux de Locarno », travaillaient à la destruction de l’Internationale. Bakounine qualifia cette circulaire comme elle le méritait, en écrivant à ses amis : « L’épée de Damoclès dont on nous a menacés si longtemps vient enfin de tomber sur nos têtes. Ce n’est proprement pas une épée, mais l’arme habituelle de M. Marx, un tas d’ordures. »

Bakounine passa l’été et l’automne de 1872 à Zürich, où se fonda (août), sur son initiative, une Section slave, formée presque entièrement d’étudiants et d’étudiantes russes et serbes, qui adhéra à la Fédération jurassienne de l’Internationale. Dès le mois d’avril, il s’était mis en relations, de Locarno, avec quelques jeunes Russes habitant la Suisse, et les avait organisés en un groupe secret d’action et de propagande. Parmi les membres de ce groupe, le militant le plus actif fut Armand Ross (Michel Sajine), qui, intimement lié avec Bakounine depuis l’été de 1870, resta jusqu’au printemps de 1876 le principal intermédiaire entre le grand agitateur révolutionnaire et la jeunesse de Russie. L’on peut dire que c’est à la propagande faite à ce moment par Bakounine que fut due l’impulsion donnée, pendant les années qui suivirent, à cette jeunesse : ce fut lui qui lança ce mot d’ordre, que la jeunesse devait aller dans le peuple. Sajine créa à Zürich une imprimerie russe, qui publia, en 1873, sous le titre de Istoritcheskoé razvitié Internatsionala, une collection d’articles parus dans les journaux socialistes belges et suisses, avec quelques notices explicatives par divers auteurs, entre autres un chapitre sur l’Alliance écrit par Bakounine ; et, en 1874, de Bakounine seul, Gosoudarstvennost i Anarkhia[15]. Un conflit avec Pierre Lavrof, et des dissensions personnelles entre quelques membres, devaient amener la dissolution de la Section slave de Zurich en 1873.

Cependant le Conseil général s’était décidé à convoquer un Congrès général pour le 2 septembre 1872 : mais comme siège de ce Congrès, il choisit la Haye, afin de pouvoir plus facilement y amener de Londres, en grand nombre, des délégués pourvus de mandats de complaisance ou fictifs, tout dévoués à sa politique, et de rendre l’accès du Congrès plus difficile aux délégués des Fédérations éloignées, et impossible à Bakounine. La Fédération italienne, nouvellement constituée, s’abstint d’envoyer des délégués ; la Fédération espagnole en envoya quatre, la Fédération jurassienne deux, la Fédération belge sept, la Fédération hollandaise quatre, la Fédération anglaise cinq : ces vingt et un délégués, seuls véritables représentants de l’Internationale, formèrent le noyau de la minorité. La majorité, au nombre de quarante hommes, ne représentant en réalité que leur propre personne, était décidée d’avance à exécuter tout ce que lui dicterait la coterie dont Marx et Engels étaient les chefs. Le seul acte du Congrès de la Haye dont nous ayons à parler ici fut l’expulsion de Bakounine, qui fut prononcée le dernier jour (7 septembre), lorsque déjà un tiers des délégués étaient partis, par vingt-sept oui contre sept non et huit abstentions. Les motifs mis en avant par Marx et ses partisans pour demander, après un dérisoire semblant d’enquête fait à huis-clos, par une commission de cinq membres, l’expulsion de Bakounine, étaient les deux suivants : « Qu’il est prouvé, par un projet de statuts et des lettres signés Bakounine, que ce citoyen a tenté et peut-être réussi de fonder, en Europe, une société appelée l’Alliance, ayant des statuts complètement différents au point de vue social et au point de vue politique de ceux de l’Association internationale des travailleurs ; — que le citoyen Bakounine s’est servi de manœuvres frauduleuses tendant à s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie ; qu’en outre, pour ne pas devoir remplir ses engagements, lui ou ses agents ont eu recours à l’intimidation. » C’est cette seconde partie de l’acte d’accusation marxiste — faisant allusion aux trois cents roubles reçus d’avance par Bakounine pour la traduction du Kapital, et à la lettre écrite par Netchaïef à l’éditeur Poliakof — que j’ai, plus haut, qualifiée de tentative d’assassinat moral.

