Barbey d’Aurevilly (Verhaeren)

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Barbey d’Aurevilly3 - partie 3 (p. 138-140).

BARBEY D’AUREVILLY


Barbey d’Aurevilly, déjà, voici longtemps, malade, a succombé mardi. Depuis Victor Hugo, c’est le plus grand mort. La société française du commencement du siècle, organisée par Napoléon et fondue avec les disparates métaux de l’ancien régime et du régime nouveau, trouva pour écrire sa vie, Balzac. Cerveau colossal, celui-ci organisa une littérature nouvelle — réalisme et spiritualisme mêlés, — appuyée sur le fait observé, vivifiée par la devination, roborée de science, rehaussée d’idéal, une littérature complexe, profonde, touchant à tout, sorte de matrice énorme où tient un siècle.

Le monde instauré par Balzac a ses lois, sa religion, ses dieux tout comme celui de Napoléon. Tous les deux ont été jurisconsultes, théologiens et réformateurs. La comédie humaine, c’est l’empire littéraire du XIXe siècle, Balzac imperante. Balzac mort, la succession d’Alexandre s’ouvre. Les provinces sont partagées. Flaubert, Goncourt, Zola héritent des unes, Barbey d’Aurevilly hérite des autres. Mais ce dernier, plus que n’importe qui, continue l’esprit du maître. Ceux-là s’attachent surtout à son procédé, à sa manière de voir plutôt qu’à sa manière de penser les choses, ils s’adjugent la Cousine Bette, le Père Goriot, L´Avare Grandet, César Birotteau, Ursule Mirouet. Flaubert accapare à lui seul Louis Lambert. Barbey d’Aurevilly garde le Lys dans la vallée, la Femme de trente ans, Béatrice, Me de la Chanterie et surtout Séraphita-Séraphitus. En plus, quelques études de dandys et de hautes parisiennes. Tout ce que Balzac avait trouvé, en tant que légitimiste, aristocrate, mystique et voyant en arrière, il le reçut, les autres eurent en partage le Balzac moderne, l’homme nouveau, le savant, le voyant devant lui, crû et brutal.

Une différence nette, toutefois, entre Balzac et Barbey, tous deux légitimistes et mystiques. Si Balzac, nous présentant des types d’ancien régime, les accommode à leur temps, les rend souples, leur fait subir et presqu´admettre leur siècle et les recrée en y soufflant de son âme à la fois antique et moderne, âme de gentilhomme et de révolutionnaire, Barbey n’imagine que des personnages hautains, intransigeants et protestataires.

Comme en certain dessin des Diaboliques, où l’on voit au fond sa silhouette d’archange fatal passer, l’esprit de Barbey domine et traverse l’horizon de chacun de ses livres, avec un grand geste d’orgueil. Les temps contemporains, où il envoie et où il égare en des labyrinthes de roman ses personnages, il les hait d’une colère crispée. Il en sent la veulerie, l’âpreté, le matérialisme, le terre à terre, la lâcheté, la déchéance morale, il n’en voit aucun des côtés gigantesques et sinistres, il reste enfoncé dans un rêve de chevalerie, de souples manières, de bravoure, d’audace individuelle, de fière humeur française, de spiritualité distinguée et profonde à la fois. Et il a la pose aussi de ses idées et de ses sentiments. Mais une pose qui ne choque guère, étant teintée de mépris, de dédain et de courage. Brummel, Buckingham, Lauzun, Richelieu, de Rohan, à qui ne fait-il songer ?

