Balaoo/Livre I/Chapitre 10

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Éditions Jules Tallandier (p. 111-118).

CHAPITRE X

monsieur noël, s. v. p. ?


Presque aussitôt la voiture s’arrêta. Patrice était sauvé. Mais la petite valise lourde des deux cent mille francs avait disparu. Il ne restait plus dans la diligence que Patrice, à moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, le chargé d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force de raconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux-ci eurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il avait été volé le plus simplement du monde par un monsieur au masque noir qui, bondissant sur lui, lui avait mis tranquillement un revolver sur le front. Il n’avait point eu « celui » de lui résister. Et l’homme, du reste, avait déjà jeté la valise sur la route et d’un bond l’avait rejointe.

Le commis avait à peine terminé son court et désolant récit que l’on vit accourir le père « La Gaule ». Le conducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec une émotion qui était loin d’être calmée, comment il s’était senti soudain enlevé de son siège par une force irrésistible. Et, avant même qu’il eût pu dire deux mots, il s’était trouvé dans les arbres, entre les bras d’un monsieur au masque noir qui le descendit tout de go, avec beaucoup de précautions, sur la route et qui, le saluant, lui avait souhaité bon voyage !… Sur quoi le père La Gaule s’était empressé de prendre un chemin de traverse pour rejoindre la diligence au haut de la côte.

Quant aux agents, ils étaient consternés. Ils déclaraient qu’ils n’oseraient plus reprendre leur service ni même rentrer à la Préfecture. Ils étaient voués pour toujours à la risée publique.

On ne s’étonnera point, qu’en apprenant l’insuccès de son expédition, M. de Meyrentin en conçut un tel chagrin qu’il dût prendre le lit avec la jaunisse. Et c’est pendant qu’il gardait la chambre que, ironie du sort ! les Trois Frères furent arrêtés !! Et cela le plus stupidement du monde.

La tyrannie la plus monstrueuse et aussi la plus mystérieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla (nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deux gendarmes passèrent par hasard, sur une route, dans le moment que ces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au grand Tout l’âme malpropre de l’huissier Bazin… Quoi qu’on en eût dit, les Trois Frères n’étaient point méchants, et, si on ne leur résistait pas, on n’avait rien à craindre d’eux. Mais il ne fallait pas leur résister ! Cet imbécile d’huissier vivrait encore s’il leur avait tendu gentiment sa sacoche. Un coup de gourdin est vite donné. Ils n’en avaient point mesuré les conséquences. L’huissier Bazin en mourut.

C’était un grand malheur pour lui que les Trois Frères, quand il les rencontra, n’eussent point porté ce jour-là leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer et délivrerait encore des contraintes. C’était un malheur aussi pour les Vautrin qui durent céder à la menace des revolvers des gendarmes sans même essayer de lutter.

Le procès des Trois Frères fut instruit à Riom et marcha dare-dare. Maintenant qu’ils n’étaient plus à craindre, tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés de tous les crimes du département depuis dix ans (de tous les crimes qui n’avaient pas encore de propriétaires). Les assassinats de Lombard, de Camus et de Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut bien de leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse, nullement persuadés que l’un d’eux n’était pas le coupable, et ne voulant, pour rien au monde, se charger mutuellement.

Du reste, ils eurent une attitude héroïque et cynique, se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoir commis, et étalant le mépris qu’ils avaient de l’humanité en général, et du Gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaient point au Gouvernement de ne pas avoir trouvé un truchement pour les sauver de la Cour d’assises, et ils faisaient entendre que, s’ils redevenaient jamais libres, cette fois, ils ne seraient point si bêtes et qu’ils voteraient pour « Monsieur le Comte ». Aussi on les surveillait de près.

Aux assises, la question du complice fut posée. Le Procureur n’en voulait pas, le Président non plus, trouvant que tout s’expliquait très bien sans complice, et tous deux étaient d’accord avec les accusés eux-mêmes qui affirmaient n’avoir jamais eu de complice.