Une protestation fut aussitôt publiée contre cette infamie, par un groupe d’émigrés russes ; en voici les principaux passages :

« Genève et Zurich, 4 octobre 1872… On a osé lancer contre notre ami Michel Bakounine l’accusation d’escroquerie et de chantage… Nous ne croyons ni nécessaire ni opportun de discuter ici les prétendus faits sur lesquels on a cru pouvoir appuyer l’étrange accusation portée contre notre compatriote et ami. Ces faits nous sont bien connus, connus dans leurs moindres détails, et nous nous ferons un devoir de les rétablir dans leur vérité, aussitôt qu’il nous sera permis de le faire. Maintenant nous en sommes empêchés par la situation malheureuse d’un autre compatriote qui n’est point notre ami, mais que les poursuites dont il est à cette heure même la victime de la part du gouvernement russe nous rendent sacré[16]. M. Marx, dont nous ne voulons d’ailleurs pas contester l’habileté, dans cette occasion au moins a très mal calculé. Les cœurs honnêtes, dans tous les pays, n’éprouveront sans doute qu’indignation et dégoût en présence d’une intrigue si grossière et d’une violation si flagrante des principes les plus simples de la justice. Quant à la Russie, nous pouvons assurer à M. Marx que toutes ses manœuvres seront toujours en pure perte : Bakounine y est trop estimé et connu pour que la calomnie puisse l’atteindre… (signé) Nicolas Ogaref, — Barthélémy Zayzef, — Woldemar Ozerof, — Armand Ross, — Woldemar Holstein, — Zemphiri Rally, — Alexandre Œlsnitz, — Valérien Smirnof. »


Au lendemain du Congrès de la Haye, un autre Congrès international se réunit à Saint-Imier (Jura suisse), le 15 septembre : il comprenait les délégués des Fédérations italienne, espagnole et jurassienne, et des représentants de Sections françaises et américaines. Ce Congrès déclara, à l’unanimité, « repousser absolument toutes les résolutions du Congrès de la Haye, et ne reconnaître en aucune façon les pouvoirs du nouveau Conseil général nommé par lui », Conseil qui avait été placé à New York. La Fédération italienne avait confirmé d’avance les résolutions de Saint-Imier, par ses votes émis à la Conférence de Rimini le 4 août ; la Fédération jurassienne les confirma dans un Congrès spécial, tenu le même jour 15  septembre ; la plupart des Sections françaises se hâtèrent d’envoyer leur entière approbation ; la Fédération espagnole et la Fédération belge confirmèrent à leur tour ces résolutions dans leurs Congrès tenus à Cordoue et à Bruxelles pendant la semaine de Noël 1872 ; la Fédération américaine fit de même dans la séance de son Conseil fédéral (New York, Spring Street) du 19 janvier 1873, et la Fédération anglaise — où se trouvaient deux des anciens amis de Marx, Eccarius et Jung, que ses procédés avaient amenés à se séparer de lui[17] — dans son Congrès du 26 janvier 1873. Le Conseil général de New York, voulant faire usage des pouvoirs que lui avait décernés le Congrès de la Haye, prononça le 5 janvier 1873 la « suspension de la Fédération Jurassienne, déclarée rebelle ; et cet acte eut seulement pour résultat que la Fédération hollandaise, qui, au début, avait voulu garder la neutralité, sortit de sa réserve et se joignit aux sept autres Fédérations de l’Internationale, en déclarant, le 14 février 1873, qu’elle ne reconnaissait pas la suspension de la Fédération jurassienne.

La publication, par Marx et le petit groupe qui lui était resté fidèle, dans la seconde moitié de 1873, d’un pamphlet rempli des plus grossières altérations de la vérité, sous le titre de L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, n’eut d’autre résultat que de provoquer le dégoût de ceux qui lurent cette triste production d’une haine aveugle.

Le 1er septembre 1873 s’ouvrait à Genève le sixième Congrès général de l’Internationale : les Fédérations de Belgique, de Hollande, d’Italie, d’Espagne, de France, d’Angleterre, et du Jura suisse y étaient représentées ; les socialistes lassalliens de Berlin avaient envoyé une dépêche de sympathie signée de Hasenclever et Hasselmann. Le Congrès s’occupa de la revision des statuts de l’Internationale ; il prononça la suppression du Conseil général, et fit de l’Internationale une libre fédération n’ayant plus à sa tête aucune autorité dirigeante : « Les Fédérations et Sections composant l’Association, disent les nouveaux statuts (article 3), conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail ».