Une fondamentale différence d’attitude caractérise donc les quasi mêmes personnages de Balzac et de Barbey. Encore autre chose. Tandis que Balzac voyant plus large et plus gros et occupé non pas à cultiver un jardin, mais à fertiliser et à drainer tout un pays, se borne à camper ses héros tout debout, d’un bloc, avec quelques gestes généraux et synthétiques vers l’action, Barbey, plus spécial et aussi plus artiste, accentue, souligne et même pousse au détail. Certes, les hommes armés types du plat de sa plume, s’érigent de pied en cap, mais souvent incruste-t-il des arabesques sur leurs armures et déploie-t-il un panache à leur casque. Ses femmes, elles aussi, tiennent plus à la vie individuelle, particularisée et même sont-elles madame ou mademoiselle une telle avant d’être le vice ou la vertu qu’elles personnifient. Elles gagnent en aigu ce qu’elles perdent en universalité et demeurent, si non aussi profondément caractéristiques, du moins plus acutement analysées.

Plus que Balzac, Barbey d’Aurevilly est un écrivain orateur. Il est emballé par le sujet, sa phrase a le geste et le mouvement d’une phrase parlée et même, mainte fois, déclamée. On se le représente drapé, magnifique, la tête rejetée d’orgueil en arrière. Non pas qu’il plaide ou soutienne une thèse ; il n’est ni didactique, ni avocat. Mais derrière lui, on aperçoit debout toute la vieille société vaincue, virile encore, qui se souvient. Elle ne veut point être, elle n’est pas irrémissiblement la décapitée de quatre-vingt-treize ; son champion Jules Barbey d’Aurevilly l’affirme, le proclame. De même l’église, bien qu’elle ait peur de son défenseur, le signe néanmoins de sa croix. Il est le fol aventurier qui s’expose, poitrine large, avant tout. D’où vient-il ? Est-il de noblesse authentique ; est-il vraiment croyant et pratiquant ? Qu’importe. Il a la folie affichée de se battre pour des vaincus, pour des pusillanimes souvent, des ingrats quelquefois. Il porte fièrement la défaite des autres, alors que lui-même, s’il ne combattait que pour lui, certes, serait victorieux toujours.

Il faudrait de longues proses pour examiner l’œuvre abandonnée à la postérité par Jules Barbey d’Aurevilly et entrer un peu bien avant dans chacun de ces livres. Ici, non pas. Par l’Amour impossible et la Bague d’Anibal il débute. Ce sont plutôt des réflexions spirituelles sur l’amour mises en la conversation des personnages que de réels romans. Ces deux œuvres procèdent directement de Balzac ; le style seul diffère. Après vient l’Ensorcelée, le Prêtre marié, la Vieille maîtresse, le Chevalier des Touches, les Diaboliques, l’Histoire sans nom et Ce qui ne meurt pas. Avant ou concomitamment avaient paru : Un Recueil de poésies rare et tiré seulement à trente-six exemplaires. De plus, un livriculet sur Georges Brummel et les Prophètes du passé.

Durant longtemps, Barbey a occupé un rez-de-chaussée de journal pour y distribuer de la critique hebdomadaire. Cette besogne a été réunie en volumes sous ce titre : Les œuvres et les hommes. Jugements souvent hâtifs et du reste comment exiger d’un maître de la trempe de Barbey qu’il ne sacrifie souvent à l’emportement et au beau geste la justesse et l’impartialité froide d’un jugement. La critique de Barbey est passionnée. Baudelaire l’aimait telle.

Ce qui définit les romans de Barbey c’est, outre la violence d’âme de la plupart des protagonistes et leur nature on dirait dans du vitriol trempée — tels : les Croix-Jugan, les chevaliers Destouches, le prêtre marié, le capucin d’une Histoire sans nom — l’extraordinaire lueur dans la nuit, à l’horizon de presque chacun des chapitres. Il en éclaire le décor et les personnages si étonnamment et par de si étudiées intermittences, que c’est à cette maîtresse qualité que ses livres doivent leur soudaineté de grandeur. Tel le fond même de son art — et comme le mystérieux se complique toujours, soit d’un passage d’ange, soit d’une intervention de démon, il doit nécessairement se rencontrer au cours de ses études des Calixtes, sortes d’anges faites femmes, ou des pères Riculf, sortes de Satan faits prêtres. Parfois les deux natures, céleste et démoniaque, s’androgynisent en telle figure compliquée et sphingiale. Quelques héroïnes de Barbey se définissent telles. On les surprend froidement perverses, quoique candides et comme vierges. Et les Jocondes et les Madones de Léonard et de Vinci traversent le souvenir.