Mais M. de Meyrentin, lui, en voulait. Et il fit allusion à un certain Bilbao…

Patrice aussi, entendu naturellement comme témoin, prononça timidement le nom de Bilbao, sans insister, du reste, quand le Procureur lui affirma qu’il avait mal entendu ou qu’il avait rêvé.

On fit venir Zoé qui répondit, comme ses frères, que c’était la première fois qu’elle entendait ce nom-là… Sans M. le Maire qui continua d’affirmer que, les soirs de crime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans les poursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la vieille Barbe.

Et les Trois Frères, sans plus d’incidents, furent condamnés à mort !…

Mais ils n’étaient pas encore exécutés !…

M. de Meyrentin, lui, resta persuadé de l’existence de Bilbao et si nous sommes curieux de connaître toute sa pensée, nous allons rejoindre l’honorable magistrat à Saint-Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de cantonnier pratiquée dans le talus de la route qui longe les derrières de la propriété Coriolis.

Il est là depuis la nuit dernière, caché, guettant tout simplement la rentrée au logis de Monsieur Noël !!!…

Si, au procès, M. de Meyrentin n’a pas pris sur lui de contredire trop ouvertement M. le Procureur sur la question du complice, c’est qu’alors cette question était loin, pour lui, d’être résolue.

Aujourd’hui elle l’est !… du moins le pense-t-il.

Elle l’est grâce à sa patience ! Que de nuits passées dans la petite hutte de cantonnier, l’œil tantôt sur la masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis, pendant qu’il se répétait : « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! » ce qui signifie dans le plus pur argot : « Ce n’est pas de l’or ! c’est du cuivre ! » phrase qui correspondait si étrangement aux préoccupations de M. de Meyrentin quand Patrice était venu la lui redire. Ne venait-on pas, en effet, de voler à M. le juge d’instruction une montre non dénuée de tout alliage ?

Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoé avec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre !

Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette petite que par l’Homme du plafond, par l’Homme qui marche la tête en bas, par le mystérieux complice.

Zoé était donc l’amie du complice, si bien son amie qu’elle lui raccommodait ses chaussettes… C’est donc Zoé qu’il fallait surveiller ! Il la surveilla. Et cela, le cœur battant de ce qu’il allait découvrir…

M. de Meyrentin avait été porté à croire, pendant un certain temps, que l’extraordinaire complice n’était ni plus ni moins que quelque animal dressé par les Trois Frères, caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément, dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du reste, semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps à autre, dévoiler des mystères des Bois Noirs.

Dans tout le pays, la légende des bêtes dévastatrices et malicieuses, loups-garous, monstres dévorateurs d’enfants et de bestiaux, ne s’était jamais éteinte. Au moment de l’épidémie de pendaison des chiens, tous les paysans avaient été d’accord pour prétendre que c’était un coup de la Bête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée de l’aboiement des chiens quand elle venait se promener du côté du village pour faire un mauvais coup. M. de Meyrentin avait, tout de suite, lui, imaginé, en apprenant le fait, que c’était au contraire un coup des Trois Frères qui, ainsi, avaient débarrassé leur bête du flair et de l’aboiement des chiens !

Mais cette bête : quelle était-elle ?… Elle ne pouvait être faite comme la fameuse bête du Gévaudan. M. de Meyrentin avait à peine osé se répondre à lui-même et après combien d’hésitation : Un singe !

Car il fallait au moins quatre mains à l’individu qui, suspendu au toit, trouvait le moyen, en s’accrochant au haut d’une porte entr’ouverte ou d’un meuble, de pénétrer chez Lombard, ou chez Camus, ou chez Roubion ! sans que personne s’en aperçût. Il lui fallait quatre mains pour se retenir aux suspensions ou aux barres de fer ou aux becs de gaz en forme de lyre, tout en étranglant, la tête en bas, ses malheureuses victimes tellement épouvantées qu’elles n’en pouvaient pousser un cri !