Bakounine était fatigué d’une longue vie de luttes ; la prison l’avait vieilli avant l’âge, sa santé était sérieusement ébranlée, et il aspirait maintenant au repos et à la retraite. Quand il vit l’Internationale réorganisée par le triomphe du principe de libre fédération, il pensa que le moment était venu où il pouvait prendre congé de ses compagnons, et il adressa aux membres de la Fédération jurassienne une lettre (publiée le 12 octobre 1873) « pour les prier de vouloir bien accepter sa démission de membre de la Fédération jurassienne et de membre de l’Internationale », en ajoutant : « Je ne me sens plus les forces nécessaires pour la lutte : je ne saurais donc être dans le camp du prolétariat qu’un embarras, non un aide… Je me retire donc, chers compagnons, plein de reconnaissance pour vous et de sympathie pour votre grande et sainte cause, — la cause de l’humanité. Je continuerai de suivre avec une anxiété fraternelle tous vos pas, et je saluerai avec bonheur chacun de vos triomphes nouveaux. Jusqu’à la mort je serai vôtre. » Il n’avait plus même trois années à vivre.

Son ami, le révolutionnaire italien Carlo Cafiero, lui donna l’hospitalité dans une villa qu’il venait d’acheter près de Locarno. Là, Bakounine vécut jusqu’au milieu de 1874, exclusivement absorbé, semblait-il, par ce nouveau genre de vie, dans lequel il trouvait enfin la tranquillité, la sécurité et un bien-être relatif. Toutefois, il n’avait pas cessé de se considérer comme un soldat de la Révolution ; ses amis italiens ayant préparé un mouvement insurrectionnel, il se rendit à Bologne (juillet 1874) pour y prendre part : mais le mouvement, mal combiné, avorta, et Bakounine dut revenir en Suisse sous un déguisement.

À ce moment, un nuage passa sur l’amitié qui unissait Bakounine et Cafiero ; celui-ci, qui avait sacrifié sa fortune sans compter pour la cause révolutionnaire, se trouvait ruiné, par suite de circonstances qui ne peuvent être expliquées ici, et se vit obligé de mettre en vente sa villa. Bakounine dut quitter Locarno ; il alla s’établir à Lugano, où, grâce à la remise que lui firent à ce moment ses frères d’une partie de ce qui lui revenait sur l’héritage paternel, il put continuer à subsister, lui et sa famille. Du reste, le refroidissement momentané qui s’était produit entre Bakounine et Cafiero ne dura pas, et les relations amicales se rétablirent bientôt. Toutefois, la maladie progressait, ses ravages atteignaient à la fois l’esprit et le corps, et Bakounine n’était plus, en 1876, que l’ombre de lui-même. En juin 1876, dans l’espoir de trouver quelque soulagement à ses maux, il quitta Lugano pour se rendre à Berne ; en y arrivant, le 14 juin, il dit à son ami le docteur Adolf Vogt : « Je viens ici pour que tu m’y remettes sur mes pieds, ou pour y mourir ». On l’installa dans une clinique (J. L. Hug-Braun’s Krankenpension, Mattenhof, 317), où il reçut pendant quinze jours les soins affectueux de ses vieux amis Vogt et Reichel. Dans un de ses derniers entretiens, qui ont été notés par Reichel, parlant de Schopenhauer (le 15), il fit cette remarque, que « toute notre philosophie part d’une base fausse : c’est qu’elle commence toujours en considérant l’homme comme individu, et non pas, ainsi qu’il le faudrait, comme un être appartenant à une collectivité : de là la plupart des erreurs philosophiques, qui aboutissent soit à la conception d’un bonheur dans les nuages, soit à un pessimisme comme celui de Schopenhauer et de Hartmann ». Le 21, il dit à son ami, qui exprimait le regret que Bakounine n’eût jamais trouvé le temps d’écrire ses mémoires : « Et pour qui voudrais-tu que je les eusse écrits ? Il ne vaut pas la peine d’ouvrir la bouche. Aujourd’hui, les peuples de tous les pays ont perdu l’instinct de la révolution… Non, si je retrouve encore un peu de santé, je voudrais plutôt écrire une éthique basée sur les principes du collectivisme, sans phrases philosophiques ou religieuses. » Il expira le 1er juillet, à midi.