Encore, voici l’étonnant paysage de mystère et de maladie qui ouvre ce chef-d’œuvre : Ce qui ne meurt pas ; et la scène, dans le Chevalier Destouches, du moulin, d’où s’échappe, vers quoi ? parmi le silence de la plaine, la musiquette d’un violon ; et l’arrivée de Riculf dans le village, le soir, au début d’Une histoire sans nom ; et la chevauchée de Croix-Jugan, les nuits, à travers les landes, vertigineusement, à la quête d’un manoir très ancien où des femmes se taisent des jours entiers, assises en des chaises de cathédrale.

Même les noms des personnages participent à cette tendance vers le clair obscur et l’énigme, si bien qu’à lire Barbey on se croit dans quelque monde, certes, réel, mais illuminé autrement — et cette lumière, plutôt morale que matérielle, semble comme sortir du cœur étrange et prodigieux, du cerveau excessif et tragique de ses héros et de ses héroïnes. C’est là assurément le miracle accompli en dehors de tout le prestige de la composition et de la construction esthétique des livres. C’est aussi ce qui maintiendra toujours Barbey hors de portée de cette plèbe de lecteurs, qui n’a pas épargné Zola.

Son style ? — une merveille. Style à coups d’épée mêlés à des bannières, non pas style travaillé mais style trouvé, de génie, avec, souvent, des négligences ou des audaces de phrases, avec, toujours, des tout à coups d’images inattendues, style caparaçonné, écussonné, fleuronné, style armorié, style impérial, style héraldique.

L’influence de Barbey d’Aurevilly sur les écrivains de ces dernières années est nette. Il nous fait songer, lui, l’écrivain religieux et chevaleresque, lui, à la fois mis en suspicion par les prêtres et regardé d’un œil louche par certaines sommités aristocratiques, à quelque grand maître d’ordre militaire proscrit, à quelque chef de Templiers littéraires en plein xixe siècle. C’est bien cela. Si les mœurs le permettaient encore, combien volontiers on lui dresserait un bûcher pour qu’il y montât avec ses féaux, les Bloy, les Villiers et les Péladan. Ses audaces de plume, ses vivisections d’âme, ses mots en fers rouges dardés, effarouchent, et l’on aime à traiter d’hérétique ou de fou ce dernier peut-être écrivain catholique dont le talent vaut et domine. Ses œuvres, aucun évêque de Tours ne les voudrait approuver, et telle la platitude bigote des croyants contemporains, qu’un Laserre quelconque peut seul, au vu des chanoines, tremper sa plume dans les bénitiers. La littérature catholique est devenue une bondieuserie écrite.

Au reste, que Barbey d’Aurevilly soit ou non reconnu par ceux qu’il a servis, ses livres sont d’un trop merveilleux écrivain pour que cette circonstance ait quelqu’influence sur leur avenir. Ils sont loués aujourd’hui par tous ceux, catholiques ou non, qui se laissent conquérir par n’importe quel souci d’art.

Leur fait a été de déterminer — voici six ou sept ans — la réaction des jeunes romanciers contre l’exclusive domination naturaliste. Zola tout chair, tout sang, tout muscles, tout instinct presque, avait barré de son génie la grand’route littéraire. Ceux dont les nerfs ductiles et les rêves s’en allaient au delà de cette barrière se servirent des écrits de Barbey d’Aurevilley comme d’un drapeau. C’est alors que le plus éclatamment la gloire s’est arrêtée sur lui, une gloire presque posthume, puisque l’âge avait déjà neigé, depuis combien d’hivers ? sur cette tête aujourd’hui sans date.