Enfin, c’est du haut de ces meubles où l’avait surpris Patrice que M. de Meyrentin avait pu tout comprendre de la course de l’assassin, dans le plafond : bondissant sûrement sur les mains de devant dont les traces étaient restées dans la poussière du haut des meubles, il avait lancé au plafond, pour y prendre appui en un nouvel élan, ses mains de derrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi, laissaient là-haut, au plafond, leurs empreintes, les empreintes des pas de l’homme qui marche la tête en bas…

L’homme qui marche la tête en bas serait donc un singe !

Mais Patrice lui avait dit : « Il parle ! »

Et tout s’était effondré…

Effondré d’autant plus vite que M. de Meyrentin ne pouvait se dissimuler la difficulté de faire admettre son singe, à moins de le présenter dans une cage au « Parquet » de Belle-Étable…

Il trouva toutes ces déductions admirables en principe mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoiler clairement à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avait affirmé (il parle), s’en détacha pour chercher, plus près de lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sa pensée, remplacerait le singe.

En l’attendant, il trouvait des ruses d’apache pour surveiller Zoé.

Mais la petite n’allait guère que chez Coriolis, puis rentrait chez elle. On la voyait de temps à autre avec M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon, bien tranquille, qui faisait les commissions de son maître sans s’attarder à bavarder avec les commères du village et en saluant tout le monde, bien honnêtement, dans la rue. Ce M. Noël était le seul individu qui franchît quelquefois le seuil des Vautrin, sans doute par charité pour la vieille Barbe dont on venait de condamner les fils à mort !

Or, un jour, sur la lisière de la forêt d’où il paraissait venir, M. Noël s’était rencontré avec Zoé qui sortait de chez Coriolis, et très distinctement, M. de Meyrentin, qui était dans sa petite cabane, avait entendu Zoé dire à M. Noël : « Madeleine t’attend, mon petit Balaoo ! »

Balaoo ! Bilbaoo !…

Grand éclair !… Illumination de première classe dans la cervelle embrasée de monsieur le Juge d’instruction !… Il considère que Noël a été ramené d’Extrême-Orient. Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate au monde qu’un Chinois ou un Japonais ?

Un jour, le juge fut assez heureux pour relever des empreintes de souliers de M. Noël correspondant exactement à l’empreinte de semelles découvertes par lui sur le toit de Roubion près de la cheminée, dans la suie… là où sans doute l’assassin, après son crime, allait se rechausser… et correspondant aussi, autant que possible, à l’empreinte des pas au plafond…

Il n’y avait plus à douter…

— Ah ! le Noël ! avec ses airs sournois et mélancoliques trompait bien son monde !

Coriolis devait être aussi ignorant des crimes de M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer, de son côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël.

Eh bien ! M. de Meyrentin allait délivrer ces gens-là !… Il allait faire un coup qui allait bien ennuyer M. le Procureur de la République, mais qui le couvrirait de gloire, lui… il allait arrêter le complice des Trois-Frères…

Il resta deux jours à Belle-Étable, pour tout préparer, sans, du reste, rien dire à personne et revint à Saint-Martin suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordre au coin de la Forêt et de la route de Riom !

Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois, dans sa cabane, attendant d’être sûr que M. Noël fut chez Coriolis pour accomplir son devoir de magistrat. C’est là que nous le retrouvons.

Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie. Et le soir tombait.

Peut-être M. Noël n’était-il point du tout sorti du manoir.

M. de Meyrentin sortit, lui, de sa hutte et, délibérément, alla agiter la sonnette de la petite porte qui donnait sur les bois.

Coriolis lui-même vint lui ouvrir.

— Monsieur Noël, s’il vous plaît ? demanda le juge en soulevant son chapeau.

— Entrez donc, monsieur de Meyrentin, répondit Coriolis, cramoisi.

Et il referma la porte.