Le 3 juillet, des socialistes, venus des diverses parties de la Suisse, arrivaient à Berne pour rendre les derniers devoirs à Michel Bakounine. Des discours furent prononcés, sur la tombe par quelques-uns de ses amis de la Fédération jurassienne : Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume, Élisée Reclus ; par Nicolas Joukovsky au nom des Russes, par Paul Brousse au nom de la jeunesse révolutionnaire française, par Carlo Salvioni au nom de la jeunesse révolutionnaire italienne, par Betsien au nom du prolétariat allemand. Dans une réunion qui eut lieu après la cérémonie, un même vœu sortit de toutes les bouches : l’oubli, sur la tombe de Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes ; et la résolution suivante fut votée à l’unanimité :

« Les travailleurs réunis à Berne à l’occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l’État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu’une réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l’Internationale tels qu’ils sont formulés à l’article 3 des statuts généraux revisés au Congrès de Genève de 1873[18].

« En conséquence, l’assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d’oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de s’unir plus étroitement sur la reconnaissance des principes énoncés à l’article 3 des statuts mentionnés ci-dessus. »

Veut-on savoir quelle réponse fut faite à cette proposition d’union dans la liberté et d’oubli des haines passées ? La Tagwacht de Zürich (rédacteur Hermann Greulich) publia le 8 juillet les lignes suivantes : « Bakounine était regardé par plusieurs bons socialistes, hommes impartiaux, comme un agent russe ; cette suspicion, erronée sans doute, est fondée sur le fait que l’action destructive de Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire, tandis qu’elle a beaucoup profité à la réaction ». Cette injure de la Tagwacht, ainsi que les jugements malveillants émis par le Volksstaat de Leipzig et le Vpered de Londres, firent reconnaître aux amis de Bakounine que les adversaires qui l’avaient poursuivi de leur haine n’étaient pas disposés à désarmer, et le Bulletin de la Fédération jurassienne, en présence de ces manifestations hostiles, dut faire cette déclaration (10 septembre 1876) : « Nous désirons, notre conduite l’a toujours prouvé, le rapprochement, dans la mesure du possible, de tous les groupes socialistes ; nous sommes prêts à tendre la main de la conciliation à tous ceux qui veulent lutter sincèrement pour l’émancipation du travail ; mais nous sommes bien décidés en même temps à ne pas laisser insulter nos morts ».

Le moment est-il enfin venu où la postérité jugera la personne et les actes de Michel Bakounine avec l’impartialité qu’on est en droit d’attendre d’elle, et peut-on espérer que le vœu émis par ses amis, sur sa tombe à peine fermée, se réalisera un jour ?

J. G.

    geworden, — alle selbst aber von Kopf zu den Füssen durch und durch kleinstädtische Bourgeois. Mit einem Worte Lüge und Dummheit, Dummheit und Lüge. In dieser Gesellschaft ist keine Möglichkeit einen freien, vollen Athemzug zu holen. Ich halte mich fern von ihnen und habe ganz entschieden erklärt, ich gehe in ihren kommunistischen Handwerkerverein nicht und will mit ihm nichts zu thun haben. »

    Charactere streng zu überwachen, und gaben damit zugleich Herrn Bakunin Gelegenheit einen Verdacht niederzuschlagen, der in Paris in gewissen Kreisen allerdings aufgeworfen wurde.

  1. Pour la rédaction de cette notice, je me suis servi, en dehors de ce qui m’était personnellement connu, des nombreux matériaux recueillis par Max Nettlau et publiés par lui dans son monumental ouvrage : Michael Bakunin, eine Biographie, London, 1896-1900, 3 vol.
    J. G.
  2. « Lasst uns also dem ewigen Geiste vertrauen, der nur desshalb zerstört und vernichtet, weil er der unergründliche und ewig schaffende Quell alles Lebens ist. Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust. » Le mot Lust signifie à la fois « désir » et « plaisir ».
  3. « Hier, erst hier beginnt der Kampf, und so stark ist unsere Sache, dass wir wenige zerstreute Manner mit gebundenen Händen durch unsern blossen Schlachtrut ihre Myriaden in Furcht und Schrecken setzen. Wohlan, es gilt ! und eure Bande will ich lösen, ihr Germanen, die ihr Griechen werden wollt, ich der Scythe. Sendet mir eure Werke. Auf Rousseaus Insel will ich sie drucken und mit feurigen Lettern noch einmal an den Himmel der Geschichte schreiben : Untergang den Persern ! »
  4. Le professeur Wilhelm Vogt avait quitté, en 1835, l’université de Giessen, destitué pour des motifs politiques, et était devenu professeur à l’université de Berne. Il avait quatre fils : Karl, le célèbre naturaliste ; Emil, juriste ; Adolf, médecin ; Gustav, avocat.
  5. Proudhon est mort le 19 janvier 1863.
  6. « Die Deutschen aber, Handwerker, Bornstedt, Marx und Engels, — und vor allen Marx, — treiben hier ihr gewöhnliches Unheil. Eitelkeit, Gehässigkeit, Klatscherei, theoretischer Hochmuth und praktische Kleinmüthigkeit, — Reflektieren auf Leben, Thun und Einfachheit, und gänzliche Abwesenheit von Leben, Thun und Einfachheit, — litterarische und diskurierende Handwerker und ekliges Liebäugeln mit ihnen, — « Feuerbach ist ein Bourgeois » und das Wort Bourgeois zu einem bis zum Überdruss wiederholten Stichworte
  7. « In Bezug auf die Slavenpropaganda, versicherte man uns gestern, sei George Sand in den Besitz von Papieren gelangt, welche den von hier verbannten Russen, M. Bakunin, stark compromittirten, indem sie ihn als ein Werkzeug oder in jüngster Zeit gewonnenen Agenten Russlands darstellten, den der grösste Theil der Schuld der neuerdings verhafteten unglücklichen Polen traf. George Sand hat dièse Papiere einigen ihrer Vertrauten gezeigt. »
  8. « Wir erfüllten damit die Pflicht der Presse, öffentliche
  9. « Bakunin ist unser Freund. Das wird uns nicht abhalten, seine Brochure der Kritik zu unterwerfen. »
  10. « Ausser den Polen, den Russen, und höchstens den Slaven der Türkei hat kein slavisches Volk eine Zukunft, aus dem einfachen Grund, weil allen übrigen Slaven die ersten historischen, geographischen, politischen und industriellen Bedingungen der Selbstständigkeit und Lebensfähigkeit fehlen. »
  11. « In Dresden, the struggle was kept on for four days in the streets of the town. The shopkeepers of Dresden, the « communal guard », not only did not fight, but in many instances favoured the proceedings of the troops against the insurgents. These again consisted almost exclusively of workingmen from the surrounding manufacturing districts. They found an able and coolheaded commander in the Russian refugee, Michael Bakunin. » (Les italiques sont de Marx.)
  12. C’était le nom du local où se réunissait alors l’Internationale genevoise, ancien temple maçonnique.
  13. Le prix total de la traduction avait été fixé à neuf cents roubles, et Bakounine avait reçu trois cents roubles d’avance. Il pensa que la traduction pourrait être achevée par Joukovsky, et ne s’en occupa plus, Netchaïef lui ayant promis d’arranger lui-même l’affaire. Mais au lieu de négocier un arrangement amiable, Netchaïef écrivit à l’éditeur (Poliakof), à l’insu de Bakounine, une lettre où il déclarait simplement que celui-ci, mis en réquisition par le Comité révolutionnaire, ne pouvait achever la traduction, et qui se terminait par une menace pour le cas où l’éditeur réclamerait. Quand Bakounine apprit la démarche stupide de Netchaïef, il en fut très irrité, et ce fut une des raisons qui déterminèrent sa rupture avec lui.
  14. « Jedenfalls hätte die obige Proclamation im Berliner Pressbureau nicht passender für Graf Bismarck gemacht werden können. »
  15. Un troisième volume, Anarkhia po Proudonou, paru à Londres (où l’imprimerie fut transférée en 1874), n’est pas de Bakounine.
  16. Netchaïef venait d’être arrêté à Zurich le 14 août 1872 ; il fut livré par la Suisse à la Russie le 27 octobre 1872.
  17. Les blanquistes, eux, s’étaient séparés de Marx dès le 6 septembre, au Congrès de la Haye, en l’accusant de les avoir trahis.
  18. Voir cet article ci-dessus, p. lvii.